Retrouvailles dans le tourbillon
Par Mercurio

(généreusement traduit de l'anglais par Gérald )

CHAPITRE QUINZE

Quoi que le futur puisse apporter

Troisième partie

Chez soi

Un épais manteau blanc couvrait le paysage que la limousine traversait lentement. C’était un matin ensoleillé, et la lumière reflétée par la neige étincelait dans les bois. La vieille dame était assise dans son rocking-chair, travaillant à la broderie qu’elle tenait à la main. De ses doigts diligents, elle déplaçait l’aiguille, créant des figures compliquées en ajoutant un point à l’autre. Elle savait que le moment était presque venu, et qu’elle devait s’activer si elle voulait que son travail soit prêt pour le jour dit.

Le bruit de pas jeunes et féminins se fit entendre dans le hall, et une seconde après quelqu’un frappa à la porte de manière pressante.

"Entre, ma chérie, " cria la vieille dame, et une jeune femme, ses cheveux noirs noués en queue de cheval et joliment ornés de rubans de soie, entra dans la pièce.

"Mademoiselle Pony!" haleta-t-elle avec excitation. " Elle arrive ! La voiture vient de tourner dans le virage ! "

"Mon Dieu, Annie! Tu es sûre ? " demanda la dame en laissant de côté le canevas auquel elle travaillait.

"Absolument! Venez avec moi, Mademoiselle Pony. Il faut sortir l’accueillir ! " dit la jeune brune en tendant sa main délicate à la vieille dame, qui la prit d’un geste nerveux. Les deux femmes sortirent de la pièce et se dirigèrent vers l’entrée principale.

"Tu vas bien, ma chérie ? " demanda Mademoiselle Pony tandis qu’elles traversaient le corridor, en sentant que la main d’Annie tremblait.

"C’est juste que je suis nerveuse. Je ne sais pas si je vais pouvoir faire comme si tout allait bien entre Archie et moi, " avoua-t-elle.

"Ne t’inquiète pas, mon enfant, " la rassura Mademoiselle Pony, " Nous t’aiderons tous dans tes projets. Sœur Maria et toi sommes très fières de ton courage. "

Annie hocha la tête, remerciant silencieusement Mademoiselle Pony de son soutien.

Au dehors, une petite foule était déjà rassemblée dans la cour. Les enfants les plus âgés aidaient les plus jeunes à escalader la clôture pour qu’ils puissent mieux voir la luxueuse voiture qui approchait de la maison. Sœur Maria regardait en silence, écrasant un mouchoir dans ses mains comme si elle voulait en tirer du jus. Annie et Mademoiselle Pony se joignirent au groupe et la vieille dame essuya ses lunettes avec son tablier, essayant de déterminer ce qu’était cette tache rose, comme une bannière flottant au vent, accrochée à l’une des fenêtres de la voiture.

Comme le véhicule s’approchait, Mademoiselle Pony découvrit que le drapeau rose qui flottait était un foulard ornant un élégant chapeau qui coiffait une crinière blonde, dont les boucles volaient elles aussi au vent.

"C’est notre Candy, Sœur Maria ! " sanglota Mademoiselle Pony, sa voix disparaissant au milieu des nombreux hurlements qui accueillaient les nouveaux venus. Une femme vêtue d’un charmant ensemble rose et gris sortit du véhicule, aidée par un grand jeune homme aux cheveux bruns et à l’allure distinguée.

Deux autres hommes blonds descendirent à leur tour de la voiture, mais quoique les enfants leur sourissent et les saluassent avec une gentillesse chaleureuse, il était évident que le centre de toute leur attention, ce matin-là, était la jeune femme blonde aux yeux verts brillants, embrassant toutes les joues roses qui l’accueillaient avec une affection innocente. Certains des enfants ne l’avaient jamais vue auparavant, car ils étaient arrivés à la maison alors que la jeune femme était absente, mais ils avaient entendu l’histoire de l’intrépide chef dont le souvenir était constamment sur les lèvres des pensionnaires de la Maison Pony.

Lorsque la jeune femme eut dit bonjour à tous les enfants, elle commença à se diriger vers les silhouettes qui l’attendaient à l’entrée de la maison. Les iris verts regardèrent les trois femmes, si différentes, dont les prières l’avaient soutenue au cours des épreuves qu’elle avait vécues en France. C’était presque un rêve de voir ces visages souriants, dont les regards aimants lui avaient tant manqué. Ces chers et inoubliables visages qu’elle aimait depuis son enfance, étaient là, pour la saluer et lui dire silencieusement bienvenue au pays, Candice Neige.

"Candy!" cria Mademoiselle Pony, la voix rauque, en avançant de quelques pas. La jeune femme courut vers la vieille dame, ses yeux d ‘émeraude pleins de larmes.

"Mademoiselle Pony! Mademoiselle Pony!" cria Candy dans l’air hivernal, "C’est moi, Mademoiselle Pony ! Candy ! Je suis de retour ! " répéta la blonde en sanglotant. Elle atteignit les bras de Mademoiselle Pony, se sentant à nouveau une petite fille qui venait de s’éveiller d’un cauchemar et se trouvait dans les bras de sa mère.

"Mon enfant! Mon enfant chérie!" cria Mademoiselle Pony en serrant tendrement Candy contre elle.

"Candy, ma petite canaille!" intervint la voix de Sœur Maria, et Candy étendit les bras pour inclure la religieuse dans son étreinte.

"Sœur Maria! Mademoiselle Pony! Mes mamans! Mes chères mamans ! " fut tout ce que Candy put dire, sentant que la douleur n’existait dans le monde que pour nous apprendre à mieux apprécier les moments heureux partagés avec ceux que nous aimons.

Les trois femmes restèrent là un long moment, jusqu’à ce que leurs yeux aient apparemment versé toutes les larmes qu’elles avaient retenues pendant près de deux ans. Puis Mademoiselle Pony et Sœur Maria lâchèrent la jeune femme pour mieux la regarder. Elle paraissait un peu plus grande et plus mince. Les dures journées de travail l’avaient assurément quelque peu affaiblie, rendant ses joues plus pâles et accentuant la blancheur déjà incroyable de sa peau. Néanmoins, elle gardait encore son allure énergique et le rose naturel qui colorait ses lèvres. De plus, il y avait une nouvelle lueur étincelante, dans ses yeux, que les dames n’avaient jamais vue à Candy, et qui lui donnait une beauté éblouissante. C’était une sorte d’aura rafraîchissante qui se répandait autour de la jeune femme, et inspirait à tous ceux qui l’entouraient une inexplicable sensation de gaieté et de joie.

"Tu as l’air tellement belle et distinguée, mon enfant ! " fut tout ce que Mademoiselle Pony put dire avant que la svelte silhouette d’une jeune brune n’approche le trio.

"Annie! Ma chère Annie!" dit Candy en allant embrasser son amie d’enfance.

La jeune brune étreignit Candy en un geste désespéré, et, pensant que l’occasion lui offrait une excuse parfaite, elle donna libre cours à ses chagrins dans les bras de sa meilleure amie. Annie pleura ouvertement, sentant que la source d’énergie dont elle avait si longtemps manqué lui était finalement revenue. Pourtant, Annie n’avait pas l’intention d’épancher sa douleur sur l’épaule de Candy comme par le passé. Au contraire, elle était décidée à cacher ses problèmes à la blonde et à les affronter elle-même. Mais le seul fait de sentir Candy à ses côtés donnait à Annie un nouveau courage pour continuer dans la voie qu’elle avait choisie, et pleurer dans les bras de Candy, même si c’était pour un bref moment, était une sorte de libération dont Anne avait un besoin urgent.

"Oh, Candy! Tu m’as tellement manqué ! Nous étions tous tellement inquiets pour toi, petite entêtée ! " dit Annie en sanglotant doucement, encore accrochée au cou de Candy.

"Ce n’est pas le moment de me faire des reproches, Annie ! Je ne voulais pas vous faire souffrir à cause de moi. C’est juste qu’il fallait que j’aille là-bas. Je ne savais pas pourquoi je partais, mais j’avais un rendez-vous avec le destin que je ne pouvais pas manquer. Tu comprends, n’est-ce pas ? " demanda Candy en essayant de regarder dans les yeux d’Annie.

"C’est vrai, Candy. " admit Annie avec un sourire timide qui éclaira son visage comme le soleil un jour de pluie, " Je suis tellement contente de te voir, que je ne peux pas m’arrêter de pleurer ! " ajouta-t-elle à travers ses sanglots.

"Allez, ne sois pas bébé et entrons dans la maison. J’ai apporté des tas de cadeaux pour tout le monde, " dit la blonde en souriant, et toute l’assemblée la suivit dans les murs de la Maison Pony. L’énorme chienne que Candy avait héritée de son premier patient, en dépit de son grand âge, sautait autour des jambes de tout le monde, montrant sa grande joie pour l’arrivée de sa seule et unique maîtresse, après si longtemps.

