Retrouvailles dans le tourbillon
Par Mercurio

(généreusement traduit de l'anglais par Gérald)

L’Anniversaire

 

« Regardez cette charrette!! Il arrive !! » criaient joyeusement les enfants. « Il est là ! Il est là ! »

Une petite troupe, composée d’enfants de tous âges, bondissait et criait avec excitation dans la cour enneigée. Un homme approchait de la Maison Pony dans une grande charrette tirée par deux chevaux robustes, et les petits orphelins l’avaient reconnu dès qu’il avait passé le tournant. L’homme avait un peu plus de vingt ans. Il était grand et bien bâti, et les travaux physiques les plus durs ne lui étaient visiblement pas étrangers. Malgré ses épaules larges et sa taille impressionnante, il avait gardé un visage enfantin et souriant, avec une agréable expression d’honnêteté dans ses yeux marron clair.

Dès que l’homme descendit de la charrette, il fut assailli par une avalanche d’embrassades, de baisers et de tapes amicales  sur les épaules (ou sur ce sur quoi les plus petits pouvaient taper). Les cris augmentèrent en un incroyable chœur où se mêlaient questions confuses et phrases de bienvenue.

 « Tom, Tom! Tu nous a apporté les bonbons que tu nous avais promis ? » demanda une fillette aux cheveux roux.

«  Ouaouh, Tom! Quels beaux chevaux tu as! Je peux monter dessus, s’il te plaît ?» implora un garçon au visage espiègle.

« Du lait ! Du lait ! Du lait! » répétait une autre petite voix dans la foule.

Tom prit dans ses bras la petite fille aux grands yeux bleus qui demandait du lait avec des cris insistants. Elle paraissait incroyablement minuscule dans les bras du jeune homme, mais, ironiquement, elle semblait aussi confiante, en sécurité, sachant qu’aucun autre endroit sur terre ne pouvait être plus sûr pour elle.

“Tu n’as pas assez du lait de la vache que je t’ai amenée le printemps dernier, Lizzy ? » demanda le jeune homme en plaisantant.

La petite fille baissa les yeux et sourit.

« Il n’est pas aussi bon que celui que tu apportes, Tom ! » dit-elle timidement. Cette réponse charmeuse fit rire le jeune homme.

« Je plains l’homme qui sera amoureux de toi un jour, Lizzy », gloussa-t-il en posant la fillette par terre, cependant que les enfants le pressaient de plus en plus.

“Allez, tout le monde!” cria Tom, sentant qu’il allait bientôt trébucher et tomber comme Gulliver au milieu des Lilliputiens. « Calmez-vous une seconde, que j’aille dire bonjour à Mademoiselle Pony et Soeur Maria, et puis je vous montrerai ce que je vous ai apporté », pria-t-il.

« Elles ne sont pas là, Tom », dit un des garçons les plus âgés.

« Pourquoi ? » demanda-t-il intrigué.

« Elles sont allées en ville avec les deux hommes élégants », répondit un autre garçon aux yeux d’un vert brillant.

« Ils s’appellent Albert et Archie », fit remarquer un troisième garçon, fier des informations qu’il possédait, « mais les filles sont dans la maison. »

« Les filles ? » demanda Tom d’un air incrédule. « Est-ce qu’Annie est là… et… et Candy aussi ? »

La seule mention de la pensionnaire la plus légendaire et  prestigieuse de la Maison Pony, le grand « chef » en personne, désormais absent, suffit à répandre soudain un triste silence sur la petite bande.

« Non, Tom », dit fièrement l’un des garçons les plus jeunes, « elle est encore à la guerre, elle tue des Allemands ! » ajouta-t-il, faisant le geste de tenir un fusil.

« Tu es bête, elle  ne tue personne ! » corrigea une fille. « Elle soigne les soldats blessés! »

« Mais Annie est là », ajouta une autre fille. « Elle est avec une amie à elle .»

« Je vois », répondit Tom , profitant du calme des enfants pour se diriger vers la grande porte de la maison. Mais avant qu’il n’ait pu y frapper, la porte s’ouvrit sous une traction inattendue. 

“Qu’est-ce qui se passe…” dit une voix féminine à l’accent inquiet. La phrase s’arrêta net devant la robuste silhouette qui se découpait dans l’entrée, cachant le pâle soleil d’hiver. Tom baissa les yeux, découvrant la délicate jeune femme qui avait ouvert la porte. Deux yeux noirs et doux rencontrèrent les siens pendant une seconde, et Tom réalisa que la jeune fille était la première femme qu’il ait vraiment vue de toute sa vie. Elle se hâta de baisser les yeux, et adressa un sourire timide au nouveau venu.

« Excusez moi, Monsieur .» Elle fut la première à parler. « J’ai entendu les enfants crier, et j‘ai pensé que quelque chose n’allait pas. »

« Tout va bien, Mademoiselle », répondit Tom, charmé de la modestie naturelle que la jeune femme dégageait inconsciemment. « Les minots et moi sommes de vieux copains. Le bruit que vous avez entendu est leur façon habituelle de me dire bonjour. »

« Je comprends. »

“Mais, permettez que je me présente,” dit Tom, tendant la main à la jeune femme. « Mon nom est Thomas Stevens, mais tout le monde m’appelle Tom. J’ai grandi ici,  à la Maison Pony. »

« J’ai beaucoup entendu parler de vous, Tom », dit la jeune fille, souriant une fois de plus. Tom pensa qu’elle paraissait plus belle à chaque nouveau sourire. « Je suis une amie de Candy et d’Annie. Mon nom est Patricia O’Brien, mais vous pouvez m’appeler Patty », dit-elle, acceptant la main robuste que l’homme lui tendait.

 

La jeune femme s’agita nerveusement  sous les couvertures. Ses boucles dorées étaient répandues sur tout l’oreiller et tombaient librement sur sa poitrine, tandis que ses mains étreignaient l’épaisse écharpe qui la protégeait du froid matinal. Sa garde-malade comprit que la dormeuse avait un cauchemar. Elle était en train de vivre cette horrible expérience : avoir besoin de crier, sans que sa voix ne lui obéisse.

« Terry ! » finit par hurler la jeune blonde, redressant brutalement le buste pour se retrouver assise sur le lit.

« Candy, Candy ! Tout va bien ! » dit Flanny, essayant de calmer son amie.

Candy ouvrit ses grands yeux verts sur la petite chambre aux murs gris clair, la fenêtre étroite à peine couverte par des rideaux de coton blanc, et Flanny Hamilton assise dans une chaise roulante à ses côtés. Elle se rappela soudain ce qui était arrivé, la nuit où elles étaient arrivées à l’hôpital. Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues dont la fièvre avait fait pâlir l’éclat habituel.

« Il est parti, n’est-ce pas ? » fut sa première phrase cohérente.

« Tu veux dire l’homme qui nous a amenées ici ?” demanda Flanny.

