Retrouvailles dans le tourbillon
Par Mercurio

(généreusement traduit de l'anglais par Gérald )

NOTE DE LA WEBMISTRESS

La fiction suivante présente un contenu qui, par sa nature, s'adresse à un public, disons, "ADULTE"... Afin d'éviter toute réaction négative envers cette fiction, veuillez donc prendre en considération cet avertissement...

CHAPITRE QUINZE

Quoi que le futur puisse apporter

Deuxième partie

Retrouvailles

Pour la centième fois de la matinée, Archie regarda ses doigts gantés. La voiture les emmenait, lui et son oncle, à travers les rues encombrées. Le jeune homme repoussa de sur son front ses mèches couleur de sable, et essaya à nouveau de changer de position sur le siège, mais il ne put se mettre à l’aise. Albert jetait de temps en temps un regard à son neveu, se demandant encore si ç’avait été une erreur de laisser Archie venir avec lui, mais il se répéta qu’il n’avait pas le choix, tant le jeune homme avait insisté avec véhémence. Albert espéra qu’Archie tiendrait sa promesse et se conduirait en gentleman.

Dès que Terry avait reçu un télégramme de France, annonçant la date où Candy serait de retour à New York, le jeune homme avait pris soin de faire connaître la bonne nouvelle à Albert. Aussitôt, le millionnaire décida de se rendre à New York, pour être là quand la jeune femme arriverait d’Angleterre. Quant à Archie, dès qu’il fut au courant, il ne put réfréner son désir de revoir Candice et supplia Albert d’accepter sa compagnie. Albert essaya de faire renoncer Archie à une telle idée, sachant que la situation serait extrêmement douloureuse pour son neveu. Néanmoins, le jeune homme n’écouta pas les raisons de son oncle, et celui-ci finit par céder à ses vœux.

La voiture continuait de rouler, et Archie voyait, par la fenêtre du véhicule, de doux flocons de neige qui commençaient à tomber sur le quartier où ils entraient. C’était un vrai changement de contempler ce paysage serein, alors qu’ils avaient longtemps suivi les avenues bruyantes de Manhattan après avoir quitté la gare. Si proches qu’ils soient de la Grosse Pomme, ce quartier résidentiel de Fort Lee, New Jersey, était une sorte d’oasis à tout juste une heure de " la ville " , comme les habitants du lieu appelaient habituellement New York. Pourtant, le panorama paisible ne soulagea pas Archie de ses déplaisantes pensées.

Finalement, la voiture s’arrêta devant une des maisons de la longue rangée, et les passagers comprirent qu’ils étaient arrivés à destination. Ensuite, tout pour Archibald arriva au milieu d’un brouillard. L’endroit était charmant, et le maître de maison reçut ses visiteurs avec une affabilité chaleureuse qui étonna les domestiques, habitués aux façons rudes de leur maître. Archie observa d’un air distant Albert et Terrence qui s’étreignaient fraternellement, visiblement heureux de se revoir après avoir été si longtemps séparés par les circonstances.

"C’est incroyable de te voir après si longtemps ! " dit Terry à son vieil ami. " Presque huit ans depuis la dernière fois qu’on s’est vus à Londres. "

"Oui, je peux à peine y croire," gloussa Albert en tapant sur l’épaule de Terrence, " tu n’es plus ce gars maigrichon qui cherchait la bagarre avec des adultes, comme je m’en souviens, " plaisanta l’homme blond.

"Eh bien, j’ai peut-être grandi un peu, mais je suis toujours doué pour me fourrer dans les ennuis. Mais tu ne rajeunis pas non plus, " répondit Terrence en riant franchement, puis il se tourna pour regarder l’autre homme blond, derrière Albert. Terrence sourit gentiment à son ancien camarade de classe. " C’est sympa de te revoir, Archie, il y avait longtemps depuis cette dernière occasion à Chicago, n’est-ce pas ? " dit le jeune homme en tendant la main.

"C’est vrai. Je suis content de te voir aussi," fut la réponse polie mais froide d’Archibald, mais Terrence ne s’en aperçut pas. Il était trop heureux, en sentant que le moment d’avoir de nouveau dans ses bras la femme qu’il aimait se rapprochait à chaque seconde.

Albert et Terry continuèrent à bavarder longuement, tandis qu’Archie suivait la conversation sans trop d’intérêt. Le dîner dura des heures qui semblèrent interminables à l’homme aux yeux marron, mais il résista du mieux qu’il pouvait, se disant que la seule chose importante était que Candy arriverait le lendemain matin et qu’il pourrait la revoir. C’était tout ce qu’il voulait, et, qu’elle soit devenue la femme de Terry ou la reine de Saba, il avait besoin de la voir, même si pour elle il ne pouvait être que le bon vieux cousin Archie.

Il est inutile de dire qu’il ne put dormir de la nuit. Il se retournait dans le lit qui paraissait soudain trop large et vide, tandis qu’une étrange détresse envahissait son cœur. Il marcha en rond dans la chambre, se rendant compte qu’il valait mieux profiter de son insomnie. Il descendit donc pour finir de relire le dernier acte qu’il avait écrit. Le jeune homme alluma le feu dans le bureau. Encore accroupi devant la cheminée de pierre, il se demanda pourquoi il se sentait si mal à l’aise, comme si quelque chose de mauvais se préparait.

Le jeune homme secoua la tête, essayant de disperser ses idées noires.

"C’est juste que je suis nerveux, parce qu’elle va être là demain… " essaya-t-il de se convaincre, mais, en dépit de ses efforts pour rester calme, l’aube le surprit toujours plongé dans les mêmes considérations.

Après avoir déjeuné au Waldorf Astoria, où ils logeaient, les André retrouvèrent Terrence sur les quais, espérant que le navire de Candy arriverait à l’heure. L’endroit était plein : de plus en plus de bateaux arrivaient d’Europe depuis la fin de la guerre. Des marins, des immigrants, des marchands, des familles entières, attendant l’arrivée de ceux qu’elles aimaient, occupaient le terrain, donnant aux quais une sorte d’humeur festive.

Les trois hommes attendirent, essayant d’apaiser leur impatience en parlant de choses et d’autres, mais il ne fallut pas longtemps avant qu’Archie ne laisse son oncle et son nouveau " cousin par alliance " parler des projets d’avenir de ce dernier, et ne parte se promener le long des quais.

De son côté, Terry n’écoutait Albert qu’à moitié, car le même pressentiment désagréable continuait à le tourmenter, de plus en plus fort à mesure que l’horloge avançait. Pourtant, Albert avait une conversation si intéressante qu’en dépit de ses inquiétudes, Terry finit par participer réellement à la discussion.