La Noël à la Maison Pony n’avait jamais été si parfaite aux yeux de Candy depuis le temps où Annie et Tom y vivaient avec elle. Mademoiselle Pony et Sœur Maria avaient exactement l’air dont la jeune blonde se souvenait avant son départ pour la France, mais leurs visages montraient une joie supplémentaire, née du rare luxe d’avoir tous leurs enfants favoris ensemble. Albert rayonnait, la libération et la satisfaction transpirant par chacune de ses pores, ce qui rendait Candy extrêmement heureuse pour lui. M. Cartwright et Jimmy rejoignirent la compagnie le même jour, et la jeune femme eut l’agréable surprise de voir que le garçon grandissait si vite qu’il avait déjà presque l’air d’un adulte. Annie et Archie étaient là aussi, et, pour comble de bonheur, Patty, Tom et Mme Martha O’Brien arrivèrent eux aussi dans la matinée. Mais la cerise sur le gâteau était assurément le fait que l’homme qu’elle aimait était à ses côtés, et qu’elle sentait en elle un nouvel espoir commencer à croître. Ce n’était qu’un pressentiment, mais elle avait du mal à réfréner sa joie secrète.

Il était impossible de regarder ces scènes charmantes, dans le petit bâtiment, sans se sentir réchauffé par cette image domestique. Toutes les dames aidèrent à préparer le souper. Mademoiselle Pony fit sa fameuse tarte de Noël, et Sœur Maria sa farce spéciale pour remplir les dindes que Candy sacrifia d’une main impavide et ferme. Annie prépara la salade, Patty les purées les plus délicieuses, et grand-mère Martha se chargea du punch, avec le dangereux résultat que l’espiègle vieille dame le fit un peu trop fort, du moins au goût des dames.

Durant l’après-midi, les trois jeunes femmes décorèrent l’énorme arbre de Noël qu’Albert avait acheté à Lakewood. Candy grimpa sur une chaise, puis sur la cheminée, en des mouvements naturels et aisés, pour couronner le sommet de l’arbre d’une étoile étincelante, tandis que ses deux amies la regardaient avec amusement. Plus tard, toute la troupe se rassembla dans le salon pour écouter la blonde raconter les histoires d’une jeune infirmière têtue aux yeux marron qui avait trouvé sa voie en France, d’un courageux docteur qui avait sauvé la vie d’une jeune fille dans une tranchée obscure, ou d’un camion qui s’était trouvé bloqué dans la neige.

Assis à côté de la jeune femme, Terry écoutait en silence, tandis que de nombreux jeunes yeux l’examinaient avec méfiance. Les plus âgés des enfants n’avaient pas encore digéré l’idée de Candy mariée, et se demandaient encore s’ils allaient approuver et accepter ce nouveau membre de la famille Pony, dont chaque mouvement semblait imprégné d’une classe inconsciente, assez semblable aux manières de M. Cornwell, mais avec en plus une insolence qui la distinguait.

Néanmoins, les liens invisibles qui unissaient l’homme à la blonde étaient si forts que les enfants, sensibles comme ils le sont toujours, comprirent peu à peu que quelqu’un qui pouvait aimer Candy avec une intensité aussi évidente ne serait jamais rejeté par eux. La glace finit par se rompre lorsque la jeune femme raconta aux enfants que Terry s’était battu sur le front, témoignage qui fut accueilli par les visages les plus étonnés, y compris celui de Jimmy, et suivi d’une quantité de questions auxquelles le jeune homme répondit volontiers. Terry avait un don pour raconter des histoires et, avec son esprit rapide, sélectionna les parcelles de réalité qui pouvaient être intéressantes et pas trop dures pour les jeunes oreilles. Bientôt, tout l’auditoire, enfants et adultes compris, fut totalement absorbé par le récit, captivé par la voix de cet homme expérimenté, qui savait comment atteindre le cœur des gens et les séduire avec son riche répertoire de modulations.

Tout le monde était tellement pris par les anecdotes de Candy et Terry, que seule Annie vit Archie quitter la pièce, une ombre triste traversant ses yeux. La jeune brune soupira imperceptiblement et fit un gros effort pour se concentrer à nouveau sur la conversation. En dépit de son cœur brisé, elle avait décidé qu’il valait mieux laisser Archie seul avec ses démons personnels.

Le jeune homme arpenta distraitement le hall étroit couvert de boiseries, les mains enfoncées dans les poches. En esprit, il se rappelait les nombreuses scènes dont il avait été témoin ces derniers jours, où Candy avait ouvertement montré son affection pour son mari. Tendre et aimante comme elle l’avait toujours été, la jeune femme ne laissait pas passer une occasion de regarder Terrence avec des yeux adorateurs, de le gratifier d’un sourire particulier, de rire avec lui comme s’ils partageaient des plaisanteries secrètes qu’eux seuls pouvaient comprendre en un regard ou, quand elle pensait que personne ne regardait, de se serrer contre lui tendrement, et quelquefois avec une certaine passion. Le jeune acteur, de son côté, ne perdait pas une chance de tenir la main de sa femme, ou de lui voler un baiser rapide en dépit de la rougeur qu’il lui causait.

Les entrailles d’Archie bouillaient de jalousie et de douleur à chacune de ces démonstrations publiques, mais, sans le savoir, à chaque nouvelle preuve de l’amour de Candy pour Terry, le jeune millionnaire commençait à sentir un immense mur grandir pour le séparer de cette femme qui était si follement amoureuse d’un autre homme. Pourtant, son cœur lui faisait encore si mal qu’il lui était impossible de regarder stoïquement.

"Vais-je jamais apprendre à oublier ce sentiment, Candy ?… Cet amour que la vie a rendu interdit… Cet amour sans réponse, qui ne m’a jamais apporté que de la nostalgie et des souvenirs doux-amers, et qui maintenant me paie d’indifférence, " se dit le jeune homme, et, en respirant profondément pour se redonner du courage, il revint dans le salon.

Avant le souper, trois nouveaux invités arrivèrent à l’improviste. C’était Marvin Stewart et deux autres hommes âgés, l’un petit avec une barbe grise et une expression sereine, et l’autre grand et assez gros. Terrence et Albert, qui semblaient être les seuls du groupe à ne pas être surpris par les visiteurs, les présentèrent à l’assemblée.

"M. Stewart était l’avoué de mon père, et maintenant il gère ma petite fortune en Angleterre, " expliqua Terry avec simplicité, " je lui ai demandé de venir en Amérique pour réorganiser certaines de mes affaires, mais aussi pour m’aider en quelque chose que je n’ai pas eu le temps d’arranger jusqu’ici. Mais s’il te plaît, ne me regarde pas avec ces yeux-là, Candy, " se défendit le jeune homme en remarquant l’expression de sa femme, " Ce n’est pas exactement d’affaires que je veux parler aujourd’hui, mais ça nous concerne toi et moi. Albert a pensé que c’était une bonne idée d’arranger les choses ici même avec vous tous, mes chers amis. "

"Je ne comprends toujours pas, Terry, " répondit la blonde d’un air désorienté.

"Eh bien, comme tout le monde le sait déjà, " continua Terry en prenant la main de Candy dans la sienne, " la jeune dame ici présente m’a fait l’honneur d’accepter d’être ma femme il y a quelques mois, mais notre mariage à Paris n’a été que religieux. Même si je ne tiens pas beaucoup aux conventions sociales, j’ai pensé qu’il était convenable et utile d’être en même temps légalement mariés. Voilà pourquoi ces messieurs sont ici avec nous. Donc, Candy, voudrais-tu être ma femme selon les lois américaine et britannique ? "

Les yeux de Candy s’adoucirent à ces derniers mots, mais, ne sachant pas comment réagir à cette proposition inattendue, elle se tut.

"Candy! Tu es censée dire oui ! " dit Sœur Maria, incapable de réfréner le ton comminatoire qui lui était habituel.

La jeune femme réagit à la brusquerie de la religieuse en riant d’elle-même, et l’assistance l’imita avec amusement. Quelques minutes plus tard, la cérémonie eut lieu dans le même salon. Les jeunes hommes s’amusèrent à regarder les dames, qui avaient toutes réagi de la même façon : en pleurant silencieusement, tandis que le juge de paix récitait les phrases usuelles. Mademoiselle Pony et Sœur Maria pouvaient à peine croire ce qu’elles voyaient, et leurs esprits volèrent ensemble jusqu’au temps où une petite Candy de quatre ans faisait bruyamment irruption dans la même pièce où elle allait signer un acte de mariage.

"Il semble que ce n’est qu’hier qu’elle était une toute petite chose. Vous ne pensez pas, Mademoiselle Pony ? " glissa la religieuse à l’oreille de la vieille dame.

"Et maintenant!!! C’est une femme adulte !! " répondit Mademoiselle Pony entre deux sanglots silencieux.

Pendant que les dames continuaient de parler à voix basse de leurs souvenirs, le vieil homme barbu poursuivait son discours. Ses petits yeux se tournèrent vers la jeune femme qui lui faisait face, et, du même ton routinier, il lui demanda :

"Mademoiselle Candice Neige André, acceptez-vous M. Terrence Graham, comte de Grandchester, baron de Suffolk, et Lord Eastwood comme votre époux légitime ? "

La jeune femme fronça les sourcils avec étonnement, en adressant au jeune homme un regard interrogateur.

