Le Secret d'Eleonore Baker
par Gérald

Chapitre 1

Patricia était à Chicago, en visite chez Candy. La jeune infirmière avait eu la joie d’apprendre que son amie était à nouveau fiancée. Elle avait longtemps pleuré son premier amour, Alistair, tué pendant la guerre de 1914. Un de ses compagnons d’armes, Alex, un jeune ingénieur militaire, lui avait écrit ; ils avaient longuement correspondu, puis Alex était revenu de France après l’armistice, quelques mois auparavant. Il avait aussitôt rendu visite à Patricia, ils s’étaient revus plusieurs fois et…

« Nous nous marierons juste après Annie et Archibald, fit-elle remarquer.

- Et vous ne serez pas les seuls. Tu te souviens de Flanny, qui était avec moi à l’école d’infirmières ? Elle est restée en Europe… »

Candy avait reçu un faire-part imprimé en français, annonçant le mariage de Flanny avec un médecin rencontré pendant la guerre. Un mot manuscrit était ajouté au dos :

« Chère linotte,

Que dis-tu de ça ?? De ton côté, j’espère que tu as laissé tombé ton comédien et rencontré quelqu’un de sérieux. Ne tue pas trop de patients.

Amitiés.

Flanny. »

« En fait, continua Candy à l’adresse de Patricia, plein de filles de notre génération sont mariées ou sur le point de l’être. Même ma regrettable cousine Elisa : elle va épouser un officier qui vient de rentrer de France. Il y était depuis le début de la guerre. S’il a résisté à quatre ans de tranchées, il ne devrait pas avoir de problème avec Elisa… 

- Décidément, conclut Patricia, enhardie par la gaieté de Candy, il n’y aura que toi à rester vieille fille. »

Elle se mordit les lèvres aussitôt, regrettant d’avoir évoqué, devant Candy, l’échec de sa vie sentimentale. Mais son amie ne paraissait pas blessée.

«  Je n’en ai pas l’intention. Je n’ai pas rencontré d’homme qui me plaise, c’est tout.

- Et Albert ? »

Candy leva brièvement les yeux au ciel, en émettant un des jurons qu’elle avait appris sur son lieu de travail, un dispensaire des quartiers pauvres de Chicago.

« Qu’est-ce que tu imagines ? Albert est quelqu’un de très important pour moi, mais ça n’a rien à voir ! Non, Albert, c’est… (elle fit tournoyer ses mains devant elle, cherchant ses mots)… c’est ma chance. Tout ce qui m’arrive de bien, c’est grâce à lui, directement ou indirectement. C’est en le cherchant que j’ai rencontré Anthony, c’est parce qu’il m’a envoyée en Angleterre que j’ai rencontré Terry. »

A l’évocation de ces noms, Candy plongea un peu nerveusement les lèvres dans sa tasse de café. Patricia se hâta de ramener la conversation sur Albert.

«  Et lui, tu sais s’il a une femme dans sa vie ?

- Je ne crois pas, non. Tu n’es pas la seule que ça surprenne – il a bientôt quarante ans, et, toi et moi mises à part, c’est plutôt le genre d’homme qui plaît aux dames, non ? Mais il m’en a parlé. Il n’a été vraiment amoureux qu’une fois, quand il était très jeune. Ils se sont disputés, quittés, mais il n’a jamais pu l’oublier. Depuis, c’est comme s’il avait peur d’aimer quelqu’un d’autre.

- C’est difficile, approuva Patty, d’aimer quelqu’un tout en restant fidèle à un souvenir. Et c’est dur pour l’un comme pour l’autre. Alex est bien placé pour le savoir.

- Je trouve que vous vous en sortez très bien, sourit Candy. Toi, au moins, tu n’as pas fait cette erreur-là, Patty. Sois sûre que je ne la ferai pas non plus. »

Candy fut à nouveau plongée dans ses souvenirs en ouvrant une enveloppe trouvée dans sa boîte aux lettres. Elle contenait un billet pour une représentation de Shakespeare au Grand Théâtre de Chicago. Il était accompagné d’une lettre personnelle :

« Chère Candy,

Je serais vraiment très heureuse si vous pouviez venir, et si vous passiez me voir dans ma loge après la représentation.

Je vous embrasse.