Malheureusement, même Albert commença à s’inquiéter quand ils comprirent que le bateau mettait trop de temps à arriver. C’est alors que Georges, qui accompagnait Albert comme à son habitude, décida de s’informer du S. S. Reveer auprès des employés. Lorsqu’il ressortit du bureau où il s’était enquis de l’arrivée du bateau, son visage bronzé avait soudainement pâli, et ses yeux montraient une légère trace de peur que trahissaient ses traits habituellement inexpressifs. Albert le regarda, et sentit son estomac se nouer.

"Qu’est-ce qu’ils vous ont dit?" demanda Albert d’une voix sèche.

"Eh bien, Monsieur, ils m’ont donné des nouvelles du bateau, mais je crains qu’elles ne soient pas très bonnes. " Toujours sérieux, Georges essayait d’expliquer les choses du mieux qu’il pouvait.

"Qu’est-ce que vous dites, Georges, parlez!" demanda un Archie très alarmé, qui était revenu de sa promenade le long des quais, juste à temps pour entendre la dernière phrase de Georges.

"Ils viennent de… recevoir un télégramme d’Angleterre, " dit l’homme aux cheveux bruns en baissant les yeux, " Le navire où Mme Candy voyageait a traversé une tempête au large de l’Irlande. Malheureusement, les pompes n’ont pas fonctionné, et le S. S. Reveer a coulé à 200 milles de la côte. "

Archie regarda Albert, sans vraiment croire ce que ses oreilles avaient entendu, espérant que les paroles de Georges n’étaient qu’un rêve. Mais quand il vit la terreur dans les yeux d’Albert, il comprit qu’il était éveillé.

"Il y a des survivants ? " parvint à demander Albert d’une voix rauque.

"Oui, M. André," annonça Georges, "mais ils n’ont pas encore la liste des noms. "

"Mais pourquoi n’avons-nous rien lu sur un naufrage dans les journaux?" demanda Archie, visiblement bouleversé.

"Eh bien, Monsieur," continua Georges, " J’ai posé la même question à l’employé, et il m’a dit qu’à cause du mauvais temps, le navire s’était arrêté environ quatre jours en Irlande. Le naufrage a eu lieu hier matin. Les nouvelles seront sûrement dans les journaux cet après-midi. "

"Quand… quand… saurons-nous…" essaya de demander Albert, mais sa voix le trahit avant qu’il ne puisse finir la phrase.

"Les noms des survivants, Monsieur?" acheva Georges qui avait deviné la question de son patron, " Ils disent qu’ils vont chercher pendant deux jours. Ensuite, nous pourrons savoir si… si Mme Candy est parmi les survivants, " bégaya Georges, lui aussi ému par les évènements.

C’est seulement alors qu’Albert se souvint de Terry, et se tourna pour regarder le jeune homme, qui était toujours assis sur le banc où ils avaient attendu. Ses yeux étaient perdus dans l’horizon lointain et bleu, comme s’ils oubliaient complètement toute préoccupation terrestre. Son visage avait blêmi, lui donnant une apparence languide qui rappela à Albert sa sœur Rosemary, dans les derniers jours avant sa mort. Se rendant compte que le jeune homme n’avait pas ouvert la bouche depuis que Georges était sorti du bureau, Albert comprit que Terry était en état de choc.

"Terry," l’appela-t-il, en posant la main sur l’épaule de son ami. " Tu m’écoutes, Terry ? "

Mais le jeune homme n’émit aucune réponse, les yeux fixés sur les eaux paresseuses qui baignaient les quais, les mains posées sur ses deux genoux. Albert observa qu’elles griffaient presque le pantalon du jeune homme, tremblant légèrement.

"Terry, Terry!" appela de nouveau Albert.

"Hmmm?" répondit distraitement Terrence.

"Tu as entendu ce que disait Georges, n’est-ce pas ? " demanda le jeune millionnaire pendant qu’Archie, les yeux pleins de larmes, regardait la scène sans pouvoir comprendre la réaction de Terry.

"Oui… le naufrage," répondit Terry, et à ce moment ses yeux se tournèrent pour regarder Albert, le bleu de la mer rencontrant le bleu du ciel, et son aîné put voir un étrange éclat dans les pupilles de son ami, " tu ne penses pas qu’elle est morte, n’est-ce pas ? " dit Terry d’un ton de défi en se levant du banc.

"Personne n’a dit ça, Terry," répondit Albert en essayant d’avoir l’air sûr de lui, même s’il sentait sa foi diminuer peu à peu en lui.

"Tant mieux, parce qu’elle va très bien ! " affirma Terry avec une conviction qui fit trembler ses trois compagnons, " Et maintenant, vous pensez rester ici toute la journée ? " leur demanda-t-il.

"Non… pas vraiment. C’est juste qu’on était tellement secoués. Terry, tu dois comprendre que la situation est grave, " répondit Archie, décontenancé par les paroles de Terry.

"Ce n’est pas vrai ! " hurla l’homme brun comme si Archie avait prononcé un blasphème, " Ne dis jamais ça ! Elle va très bien ! " insista-t-il, rugissant presque.

"D’accord, Terry, personne ne dit le contraire," essaya de s’interposer Albert, " Et maintenant, si on allait chez toi pour discuter de ce que nous allons faire pendant ces deux jours, avant de savoir où est Candy. Ça te va ? " demanda son aîné, et Terry se contenta d’un hochement de tête, retombant dans son mutisme.

Les quatre hommes remontèrent dans la voiture, et bientôt elle ne fut plus qu’un point qui disparut dans le lointain.

Les quarante-huit heures qui suivirent furent très proches de l’enfer pour les trois hommes, quoique les sentiments de chacun fussent remarquablement différents. Archie était peut-être le plus pessimiste des trois. Depuis qu’il avait appris la nouvelle du naufrage, le jeune homme sombrait lentement dans une dépression noire, sentant que les douleurs endormies de son cœur commençaient à se réveiller. Ne sachant pas comment affronter cette situation douloureuse et ce sentiment de perte anticipée, il se contenta de laisser son anxiété s’exprimer dans un étalage involontaire d’irritation et d’agressivité, dont son entourage eut à souffrir.

Aussi curieux et contraire à toute raison que cela ait pu être, Terrence se confina dans un silence et une négation complets. Il ne parlait presque jamais, et, en dépit des efforts de la cuisinière, il mangeait et dormait à peine. Une fois que ses invités eurent décidé quoi faire pendant le temps où il leur fallait attendre, le jeune homme se contenta de s’enfermer dans son bureau. Pendant des heures, il resta assis dans un fauteuil, regardant dans le vide et se répétant intérieurement que ses étranges pressentiments lui disaient juste qu’elle arriverait plus tard que prévu.

Quant à Albert, obéissant à son caractère posé, il réagissait mieux à la situation que ses deux jeunes amis. Lui et Georges passèrent les coups de téléphone nécessaires, envoyèrent des télégrammes outremer aux gens qui pouvaient les aider à savoir aussitôt que possible si Candy avait survécu au naufrage, et décidèrent quoi faire tant qu’ils ne recevaient pas le rapport définitif d’Angleterre. Néanmoins, intérieurement, Albert était lui aussi ravagé, sachant, par un télégramme de son ancien beau-frère l’amiral Brown, que les possibilités de survivre dans les eaux froides de l’Irlande pendant une tempête étaient très faibles.