"J’ai oublié de te dire ces petits détails sur moi. Je t’expliquerai tout plus tard, " murmura Terry aux oreilles de la jeune femme, " mais maintenant, s’il te plaît, tu as juste à dire oui, " implora-t-il d’un air si comique que la jeune fille ne put retenir un sourire.

"Bien sûr que oui," finit-elle par dire au vieil homme, qui commençait à se sentir bizarre devant ce couple qui se chuchotait des secrets au milieu d’un moment solennel.

Après ce petit incident, la cérémonie continua normalement, et les deux certificats furent signés. Plus tard, les trois hommes furent invités à rejoindre cette originale famille pour le souper, ce qu’ils acceptèrent avec joie. Il était assez pénible de travailler un jour férié sans en plus perdre l’occasion d’un bon repas. M. Stewart, qui était un homme formaliste, profita du moment de détente qui suivit la cérémonie pour féliciter les jeunes mariés.

"My Lord, My Lady, je dois vous exprimer mes plus sincères félicitations, " dit-il d’un air compassé en s’inclinant légèrement.

"Merci, M. Stewart, mais s’il vous plaît, appelez-moi Candy comme tous mes amis, " répondit la jeune femme en lui tendant la main en un geste amical.

"Oh non, My Lady," répondit vivement l’homme, " J’ai servi la maison de Grandchester depuis ma jeunesse, et mon père avant moi. Je ne pourrais jamais m’adresser à l’une de ses membres avec une telle familiarité. Je vous en prie, excusez-moi, mais vous êtes maintenant la comtesse de Grandchester, et je vous traiterai toujours avec le respect que vous méritez, My Lady, " conclut l’homme avec un sourire courtois, en baisant la main de la jeune femme.

Candy soupira avec résignation, mais intérieurement elle retint son rire jusqu’à ce qu’elle et Terry aient l’occasion d’être seuls, très tard dans la nuit. Alors, dans l’intimité de la chambre, tous deux se moquèrent et rirent de l’excessif formalisme du pauvre Stewart, jusqu’à en perdre le souffle.

Tu penses que grand-tante Elroy va m’aimer, maintenant que je suis comtesse ? " demanda Candy en riant.

"Peut-être, si ça ne la gêne pas que je sois un acteur " inconvenant " ", gloussa-t-il en se débarrassant de sa veste et de sa cravate.

"Oh non, My Lord! Comment Votre Seigneurie pourrait-elle jamais être inconvenante ! " répondit-elle d’un ton sarcastique en dénouant son chignon tressé, laissant ses boucles blondes lui tomber en cascade dans le dos.

"Vous avez tout à fait raison, My Lady. Le nom de ma famille devrait suffire à changer une paire de sacripants comme nous en un couple très respectable, " plaisanta-t-il en prenant par surprise la jeune femme dans ses bras.

"Je pense pourtant que My Lord n’a pas des intentions très convenables pour le moment, " pouffa-t-elle en sentant qu’il descendait la bretelle de son corsage, caressant ses épaules nues.

"Mes intentions envers toi ont toujours été légitimes ? " se défendit-il tandis que ses yeux goûtaient la vue généreuse que lui offrait le décolleté de la jeune femme.

"Tes mains et tes yeux trahissent tes paroles, " riposta-t-elle en sentant les doigts de Terry sur son dos.

"La comtesse laissera-t-elle son mari l’aimer cette nuit ? " demanda-t-il en souriant et en la serrant encore plus fort, sa respiration baignant ses joues.

"Il y a des enfants à côté ! " objecta-t-elle en pouffant, défaillant déjà sous ses caresses.

"Alors, nous ne ferons pas de bruit, " suggéra-t-il en posant ses lèvres sur les siennes. La réponse silencieuse de Candy à son baiser lui fit comprendre qu’elle n’allait pas rejeter son offre.

Il finit de défaire les boutons de son corsage, et une main féminine éteignit l’unique lumière qui éclairait la chambre. Le reste fut discrètement couvert par les ombres du soir.

La lune n’était qu’un mince croissant brillant derrière les nuages nocturnes qui traversaient le ciel. La lumière timide perçait à peine l’obscurité de la modeste chambre, entrant sur la pointe des pieds à travers les volets. Le silence n’était troublé que par une respiration douce et régulière, et par le bruit occasionnel d’un corps féminin bougeant inconsciemment sous les couvertures. Il était assis sur le lit, l’air détendu, en regardant le sommeil de sa femme.

Les cheveux capricieusement bouclés de Candy couvraient l’oreiller et son dos nu, en un désordre délicieux qu’il ne pouvait se lasser d’admirer. En lui, la douce chaleur de leur récente étreinte s’attardait encore sur sa peau et dans son âme. C’était une sensation si agréable qu’aussi étrange que ce soit, il ne pouvait dormir. Ses yeux fixaient la femme endormie à ses côtés, en essayant d’imaginer de quoi elle pouvait rêver. Puis il rit de son humeur possessive, en se surprenant à souhaiter faire partie des images subconscientes de son sommeil.

Le jeune homme pensait qu’il n’avait jamais passé des fêtes comme celles-là, dans cette petite maison au milieu des collines. Il n’avait pas beaucoup de souvenirs heureux de son enfance, et le peu qu’il pouvait se rappeler était toujours brouillé et imprécis. Pourtant, cela n’avait soudain plus d’importance, car la vie semblait lui rembourser ce qu’elle lui devait. Il était décidé à créer de nouveaux souvenirs avec les gens qui lui étaient chers, des souvenirs qui seraient doux, clairs et inoubliables.

Il sourit à cette idée, mais ressentit soudain un léger malaise qui lui fit remarquer qu’il avait soif. Il regarda autour de la chambre, mais, ne pouvant pas trouver d’eau, il décida d’aller s’en chercher. Il s’habilla donc silencieusement et sortit de la pièce, en faisant de son mieux pour ne pas déranger le sommeil de la jeune femme. Il espérait que son bon sens l’aiderait à trouver ce qu’il lui fallait dans la cuisine de cette maison qu’il ne connaissait pas encore très bien.

Terry remercia le sens de l’ordre de Mademoiselle Pony lorsqu’il entra dans la cuisine, petite mais bien tenue, et trouva facilement un grand broc d’eau fraîche. Il se servit un verre et allait revenir dans la chambre, lorsqu’il entendit un bruit venant d’une autre pièce qui attira son attention. Le jeune homme marcha jusqu’au salon et fut surpris de trouver une silhouette debout près d’une fenêtre. Il y avait toujours du feu dans l’âtre, et ses flammes crépitantes firent comprendre à Terry qu’il avait entendu le bruit du bois qui brûlait.

"Tu as du mal à dormir ce soir, Archie ? " demanda-t-il à l’homme qui n’avait pas encore remarqué sa présence.

L’autre jeune homme se tourna pour voir qui l’avait interpellé et, lorsqu’il découvrit la présence de Terry, il ne put contenir son franc déplaisir.

"Rien qui te concerne," répondit brusquement l’homme blond. Le fait qu’ils soient seuls dans la pièce et qu’il ait été interrompu à l’improviste au milieu de ses réflexions lui faisait négliger ses manières.

Terry fut surpris par la brutale réaction de son ancien camarade de classe, et soudain, une série disparate de regards, de mots, et la dispute avortée qu’ils avaient eue, s’assemblèrent dans son esprit, lui faisant comprendre que certaines choses n’avaient pas changé avec le temps.

"Désolé de te déranger, alors, " dit-il simplement. Il allait partir quand la réponse d’Archie l’arrêta.

"Me déranger? Non, tu en as fait bien d’autres depuis que tu es entré dans ma vie, " rétorqua le jeune homme.

Terry, qui n’avait jamais été un saint, se retourna pour regarder droit dans les yeux marron d’Archie, découvrant le ressentiment ouvert que le jeune homme avait pour lui.

"Eh bien, Archie," dit-il avec défi, " comme tu es d’humeur à converser, je voudrais savoir maintenant si c’était juste mon imagination, cette sorte… d’hostilité que j’ai sentie de ta part dernièrement. "

"Ta perspicacité m’étonne!" railla Archie en marchant vers son interlocuteur, lui faisant face, " Allez, Terry, ce n’est pas un secret que je n’ai jamais été membre de ton fan-club. Excuse-moi de ne pas être si facilement séduit par tes charmes, comme tout le monde semble l’être. "

"Je pensais que nos différends étaient du passé, mais je vois que je me trompais, " répondit Terry en sirotant nonchalamment l’eau dans son verre, tout en s’appuyant au mur.

"Nos différends, comme tu dis, ont toujours été basés sur une seule chose, et tu sais bien de quoi je parle, " fut la réponse rageuse d’Archie.

"Laisse-moi réfléchir… " Terry feignit de chercher quelque chose qu’il ne pouvait pas se rappeler clairement. " Tout a commencé parce que tu es entré dans ma chambre sans permission, et je n’étais pas très content de ça, pour ce dont je me souviens… mais c’était des enfantillages. Je ne crois pas que ce soit ça qui te tracasse encore, Archie. Je me demande même quelle était la vraie raison de notre antipathie au collège. "

"C’est plutôt simple. Tu ne la mérites pas, c’est tout ! " répondit hardiment l’homme blond, ses yeux brillant de mépris en regardant Terrence.