« Oui », répondit Candy, qui en disait plus avec ses yeux attristés qu’avec sa réponse monosyllabique.

« Il est parti la nuit où nous sommes arrivées, Candy », commença Flanny, sympathisant avec la souffrance visible de son amie. « Je crains qu’il n’ait eu des ordres stricts pour revenir immédiatement au camp. »

« Je vois », dit Candy, déçue, en se laissant lourdement retomber sur le lit.  Elle roula sur elle-même et resta silencieuse quelques minutes, le visage enfoui dans les oreillers.

“Une fois de plus, il s’en va et je ne peux même pas lui dire au revoir”, pensa-t-elle, sentant les larmes remplir à nouveau ses yeux. « Il faut que j’arrive à contrôler ça. Il faut que j’arrive à le contrôler ! » se dit-elle. 

« Combien de temps suis-je restée au lit, Flanny ? » demanda-t-elle après avoir passé un moment à tenter de refouler ses pensées mélancoliques.

« Presque 36 heures », répondit Flanny avec sa précision habituelle. « Tu as été plus malade que nous ne le pensions au début, mais il semble que tu doives survivre… que ça nous plaise ou non », acheva-t-elle, tentant de dissiper la douleur de Candy par sa plaisanterie.

« Très drôle ! » riposta la jeune blonde avec une grimace sarcastique. « Il faudra plus qu’une petite fièvre pour vous débarrasser de moi, Mademoiselle Hamilton. »

« Là, tu as raison », approuva Flanny, ajoutant d’un ton plus sérieux : « une tranchée et une forêt pleine de neige n’y ont pas suffi non plus… »  Flanny baissa les yeux, ses mains cherchant celles de Candy. « Je dois te dire encore merci, mon amie », acheva-t-elle, serrant étroitement la main de la jeune blonde.

Candy adressa à Flanny l’un de ses sourires lumineux et, au lieu de répondre par des mots, jeta ses bras autour du cou de la jeune brune et la serra tendrement contre elle. Elle avait décidé de ranger ses pensées tristes dans le fond de son esprit, comme elle en avait  déjà l’habitude, et occupa l’heure suivante à bavarder avec son amie, tout en dévorant un copieux petit déjeuner sous les yeux stupéfaits de Flanny. La jeune brune n’avait jamais vu une convalescente capable de manger autant en un seul repas. Néanmoins, Flanny n’était pas totalement trompée par l’apparente gaieté de Candy. Elle savait que son ancienne condisciple n’allait pas bien, et croyait avoir trouvé la véritable cause de la tristesse réprimée de Candy.

Flanny dit à Candy que, comme toutes les deux étaient malades, les médecins avaient décidé de les laisser dans la même chambre. Il n’étaient pas convenable que deux dames soient dans les salles communes de l’hôpital, où les blessés étaient tous des hommes. Julienne logeait dans la chambre voisine, et allait si bien qu’elle avait repris le travail le jour même. Flanny, par contre, serait hors service pendant trois ou quatre mois à cause de sa fracture. Heureusement, sa blessure n’était plus un problème. Désormais, seul un repos convenable pouvait aider la jeune fille à se remettre.

La conversation des deux jeunes femmes continua avec vivacité. Candy s’informa de chacun des patients qu’elles avaient ramenés du front, de Julienne, d’Yves et de tous ses amis de l’hôpital. Elle fut réellement surprise lorsque Flanny lui dit que le directeur s’était personnellement très intéressé à son rétablissement. Candy pensa qu’il n’était pas vraiment naturel, pour un homme aussi occupé et important, de s’inquiéter à cause d’une petite infirmière comme elle. Bien sûr, elle ignorait à quel point les André avaient le bras long.

Après le repas, Candy essaya pour la première fois de se lever, appuyée sur une chaise et en dépit des objections de Flanny. La jeune brune craignait que Candy ne se trouve mal, tant elle était encore faible. De son point de vue professionnel, il n’était pas raisonnable de tenter ce simple mouvement sans que personne ne puisse soutenir Candy au cas où elle s’évanouirait. Mais la jeune blonde, comme à l’accoutumée, ne prêta pas attention aux remontrances de son amie. Après quelques échecs, Candy parvint à tenir sur ses pieds et, d’un pas lent, marcha vers la fenêtre. Elle y resta un moment, regardant l’endroit où Terry avait garé le camion cette nuit-là. Un soupir silencieux s’échappa de sa poitrine.

"Terry avait-il dit que Suzanne était morte, ou était-ce son imagination ? " Candy essaya de s’en souvenir. Elle ferma les yeux et la scène se déroula de nouveau dans son esprit.

« Ma femme, Suzanne ? Candy, je n’ai jamais été marié à Suzanne. Elle est morte il y a un an ! » avait-il dit. Sa voix profonde, pleine d’étonnement, résonnait encore dans les oreilles de Candy. Oui, elle était sûre que c’étaient les derniers mots qu’elle avait entendus de lui.

« Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? » demanda Flanny depuis sa chaise roulante, interrompant les pensées de Candy et visiblement contrariée par l’entêtement de son amie. « Je t’en prie, Candy, viens te recoucher ! »

Candy s’éveilla de ses réflexions et, du même pas hésitant, revint au lit.

« Tu vois, Flanny ? » dit-elle triomphalement en atteignant le lit. « La prochaine fois, je grimperai à un arbre. »

« Tu es tellement bête ! » rétorqua Flanny avec une irritation feinte. Un large sourire révélait en même temps son amusement. Personne au monde ne pouvait la faire rire comme Candy. Elle se dit qu’elle avait été vraiment stupide dans le passé, à essayer de garder ses distances avec Candy. Mais elle savait maintenant que leur nouvelle amitié durerait éternellement. Mais quelque chose la tracassait… quelque chose qui pourrait un jour séparer la jeune brune de sa nouvelle amie.

“Candy…?” dit Flanny avec hésitation, alors que Candy avait déjà repris sa place sous les couvertures, « puis-je te poser une question personnelle ? »

« Bien sûr ! Nous sommes amies, » répondit nonchalamment Candy.

« Eh bien, je ne sais pas… je t’en prie, ne le prends pas mal… » marmonna Flanny, hésitant encore.

« Allez, Flanny, vide ton sac ! » s’impatienta Candy.

« Hummm… Je me demandais si l’homme… l’homme qui nous a ramenées à Paris, » commença-t-elle avec hésitation, « était le même qui était venu à notre hôpital à Chicago, pour te chercher, un soir. »

Candy regarda Flanny, stupéfaite de la question et de l’étonnante mémoire de son amie. Cependant, elle savait que le visage de Terry n’était pas de ceux qu’une femme pouvait oublier facilement, fût-ce l’insensible Flanny. Candy eut un soupir et un sourire triste. C’était le signe visible que son amie avait raison.

« Eh bien, apparemment tu n’oublies pas les visages, » dit mélancoliquement Candy.