Les jours passèrent très lentement, mais finalement, le 9 décembre, le téléphone sonna chez Terrence. C’était un employé de l’ambassade britannique, et Edward, le majordome, prit la communication. Il tint l’écouteur, hochant la tête en silence ou répondant par monosyllabes. Les André, qui attendaient dans le salon, le regardèrent en sentant leur sang se glacer.

"M. André," dit à Albert le majordome grisonnant, " Je pense que ce Monsieur veut vous parler, " et en disant cela il donna le téléphone à l’homme blond, qui parla un moment à l’employé. Son visage pâlit dramatiquement. Lorsque Albert raccrocha, il avait vieilli de dix ans et ses yeux, pour la première fois en trois jours, étaient pleins de larmes.

Candice Neige André avait effectivement embarqué sur le S. S. Reever à Liverpool, le 1er décembre, comme le confirmait le registre des passagers, mais son nom n’était pas sur la liste des dix survivants, tous des hommes, qui avaient été recueillis quelques heures auparavant et hospitalisés, car ils souffraient d’hypothermie après être restés près de deux jours dans l’eau froide. Ils étaient restés inconscients pendant des heures et n’avaient pu donner aucun récit des événements, arrivant tout juste à dire leurs noms.

"Alors, c’est confirmé," dit Albert d’une voix rauque, " Elle est morte… notre Candy est morte ! " murmura le jeune homme en sanglotant silencieusement, au moment où Terrence entrait dans le salon, mal rasé et les yeux cernés de noir par le manque de sommeil.

Archibald pleurait seul, debout près d’une fenêtre, en marmonnant d’une voix presque inintelligible qu’il était condamné à perdre tous les gens qu’il aimait. A l’extérieur, les étangs qui abondaient aux environs commençaient à geler, mais le froid de la saison n’était rien, comparé à l’atmosphère glacée qui venait d’envahir la maison.

Terrence resta silencieux au milieu de la pièce. Un léger froncement de sourcils était apparu sur son visage, reflétant un mélange de confusion et de détresse. Néanmoins, il eut beau chercher dans les profondeurs de son cœur, il ne put ressentir la douleur qu’il s’attendait à éprouver. Le jeune homme se demanda pourquoi il ne souffrait pas, pourquoi le lien subtil qui le reliait à sa femme lui disait qu’elle allait bien, qu’elle était encore loin, mais qu’elle allait bien.

"Ils peuvent se tromper, " finit-il par dire sèchement, " Je pense qu’elle n’est pas morte, " répéta-t-il, et à chaque mot il avait plus confiance dans son pressentiment.

"Tu n’as pas écouté? Arrête de fuir la réalité et secoue-toi ! " lança Archie, visiblement furieux des paroles de Terry, " J’ai traversé cette situation autrefois, et je peux te dire qu’on ne gagne rien à nier la vérité. Aussi dur que ce soit, il te faut accepter l’idée qu’elle est morte ! " laissa-t-il tomber amèrement.

"Depuis quand es-tu fondé à me dire ce que j’ai à faire, Archie ? " demanda Terry, en sentant que le lien très mince qui retenait son mauvais caractère d’éclater venait de se briser, " Ta sagesse va-t-elle aussi m’éclairer sur ce que je dois ressentir ? "

"Au moins, tu pourrais te conduire comme un homme et accepter la réalité, au lieu de retourner t’enfermer dans cette pièce ! C’était ta femme, non ? Alors, regarde les choses en face et assume-les ! " explosa Archie.

"Qu’est-ce que tu sais de mes sentiments?" répondit Terry, la fureur brillant déjà dans ses yeux.

"Messieurs! Ce n’est pas le moment de nous disputer ! S’il vous plaît ! " intervint Albert pour arrêter la dispute, sachant qu’elle allait tourner en un échange violent, " Vous savez bien que Candy ne serait pas très fière de nous si elle était là. "

Archie desserra ses poings, qui étaient prêts à frapper le visage de Terry. Sans rien trouver à dire, il quitta silencieusement la pièce, espérant qu’une promenade aux environs l’aiderait à apaiser son tumulte intérieur. Les deux autres jeunes gens restèrent silencieux un moment, perdus et désorientés.

Albert se laissa tomber sur le divan, les coudes sur les genoux, et enfouit son visage dans ses mains. Il sentait que ses derniers restes de force venaient de s’éteindre. En esprit, tout en pleurant silencieusement sans regarder Terry assis à ses côtés, l’homme blond revit ses souvenirs de la fillette souriante qu’il avait rencontrée sur la colline de Pony. Il revit l’enfant blonde pleurant sous la pluie, la douce fillette qu’il avait sauvée du torrent, l’adolescente au cœur brisé qui n’avait pas su quoi faire quand la mort lui avait pris le garçon qu’elle aimait, la jeune rebelle qui s’était enfuie du collège, mais surtout la gentille jeune femme qui l’avait aidé avec désintéressement, pendant la période difficile où il était malade et où personne ne lui faisait confiance, parce qu’il ne pouvait pas se rappeler son passé.

Le jeune homme se souvint du temps où il avait vécu avec Candy dans ce petit appartement de Chicago, les innombrables bons moments qu’ils avaient partagés, le rire et aussi les larmes. Puis des images des années suivantes déferlèrent dans son esprit, des années où la femme qu’elle était devenue l’avait aidé à affronter sa solitude et les responsabilités qu’il détestait.

"Candy, tu avais un beau sourire," pensa-t-il, " et maintenant… je ne le reverrai jamais. "

"Albert," appela Terry, s’adressant à l’homme qui pleurait silencieusement auprès de lui.

"Oui, Terry?" s’étonna l’homme blond en se tournant vers son ami, les yeux transfigurés par la douleur.

"Qu’est-ce que tu penses faire maintenant?" demanda le jeune homme.

"Je… je suppose qu’on n’a pas le choix, " bafouilla Albert, " nous devons prévenir notre famille, les dames de l’orphelinat… tous nos amis. "

"Albert," dit Terrence avec un regard d’espoir, la voix encore hésitante, " J’ai… j’ai une… espèce de pressentiment… donne-moi juste un jour. Attendons un jour de plus avant de prévenir tout le monde. "

"Mais, Terry," objecta Albert, "il n’y a plus d’espoir. Elle n’aurait pas pu survivre dans cette tempête. "

"Je sais que ce n’est pas rationnel, " insista le jeune homme, " mais c’est la seule chose que je te demande… Je t’en prie. "

Albert soupira, sans vraiment savoir s’il avait raison, mais finit par céder et opina d’un geste silencieux.