"D’accord…" s’exclama ironiquement le jeune aristocrate, "Donc… après tout ce temps, il s’agit encore de Candy, hein ? Ça a toujours été elle, depuis le commencement, mais on n’a jamais trouvé le courage de l’admettre à l’époque. Au moins, nous avons assez mûri pour faire face à la vérité. Là, nous progressons vraiment ! "

"Très drôle!" répondit le millionnaire avec le même dédain. " Tout est une sorte de plaisanterie pour toi. N’est-ce pas ? Toi et moi n’arriverons jamais à nous comprendre. "

"Attends! Tu as tort. Au moins, il y a quelque chose sur quoi nous nous entendons. " protesta Terry en quittant le mur et en s’approchant de l’homme blond.

"Ah, vraiment, quoi?"

"Tu as dit que je ne la méritais pas… et je suis d’accord là-dessus ! Comment pourrais-je jamais la mériter ? " admit le jeune acteur, l’honnêteté se reflétant dans sa voix, pour la première fois de la conversation. " Mais il se trouve qu’elle a fait son choix, " ajouta-t-il fermement.

"Que je ne comprendrai jamais! " riposta Archie, " Je n’accepterai pas que la même personne qui l’a fait souffrir si cruellement reçoit maintenant son affection la plus dévouée. Tu as humilié et blessé Candy en rompant avec elle à cause d’une autre femme ! " reprocha le jeune homme avec véhémence, " Je l’ai vu de mes propres yeux, et maintenant… Tu es là, comme si rien n’était arrivé avant ! "

"Et tu penses que moi, j’étais sur un lit de roses tout ce temps ? " demanda Terry, sur la défensive. " J’admets que j’ai fait un tas d’erreurs par le passé, mais je n’ai jamais voulu la blesser… En tous cas, au bout du compte, ce qui importe vraiment n’est pas ce que j’ai fait ou non. Ce qui importe est qu’elle a choisi de me pardonner, parce qu’elle m’aime, et c’est ça que toi tu ne peux pas me pardonner. Pas vrai ? " demanda le jeune homme d’un air de défi.

"Je ne l’aurais jamais blessée comme tu l’as fait, parce que je l’aime plus que ma propre vie, " répondit Archie avec arrogance.

"Et si tu l’aimais tellement, pourquoi ne t’es-tu pas battu pour son amour dans le passé ? " le provoqua Terry.

"C’est mon problème," répondit Archie, en évitant le regard inquisiteur du jeune homme.

"Non, Archie, ne te mens pas. Au moins, sois honnête avec toi-même cette fois, et regarde en face les raisons qui t’ont fait te fiancer à Annie, au lieu de combattre pour l’amour de Candy. " L’argument de Terry surprit le jeune millionnaire.

"Je l’ai fait parce que Candy m’a demandé de le faire ! " fut tout ce qu’Archie put dire pour sa défense.

"Bon! Et moi, j’ai rompu avec Candy parce qu’elle m’a demandé de prendre soin de Suzanne, " continua Terry. " Alors, nous ne sommes pas si différents l’un de l’autre, et je ne suis pas plus à blâmer que toi, mon ami. "

Archie essaya de trouver une réponse à cette accusation, mais au fond de lui, il comprenait que Terry avait raison, et se contenta donc de garder le silence.

"Tu ne me réponds pas, hein ? Archie, " continua l’acteur, baissant légèrement la voix, " Je suis vraiment désolé que tu sois dans cette position douloureuse, mais si tu veux reporter la faute sur moi, je ne l’accepterai pas. Nous sommes tous les deux tombés amoureux d’elle, nous avons eu nos chances et fait nos erreurs, le monde a tourné et dans ses mouvements le destin m’a favorisé. J’ai appris que l’amour ne dépendait pas de ce qu’on méritait, mais de ce qu’on donnait et recevait, " affirma-t-il d’un ton assuré.

"Cette philosophie a l’air de bien te convenir ! " Archie regarda de nouveau aigrement Terry.

"Oui, il s’est trouvé que ça me convenait, mais ce n’est pas ma faute ! Comprends que les choses sont juste arrivées de cette façon. Je n’ai jamais voulu te blesser avec mon bonheur, mais c’est comme ça que la vie tourne quelquefois, Archie. "

"Mais ne me demande pas d’être ton ami maintenant que tu connais mes sentiments " insista Archie avec moins d’agressivité.

Terry resta silencieux une seconde. Les derniers mots d’Archie lui avaient fait regretter ses dures réactions envers lui. Après tout, une partie de lui sympathisait avec la douleur du jeune magnat, et il s’arrêta, essayant de trouver les mots justes. " Je voudrais que les choses aient été différentes entre toi et moi, " finit-il par dire. " Et j’espère qu’un jour cette situation changera pour nous deux. "

"Je ne peux pas te dire pour le moment, " répondit Archie d’une voix rauque, " mais toi… veille à ce qu’elle soit heureuse, si tu ne veux pas trouver en moi un franc ennemi, " conclut-il en se détournant.

"Tu n’as même pas besoin de le dire. Je m’en occuperai. Bonsoir, Archie, " dit Terry à l’autre jeune homme, et, sentant que la déplaisante conversation était arrivée à sa fin, il lui tourna le dos pour quitter la pièce.

"Terrence," appela Archie, les yeux perdus dans les flammes de la cheminée.

"Oui?"

"S’il te plaît, ne la laisse jamais découvrir mes sentiments, " demanda Archie, ravalant son orgueil.

"Ne t’inquiète pas, ton secret est à l’abri pour ce qui me concerne. Tu as ma parole, " répondit gentiment le jeune acteur, sachant qu’Archie avait du mal à faire cette demande.

"Merci," dit le jeune homme avec sincérité.

Terry hocha la tête, mais avant de se détourner pour sortir de la pièce, il décida qu’il avait encore quelque chose à dire.

"Archie…" dit-il enfin à son ancien camarade de classe, " sors-toi de là… Je sais que ça a l’air ridicule venant de moi, et je suis peut-être la dernière personne sur Terre dont tu accepterais un conseil, mais c’est à toi de voir si tu veux passer le reste de ta vie avec cette amertume en toi, " et sur ces derniers mots, l’homme brun sortit de la pièce, laissant Archie seul avec la tourmente de ses combats intérieurs.

Charles Ellis sirota une nouvelle gorgée de café et, constatant qu’il était déjà froid, reposa la tasse avec contrariété. Il se pencha pour relire la dernière ligne qu’il avait tapée à la machine et, pour la centième fois, se demanda s’il allait passer toute sa vie à faire le même travail frivole. Il travaillait pour le New York Times, c’était quelque chose dont il était fier, mais être reporter à la rubrique des spectacles n’était pas l’idée qu’il se faisait d’un travail intéressant. Il avait déjà trente ans, et trop d’ambition pour passer son temps à courser des primas donnas autoritaires, des stars lunatiques, ou toutes sortes de célébrités fugitives. Il adorait l’art, mais rêvait de grands évènements à la rubrique politique.

Charles grommela un juron et continua de taper avec ses doigts habiles, tout en jetant un œil de temps en temps sur ses notes. Un autre jeune homme se dirigea vers son bureau et, constatant qu’Ellis était trop concentré sur son travail, tapota sur la surface de bois avec un stylo pour attirer l’attention de Charles.

"Qu’est-ce qu’il y a, Ruddy ? " demanda Ellis sans lever les yeux de la page qu’il tapait.

"J’ai l’information qu’il nous fallait, " dit fièrement Ruddy, ses yeux verts brillant tandis qu’il jouait avec l’appareil photo qu’il avait en main, " notre homme va arriver demain matin avec la mystérieuse dame. "

"Oh non! Encore ce petit crétin présomptueux ! Est-ce qu’on doit vraiment couvrir ça ? " demanda Ellis avec ennui.

"Tu sais déjà que oui," assura Ruddy le rouquin en haussant les épaules.

"Mais comment sais-tu qu’il sera là demain ? " demanda Charles en effaçant une faute.

"Un de mes amis à Chicago vient de me téléphoner. Le petit crétin présomptueux, comme tu l’appelles, sera là à 10 heures du matin, plus ou moins. "

"Quand est-ce que j’en serai débarrassé ? " se plaignit Charles en s’étirant, " Ce cauchemar dure déjà depuis des années ! "

"Tu ne devrais pas te plaindre, Charlie, " objecta le photographe, " Tu as eu ton boulot ici grâce à la première interview qu’il t’a donnée ! "

"Je le sais… mais rappelle-toi qu’interviewer un cube de glace arrogant n’est pas un boulot agréable, " répondit Ellis en nettoyant ses lunettes avec un mouchoir.

"Mais tu dois lui plaire d’une façon ou d’une autre, parce qu’il ne donne d’interviews à personne d’autre, " fit remarquer Ruddy.