Eléonore Baker. »

Voilà comment Candy se retrouva à une place d’orchestre, dans une salle comble. La troupe, après avoir triomphé à New York, était en tournée à travers les Etats-Unis, et le bruit s’était répandu que ce serait la dernière tournée d’Eléonore Baker, qui souhaitait ensuite renoncer au théâtre. On jouait « Les Joyeuses commères de Windsor », avec la mère de Terry dans un des rôles principaux. Eléonore était plus connue comme tragédienne, mais Candy découvrit à cette occasion, qu’elle savait aussi faire rire. La mélancolie que lui avait causé le retour de ses souvenirs était complètement envolée lorsque la salle se leva pour applaudir. En regardant par hasard vers les premières loges, Candy aperçut un visage connu :

« Tiens, Albert ? Je croyais qu’il était encore à New York. »

Son vieil ami avait en effet quitté Chicago, quelques semaines auparavant, la prévenant que ses affaires le retiendraient quelque temps à New York. Candy essaya vainement d’attirer, depuis sa place, l’attention d’Albert, puis de le rejoindre en se faufilant dans les couloirs, au milieu de la foule qui sortait. Au bout quelques minutes, elle se résigna à admettre qu’elle l’avait manqué, et se décida à gagner les coulisses. Montrant au cerbère le mot signé d’Eléonore, Candy fut admise dans un corridor long et obscur sur lequel ouvraient les loges des acteurs. Au moment où elle entrait dans le couloir, elle vit une silhouette disparaître à l’angle le plus éloigné. Elle aurait juré que c’était Albert, et que leurs regards s’étaient croisés.

Elle heurta à la porte d’Eléonore, qui l’accueillit à bras ouverts, la fit asseoir et l’abreuva de thé. Malgré la cordialité de l’actrice, Candy remarqua qu’elle semblait gênée pour engager la conversation.

« Vous savez, nous nous connaissons à peine, mais j’ai beaucoup de reconnaissance pour vous. Vous avez été la bonne fée de mon fils, et la mienne. Je suis vraiment désolée que vous ayez rompu.

- Tout va bien, maintenant, répondit Candy. C’est un souvenir et, en fait, un beau souvenir. Terry et moi avons fait exactement ce que nous devions faire. A propos, j’ai appris que vous l’aviez reconnu publiquement comme votre fils. Il a dû être fou de joie.

- Vis-à-vis de la haute société anglaise, il n’avait plus rien à perdre. De plus, nous sommes toujours l’un chez l’autre, et comme nous avons constamment les journalistes sur le dos, il fallait bien trouver une explication pour le public. Donc, soit je disais que c’était mon fils, soit je disais que c’était mon amant… »

Eléonore eut la satisfaction de voir que Candy, dont la voix s’était quelque peu assourdie en parlant de Terry, riait désormais franchement. Elle risqua :

« Pour moi, vous ferez toujours partie de ma famille. Aussi, je pense que vous ne serez pas vexée si je cherche à connaître vos sentiments personnels.

- Je vous en prie.

- Que pensez-vous d’Albert André? »

Candy ne put que répéter ce qu’elle avait dit à Patricia.

« C’est la personne la plus importante pour moi aujourd’hui.

- Avez-vous pensé qu’un jour vous pourriez devenir sa femme ?

- Non. Je tiens beaucoup à lui, mais pas de la façon dont j’ai tenu à votre fils. Je ne serai donc pas votre rivale. Je serai même très heureuse si vous vous aimez.

- Comment avez-vous deviné ! ? »

La jeune infirmière sourit en voyant l’air stupéfait d’Eléonore.

« Facile : Albert part en voyage à New York, à un moment, je m’en rends compte après coup, où vous jouez à Broadway. Il revient à Chicago juste au moment où votre tournée y passe, et il se précipite ici, alors qu’à ma connaissance il ne s’est jamais intéressé au théâtre – quand on sort ensemble, c’est toujours pour aller au cinéma. Je le retrouve devant la porte de votre loge, et il disparaît comme s’il me faisait des cachotteries… Et puis, il n’y a qu’à voir l’air que vous avez quand nous parlons de lui ! Vous n’êtes pas très bonne comédienne… euh ! pardon. Je parle au figuré, bien sûr.

- On dit toujours qu’une bonne comédienne doit exprimer ce qu’elle ressent, approuva Eléonore. Mettons que je n’arrive pas à m’empêcher de l’exprimer. En fait, Albert m’a demandée en mariage hier.

- Merveilleux ! J’espère que vous avez accepté.

- J’ai demandé à réfléchir. Après tout, j’ai quelques années de plus que lui, et nous ne venons pas exactement du même milieu, n’est-ce pas ?

- C’est vrai que je vois déjà grand-tante Elroy fronçant les sourcils, et peut-être même pinçant le nez, mais si vous êtes le choix d’Albert, elle le respectera. Je peux vous promettre qu’Annie et Archibald seront très heureux. Quant aux cousins éloignés, s’ils ne sont pas contents, ils s’éloigneront un peu plus, n’est-ce pas ? Bref, Eléonore, quoique je n’en fasse pas vraiment partie moi-même, je vous souhaite la bienvenue dans la famille André. En un sens, vous avez trouvé une conclusion inattendue à mon histoire avec Terry. Deux personnes que nous aimons vont se marier, et c’est un peu nous qui vous avons rapprochés, non ?

-Ce n’est pas si simple. »

Eléonore s’adossa dans son fauteuil, et Candy pressentit qu’une longue histoire allait commencer.

« Albert et moi, cela fait des années que nous nous connaissons… »

© Gérald Mai 2000