"M. Grandchester," dit une timide voix féminine de l’autre côté de la porte, " J’ai apporté votre dîner, " insista la femme en frappant à la porte, sans recevoir de réponse, " M. Grandchester, s’il vous plaît, il faut que vous mangiez quelque chose ! "

Soudain, alors qu’elle avait déjà renoncé, la porte s’ouvrit et elle se risqua à entrer dans la chambre obscure.

"Posez juste le thé et remportez le reste. Je n’ai pas faim, " ordonna une voix masculine dans le noir.

"Mais, Monsieur," rétorqua la femme, "Je ne connais pas votre femme, mais je suis sûre qu’elle serait très inquiète et malheureuse si elle savait que depuis trois jours vous n’avez presque pas mangé. "

"Laissez-moi tranquille, Bess," répondit hargneusement le jeune homme, et elle obéit mais, en dépit des ordres de Terry, laissa le plateau sur une petite table.

Terrence se leva du lit et, avec des gestes las, se versa une tasse de thé noir qu’il sirota lentement en écoutant les battements de son cœur. Qu’allait-il se passer le lendemain matin ? Qu’allait-il faire si Candy était morte, comme tout le monde le croyait déjà ?

Terry savait qu’attendre un jour de plus ne pourrait faire aucune différence, car le seul espoir restant était un navire qui devait arriver de Southampton le lendemain matin. Néanmoins, il éprouvait le besoin d’attendre, même si cela ne paraissait pas une idée très raisonnable.

Le liquide chaud baigna sa gorge desséchée tandis que son esprit ruminait sans fin, le mettant dans un état hypnotique. Rien, si fort qu’il essayât, ne pouvait lui rendre son calme. Pourtant, il n’éprouvait pas non plus d’angoisse, il n’avait pas versé une seule larme et ne pouvait décrire le mélange de sensations qu’il éprouvait. C’était comme si sa vie s’était arrêtée au milieu de nulle part.

"Si elle était morte," se dit-il, " mon cœur se glacerait et cette lourde charge serait revenue me tourmenter. Je suis nerveux, mais ce n’est pas le genre de malaise que j’éprouverais si elle était morte ! Je suis certain que c’est différent. Si elle était morte, la douleur suffirait à me tuer sur place ! " soupira-t-il en serrant le crucifix dans une de ses mains.

L’horloge avança lentement pendant les dernières heures de la nuit, mais finalement, comme tous les jours depuis le commencement du monde, le matin arriva avec des espoirs renouvelés et une lumière prometteuse. Le jeune homme, avec une attitude étrange qui l’étonna lui-même, prit une douche, se rasa, changea de vêtements et, à la grande surprise de la cuisinière, demanda quelque chose pour le petit déjeuner.

A dix heures du matin, Terry appela Albert et Archie, qui étaient à l’Astoria, pour leur dire qu’il revenait sur les quais. Les deux jeunes hommes se regardèrent avec incompréhension, près de croire que les douloureuses nouvelles avaient dérangé l’esprit de Terry. En dépit de leur étonnement, les André décidèrent de retrouver le jeune acteur sur le port, craignant que leur ami n’ait besoin de quelqu’un à ses côtés pour l’aider à affronter la réalité qu’il se refusait visiblement à accepter.

Lorsque Albert et Archie arrivèrent au débarcadère, ils furent très surpris de voir un homme différent de celui qu’ils connaissaient depuis trois jours. Terry était encore un peu nerveux et agité, mais bien plus communicatif et moins sombre que les jours précédents.

Ils se saluèrent et, après les formalités d’usage, Albert demanda à son ami pourquoi il leur avait demandé de le rejoindre sur les quais, puisqu’ils n’avaient encore reçu de nouvelles d’aucun de leurs contacts en Angleterre.

"Il y a un bateau de Southampton qui arrive toutes les trois semaines, le mercredi matin, " fut la réponse laconique de Terry.

"Et…?" demanda Albert sans comprendre.

"Eh bien, c’est aujourd’hui mercredi, et le bateau sera là dans quelques minutes, s’il n’est pas en retard, " expliqua calmement le jeune homme.

"Terry, tu ne penses pas que Candy pourrait arriver sur ce bateau, quand même ? " demanda Archie en fronçant les sourcils.

"J’ai un pressentiment," répondit simplement l’homme aux cheveux bruns.

Archie allait protester, mais un léger mouvement du sourcil gauche d’Albert le fit renoncer et se taire. Ils se contentèrent donc de rester silencieux en attendant l’arrivée du bateau.

Quelques minutes plus tard, le son d’une sirène déchira l’air et ils purent voir un petit bateau qui entrait lentement dans le port. Puis, lorsqu’on put clairement distinguer la silhouette du navire, le cœur de Terry bascula, lui faisant ressentir une douce chaleur qui pénétra ses pores malgré la froidure du temps.

"Elle arrive," dit-il avec assurance.

"Comment peux-tu dire ça, Terry?" s’étonna Archie, de plus en plus inquiet sur la santé mentale de son ami.

"Je le sais, Archie, " le rassura Terry. " Je comprends que ça ne semble pas très rationnel, mais je sais qu’elle arrive par ce bateau, comme je sais que je te parle en ce moment. C’est comme un lien entre nous deux… Je ne sais pas comment l’expliquer, je n’essaie même pas de le faire, parce que ces choses sont tout simplement au-delà de la raison humaine, " Et sur ces derniers mots, il laissa ses amis derrière lui, essayant d’avancer parmi la multitude qui couvrait déjà le débarcadère où le bateau allait jeter l’ancre.

Sur le pont du bateau, les passagers attendaient déjà en agitant les mains avec enthousiasme. Beaucoup étaient des immigrants qui arrivaient en Amérique avec leurs rêves dans une petite valise, ayant laissé derrière eux les tristes souvenirs d’une Europe dévastée. D’autres étaient des soldats revenant chez eux après avoir été blessés au front, parfois amputés d’un membre ou aveugles à vie. Dans tous les cas, pour la plupart des passagers, ce jour était le commencement d’une nouvelle vie, pleine d’espoirs ou de défis redoutés.

Au bout de quelques minutes, le bateau finit par jeter l’ancre et les gens commencèrent à descendre. Terrence regardait désespérément tous les visages féminins qui débarquaient du bateau. Ses prunelles bleues errèrent sur la foule jusqu’à apercevoir, à distance, une chevelure dorée qui flottait dans le vent hivernal de midi.

Une femme debout sur l’embarcadère sentit une main la pousser de côté avec sans-gêne, et se retourna pour se plaindre. Mais elle ne put voir qu’un jeune homme qui continuait son chemin, poussant d’autres gens avec le même air nonchalant, alors que la multitude l’écrasait à son tour, rendant son avance de plus en plus difficile.

A quelques mètres de là, une jeune femme essayait elle aussi désespérément d’avancer, au milieu de la bousculade, dans la direction opposée. D’une main, elle tenait un léger bagage, et de l’autre elle tentait de s’ouvrir un chemin.