"Eh bien, la première fois c’était juste une question de chance, j’étais au bon endroit et le gars avait un peu bu. Bien qu’il n’en ait pas tellement dit, " expliqua Ellis, " ensuite ça a été une sorte d’habitude. Il s’est souvenu de moi depuis la première fois, et il m’a juste distingué des autres. "

"Mais demain, je suis sûr qu’on sera beaucoup sur place. Il n’a pas dit un mot à la presse depuis qu’il est revenu de France… et il y a cette dame avec lui. Tout le monde veut savoir qui c’est. "

"Comme si je me souciais de ce garçon et de ses histoires d’amour, quand il y a tellement d’autres nouvelles intéressantes que je devrais couvrir, " répondit Ellis avec dédain.

"Mais tu dis que tu aimes sa façon de jouer, n’est-ce pas ? " demanda curieusement Ruddy.

"Eh bien, c’est autre chose. C’est un acteur de talent, je ne peux pas le nier. Mais c’est TELLEMENT PENIBLE de discuter avec lui ! " grommela Ellis avec exaspération.

"Allez, Charlie, souris. Et va te coucher tôt, il faudra qu’on soit là avant que le train n’arrive. "

"D’accord, j’y serai, " marmonna Ellis en continuant à taper, pendant que Ruddy quittait le bureau.

Le lendemain matin, Charles Ellis et Rudolph O’Neal attendaient à la gare, mais, comme ce dernier l’avait dit, ils n’étaient pas les seuls reporters sur place. En fait, le quai était plein de gens de la presse, déployant leurs gros appareils photo, leurs flashes et leurs carnets de notes. Le train avait du retard, et la foule s’ennuyait et s’énervait, mais c’était une partie de leur travail fatigant et ils devaient tous l’accepter.

A 10 h. 35, le train finit par arriver, et les passagers commencèrent à descendre lentement. Les reporters attendirent calmement jusqu’à ce que leur cible apparaisse, avec un pardessus noir, un costume sombre et l’air hautain qui lui était habituel. L’homme regarda la foule qui l’attendait visiblement de ses yeux bleus et froids, et, inclinant sa tête brune, murmura quelques mots à la jeune femme qui tenait son bras. La dame, vêtue d’un cardigan vert foncé et d’une jupe de la même couleur, avait le visage couvert d’une voilette de tulle.

Le couple partit le long du quai, suivi par deux hommes portant les bagages et par la multitude des reporters qui faisait pleuvoir les questions à chaque pas. Le jeune homme avançait avec naturel, sans répondre aux demandes de la presse, pendant que les appareils photo continuaient à crépiter sur lui et sa compagne. Ellis, comme le reste de ses collègues, poussait ceux qui étaient devant lui et, chaque fois que c’était possible, lançait une question en l’air, tandis que Rudy luttait pour prendre une bonne photo du couple.

Le groupe atteignit la rue, où une voiture attendait déjà le couple. Le chauffeur ouvrit la porte, mais avant que la dame ne soit entrée dans le véhicule, le jeune homme s’arrêta et se tourna vers les reporters derrière lui.

"Quelle était la question, Messieurs ? " demanda-t-il distraitement, comme s’il n’avait pas très bien écouté.

Quand allons-nous vous revoir sur scène, M. Grandchester ? " demanda une voix.

"Pourquoi êtes-vous allé dans l’Illinois ? " fut immédiatement la deuxième question.

"Qui est la dame avec vous, Monsieur ? " fut l’inévitable troisième.

Le jeune homme sourit légèrement, au grand étonnement des reporters, qui étaient habitués à la rude insolence du jeune acteur, mais pas à ses sourires.

"D’accord, trois réponses seulement, " répondit-il, et le groupe se tut. " Premièrement, je prépare une nouvelle pièce pour février, mais vous devriez demander ça à Robert Hathaway. Deuxièmement, je suis allé dans l’Illinois pour faire quelque chose de très ordinaire, passer les fêtes avec des amis à moi, et troisièmement, la dame qui m’accompagne, " il s’arrêta pour regarder celle qui tenait toujours son bras, "me fait l’honneur d’être ma femme. C’est tout, Messieurs. " Et aussitôt après, il aida la dame à monter dans la voiture et fit de même aussitôt que possible, ignorant l’avalanche de questions qui suivirent.

La voiture se mit à rouler très lentement à travers la foule. Les journalistes insistèrent encore en marchant à côté du véhicule, suivant leur tactique usuelle, même en sachant qu’il n’y avait guère de possibilités d’obtenir plus d’informations pour le moment. De manière inattendue, la vitre de la voiture descendit soudain et Ellis, qui se trouvait juste devant, parvint à poser une autre question à la femme.

"Votre nom, Madame, s’il vous plaît, " supplia-t-il.

La jeune femme leva gracieusement sa voilette, laissant voir au reporter la lumière de ses yeux verts et les rayons d’un gentil sourire.

"Candy," répondit-elle simplement avant que la voiture n’accélère, laissant la foule derrière elle.

Ellis et O’Neal s’arrêtèrent une seconde, essayant de récupérer d’avoir poussé, couru et crié en même temps.

"Tu l’as prise, Ruddy ? " demanda Ellis à son compagnon, encore essoufflé.

"Bien sûr! Juste à temps, quand elle a découvert son visage, un beau visage, d’ailleurs. "

"Génial! Allons au bureau, maintenant, " suggéra le reporter.

"Tu sais, Charlie," fit remarquer Ruddy tandis qu’ils marchaient vers l’endroit où ils avaient laissé la vieille Ford T de Charles, " Tu ne vas pas le croire, mais je pense que j’ai déjà vu cette jeune femme. "

"Vraiment? Où? Ça ferait un article formidable si on pouvait inclure des détails sur son origine. "

"Je pense que c’est un membre d’une famille importante de Chicago, " dit Ruddy en se grattant la nuque, essayant de se rappeler l’époque où il travaillait dans cette ville.

"Tu es sûr?" demanda un Ellis très intrigué en faisant démarrer le moteur.

"Laisse-moi le temps de vérifier mes archives. Je dois y avoir une photo de cette fille. On pourra comparer. "

"Bon. Alors, allons à ton appartement pour prendre ces archives. "

Hé, je veux quelque chose à manger, d’abord. Je n’ai pas déjeuné, " grommela Ruddy.

"Oublie ça! Il faut que cet article soit prêt pour le supplément, " dit Charles avec décision.

"Oh, mec, quel boulot!"

Une fois de plus, on avait fêté le Nouvel An au manoir des Legrand à Lakewood. La salle de bal et le jardin étaient dévastés, tout couverts de serpentins et de confetti. Le champagne avait coulé librement dans tous les verres, avec pour conséquence logique des tonnes de déchets et les corps inconscients de quelques invités gisant encore à terre. Eliza s’éveilla très tard cet après-midi là, avec un terrible mal de tête qui lui vrillait les tempes. Elle s’assit sur le lit et, d’une main, sonna la cloche pour appeler la servante, qui apparut immédiatement dans la chambre avec la potion qu’elle avait l’habitude de donner à sa maîtresse, chaque fois qu’elle se réveillait après une cuite. Eliza regarda son reflet dans un grand miroir, et se rappela qu’elle avait vainement attendu Archie. Le jeune homme n’était jamais arrivé à la fête, la mettant d’une humeur épouvantable qui avait gâché sa soirée. Après tout, elle avait passé des heures à faire de son mieux pour paraître aussi séduisante qu’une femme pouvait l’être, uniquement pour tenter sa chance avec son cousin, qui était désormais sa nouvelle cible, d’autant qu’il était libre et récemment promu chef de famille.

"Oh, cher Archie, maintenant tu es ce que j’appelle une bonne prise. Je n’abandonnerai pas si facilement. Ce n’était que ma première tentative, " pensa-t-elle en se levant et en enfilant son peignoir en soie. Puis elle prit un exemplaire du New York Times d’une main et le verre de potion de l’autre, et quitta la chambre.

"Bonne année, frérot," dit joyeusement la jeune femme en faisant irruption dans la chambre encore obscure de Daniel.

"Tu pourrais parler un peu moins fort?" répondit une voix masculine et rauque depuis le lit.

"Allez, Daniel, souris et prends un peu de ça, " répondit-elle en s’asseyant sur le lit et en offrant à son frère une part de sa propre potion, qu’il accepta avec joie. " Ça y est, on est en 1919. Ce sera mon année de chance, tu vas voir. Je serai bientôt mariée. "

"Tu disais la même chose l’an dernier, " répondit railleusement Daniel.

"Oh!" gémit Eliza, " toi aussi tu devrais commencer à t’inquiéter de trouver une femme. "

Le jeune homme donna le verre vide à sa sœur et, sans répondre à la réflexion d’Eliza, se leva et alla vers la salle de bains. Daniel regarda son reflet en se lavant la figure et, une fois de plus, la même pensée vint à son esprit. La guerre était finie depuis presque deux mois, mais il n’avait eu aucune nouvelle de Candy. Il avait directement posé la question à Albert, qui lui avait répondu évasivement. " Où est-elle ? " continuait-il à se demander, et l’incertitude le tuait.