« Je comprends, » continua Flanny sans regarder Candy dans les yeux, «  je pense que ça t’a fait un choc de le revoir dans de telles circonstances. »

Candy porta la main droite à son menton et le frotta doucement, comme si elle se demandait jusqu’à quel point elle pouvait parler de ses sentiments.

« Eh bien, je ne m’attendais certainement pas à le voir après tout ce temps, »  dit-elle à voix basse.

« Toi et cet homme… enfin… » murmura Flanny, sans savoir si ses questions n’allaient pas trop loin.

« S'il y avait une histoire entre nous, tu veux dire… » termina abruptement Candy. « Oui, tu as raison, Flanny, nous étions, disons… très proches émotionnellement, à une époque. »

“Je ne voulais pas me mêler de ta vie privée, Candy, » s’excusa Flanny, qui se sentait un peu coupable. C’est juste que j’étais presque sûre de l’avoir déjà vu. Je me souviens de cette soirée à Chicago… J’étais furieuse que tu sois partie alors que tu étais de service, et j’ai été très impolie avec le pauvre garçon. Peut-être que je me sentais aussi un peu jalouse, qu’un si beau garçon s’intéresse à toi… Il était si nerveux et anxieux de te voir… Puis-je te demander ce qui est arrivé entre vous deux ? »

« Oh, Flanny ! » soupira désespérément Candy, « pour certaines raisons, ça n’a pas marché. Il s’est fiancé à quelqu’un d’autre. »

« Vraiment ? » s’étonna Flanny. J’avais l’impression qu’il était fou de toi. Mais s’il a fait ça, c’est qu’il ne te méritait pas, voilà tout. »

Candy regarda son amie, totalement stupéfaite de son commentaire.  Même si elle avait profondément souffert des tristes évènements qui l’avaient séparée de Terry, elle n’avait jamais songé à l’en juger coupable. Elle avait toujours pensé que tous deux avaient été, simplement, victimes des circonstances.

« Tu vois, Flanny, je ne peux pas l’en blâmer. De plus, finalement il n’a pas épousé l’autre fille. Je crains qu’elle ne soit morte, » conclut Candy.

« Et tu ressens  encore quelque chose pour lui, n’est-ce pas ? » demanda Flanny, furieuse que Candy aime quelqu’un qui, du point de vue de la jeune brune, ne méritait pas une telle bénédiction.

Candy baissa les yeux et serra les couvertures dans ses mains.

« Je le pense, Flanny, mais je crois que ce n’est pas payé de retour. Les choses changent avec le temps, tu sais. Je ne pense pas qu’aujourd’hui je compte tellement pour lui, » acheva-t-elle. Flanny étreignit silencieusement son amie, se maudissant d’avoir rouvert de vieilles blessures dans son cœur.

 

Le feu étincelait dans la cheminée de pierre avec un bruit paisible. Ses flammes douces éclairaient une partie de la pièce, laissant le reste dans une ombre silencieuse, qui entourait les deux jeunes hommes assis sur le modeste divan face au foyer. Ce matin-là, Archie et Albert avaient escorté Mademoiselle Pony et Sœur Maria en ville, pour acheter des jouets, des vêtements, des chaussures et de la nourriture aux petits orphelins. Les deux hommes étaient stupéfaits de l’inépuisable énergie des dames, qui les menait de boutique en boutique avec une force mystérieuse. Au bout de deux heures, les deux jeunes André étaient déjà éreintés, mais Mademoiselle Pony et Sœur Maria, toujours alertes, les traînèrent littéralement pendant trois autres heures jusqu’à ce que les commissions soient achevées.

 «Tu comprends comment Candy est devenue ce qu’elle est ! » avait commenté Albert à l’adresse d’Archie, alors qu’ils profitaient d’un bref moment de repos pendant que les dames achetaient des chaussures pour tous les enfants de l’orphelinat.

“Ne m’en parle pas ”, avait été la seule réponse d’Archie. Le jeune homme était trop fatigué pour aller plus loin dans ses commentaires.

En réalité, depuis qu’Albert était devenu le chef de la famille André, les problèmes d’intendance dont la Maison Pony avait toujours souffert s’étaient évanouis comme par magie.  Candy et Albert s’étaient entendus pour envoyer régulièrement une somme généreuse à l’orphelinat, couvrant la plupart des besoins des enfants. Comme si l’aide des André n’avait pas suffi, Mademoiselle Pony et Sœur Maria comptaient aussi sur Tom, qui les approvisionnait régulièrement en viande et en lait, et, depuis peu, sur les dons d’Annie. La jeune femme, surmontant ses propres peurs, avait finalement osé demander de l’aide à son père. L’excellent homme avait bien sûr été plus que ravi d’assister sa fille dans son noble projet.

Néanmoins, les dépenses de l’orphelinat n’avaient pas dramatiquement augmenté. Les dames savaient qu’acheter tout ce dont on a envie ne fait pas le bonheur. Elles étaient donc prudentes avec l’argent qu’elles recevaient de leurs généreux bienfaiteurs, d’anciens pensionnaires de la maison, qui avaient grandi pour devenir leurs plus importants soutiens.

 «Il est bon qu’ils montrent leur intérêt pour notre cause, mais il faut que nos enfants apprennent à vivre avec sobriété et modération. Ce n’est pas un luxe excessif qui rend l’âme meilleure et plus forte, » disait Mademoiselle Pony.

Malgré ce sage principe, lors du jour béni où Albert et Archie avaient décidé d’assister les dames dans leurs courses, Mademoiselle Pony et Sœur Maria avaient réalisé leurs rêves les plus fous, achetant tout ce qui leur fallait pour les fêtes. Après tout, on était la veille de Noël et, de temps en temps – comme disait Sœur Maria dans son langage poétique – il était bon de briser un vase d’albâtre et de répandre un parfum précieux dans la maison pour célébrer une grande occasion.

Albert et Archie avaient donc connu une petite aventure à suivre deux femmes dans leurs achats de Noël. Alors que toute la maisonnée dormait déjà – il faut se coucher tôt le soir de Noël si vous voulez retrouver votre chaussette remplie de mille merveilles – les deux hommes étaient restés dans la pièce, regardant silencieusement le feu et sirotant une tasse de chocolat chaud. Ils étaient encore trop secoués par leur expérience pour avoir sommeil.

 «Je pense que tu devrais régler cette affaire aussi tôt que possible, Albert ,» suggéra Archie d’un ton sérieux.

“Tu crois?” demanda Albert d’un air dubitatif.