"Vous êtes folle, Mademoiselle?" demanda un homme devant elle, fâché par la rude poussée de la jeune femme dans son dos.

"Je suis vraiment désolée, Monsieur, " essaya-t-elle de s’excuser avec un sourire étincelant et une paire d’yeux verts auxquels l’homme ne put résister, " Je ne voulais pas vous pousser ! "

"Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle, mais pas de panique, on va bien finir par sortir de là, " gloussa l’homme. " Il suffit de patienter un peu. "

"J’ai attendu ce moment trop longtemps, Monsieur," répondit la jeune femme en souriant. " Et maintenant, si vous voulez m’excuser, il y a un jeune homme là-bas qui lui aussi n’en peut plus d’attendre, " et là-dessus, elle continua son chemin.

"Terry!" hurla-t-elle en sentant son cœur s’échapper de sa poitrine, les yeux écarquillés à la vue de l’homme qui lui aussi luttait pour la rejoindre.

"Candy!" cria-t-il, oubliant totalement l’amertume des jours précédents à la vue de la jeune femme qui courait vers lui. Son cœur lui avait dit vrai une fois de plus. Pour une raison qu’il ignorait, elle n’avait pas voyagé sur le S. S. Reever, mais pour le moment, une seule chose importait : elle était vivante et criait son nom.

A quelque distance, deux autres hommes essayaient de traverser la foule, quand leurs bouches s’ouvrirent d’incrédulité au son d’une voix familière qui appelait Terrence.

"Terry!" cria-t-elle, ouvrant les bras et laissant tomber la valise à ses pieds, pendant que deux bras robustes enlaçaient sa taille.

"Candy, mon amour," dit Terry, étouffant sa voix dans les boucles de la jeune femme qui tombaient librement sur ses épaules et son dos.

Les cris et les milliers de voix aux environs, la bise glaciale, l’odeur déplaisante des docks, les nuits sans sommeil, tout semblait avoir disparu, ne laissant que la sensation de la chaleur de la jeune femme entourant Terrence, comme elle jetait ses bras autour de son cou.

Candy s’accrocha au corps de l’homme, étonnée de la correspondance précise de sa silhouette avec la sienne. Sentant son parfum toucher ses narines et ses muscles la presser dans leur étreinte, elle ne put se tenir de chercher sa bouche dans un mouvement presque inconscient, trouvant les lèvres du jeune homme à mi-chemin, car lui aussi avait recherché son baiser.

"Oh, tu m’as manqué ! " murmura-t-elle, ses paroles étouffées par les lèvres avides du jeune homme sur les siennes.

Autrefois, la jeune femme se serait sentie embarrassée d’être embrassée en public, mais en ce moment elle ne pouvait ressentir que le besoin urgent de l’avoir dans ses bras, ignorant les nombreux témoins qui les entouraient. Il la caressait, et elle répondit avec le même amour, tandis que leurs larmes se mêlaient en un seul torrent. Non loin d’eux, les André s’étaient figés, stupéfaits de l’indéniable et heureuse vérité. Candy était saine et sauve, et elle était de retour ! Mais Archie ne savait pas s’il devait se sentir heureux que sa vieille amie soit vivante, ou le cœur brisé de voir la femme qu’il aimait depuis son adolescence embrasser passionnément un autre homme. Un homme qui, pour empirer les choses, avait le droit naturel de recevoir l’attention de la dame, parce qu’elle était sa femme.

"Je ne peux pas croire que nous sommes ensemble, " murmura la jeune femme lorsque l’homme libéra ses lèvres pour reprendre son souffle, desserrant légèrement l’étreinte. Alors seulement, elle réalisa qu’il l’avait soulevée dans ses bras jusqu’à sa hauteur, ses orteils touchant à peine le sol. " Ce voyage a été tellement long, et je désespérais de te revoir. "

"Tu es là. C’est tout ce qui compte pour moi, " répondit-il, ses yeux essayant de mémoriser chaque trait de l’apparence de la jeune femme ce jour-là, du modeste manteau gris qu’elle portait jusqu’au sourire lumineux de ses lèvres. Il se dit qu’elle était encore plus belle que la dernière fois qu’il l’avait vue. La jeune femme, de son côté, le regardait avec le même émerveillement, brossant de ses doigts les mèches soyeuses qui tombaient sur le visage de l’homme.

"Tes cheveux," murmura-t-elle en pouffant, " qu’est-ce qu’ils poussent vite ! "

"Ne recommence pas avec ça, parce que je ne les ferai pas couper. Je ne suis plus dans l’armée, " se moqua-t-il d’elle en tenant son visage dans ses mains.

"Tu me plais quand même, " répondit-elle en souriant, une légère rougeur couvrant ses lèvres.

"Pas tant que toi, " répondit-il en l’embrassant une fois de plus, mais, en s’abandonnant de nouveau à la caresse, il lui vint à l’esprit que les parents de Candy attendaient derrière lui, et il rompit doucement le baiser. " Candy, je voudrais t’avoir rien que pour moi pendant les cent prochaines années, mais je crois qu’il y a deux amis à toi qui attendaient depuis longtemps de te revoir, " murmura-t-il en désignant Albert et Archie qui restaient silencieux à quelques mètres de là.

"ALBERT!" s’écria joyeusement la jeune femme, quittant les bras de son mari pour étreindre l’homme blond, qui versa quelques larmes silencieuses en la serrant dans ses bras.

"Bienvenue en Amérique, petite!" murmura-t-il d’une voix enrouée.

"Oh, Albert! J’ai tellement eu besoin de toi pendant tout ce temps! Vas-tu jamais me pardonner d’être partie sans te parler de mes projets ? " demanda-t-elle en regardant les yeux bleu tendre et en découvrant qu’ils étaient rouges de larmes.

"Il n’y a rien à pardonner, Candy ! " sourit-il.

"Pourquoi est-ce que tu pleures, Albert ? " s’étonna-t-elle, car elle ne l’avait jamais vu si ému, " Allez, c’est un jour de fête ! "

"Tu as raison," bafouilla l’homme en la laissant essuyer ses larmes avec un petit mouchoir qu’elle tira de son manteau, " c’est un jour à fêter. Viens dire bonjour à Archie, sinon il va être jaloux que tu ne fasses pas attention à lui. "

La jeune femme quitta les bras d’Albert et vit le jeune homme aux mèches couleur sable qui la regardait sans pouvoir dire un mot. En l’espace d’un soupir, Candy se souvint de son enfance et de tout ce qu’elle avait partagé avec son cousin depuis qu’ils s’étaient rencontrés par hasard, un matin de printemps. Archie était, après tout, un des fils dorés qui la reliaient au passé et aux gens qu’elle avait aimés et perdus. Poussée naturellement par la familiarité qui les unissait, la jeune femme sourit à son cousin et l’embrassa fraternellement.

"Toi aussi, tu m’as beaucoup manqué, Archie, " dit-elle en rompant l’étreinte, sans remarquer que le jeune homme tremblait légèrement à son contact.