Daniel tenta de se rappeler les yeux de la jeune femme, mais même cette image commençait à se brouiller dans son esprit. Trois mois de plus, et il y aurait deux ans qu’il ne l’avait pas vue. Peut-être le souvenir de ses yeux magnifiques disparaissait-il de son cerveau, mais, à son grand désarroi, les sentiments mêlés qu’elle lui inspirait étaient encore vivants. Le jeune homme sécha ses cheveux brun rouge par d’énergiques mouvements de la serviette, tout en se demandant, pour la millionième fois, comment il pouvait en même temps haïr et désirer une femme avec une telle intensité.

"Tu es un idiot vicieux et obsédé ! " se dit-il en regardant son reflet dans le miroir, "Peut-être ", répondit-il dans son dialogue intérieur pendant que sa sœur continuait de babiller dans la chambre, " mais c’est la faute de cette femme si elle me fuit. Ça n ‘a fait qu’augmenter mes désirs pour elle. Quand tu reviendras, Candice, je te poursuivrai jusqu’à la mort. Avec Albert à l’étranger, ce sera plus facile. "

Inconsciente des pensées de son frère, Eliza lisait nonchalamment le journal, sautant d’une rubrique à l’autre sans grande concentration. Puis, quelques photos dans le supplément attirèrent son attention, et elle pâlit en reconnaissant les visages.

"Méprisable garce ! " cria aigrement la jeune femme, " Elle a finalement eu ce qu’elle avait toujours voulu, cette crève-la-faim ! "

"Hé, c’est quoi ton problème, Eliza ? " demanda Daniel irrité par le hurlement de sa sœur, " Je t’ai dit de parler moins fort. J’ai mal à la tête ! " se plaignit-il en sortant de la salle de bains.

"Tu veux savoir quel est mon problème ! " continua Eliza de la même voix aiguë. " Prends ça et regarde ce que ta chère putain a fait. Elle n’a pas perdu son temps, on peut dire, " dit-elle en donnant le journal à son frère.

Daniel prit le papier de ses mains incertaines et vit la photo qui montrait Candy, élégamment vêtue, marchant au bras de Terrence. Son visage était couvert par la voilette du chapeau, mais, au cas où il serait resté un doute sur l’identité de la jeune femme, elle apparaissait souriante et en gros plan sur une seconde photographie.

"Deux enfants terribles unissent leurs destinées. A la surprise de tous ses admirateurs, Terrence Grandchester épouse secrètement une excentrique héritière de Chicago. " était le titre de l’article.

"Ça ne peut pas être vrai ! " hurla Daniel en jetant rageusement le journal à terre. " Comment cette ordure a-t-elle réussi ça ? " demanda-t-il à sa sœur qui arpentait nerveusement la chambre.

"Rien d’étonnant, frérot. Ça a toujours été une vraie sorcière ! " répondit Eliza. " Elle doit l’avoir retrouvé, il était seul, vulnérable… "

"Quand je disais ordure, je parlais de Terrence ! " grommela Daniel.

"Peu importe. Ils en sont tous les deux ! " conclut la jeune femme en se jetant lourdement sur une causeuse, " C’est moi qui aurais dû être à sa place ! " marmonna-t-elle amèrement. "Tu réalises ce que ça veut dire ? "

"Bien sûr! Que ce crétin d’Anglais est au lit avec la femme que je désire ! " cracha Daniel furieux.

"Je me fous bien de ça!" cria Eliza, exaspérée par l’incapacité de son frère à comprendre ce qu’elle voulait dire. " Il y a quelques années, le père de Terry est mort, et il a hérité non seulement d’une partie de sa fortune, mais aussi d’un titre. Maintenant, l’orpheline de chez Pony va être une lady ! Ç’aurait dû être MOI !… Qu’est-ce que tu fais, Daniel ? " demanda Eliza en voyant son frère composer un numéro de ses doigts tremblants.

"J’appelle Buzzy pour avoir de nouvelles doses. Je crois que j’en ai besoin, " expliqua-t-il.

"Alors, dis-lui que je serai libre ce soir. Il faut que je fasse quelque chose pour oublier ça. "

"Prends un whisky, sœurette. Ça nous aidera un moment, " proposa le jeune homme en leur servant un verre à chacun. Au fond de lui, Daniel savait que sa solution n’était que temporaire.

"Deux enfants terribles unissent leurs destinées, " gloussa Terry à voix haute en buvant son thé. " Cet Ellis est vraiment drôle ! Il adore ces titres grandiloquents. "

"Tu connais le journaliste qui a écrit l’article ? " demanda Candy en essayant d’arranger ses boucles rebelles. Elle était assise sur le lit près de Terry ; ils venaient de terminer leur petit déjeuner.

"Oui, je le connais depuis quelque temps. C’est quelqu’un de bien, quoique j’aie peur de lui avoir fait passer un mauvais moment à chaque fois qu’il m’a interviewé. Mais c’est le seul en qui j’aie confiance, " répondit-il en regardant la jeune femme à ses côtés, et en pensant qu’elle avait l’air adorable dans le négligé de soie mauve qu’elle portait.

"Pourquoi, si je peux demander ? " s’enquit-elle curieusement en posant son menton sur l’épaule de Terry.

"Eh bien, il m’a prouvé une fois qu’il était assez honnête pour ne pas publier quelque chose que j’avais dit quand j’étais trop ivre pour garder ma bouche fermée, " dit-il à la jeune femme, charmé par ses caresses dans son cou.

"C’était sympa de sa part!"

"Mais je suis en train de regarder quelque chose de beaucoup plus sympa ! " dit-il en posant la tasse vide et le journal sur la table de nuit. " Viens là ! " ordonna-t-il tendrement en ouvrant ses bras. Sa femme ne le fit pas attendre.

"Bonne année," lui dit-elle en pouffant tandis qu’ils roulaient sous les couvertures.

"Et bon anniversaire aussi, " répondit-il au milieu des baisers.

Vers le début de février, Terrence devint quelque peu nerveux et irritable. Sa réapparition sur scène allait avoir lieu, et il ne pouvait s’empêcher d’être inquiet. De plus, il allait jouer dans une comédie, un genre qu’il n’avait pas exploré autant que la tragédie, et un léger sentiment d’insécurité le tracassait par moments. Néanmoins, Robert Hathaway et ses camarades étaient assez contents de lui. Benjamin Maddox, un nouveau machiniste, encore choqué par une des soudaines explosions du jeune acteur, demanda un jour comment ils étaient arrivés à travailler avec cet artiste caractériel.

"Oh, non! Ce n’est rien ! " répondit Joseph, un de ses collègues, " Tu aurais dû le voir avant. C’était l’enfer ! Rien ne semblait lui plaire ! Maintenant, il est plutôt paisible ! Il est anxieux à cause de la première, mais ça va passer. "

"Alors, je suis content de ne pas l’avoir rencontré avant ! " conclut Benjamin en gloussant.

Mais les membres de la troupe Stratford n’étaient pas les seuls à apprécier ces changements légers mais positifs dans le caractère du jeune homme. Ceux qui goûtaient le plus ces améliorations étaient les domestiques qui travaillaient chez l’acteur. Non seulement il était beaucoup plus aimable, mais même dans ses mauvais moments, ils n’avaient pas à redouter de l’affronter directement, comme par le passé.

Il était intéressant de voir comment une femme d’aussi petite taille que la jeune Mme Grandchester pouvait contrôler la situation avec autant de douceur. En dépit de son manque d’expérience comme maîtresse de maison, Candy s’était vite adaptée à sa nouvelle vie. Elle avait adopté une attitude ouverte, montrant qu’elle était prête à apprendre des employés qui travaillaient à son service, les considérant comme ses égaux et des sortes de collègues. Les domestiques sentirent aussitôt le changement et, comme la plupart des gens, cédèrent naturellement au charisme de Candy. Les cinq membres du personnel furent tous très heureux de comprendre que désormais, ils auraient affaire à cette sympathique jeune femme et non plus à son bouillant mari.

Bess et Lorie, la bonne, connaissaient déjà la pittoresque routine. Le jeune M. Grandchester arrivait fulminant, parce que quelque chose n’avait pas marché comme il s’y attendait au travail. Sa femme l’accueillait alors d’un sourire, ignorant son visage renfrogné, et le feu commençait doucement à s’éteindre. L’homme allait silencieusement jusqu’à son bureau et y restait un moment, jusqu’à ce que la jeune femme porte elle-même le thé au bureau, épargnant à la bonne cette tâche redoutée. Ce qui se passait ensuite dans la pièce n’intéressait pas les domestiques. Ce qui importait vraiment était le résultat et le fait qu’au terme du mystérieux processus, le jeune homme réapparaisse dans la salle à manger, apprivoisé voire aimable.

D’autre part, les jours où il était de meilleure humeur, ce qui était devenu plus fréquent, les domestiques découvrirent que le jeune homme pouvait même être charmant. Il était évident que Mme Grandchester savait tirer les cordes secrètes du cœur de son mari.

"C’est si émouvant de voir combien il l’aime ! " dit Bess à Lorie, un jour où elles discutaient seules dans la cuisine.

"Tu as raison," sourit la bonne, " Je pense que nous ne l’avons jamais vu vraiment amoureux jusqu’ici. "

Ainsi les jours coulaient-ils pour les habitants du 25 Columbus Drive.