 «Oui, bien sûr. La situation politique au Mexique a été plutôt irrégulière ces 8 dernières années, » continua Archie, de l’air d’un homme bien informé et sûr de ses conclusions. « Je ne pense pas que nous devrions y garder nos propriétés et notre compagnie pétrolière. Si tu as l’occasion de vendre maintenant, fais-le. On ne sait jamais quel communiste fou va encore prendre le pouvoir à Mexico. »

 «Je ne les en blâme pas, » fit remarquer Albert, son regard bleu perdu dans les flammes, « le vieux président Diaz était un tyran, qui n’a fait qu’enrichir quelques personnes qui étaient ses amis et laisser le reste du pays dans la pire des misères. »

 «C’est vrai, mais je ne pense pas que ces paysans illettrés qui luttent pour le pouvoir, maintenant, soient plus qualifiés pour résoudre les problèmes du pays, » dit sentencieusement Archie, posant sa tasse vide sur le sol.

“Je ne sais pas, Archie,” continua Albert comme s’il se parlait à lui-même, « peut-être font-ils ce qui est juste… Je veux dire, ils essaient de changer les choses qu’ils sentent injustes, quoique je n’approuve pas l’usage de la violence, même pour une noble cause. »

 «Les choses pourraient-elles changer autrement? » demanda Archie avec un regard dubitatif.

 « Eh bien, il y avait un Hindou en Afrique du Sud, il y a cinq ou six ans, » commença Albert, se rappelant un article de journal qu’il avait lu. « Il a obtenu des choses, rien qu’en refusant d’obéir à une loi injuste. Il a convaincu un groupe de gens,  et ils l’ont suivi, même quand ils ont été emprisonnés quelque temps. Et à la fin, les lois qu’ils combattaient ont été modifiées. Il a changé les choses pacifiquement. »

“Je crois que j’en ai entendu parler aussi”, dit Archie, essayant de se remémorer les détails. « C’était un nommé Handy, Gendy… non… Gandhi ! » Il sourit en retrouvant l’information qu’il recherchait.

“Oui, c’était son nom,” sourit son oncle, “c’est le genre de méthode que j’approuve, une résistance pacifiste mais organisée à toute autorité injuste. »

 « Je te trouve plutôt utopiste ce soir ! » gloussa Archie en frappant sur l’épaule d’Albert. « On ne dirait pas que tu es le chef de notre puissante famille, » plaisanta-t-il.

“Peut-être pas,” murmura Albert en regardant sa tasse à moitié vide. Puis il ajouta, avec une étrange lueur dans les yeux, « je voudrais que tu t ‘occupes plus de nos affaires quand tu auras eu ton diplôme l’an prochain, Archie. En fait, ce que j’aimerais vraiment, c’est que tu puisse prendre tout en charge si je… je devais m’absenter pour une raison ou une autre. »

“Vraiment?” demanda Archie, incapable de cacher sa joie. « Ce serait un honneur pour moi ! »

“Je suis heureux de l’entendre,” répondit Albert avec un air de soulagement dans les yeux. « En fait, quand tu auras épousé Annie, tu feras un homme d’affaires beaucoup plus fiable que moi. Les hommes mariés ont plus de prestige moral que les célibataires endurcis comme moi. » Il eut un rire bref, mais sa joie intérieure s’interrompit rapidement en voyant une ombre triste passer sur le visage d’Archie.

“On y revient,” se dit Albert, « la même vieille blessure. »

“Oh, Albert, Albert!” soupira mélancoliquement Archie, « tu as encore parlé de cette question qui me fait douter de moi-même. »

“Il vaut mieux ne pas l’évoquer, mon ami,” suggéra Albert d’un air sérieux.

Archie se leva et posa les mains sur le manteau de la cheminée, les yeux errant dans les profondeurs du feu. En lui, une vieille lutte reprenait.

“Je n’en peux plus de garder ça pour moi!” finit-il par dire amèrement, faisant face à Albert qui fronçait les sourcils. « Je peux jurer que je l’ai combattu pendant des années. J’ai essayé de tenir mes promesses, mais je ne peux pas nier ce qui brûle en moi, Albert ! »

Albert posa sa tasse à côté de celle d’Archie et se renversa contre le dossier du divan. Il était vraiment inquiet du problème de son neveu et voulait sincèrement l’aider, mais il savait bien que la solution désirée par Archie était impossible.

“Archie,” finit-il par dire en regardant le jeune homme droit dans ses yeux d’ambre, « je vais te dire une fois pour toutes ce que je pense de ta situation. Mais mon opinion ne va peut-être pas te plaire. »

“Vas-y, Albert. Au point où j’en suis!” concéda le jeune homme.

“Je pense que tu fais une erreur,” commença Albert en articulant chaque mot. « Tu es obsédé par une illusion qui t’empêche de voir à quel point Annie est une bénédiction pour toi . Ce que tu ressens, ou crois ressentir pour Candy n’est qu’un gâchis inutile d’énergie émotionnelle. Il est évident qu’elle ne s’est jamais intéressée à toi en tant qu’homme. »

“Mais je l’aime si profondément, depuis tant d’années ! » avoua Archie.

“Je suis vraiment désolé de l’entendre, Archie,” continua Albert, sympathisant avec la douleur de son neveu. « Rien ne me plairait plus que de voir Candy amoureuse de toi. Tu pourrais l’épouser, être en paix avec toi-même, et je pourrais me sentir totalement libéré de la plus grande responsabilité que j’aie jamais eue. Elle aurait quelqu’un qui prendrait soin d’elle. Quelqu’un à qui je pourrais confier la petite sœur que j’ai en elle. »

 « Oh, Albert, je la rendrais tellement heureuse si seulement elle faisait attention à moi,… même si c’était seulement la moitié de l’amour qu’elle a gâché avec Granchester. »

 « Tu ne devrais pas parler de ce que tu ne comprends pas, Archie, » répondit Albert en entendant le nom de son ancien ami. « Le problème n’est pas de savoir qui elle a aimé par le passé. Le problème est que ce n’est jamais à toi qu’elle a accordé son amour, tandis qu’Annie n’a jamais eu d’yeux que pour toi. »

“Que puis-je faire si, après toutes ces années, je n’ai pas réussi à sortir Candy de mon esprit?” demanda le jeune homme.

 « Alors, mon cher, si tu penses vraiment que tu n’aimes pas Annie comme elle le mérite, finis-en avec ce à quoi tu ne crois pas, mais ne pense pas qu’une telle décision changerait ta situation présente avec Candy, » termina Albert en se levant.

 « C’est une décision difficile à prendre, » soupira Archie avec un geste d’inquiétude.

“En vérité,” confirma son oncle, « et cela briserait certainement le coeur d’Annie. J’espère seulement que tu ne le regretteras pas plus tard, » conclut-il avec une  inflexion sérieuse.

Daniel Legrand se servit le sixième scotch de la soirée. Il  était très tard, et il était contrarié d’avoir attendu si longtemps. Auprès du verre de cristal fin se trouvaient quelques papiers dans une enveloppe jaune portant le sceau des Legrand. L’horloge du grand-père sonna minuit et il leva son verre, portant un toast solitaire.

“Joyeux Noël!” grimaça-t-il.

A cet instant, un homme d’allure guindée entra dans la pièce et annonça l’arrivée de visiteurs.