"Je… nous ressentons tous la même chose pour toi, " dit-il timidement, " Chicago n’est pas la même sans toi. "

"Merci d’être venue m’accueillir, te voir me donne l’impression qu’Anthony et Alistair sont là aussi avec moi, " sourit-elle, et Archie comprit qu’en dépit de la nouvelle distance qui le séparait de la blonde, il y aurait toujours un lien particulier entre eux. Malheureusement, le jeune homme savait que cela ne lui suffisait pas.

"Je suis sûr qu’ils sont là aussi, d’une façon ou d’une autre, " répondit-il mélancoliquement, " mais s’il te plaît, arrête de t’enfuir comme ça, parce qu’on ne pourra pas supporter une autre de tes surprises, " la prévint-il moqueusement, tentant de calmer la grande nervosité qui l’envahissait.

"Je promets que je n’abandonnerai plus jamais mes amis si longtemps, " pouffa-t-elle, puis ses yeux cherchèrent autour d’elle un visage qu’elle ne trouva pas, " Où est Annie ? " demanda-t-elle, perplexe.

"Eh bien, elle n’a pas pu venir parce que sa mère a été un peu malade, tu vois, " mentit Archie comme il avait été convenu, " rien de sérieux, mais elle ne voulait pas la laisser seule. Elle t’attendra à la Maison Pony, pour Noël. Tu as promis de passer les fêtes avec nous, tu te souviens ? "

La jeune femme approuva en souriant. Aucune ombre de doute ni de suspicion n’avait traversé son cœur, et elle croyait sans difficulté ce que son cousin lui avait dit.

"Candy, il y a trop de monde ici, " dit Terry en s’approchant de sa femme une fois qu’elle eut dit bonjour à ses parents, " Je pense qu’on devrait tous y aller, " suggéra-t-il, et elle approuva sa proposition en lui laissant passer son bras sur ses épaules. Dans l’étreinte de Terry, elle se sentait déjà chez elle.

En allant chez Mme Baker, les trois hommes expliquèrent à la jeune femme qu’ils l’avaient crue morte. La blonde eut un choc en entendant que le bateau sur lequel elle était censée arriver avait coulé dans l’Atlantique. Candy avait effectivement reçu un billet pour voyager sur le S. S. Reever, mais, à Liverpool, elle avait rencontré un homme qui essayait désespérément d’obtenir un passage pour l’Amérique. Apparemment, la mère de cet homme était mourante, et il voulait arriver à New York aussitôt que possible pour lui dire un dernier adieu. Malgré tous ses efforts, l’homme n’avait pu trouver aucune place disponible, et on lui avait dit qu’il devrait attendre près d’une semaine.

Emue par la tragédie personnelle de cet homme, et obéissant à sa nature altruiste, la jeune femme lui avait offert son propre billet. Reconnaissant de cette remarquable faveur, l’homme promit à Candy qu’il avertirait personnellement ses parents de son retard. Une fois qu’il fut parti, Candy jugea inutile d’annoncer la nouvelle par télégramme, et préféra consacrer son temps à trouver un autre moyen de revenir en Amérique. Elle alla donc à Southampton, espérant arriver à rentrer chez elle aussitôt que possible. Après quelques jours de recherche infructueuse, elle avait finalement trouvé un vieux cargo mixte de deuxième classe, et avait quitté le port le 4 décembre.

"Il y a eu des survivants?" demanda Candy, sans pouvoir s’empêcher d’être inquiète pour l’homme qui avait pris sa place.

"Oui, seulement dix hommes, mais je ne pense pas pouvoir te dire leurs noms. Nous étions tellement inquiets pour toi que je ne me suis pas plus renseigné sur eux, " dit Albert à Candy d’un ton grave. Sa voix avait retrouvé son rythme et son calme normaux.

"Nous pourrions demander à l’ambassade de Grande-Bretagne plus tard, si tu veux, " suggéra Terry.

"Oh, oui, s’il te plaît. Je serais terriblement triste s’il était mort à ma place, " dit mélancoliquement la jeune femme.

"Espérons qu’il va bien, mais dans le cas contraire, tu ne devrais pas te sentir coupable. Tu lui as fait une faveur. Il n’y avait aucun moyen pour toi de savoir que le bateau allait couler. Ce genre de choses fait partie de la vie, et il nous faut l’accepter, " fit remarquer Albert avec son habituelle sagesse pratique.

"Oui, et cette fois ton bon cœur t’a sauvé la vie. Je ne m’en plaindrai pas, " commenta Terry en embrassant spontanément Candy sur la joue. La jeune femme rougit légèrement, oubliant temporairement le sujet.

Candy était si merveilleusement heureuse, au milieu des gens qu’elle aimait, qu’elle ne remarqua pas le silence d’Archie et crut en l’excuse que son cousin et Albert lui avaient donnée, quand elle avait demandé pourquoi Annie n’était pas venue à New York avec eux. Elle parla sans arrêt durant le repas, faisant des projets pour les fêtes, en goûtant les douces caresses de Terry sur sa main. Elle décida qu’elle voulait passer Noël à la Maison Pony, et revenir à New York pour le Nouvel An afin d’être avec Mme Baker, qui se trouva très surprise d’être incluse dans les projets de sa belle-fille.

Les André décidèrent donc de partir pour Chicago le lendemain, afin de pouvoir arranger les détails du dîner de Noël à la colline de Pony. Quant aux Grandchester, ils resteraient afin que Candy puisse se reposer quelques jours, puis rejoindraient leurs amis à Lakewood. Après le repas, Albert, Archie et Georges prirent congé, car ils devaient prendre le train très tôt le lendemain matin, et ils regagnèrent immédiatement leur hôtel. Plus tard dans la soirée, les Grandchester quittèrent eux aussi la maison de Mme Baker.

Avec sa vivacité habituelle, la jeune femme regardait à travers les vitres de la voiture, admirant les lumières de la ville, le paysage urbain blanchi des rues enneigées, et les décorations de Noël à Central Park. Son compagnon la regardait en silence, à moitié suffoqué par la vérité encore incroyable, et à moitié anxieux de voir sa réaction quand ils arriveraient à leur maison, dans la banlieue du New Jersey.

La voiture atteignit Washington Bridge, et la jeune femme ouvrit même la fenêtre pour sentir le vent froid sur l’Hudson quand ils traversèrent la rivière sur le grand pont. Quelques minutes plus tard, il fut évident qu’ils avaient quitté la zone des gratte-ciel pour entrer dans un quartier résidentiel avec des pelouses devant les maisons, des porches blancs et des façades pleines de lumières et de décorations de Noël. La voiture tourna dans Columbus Drive et prit finalement l’allée pavée d’une de ces grandes maisons. Avant que l’automobile n’entre dans le garage, la blonde demanda au chauffeur de s’arrêter et sortit aussitôt, restant au milieu de la cour pour regarder en détail l’endroit qui serait sa maison pendant de longues années.