A cette époque, Annie vint voir Candy pour lui annoncer la nouvelle de sa rupture avec Archibald. Lorsque la jeune blonde découvrit ce qui était arrivé, elle put à peine croire à la réaction de sa vieille amie. Elle se sentit au début très inquiète pour Annie, mais la brune paraissait si étonnamment sûre d’elle, et enthousiasmée par ses projets, que Candy finit par comprendre l’évidence : son amie d’enfance avait mûri et pris en charge sa propre vie.

Annie ne resta à New York qu’une semaine. Bientôt, la jeune femme fit ses bagages et, après avoir dit au revoir aux Grandchester et à son père – qui l’avait accompagnée depuis Chicago – prit le bateau pour commencer son long voyage vers l’Italie. Une semaine plus tard, Albert fit de même, entreprenant une nouvelle aventure qui allait changer sa vie.

Deux des personnes les plus importantes de sa vie étant parties pour un temps indéfini, on aurait pu penser que le bonheur de Candy aurait pu être enténébré. Néanmoins, elle avait une nouvelle raison de se sentir particulièrement forte et joyeuse. Elle n’attendait que le moment adéquat pour partager ses bonnes nouvelles, et l’occasion arriva par hasard un certain soir après souper.

"Qu’est-ce que c’est ? " demanda la jeune femme à son mari, en vidant les poches de sa veste avant de l’envoyer à la laverie. Le jeune homme regarda avec contrariété l’enveloppe que Candy tenait en main.

"C’est quelque chose que je voudrais ignorer, " répondit-il avec indifférence en sortant de la douche, " C’est une invitation à l’une des réceptions ennuyeuses que donne M. Walter Hirschmann, un vieil homme encore plus ennuyeux que ses réceptions, " ajouta Terry moqueusement.

"Je vois. Est-ce que je la jette, alors ? " lui demanda-t-elle d’un ton naturel, et, le voyant hésiter, elle comprit que malgré sa répugnance, la réception était assez importante, " ou… il y a quelque chose d’autre que tu ne m’as pas dit ? "

"Eh bien oui," répondit-il en se jetant lourdement sur le lit. " Cet homme est un critique dont j’ai… disons… refusé les invitations par le passé. "

"Tu veux dire que tu l’as snobé plusieurs fois, " dit-elle sévèrement avec un regard significatif.

"D’accord, je lui ai manqué d’égards, si tu veux le dire comme ça, " accepta-t-il en levant les yeux au plafond.

"Ce n’est pas dangereux pour ta carrière de traiter un critique de cette façon ? " demanda-t-elle intriguée.

"Voilà que tu parles comme Robert et ma mère. Je ne sais pas pourquoi je t’ai dit ça ! " regretta le jeune homme.

Candy put percevoir le conflit interne de Terry, et, pour apaiser la situation, elle s’assit près de lui et, en repoussant les mèches du jeune homme de ses doigts, essaya de le tranquilliser.

"Ce M. Hirschmann est vraiment si ennuyeux ? " murmura-t-elle doucement. " Peut-être que tu devrais lui donner une chance pour éviter d’autres problèmes. Ça ne veut pas dire que tu jouerais pour lui faire plaisir. Ce serait juste une politesse de ta part. Et puis, tu n’as pas à rester toute la soirée, non ? "

Le jeune homme la regarda, sans être vraiment convaincu, mais elle sentit qu’il était sur le point de céder. Elle continua donc et décida d’ouvrir l’enveloppe.

"Regarde, il me mentionne même dans l’invitation. C’est vraiment gentil de sa part ! " dit-elle en souriant. " Allez, Terry ! Peut-être même qu’on va un peu s’amuser. On ne sait jamais. Dis qu’on va y aller. "

"Et qu’est-ce que je gagnerai en échange de mon sacrifice ? " marchanda-t-il d’un air rusé, commençant à voir le côté amusant du problème.

Candy jeta un oeil sur la date de l‘invitation, constatant qu’elle cadrait parfaitement avec son but.

"Oh! Tu as remarqué que la réception est le même jour que la première ? " demanda-t-elle avec un vif sourire.

"Bien sûr! Il veut que je souffre juste devant lui, cet horrible petit vieux ! " se plaignit-il, " Mais ne change pas de sujet, dis-moi ce que je gagnerai ! "

"J’aurai une surprise pour toi ce jour-là, mais tu devras attendre jusqu’à ce qu’on quitte la réception… après un délai raisonnable, pour que notre hôte ne se sente pas offensé, " l’avertit-elle.

"Est-ce que la surprise va me plaire ? " demanda-t-il, encore dubitatif.

"Hmmm… j’espère que oui, disons " répondit-elle, et il finit par hocher la tête en signe d’acceptation. En fait, le jeune homme avait tout simplement oublié le sujet, car il était livré à des préoccupations plus agréables.

Le jour de la réception arriva enfin et, malgré l’anxiété de Terry, tout se passa merveilleusement. Comme à l’accoutumée, son talent sur scène fut éblouissant, et son Petruchio fut chaleureusement accueilli par le public exigeant de New York. Il n’en était pas conscient, mais son jeu reflétait une maturité nouvelle que le public reconnaissait et appréciait. Lorsque le rideau se leva une dernière fois, pour que la troupe puisse saluer en réponse aux rappels, il leva les yeux vers les loges et vit les visages souriants d’Eléonore et de Candy qui se joignaient à l’ovation. La jeune femme rencontra son regard, lui permettant de lire dans ses yeux combien elle était fière de lui. Ses inquiétudes sur la réception de Hirschmann furent ainsi reléguées dans l’oubli.

Plus tard, dans la même soirée, Candy constata que Terry avait bien jugé M. Hirschmann. Il était effectivement ennuyeux, snob et artificiel, mais ses réceptions n’étaient pas si désagréables, après tout, car il connaissait quantité de gens intéressants qui rendaient la soirée moins ennuyeuse. Ironiquement, Mme Hirschmann était une sympathique femme entre deux âges - peut-être trop jeune pour le vieux critique – qui fut rapidement captivée par la nouveauté de la saison à Broadway, en d’autres termes la femme de Terry. La jeune femme attirait l’attention des invités depuis qu’elle était entrée dans le hall, et, au milieu de la soirée, Terry constata que les choses n’allaient pas si mal qu’il ne l’avait pensé. Le couple dansa même un long moment, chacun goûtant la proximité de l’autre et la liberté d’être ensemble en public. Il n’eut pas à regarder sa montre, ce qu’il faisait habituellement lors des rares occasions où il allait à ces fêtes. Lorsqu’il s’en aperçut, il était déjà l’heure de partir.

La journée avait été épuisante, et lorsqu’ils arrivèrent chez eux, très tard dans la soirée, le jeune homme s’écroula littéralement dans son fauteuil favori. La jeune femme s’assit devant sa coiffeuse, ôtant les bijoux qu’elle avait portés durant la soirée. Elle regarda brièvement le collier étincelant que son mari lui avait donné en cadeau de Noël, puis le rangea dans un écrin. Puis elle se mit à enlever les épingles qui retenaient sa coiffure, libérant peu à peu ses boucles blondes. Assis près de la cheminée, Terry observait le rituel féminin d’un œil amusé, admirant le contraste charmant de la peau blanche de Candy avec l’éclat noir de sa robe en satin et guipure. Néanmoins, une question brûlait en lui, et la lenteur de Candy le désespérait.

La jeune femme semblait ignorer l’anxiété de Terry, et elle continua sa tâche en commentant la réception et la pièce. Le jeune homme ne répondait qu’à contrecœur, une partie de lui se consumant de curiosité pour la présumée surprise qu’elle lui avait promise, et l’autre commençant à se perdre dans le spectacle de sa femme se déshabillant devant lui en mouvements naturels. Pourtant, il ne voulait pas trahir son impatience.

Candy entra dans la chambre et n’en ressortit qu’après quelques minutes, sentant les roses fraîches et portant une robe blanche. Elle resta debout à l’entrée de la chambre, regardant le jeune homme toujours vêtu de son smoking, l’impatience peinte sur son beau visage. Elle rit intérieurement, décidant qu’il lui fallait le libérer de la curiosité qui le tourmentait, et finit par aller vers lui et s’asseoir sur ses genoux.

"Alors, est-ce que tu vas me récompenser pour le gros sacrifice que je t’ai fait ce soir ? " dit-il, rompant le silence.

"Oh, oui!" répondit-elle distraitement, " Hummm, est-ce qu’il est vraiment urgent que tu aies ta surprise tout de suite ? " demanda-t-elle, les bras enroulés autour de son cou, admirant l’effet du feu dans ses yeux bleu-vert.

"Tu ne vas pas me dire que tu ne l’as pas ici, non ? " répondit-il avec un léger signe de déception, qui lui fit penser combien il pouvait être puéril par moments.

"Eh bien, oui et non!" grimaça la jeune femme, en défaisant par jeu le nœud de sa cravate.

"Allez! C’est pas gentil ! J’ai fait ce que tu voulais, et maintenant je veux ma récompense ! " insista-t-il, sans savoir s’il était fâché ou excité par la proximité du corps de la jeune femme, sentant déjà le parfum de fraises de sa respiration sur son visage.