“Excusez-moi, Monsieur,” dit le majordome avec un geste affecté, “les gentlemen que vous attendiez sont arrivés.″

“Faites-les entrer,” répondit-il sèchement. Un instant plus tard, trois hommes en manteau noir et chapeau de feutre pénétrèrent dans la pièce, marchant d’un pas décidé vers le bar que Daniel avait dans son bureau. A voir leur allure assurée, on devinait que ce n’était pas leur première visite. 

Daniel les accueillit froidement. “Vous êtes en retard. Je vous ai déjà dit que je n’aime pas attendre.″

“Nous sommes vraiment désolés, Mr Legrand,” s’excusa l’un des hommes, « nous avons eu un petit problème et il nous a fallu un peu de temps pour le résoudre. Les flics, vous savez, » ajouta-t-il en baissant la voix.

“J’en resterai là cette fois,” répondit Daniel en se renversant dans le grand fauteuil de cuir où il était assis, « pourvu que vous m’ayez apporté mon paquet. »

“Si vous avez le nôtre, Monsieur, ″ rétorqua le deuxième homme avec un éclat mystérieux dans ses yeux gris.

“Eh bien, Messieurs,” dit Daniel en soutenant le regard des trois visiteurs, « je suis un homme de parole, les documents sont dans l’enveloppe, sur le bar. »

L’homme aux yeux gris fit un bref signe de tête au troisième, qui se hâta d’aller vérifier le contenu de l’enveloppe.

“Tout y est, Buzzy,” dit le troisième homme après avoir vérifié le contenu de l’enveloppe.

“Eh bien, Mr Legrand,” dit Buzzy, “c’est toujours un plaisir de faire affaire avec un homme comme vous. Voilà votre paquet, ″ ajouta-t-il en tendant une petite boîte au jeune homme.

“Tout le plaisir est pour moi, ″  répondit Daniel depuis son fauteuil, tout en prenant une nouvelle gorgée de scotch. « Voulez-vous quelque chose à boire ? »

“Non merci, Monsieur. Nous ne buvons jamais pendant le travail, ″ refusa courtoisement le premier homme, « mais si vous voulez d’autre jus de pavot, ou si vous avez envie de passer un bon moment dans notre casino, vous savez que nous serons toujours à votre service, Monsieur. »

Daniel eut un signe de tête gracieux et un sourire sarcastique. A cet instant, la porte s’ouvrit à la volée, faisant sursauter les quatre hommes. Les amis de Daniel portèrent instinctivement leurs mains à leurs manteaux.

“Daniel! Qu’est-ce que tu f…!” dit une voix féminine à l’accent légèrement aviné. Mais lorsque la femme qui avait fait irruption dans la pièce réalisa la présence des trois étrangers, elle fut étonnamment preste à se composer une attitude et examina les trois hommes d’un œil rapide.

“Je ne savais pas que tu avais des invités, frérot,” dit Elisa Legrand, tortillant d’un air charmeur l’une des anglaises brun-roux qui tombaient sur ses épaules.

“Nous allions justement partir, Madame,” dit l’homme aux yeux gris en sentant le regard séducteur de la jeune femme se poser sur lui.

“Excusez l’impolitesse de mon frère,” répondit la femme sans prêter attention aux paroles de l’homme. « Permettez que je me présente, Messieurs, je m’appelle Elisa Legrand, » dit-elle,  tendant sa main gantée à l’homme aux yeux gris et à la moustache brune soignée. Ses yeux l’avaient choisi depuis qu’elle avait fini son examen professionnel du trio.

“Enchanté, Madame,” dit Buzzy en français, baisant la main d’Elisa tout en adressant un regard charmeur à la jeune femme, « Mr Legrand ne nous avait jamais dit qu’il avait une aussi jolie sœur. »

“C’est parce que mon frère a très mauvais goût en matière de femmes, ″ remarqua Elisa, retirant sa main et jetant un regard de reproche à son frère, « mais pourquoi ne restez-vous pas, nous donnons une fête en bas et nous serions heureux que vous vous joigniez à nous. » 

“Nous apprécions votre amabilité, Madame, dit le premier homme, mais nous avons d’autres engagements. 

“Je vois,” répondit Elisa sans quitter des yeux l’homme à la moustache, « mais nous vous reverrons ici bientôt, je pense. »

“Je l’espère, Madame,” dit l’homme aux yeux gris en quittant la pièce avec ses compagnons.

Lorsque les hommes eurent disparu et que les deux Legrand se surent seuls, Elisa tourna la tête vers son frère avec une expression amusée.

“Ce type est vraiment à croquer,” dit-elle d’un air désinvolte. Puis son attention fut attirée par le paquet que tenait Daniel. « Qu’est-ce que tu as là-dedans, frérot ? » demanda-t-elle avec curiosité.

Daniel se leva et se dirigea lentement vers le bar, pour remettre du whisky dans son verre. Puis il adressa à sa sœur un regard de conspirateur pendant que le liquide doré coulait dans sa gorge, le détendant de plus en plus.

“Ça, ma chère soeur,” dit-il en brandissant le paquet, “c’est quelque chose qui te donnerait plus de plaisir que tous tes amants réunis. Ça s’appelle de l’opium. 

“Oh, Daniel, tu te drogues!” minauda Elisa. « C’est très mal, mais tant que tu ne dis rien des « amis » qui visitent ma chambre, je ne dirai pas un mot de ton nouveau passe-temps. »

“Comme au bon vieux temps, hein ? ″ demanda-t-il avec un clin d’œil. « Allez, c’est Noël, ça s’arrose, » suggéra Daniel en  servant un verre de porto à sa sœur – il savait bien que ce vin était sa boisson favorite.

“Eh bien, puisque tu es de si bonne humeur, c’est peut-être le moment de t’annoncer les bonnes nouvelles que j’ai pour toi, mon cher, ″ commenta joyeusement Elisa. « Ne bouge pas, je t’apporte mon cadeau dans une seconde, » dit-elle en sortant de la chambre. Elle fut de retour une seconde après, quelques magazines à la main.

Daniel vit que le visage de sa sœur rayonnait. Les nouvelles qu’elle avait devaient être aussi importantes que favorables. Elisa alla joyeusement vers le bar, esquissant une danse triomphale avant de s’asseoir sur un tabouret. Puis elle regarda son frère droit dans les yeux.

“Mon cher frère, après ça tu me devras une gratitude éternelle,” chantonna-t-elle en tendant l’un des magazines à un Daniel très intrigué. « Comme tu peux le voir dans l’article principal de ce magazine, ton ancien rival a perdu sa fiancée unijambiste il y a un an. »

Les yeux de Daniel s’élargirent lorsqu’il apprit cette nouvelle déjà ancienne, et Elisa s’amusa de la réaction de son frère.