Ses yeux d’émeraude voulaient retenir chaque trait, chaque lumière et chaque ombre de ce qu’elle voyait, pour s’en souvenir comme de la première impression du bâtiment qui deviendrait son foyer au moment où elle y entrerait. Elle regarda avec émerveillement la maison à deux étages, avec son toit de tuiles, son petit porche sur le devant, ses portes-fenêtres aux volets de bois, et les poinsettias rouges qui ornaient les appuis des fenêtres et contrastaient avec les murs extérieurs blancs. Elle vit que le deuxième étage était un grenier, qu’il y avait des chênes le long de la façade et quelques buissons de roses qui fleuriraient au printemps. Elle sut alors que l’endroit était idéal pour élever les enfants dont elle rêvait déjà. Elle se tourna en souriant vers Terry, qui respira avec soulagement. Elle n’avait pas besoin de le dire pour qu’il comprenne que la maison lui convenait tout à fait. Candy était d’ailleurs si amoureuse que le plus humble cottage lui aurait paru un palais.

"Il fait froid là-dehors," dit-elle, les yeux brillants, tendant le bras droit pour lui offrir la main, " entrons. "

Il sourit en retour et, prenant sa main, marcha avec elle vers la porte d’entrée. Il l’ouvrit et elle franchit le seuil, le cœur battant si fort qu’elle pensa que cela pourrait réveiller les voisins, même s’il y avait un large terrain entre une maison et l’autre. Mais les surprises n’étaient pas finies pour elle. Quand elle entra dans le hall, et qu’en tournant à droite elle put voir le salon, sa bouche s’ouvrit dans un hoquet lorsqu’elle vit le foyer, les meubles et chaque petit détail.

"Terry!" lui dit-elle, encore stupéfaite, "Cette pièce… elle est exactement comme celle… "

"Dans la maison de mon père en Ecosse," l’aida-t-il à terminer, " Oui, j’ai essayé de faire de mon mieux pour la reproduire aussi exactement que possible. Tu penses que j’ai fait du bon travail ? " demanda-t-il en souriant et en s’appuyant au chambranle de la porte.

"Je dirais que c’est parfait, " pouffa-t-elle en se retournant vers le foyer, encore étonnée de cette vision. Son esprit s’envolait jusqu’aux années de son adolescence.

Il marcha lentement vers elle, admirant sa silhouette immobile debout au milieu du salon, regardant autour d’elle avec curiosité. Même enveloppée dans le manteau de laine, sa taille paraissait incroyablement fine, et il pouvait engloutir ses yeux dans la délicate courbe de ses hanches. Lorsqu’il fut assez proche, il caressa ses épaules de sa main, murmurant doucement à son oreille.

"Bienvenue chez toi, mon amour!"

Les mots caressèrent sa peau laiteuse, la faisant frissonner à chaque syllabe.

Ils restèrent silencieux un moment, le jeune homme debout derrière la blonde qui regardait l’âtre, tous deux comprenant les mots qu’ils n’avaient pas besoin de dire. Ensuite, elle défit les boutons de son manteau et il l’aida à l’enlever, l’accrochant avec son propre trench-coat à une patère voisine. Elle marcha silencieusement jusqu’au pied de l’escalier qui menait à l’étage, et sentit distinctement la main de Terry prendre sa taille tandis que tous deux montaient vers leur chambre.

Il la conduisit le long du couloir jusqu’à la chambre principale, et, lorsqu’elle ouvrit la porte, elle fut agréablement surprise par une grande pièce, toute peinte d’un blanc qui contrastait avec le mobilier de bois et quelques touches de bleu par endroits. En d’autres circonstances, elle aurait passé longtemps à admirer chaque détail de la chambre, des grandes fenêtres aux rideaux de dentelle et velours jusqu’au lit à baldaquin. Mais la chaude présence à ses côtés ne lui permettait pas de penser à autre chose qu’à la rencontre intime qui, savait-elle, allait avoir lieu. Elle sentit son souffle sur sa nuque, il la fit tendrement se retourner pour qu’elle le regarde en face. Un sentiment de déjà vu emplit son cœur et la fit trembler d’anticipation.

Il la tenait serrée contre lui, de telle façon qu’il pouvait murmurer à son oreille de sa voix la plus douce, et qu’elle pouvait l’entendre distinctement.

"J’ai eu tellement peur," avoua-t-il en un murmure étouffé, " Je sentais que tu étais vivante, quelque part, mais toutes les apparences disaient que tu étais morte ! J’étais tellement affolé, sans savoir si je devais croire les voix intérieures de mon âme ou les preuves objectives confirmant que je t’avais perdue pour toujours. "

La jeune femme leva son visage pour plonger dans les yeux bleu-vert qui la regardaient de leurs profondeurs humides. Elle leva la main et caressa la joue de l’homme avec toute la tendresse de son cœur aimant, et, en se levant sur la pointe des pieds, effleura la joue de Terry en un doux baiser, pendant que ses bras enlaçaient son cou.

"Tout va bien, mon amour," chuchota-t-elle à son oreille, " tout ira bien à partir de maintenant, " le rassura-t-elle tendrement.

Ils restèrent liés dans leur étreinte, sans dire un mot, comme s’ils goûtaient simplement leur chaleur mutuelle tandis que les derniers restes de peur fondaient en eux.

"Tu sais," finit-il par dire en dénouant sa cravate et en ôtant la chaîne qu’il portait sous sa chemise, " je crois que cette petite chose t’appartient. Je dois admettre que ça marche vraiment, " ajouta-t-il en lui donnant le crucifix.

"Alors, moi aussi j’ai quelque chose à te rendre, " répondit-elle, et, totalement inconsciente de la séduction subtile dégagée par ses mouvements, elle défit les deux premiers boutons de son corsage pour prendre la chaîne d’argent et l’anneau d’émeraude, qu’elle rendit à son propriétaire. Le jeune homme sourit et prit la bague, la posant négligemment sur une table voisine, plus intéressé par la gorge nue qui avait été révélée à ses yeux.

"C’est toi, le joyau que j’avais vraiment envie de retrouver, " dit-il à Candy en l’étreignant à nouveau. Terry enfouit son visage dans la chevelure blonde de sa femme. Son parfum de rose pénétra ses narines, éveillant en lui une frénésie renouvelée.

"Ton parfum…" dit-il d’une voix étouffée, respirant profondément ses cheveux, " le contact soyeux de ta peau… S’il te plaît, dis encore mon nom, il faut que je l’entende sans arrêt pour croire que tu es là avec moi. "

" Terry, " murmura-t-elle, " Je suis vraiment là, Terry. Nous ne sommes plus séparés… Terry. "

"Ton goût…" dit-il avant que ses lèvres ne couvrent celles de Candy avec une ardeur croissante. Il plongea profondément dans la bouche de la jeune femme, incapable désormais de maîtriser ses désirs, et Candy sentit son corps entouré d’une chaleur qui commençait à croître dans son ventre, la faisant vaciller tandis que les bras et les mains de Terry écrasaient ses formes. Elle ferma les yeux et s’abandonna au sentiment de plaisir, pendant que la bouche de l’homme explorait généreusement la sienne. Elle répondit à ses caresses avec la même passion.