"Tu vois, Terry, il y a un petit problème ! " sourit-elle en déboutonnant sa chemise, " Je travaille encore à ton cadeau, et ça va prendre un peu de temps. Mais au moins, je peux te garantir que tu es sûr de l’avoir. "

Le jeune homme regarda les yeux d’émeraude qui brillaient d’espièglerie, et il commença à se sentir pris au piège.

"Je crois que tu m’as menti, voilà tout ! " rétorqua-t-il avec méfiance.

"Non, ce n’est pas ça ! " rit-elle ouvertement, décidant qu’il avait déjà assez souffert, " J’ai une partie de la surprise, le reste va arriver plus tard. " Et sur ces derniers mots, Candy se leva et alla vers sa coiffeuse pour tirer une enveloppe allongée de l’un des tiroirs. Elle la tendit à son mari.

Le jeune homme regarda les timbres, et sut immédiatement que l’enveloppe était arrivée d’Angleterre. Il jeta un regard étonné à la blonde, qui le pressa de voir ce qu’il y avait dedans. Terry trouva un manuscrit soigneusement plié, avec un arbre généalogique interminable qui commençait en 1660, à la naissance de Georges 1er, fondateur de la dynastie de Hanovre, qui gouvernait l’Angleterre depuis 1714. La maison de Grandchester était une de ses branches, qui se terminait avec les quatre enfants de Richard Grandchester.

"Je me rappelle que mon père avait insisté pour que j’apprenne tout ça par cœur, " commenta Terry en levant les yeux du document, " mais comment as-tu fait pour l’avoir ? "

"J’ai écrit à M. Stewart pour lui demander de nous envoyer ton arbre généalogique, " répondit-elle.

"Tu voulais connaître les obscurités de mon passé, n’est-ce pas ? " plaisanta-t-il, " mais tu aurais pu te contenter de me demander. Si tu veux, je peux encore réciter toute l’histoire, avec tous les Georges, William et Edouard, y compris mon arrière-grand-tante Victoria et le cousin de mon père, Georges V le Coincé, roi de Grande-Bretagne et d’Irlande, empereur des Indes et raseur de première catégorie. L’histoire est assez ennuyeuse, cela dit, " la prévint-il.

"Tu n’aimes pas beaucoup la famille de ton père, " dit-elle d’un air pincé, " mais tu te trompes. Ce n’est pas que j’aie été curieuse de ton passé, je voulais juste avoir l’arbre pour te le donner, " expliqua-t-elle en reprenant place sur les genoux de son mari, " parce qu’il est temps pour nous de contribuer à la lignée. Et c’est l’autre partie de la surprise que je voulais te dire. "

"Qu’est-ce tu entends par là ? " demanda le jeune homme sans comprendre.

"Eh bien, il y a encore de la place sur cet arbre pour que nous y ajoutions quelques descendants, " dit-elle en désignant le document. " Dans quelques mois, nous ajouterons un nouveau nom à la maison de Grandchester. Mais avec nous comme parents, je ne crois pas que ça puisse faire un bon ou une bonne aristocrate, " conclut-elle avec un sourire, attendant de voir la réaction de son mari.

Le jeune homme resta muet tandis que les mots de Candy entraient lentement dans ses oreilles. Les paroles résonnaient dans son esprit, mais il lui fallut quelque temps pour comprendre leurs implications. Il regarda le visage de la jeune femme, mémorisant chaque trait de son expression à ce moment, et, enfin, la compréhension lui offrit une joie qu’il n’avait jamais connue auparavant.

"Tu veux dire que… " marmonna-t-il, encore sonné par la nouvelle.

"Oui!" murmura-t-elle en appuyant son front sur le sien. " Nous allons avoir un enfant. C’est mon cadeau pour toi ! Félicitations pour ton jeu de ce soir, Terry. "

"Tu… tu es sûre ? " bafouilla-t-il, sans pouvoir complètement s’imaginer en père.

"Absolument. Le docteur a confirmé mes soupçons pas plus tard qu’avant-hier, " expliqua la blonde. " Tu n’en es pas heureux ? " demanda-t-elle avec quelque doute devant sa réaction stupéfaite.

"Heureux?" s’étonna-t-il en commençant à rire de façon presque hystérique, " Je n’arrive pas encore à digérer tant de bonheur, Taches de son ! C’est la meilleure nouvelle que j’aie jamais reçue, " conclut-il en prenant sa femme dans ses bras, la balançant doucement jusqu’à ce qu’ils tombent tous deux sur le lit.

"Hé!" protesta-t-elle au milieu des rires, " Tu devrais être plus prudent maintenant ! " le prévint-elle doucement, et il réagit en desserrant son étreinte et en s’écartant, sans savoir comment réagir.

"Je… je suis désolé. Je n’ai jamais été… marié avec une femme enceinte ! " dit-il, perplexe.

"Eh bien, je n’ai jamais été enceinte avant, non plus, " sourit-elle pour le rassurer, " Mais on apprendra ensemble. Tout de même… tu n’as pas besoin d’être trop prudent, Terry, " suggéra-t-elle avec un battement de paupières significatif, et il comprit ce qu’elle voulait dire. La seconde d’après, un goût de cannelle bien connu envahissait la bouche de la jeune femme.

"Je peux te demander quelque chose?" marmonna-t-il alors qu’une idée traversait son esprit au milieu de leur étreinte.

"Oui."

"Tu m’aurais dit la nouvelle même si je n’étais pas allé à la réception de Hirschmann, n’est-ce pas ? " demanda-t-il.

"Bien sûr," grimaça-t-elle, sachant qu’il avait découvert sa ruse. " J’avais l’intention de te le dire ce soir de toute façon. Je ne voulais rien dire avant, parce que je n’étais pas encore sûre. Mais tu ne regrettes pas d’être allé à la réception, non ? " Elle le regarda en souriant.

"Je ne devrais pas te laisser t’en tirer si facilement, petite cachottière irrécupérable, mais cette nuit je pourrais te pardonner n’importe quoi, " dit le jeune homme, oubliant la question dans un autre baiser, et elle répondit en dénouant la ceinture de sa robe de soie, seul vêtement à couvrir son corps nu.

Perdu dans l’attraction de leur échange sensuel et la joie nouvelle de savoir que ses rêves d’une famille avec Candy allaient bientôt se réaliser, Terry laissa tomber dans l’oubli toutes ses inquiétudes sur les critiques que les journaux publieraient le lendemain matin. C’était quelque chose qui ne lui était jamais arrivé un soir de première.

Candy sortit de la salle de bains et, après avoir soigneusement séché ses longs cheveux, mit une blouse de coton blanc délicatement brodée, assortie à la jupe rose qu’elle avait choisie. Elle avait prévu de trouver un travail dans une clinique, mais, à cause de sa grossesse, elle avait fini par remettre le projet à plus tard, pensant qu’il vaudrait mieux se dévouer à son rôle d’épouse et de mère pendant quelque temps. Néanmoins, elle ne s’ennuyait pas du tout. Fort Lee au printemps pouvait être un endroit ravissant, et elle en avait profité. Après avoir aidé Bess et Lorie aux corvées ménagères, la jeune femme avait l’habitude d’aller se promener sur la rive de l’Hudson, et de revenir se détendre un moment seule avant que son époux n’arrive.

Elle regarda son reflet dans le miroir, admirant fièrement la courbe croissante de son abdomen. Ses joues avaient retrouvé leur rouge habituel, et ses yeux avaient un nouvel éclat. Une sorte de dialogue tranquille, qu’elle ne comprenait pas complètement mais aimait profondément, avait commencé entre la jeune femme et la nouvelle vie qui bougeait déjà en elle. Elle adorait s’asseoir dans le salon pour voir le soleil se coucher sur les étangs qui entouraient le quartier, et, en contemplant le paysage paisible à travers la fenêtre, elle écoutait avec attention le langage silencieux qu’elle partageait avec son enfant.

Une boucle rebelle s’échappa du ruban rose avec lequel elle nouait négligemment ses cheveux en queue de cheval, et elle l’écarta discrètement. Elle soupira, se souvenant que dans quelques jours elle aurait vingt et un ans. Elle savait que la vie avait encore beaucoup de choses en réserve pour elle, certaines bonnes, d’autres moins, mais, en cette soirée paisible, elle se sentait si pleinement heureuse que toutes les douleurs à venir ne signifiaient rien pour son cœur confiant.

Candy avait dans ses mains le courrier qui était arrivé dans la semaine. Des nouvelles d’Italie, du Nigeria, de France, de Chicago, de Lakewood et de la Maison Pony, lui souhaitant un bon anniversaire. Chacune de ces lignes lui apportait l’amour de ceux qui lui étaient chers et importants. Elle lut à nouveau chacune des lettres, en disant intérieurement au bébé qui étaient tous ces gens. Plus tard, elle prit un exemplaire imprimé d’un scénario qui était posé sur une table voisine. Et elle commença à lire…

"Retrouvailles, par Terrence G. Grandchester. "

Epilogue à suivre


Fin de la troisième partie et du chapitre 15

© Mercurio 2003