“Oh, Daniel, Daniel, que tu es bête,” se moqua-t-elle, “je sais ce que tu penses, tu crains que maintenant, notre cher acteur ne se précipite tôt ou tard dans les bras de Candy, n’est-ce pas ? ″ Elle s’interrompit, goûtant la souffrance de son frère. « Mais il ne le fera pas. Je peux te le jurer. »

“Comment en est-tu si sûre ? Tu vas l’attacher, soeurette ? ″ demanda Daniel, visiblement contrarié.

“J’ai fait mieux, mon cher frère,” assura-t-elle. « Tu te souviens de ce voyage que j’ai fait seule à Denver ? Grand-tante Elroy n’a pas été contente ! »

 “Oui.”

“Eh bien, je ne suis pas allée à Denver mais à New York, avant que cette Suzanne ne meure, et de ma petite main blanche j’ai déposé un cadeau dans la boîte aux lettres de Terry ″. Elle eut un rire féroce.

“Qu’est-ce que c’était ? ″ demanda Daniel, qui commençait à aimer ce jeu de devinettes.

“Une enveloppe avec un article de journal, celui qui annonçait tes fiançailles avec Candy, mon cher. Bien sûr, ton nom n’y était pas mentionné, mais on disait clairement qu’elle allait bientôt se marier, ″ expliqua Elisa, les yeux brillants.

“Ça a dû les lui couper, ″ rit Daniel, qui dans sa joie frappa du poing sur le bar.

“J’ai loué une voiture et j’ai attendu à l’extérieur jusqu’à ce qu’il rentre chez lui. ″ continua Elisa. « Il est arrivé très tard le soir, mais ça valait vraiment la peine d’attendre si longtemps. Après son arrivée, il ne lui a pas fallu longtemps pour trouver son  « cadeau ». Je peux te le dire, parce que j’ai entendu le boucan qu’il a fait. Quel idiot ! Je ne comprends toujours pas ce que vous trouvez tous à cette orpheline répugnante. »

“Allez, Elisa, dis-moi ce que tu as entendu”, demanda Daniel, si ravi de l’histoire qu’il ignora les commentaires de sa sœur sur les sentiments que lui-même vouait à Candy.

“Tu aurais dû être là, frérot! Il était fou ! A en juger par le bruit, il a dû démolir ses meubles jusqu’au dernier ! ″ dit Elisa, d’une voix entrecoupée par le rire qui la pliait en deux.  « Je peux t’assurer, mon cher, qu’après avoir reçu de telles nouvelles il ne pensera plus jamais à une réconciliation avec Candy. Plus jamais ! 

“C’était génial, Elisa! Je t’adore ! ″ dit Daniel, embrassant sa sœur sur le front.

“Tu as brouillé mon maquillage, Daniel!” dit-elle en le repoussant. « Mais ce n’est pas tout, » continua Elisa en lui tendant un second magazine qui portait la photo de Terry en couverture. « Regarde celui-là. Comme tu peux le voir, c’est un numéro récent. »

Daniel lut le titre, mais cette fois son sourire s’évanouit, remplacé par un froncement de sourcils.

“Il s’est engagé!” murmura le jeune homme, prenant une autre gorgée de scotch.

“Oui! N’est-ce pas stupide?” gloussa Elisa.

“Ce n’est peut-être pas aussi bon que tu le penses, Elisa,″ dit Daniel avec une expression inquiète. « Il est en France maintenant, et Candy aussi. Je n’aime pas ça ! »

“Allez, Daniel, cesse de te plaindre !” protesta la jeune femme en prenant le verre de porto dans sa main droite. « Même dans le cas improbable où ils se reverraient, Terrence croirait encore qu’elle est mariée. Tu verras : rien n’arrivera, et si tu as de la chance, les Allemands te feront le plaisir de l’envoyer dans l’autre monde. Je dois admettre que je le regretterai un peu, parce que je le trouve toujours diaboliquement beau, mais si ça te rend heureux, je serai contente pour toi. De plus, si je ne peux pas avoir ce type, personne ne l’aura , » termina-t-elle avec un sourire de jubilation. » Levant son verre, elle ajouta triomphalement « à nous, frérot ! »

« A nous, ma chère sœur ! »

Albert n’avait pas été élevé à la Maison Pony, mais, en ce matin de Noël, il semblait être l’un des petits orphelins. Il joua, rampa par terre, courut tout autour de la maison, grimpa aux arbres, fit le plus grand des bonshommes de neige, mit toutes ses forces dans la bataille de boules de neige, et fut excité comme un garçon de cinq ans quand les enfants ouvrirent leurs cadeaux, devant ses amis stupéfaits et les deux dames qui dirigeaient l’orphelinat. Mais à l’heure du dîner, le jeune homme était déjà fatigué et espérait que les enfants seraient aussi épuisés que lui. Ses espoirs furent vite déçus. Après le repas, les enfants reprirent leurs jeux sans fin avec une énergie renouvelée. Cette fois, Albert comprit que la seule personne capable de suivre un rythme aussi frénétique était Candy. Il quitta donc les lieux, livrant Tom et Archie en nouvelles victimes à l’infatigable troupe.

Assis seul dans le salon, pendant que les quatre dames s’activaient dans la cuisine à préparer le souper de Noël, et que ses deux malheureux compagnons allaient être torturés par des hordes de féroces petits Indiens, Albert repensa à sa conversation de la nuit précédente avec Archie. Durant les deux derniers mois, il avait soigneusement mis au point les moyens de reprendre la liberté dont il rêvait, sans que sa famille n’en souffre trop. Mais son projet prendrait du temps, et ce qui le préoccupait au premier chef était peut-être la situation de Candy. 

Ce qui l’inquiétait le plus n’était pas le fait qu’elle était en France, mais la certitude qu’elle était une femme, seule et vulnérable, dans un monde d’hommes. Albert pensa qu’il ne se sentirait jamais libre de suivre son propre cœur, tant que sa protégée n’aurait personne pour prendre soin d’elle en son absence. « Candy est indépendante, elle sait se débrouiller, » se dit-il, « mais je serais plus tranquille si je savais que quelqu’un veille sur elle. » Les réflexions d’Albert furent interrompues par le bruit d’une voiture qui se garait dans la cour. Il abandonna le livre qu’il lisait et se leva pour voir qui arrivait.

 

Le doux arôme de la fameuse tarte de Noël façon Pony envahissait la cuisine, l’entrée et le salon. Ses mains protégées par des moufles rembourrées, Patty sortit de la cuisine avec deux grosses tartes qu’elle apportait à la grande table, où Annie était déjà assise. La vue était trop tentante pour l’un des cow-boys sans défense que les impitoyables Indiens avaient capturés. Se libérant d’un coup des cordes plutôt lâches qui le retenaient, le cow-boy fit signe aux enfants qu’il quittait le jeu pour une seconde et suivit la jeune fille aux tartes.

“Puis-je vous aider? ″ demanda Tom avec une galanterie qui ne lui était pas habituelle.

“Ne le laisse pas s’approcher de ces tartes ! ″ prévint Annie depuis la table. « Il va les faire disparaître en une seconde ! »

Patty eut un rire timide et, d’un signe de tête, refusa aimablement l’aide qu’on lui offrait. Malgré le refus de la jeune femme, Tom la suivit, attiré à la fois par la fille et la tarte.

Patty finit par poser les tartes sur la table, tandis qu’Annie foudroyait Tom d’un regard qui signifiait « pas de blagues ! »

“Tu vois cet homme, Patty ? ″ gloussa Annie, « c’est le mangeur de tartes de Noël le plus rapide que j’aie jamais vu, ne le laisse pas y goûter. »

Patty se contenta de sourire en ôtant ses moufles pour les poser sur la table. Débarrassée de ses gants, elle entreprit d’arranger ses cheveux d’un brun sombre, tombant sur ses épaules en une masse abondante qu’elle nouait en queue de cheval. Derrière la jeune femme, deux yeux marron clair l’observaient avec une attention particulière, oubliant le regard méfiant d’Annie. Les tartes étaient passées au second plan.

“Peux-tu me tenir ça ? ″ demanda Patty à Annie en lui tendant une épingle. Elle tentait de retenir quelques mèches échappées.  

“Pas moi, je suis occupée, ″ répondit Annie avec espièglerie, « mais le gentleman qui est derrière toi va sûrement t’aider, au lieu de rester planté là à regarder, » suggéra-t-elle.

“Bien sûr!” dit Tom, sortant de son rêve éveillé.

Patty se tourna vers Tom, mais ne put soutenir son regard et baissa aussitôt les yeux, tout en lui tendant l’épingle. Puis elle attacha silencieusement ses cheveux pendant que la rougeur commençait à couvrir ses joues. Pendant ce temps, Tom se contentait de l’observer, adossé à un flanc de la cheminée de pierre. C’est alors que Mademoiselle Pony et Sœur Maria entrèrent dans la chambre, portant deux énormes dindes et suivies de toute la tribu indienne. 

“Oh, mon Dieu, vous êtes tous les deux sous le gui, ″ remarqua distraitement Mademoiselle Pony. « Allez, Tom, suis la tradition, embrasse-la ! » ajouta-t-elle avec un sourire.

Les joues de Patty étaient déjà rouges avant la plaisanterie de Mademoiselle Pony, mais lorsque la vieille dame prononça le terrible « embrasse-la », elle prit la couleur d’une betterave fraîche en été. Soudain, il lui sembla que toute la maisonnée faisait exprès de la regarder. Un silence embarrassant les entoura et Patty se sentit au bord de l’évanouissement lorsqu’elle vit Tom se pencher vers elle. 

En une seconde qui fut interminable pour la timide jeune fille, Tom prit sa main droite et déposa un baiser sur les doigts tremblants de Patty. L’assistance éclata de rire et applaudit frénétiquement. De son côté, Annie se demanda où et quand Tom avait cessé d’être le garnement dont elle avait partagé l’enfance, pour devenir le sympathique jeune homme qu’il était.

“Des nouvelles de France!!!” annonça bruyamment Albert qui venait d’entrer dans la pièce, escorté de George Johnson.

Mademoiselle Pony et  Soeur Maria se signèrent instinctivement, Annie devint pâle, Patty oublia l’incident du gui, Tom haussa le sourcil droit, les yeux d’Archie brillèrent d’anxiété, et les enfants cessèrent leur éternel vacarme.

 “Allez, fiston, dites-nous!” demanda Mademoiselle Pony.

“Il y a deux télégrammes,” commença Albert de sa voix de baryton, « l’un vient de Candy et l’autre vient du directeur de l’hôpital où Candy travaille. »

“Est-ce que quelque chose est arrivé à Candy ? ″ demanda Annie, inquiète, cherchant un soutien dans les yeux de Patty. 

 « Non, Annie, ce sont de bonnes nouvelles, écoutez tous, » dit Albert.. Il commença à lire :

« Chers amis,

Je suis de retour à Paris, saine et sauve. J’espère être avec vous pour le prochain Noël. En attendant, joyeuses fêtes et que Dieu vous bénisse tous.

Candy. »

“Merci, Seigneur, d’avoir écouté nos prières,” murmura Sœur Maria, et toute la pièce fut envahie par un chœur de voix qui se répétaient les unes aux autres : « elle va bien », « elle est saine et sauve .» 

“Que dit l’autre télégramme, Albert ? ″ demanda Archie, assez intrigué.

“Eh bien, Mademoiselle Pony, Soeur Maria, chers amis,” répondit Albert en regardant l’assistance d’un oeil espiègle, “j’ai la réelle fierté de vous faire savoir ce que le major Eric Vouillard m’a écrit. »

 

“Cher Mr William A. André,

 J’ai la fierté de  vous annoncer que Mademoiselle Candice Neige André recevra une médaille pour ses actions héroïques, qui ont sauvé la vie de cinq de nos hommes et de deux de ses collègues. Mademoiselle André a honoré son pays et sa famille par sa conduite courageuse.

 Félicitations,

 Major Eric Vouillard.”

“Ça, c’est notre chef!!!!” s’écria Jimmy Cartwright, qui était entré dans la pièce au moment même où Albert commençait à lire le second télégramme. Jimmy était venu, avec son père, rendre visite à leurs voisins pour la Noël. Comme tous les membres de la famille Pony, le jeune garçon était entré sans frapper. Cela était possible à la Maison Pony, car la porte n’était jamais verrouillée. Jimmy, qui avait déjà quatorze ans, avait voulu s’engager au début de la guerre, mais, comme son âge ne le lui permettait pas, il avait dû se contenter de suivre les aventures de son chef en France. Ces nouvelles le remplissaient donc d’une grande fierté.  

“Eh bien, Candy est saine et sauve, et elle a mérité une médaille ! » dit Mademoiselle Pony en brandissant une bouteille de vin. « Maintenant que presque tous ceux que nous aimons sont là, et ceci vous inclut, Jimmy et Mr Cartwright, n’est-ce pas une bonne raison de porter un toast ? »

Cette suggestion fut la bienvenue. Quelques minutes plus tard, tout le monde tenait un verre rempli – du vin pour les adultes et de la limonade rosée pour les enfants. 

“A Candy,… et à la fin de la guerre!” déclara Mademoiselle Pony, et tout le monde leva son verre à sa suite.

Ce soir-là, le meilleur cadeau de Noël que l’on ait reçu était arrivé dans une enveloppe portant le cachet de la poste française.  Parmi les voix très différentes qui exprimaient chaleureusement leur joie, on entendit une petite voix :

« Vous voyez, elle doit bien avoir tué quelques Allemands ! »

Il y a des dates dans nos vies qui nous marquent de souvenirs ineffaçables. Nous pouvons tenter de les ignorer tout au long de l’année, mais lorsqu’elles approchent, elles nous contraignent à nous rappeler les évènements qui les ont rendues si mémorables. Parfois, nous voudrions ne plus pouvoir nous en souvenir, parfois nous aimerions fermer les yeux et oublier. Et puis, une page de calendrier nous frappe au visage, et nous ne pouvons plus éviter les réminiscences qui nous assaillent à l’arrivée de chaque anniversaire. 

Une fois de plus, l’hôpital Saint-Jacques avait un nouveau directeur. Le major Vouillard avait été affecté après l’envoi de Louis de Salle sur le front occidental. Au début, tout le monde s’était demandé la raison d’un changement si soudain. Après tout, de Salle avait dirigé l’hôpital pendant moins de deux mois, et il était rare qu’un directeur reste si peu de temps. Toutefois, comme personne ne pouvait comprendre les motifs qui avaient inspiré la désignation de Vouillard, le sujet fut vite oublié. On l’interpréta partiellement comme l’une des nombreuses bizarreries qui advenaient en temps de guerre.

Pour apaiser les tensions survenues au cours de ces journées, Vouillard décida d’organiser une fête qui servirait différents propos, faisant d’une pierre plusieurs coups. La réception lui ferait faire la connaissance du personnel dans une ambiance plus chaleureuse, détendrait l’ambiance alourdie par les récents changements, et lui permettrait de remettre à la petite héroïne américaine la médaille qu’elle avait reçue. Le prétexte utilisé par Vouillard pour organiser la fête était fort simple : la nuit du Nouvel An. 

Passer les fêtes au milieu de nulle part, loin de chez soi, en attendant peut-être sa propre mort, n’est pas une perspective très attirante. Néanmoins, la Seconde Division Américaine devait s’accommoder de cette triste réalité. Pour célébrer l’occasion, il restait aux hommes une bouteille de vin à bon marché, et la compagnie de quelques prêtres envoyés par le gouvernement pour encourager les troupes. Pour Terrence Granchester, qui ne buvait pas et n’était pas un croyant fervent, le cadeau de Noël envoyé par le gouvernement ne signifiait pas grand-chose. Pire : les fêtes de fin d’année n’étaient pas un évènement qu’il attendait avec impatience, à cause des tristes souvenirs qui le hantaient durant cette période.

 

“Tu es magnifique ce soir!” dit Yves à la jeune blonde qui l’accompagnait. « Le rose est décidément ta couleur. Tu le savais ? »

“C’est ce que dit mon amie Annie,” répondit Candy en souriant doucement. Elle avait choisi, pour l’occasion, une robe bouffante d’une nuance rose pâle. En fait, c’était la seule robe habillée qu’elle ait prise, la nuit où elle s’était presque enfuie de son appartement. Pour cette occasion particulière, Julienne avait insisté pour aider Candy à se coiffer. Elle portait donc un chignon natté, avec une cascade de boucles tombant gracieusement dans son cou.

“Eh bien, ton amie Annie doit avoir bon goût, » commenta Yves avec un sourire. Le jeune docteur était au septième ciel depuis que Candy l’avait accepté comme cavalier pour la fête, et il était décidé à profiter de la soirée autant que possible.

Yves avait tenu sa promesse de soigner la jeune blonde, et il était fier de voir le rapide rétablissement de son patient favori. Néanmoins, quelque chose inquiétait et déroutait encore le jeune homme. C’était ce regard absent dans les yeux de Candy, comme si par moments son esprit s’envolait, dans des pays lointains qu’il ne pouvait atteindre. A quoi pensait Candy lorsque ses yeux se perdaient dans le néant ? 

“Vous ne buvez pas avec nous, sergent ? demanda un prêtre entre deux âges, à la barbe brune. « Je comprends que ce ne soit pas notre meilleur vin, mais c’est la nuit du Nouvel An. »

“Excusez-moi, Mon Père,” répondit Terry avec un sourire poli, “je ne prends jamais de boisson alcoolisée.”

“Oh, vraiment?” dit le prêtre, l’air étonné. « C’est plutôt remarquable chez un soldat. Mais je dois admettre que c’est aussi une habitude saine. » 

“Je buvais beaucoup autrefois,” avoua Terry, quelque peu ému par la sympathie naturelle que le prêtre lui inspirait. Pour une quelconque raison, ce barbu aux yeux d’un noir sombre le mettait en confiance. « Je ne pouvais pas le contrôler, vous voyez, alors j’ai complètement arrêté. »

“Bonne décision, sergent”, répondit le prêtre d’un ton amical, « mais vous pourriez peut-être partager une tasse de thé chaud avec nous ? » 

Le jeune homme eut un sourire triste, mais accepta l’invitation.

 

La grande salle, les médecins et les infirmières habillés pour l’occasion, les discours, la cérémonie, le bal, le toast, tout semblait voilé d’un brouillard épais aux yeux de Candy. Malgré ses efforts pour profiter de la soirée, son esprit ne lui obéissait pas. Elle ne pouvait penser qu’à une seule chose : la date.

31 décembre. 31 décembre. 31 décembre.

Cette date battait à ses tempes en un martèlement obsédant.

 

Les hommes autour de lui, le froid de l’hiver, le prêtre à son côté, les plaisanteries des soldats, les rires… tout était brouillé, irréel, aux yeux de Terry. Quoiqu’il eût essayé de ne pas y penser, il savait qu’il perdait encore la partie : ses souvenirs prenaient possession de son esprit.

31 décembre. 31 décembre. 31 décembre.

La date résonnait dans son cœur, et il ne pouvait pas l’en empêcher.

 

“Le 31 décembre,” pensa Candy, « c’était il y a six ans. Il faisait froid dehors et j’avais bu trop de champagne . »

 « Le 31 décembre, » pensa Terry, « il y avait du brouillard. C’était en 1911, je me sentais terriblement seul, trahi, abandonné… »

“Il pleurait quand je l’ai vu,” se dit Candy. « Il était tellement beau ! 

“Elle avait un ruban rouge dans les cheveux,” se souvint Terry. « Elle était si belle cette nuit-là ! »

Tout le personnel médical leva son verre.

« Au général Foch, et à la victoire sur l’Allemagne ! » dit le major Vouillard d’une voix solennelle. Aussitôt après, il ajouta d’un ton plus joyeux : "Bonne année pour tous!"

Dans un coin de la pièce, une jeune femme blonde porta son toast personnel.

« Bonne année, Terry ! » murmura Candy en levant son verre.

 

“Au président Wilson, et aux batailles à venir ! » rugit le capitaine Jackson, « bonne année pour tous ! »

« Bonne année, Taches de son, » pensa Terry en levant sa tasse, « et bon anniversaire aussi. C’est le sixième. »

L’horloge annonça l’arrivée du Nouvel An. 1918 était entré dans l’histoire. Dans différentes parties du monde, nos amis saluaient l’année qui allait dramatiquement changer leur vie.

 

Fin du chapitre 8

© Mercurio 2000