"Je t’ai tellement désirée que mon corps me faisait mal de ne pas t’avoir avec moi pour déverser cette passion, " marmonna-t-il tandis que sa bouche affamée plongeait dans le cou de Candy. La jeune femme sentit distinctement son corps céder aux avances de son mari, le suivre, donner et prendre dans un échange aimant. Ils marchèrent lentement jusqu’au lit, ôtant nerveusement les vêtements devenus inutiles.

Les lèvres de Terry s’incurvèrent en un sourire plein de joie en parcourant, avec une anxiété frénétique, chaque pouce de peau incroyablement blanche, tandis que ses mains dévoilaient le corps féminin. Il sourit et pouffa doucement, étouffant son fou rire dans la mystérieuse vallée où le cœur de sa femme battait nerveusement. Il sentit ses coups violents sous les formes voluptueuses qu’il savourait déjà avec une faim avide. Elle était vivante, elle était là, se donnant à lui une fois de plus. Ils étaient ensemble, ils étaient chez eux. Le sourire s‘élargit et la joie atteignit de nouvelles hauteurs.

Candy devait admettre qu’elle avait désiré ce moment de toutes ses forces. Elle avait rêvé de le voir prendre son corps comme il le faisait maintenant, mais, pour être honnête, elle comprenait que ses rêves ne pouvaient rivaliser avec la réalité. Elle se souvint de leur première nuit ensemble, à Paris, et elle sentit clairement que cette fois tout serait différent. Il la déshabillait de ses mains rapides, et en même temps consumait de ses lèvres enflammées chaque millimètre de sa peau à mesure qu’il découvrait son corps. Cette fois, il était plus ardent, presque désespéré, et elle n’avait pas peur, elle avait autant envie que lui de prendre et d’être prise.

Les longs mois où ils avaient été séparés, l’attente angoissante, l’idée qu’elle puisse être morte, les cauchemars qu’elle avait eus pendant qu’il se battait en Argonne… toutes ces craintes douloureuses qui les poursuivaient et tous ces jeunes désirs, réprimés si longtemps, se heurtèrent en une seconde, et ensemble donnèrent naissance à un feu nouveau. La flamme éclata en étincelles nerveuses, et la passion ouverte renaquit enfin, plus intense, plus audacieuse, plus franche, intrépide… sans aucune autre limite que la tendre envie de se donner du plaisir l’un à l’autre.

Pris dans le son d’une musique enchantée que seuls leurs cœurs pouvaient entendre, les deux corps ne mirent pas longtemps à partager de nouveau leur chaleur. A l’extérieur, un flot dansant de légers flocons de neige commençait à tomber sur le voisinage, et le froid de l’hiver gelait les dernière feuilles mortes sur les chênes de l’arrière-cour. Mais les propriétaires de la maison étaient totalement inconscients du vent glacé qui soufflait sur leur toit, car, dans leur chambre intime, leurs corps nus se réchauffaient à la tendre chaleur de leur étreinte, pendant que leurs membres se mêlaient sous les couvertures protectrices et que le feu de la cheminée éclairait l’obscurité de la chambre blanche.

Son corps couvrit la silhouette onduleuse de Candy, et chacun de ses membres trouva une réponse dans le sien. Ses paumes rencontrèrent les siennes, plus petites et plus douces, et chaque bout de ses doigts embrassa les siens, enflammant sa peau. Son index droit sentit l’alliance de Candy à son doigt, lui disant par son contact métallique que ce n’était pas un rêve. Il était en train de faire l’amour avec sa femme, dans le lit où il avait rêvé d’elle tant de fois, avec une souffrance désespérée. Elle était sous lui, jouissant de ses mouvements d’amour en elle, cédant totalement aux sensations qu’ils partageaient, et elle le caressait avec toute la tendresse et l’intensité que peut montrer une femme.

A la passion exprimée dans ses faibles gémissements, il sut alors que son épouse était prête à connaître, dans son étreinte, les caresses les plus audacieuses que l’amour peut inspirer. Il sourit à nouveau, sachant qu’ils avaient encore à apprendre ensemble beaucoup de nouvelles façons de se donner du plaisir l’un à l’autre. Mais ils n’étaient pas pressés, la soirée ne faisait que commencer, et après cette nuit beaucoup d’autres viendraient. Ils se firent donc l’amour, sans réfléchir, de la seule façon, fraîche et pure, dont ils pouvaient concevoir d’aimer et être aimés, d’une façon qui aurait scandalisé les puritains et les bigots de leur temps, de la façon dont Dieu a créé le premier amour dans sa perfection totale.

Ils se donnèrent l’un à l’autre, rirent, se taquinèrent, parlèrent et se confièrent leurs secrets, partagèrent leur musique intérieure et voguèrent sur les marées du sommeil paisible. Le premier sommeil absolu et total qui lui ait été donné depuis bien longtemps. Son dernier souvenir fut le poids léger d’une tête dorée sur sa poitrine nue, et un bruit paisible : la respiration de Candy endormie.

Elle se réveilla au milieu de la nuit, d’abord un peu désorientée, incapable de reconnaître l’endroit où elle était. Puis elle sentit les bras autour d’elle et la lente respiration de l’homme qui dormait à son côté. Elle rit d’elle-même en comprenant qu’elle était chez elle.

Elle s’assit sur le lit et contempla le jeune homme abandonné à ses rêves. Elle présuma qu’ils étaient agréables, car il semblait très calme et profondément endormi. Elle observa en silence la ligne délicate de son profil et le cheveux soyeux qui tombaient dans son cou, brillant aux flammes déjà déclinantes du foyer. La jeune femme inclina la tête et déposa un léger baiser sur la joue de l’homme.

"Fais de beaux rêves, Terry," murmura-t-elle.

La blonde regarda la chambre obscurcie autour d’elle, et une idée vint à son esprit. Elle marcha lentement vers une des portes, espérant que ce soit la salle de bains, et la chance voulut qu’elle ait raison. Quelques minutes plus tard, elle sortait de la douche, enveloppée d’un serviette blanche, ses cheveux dénoués tombant en boucles humides sur son dos tremblant et à moitié nu. Elle essuya ses cheveux avec la serviette et commença à se demander où le chauffeur pouvait avoir laissé sa valise. Elle examina les environs, mais ne put la trouver nulle part.

"Génial!" se dit-elle, " je suis toute nue, j’ai froid et j’ai perdu ma chemise de nuit. "

C’est alors qu’elle remarqua une grande commode près du pied du lit. Au-dessus, un pyjama propre avait été laissé, peut-être par la bonne. Pensant que pour le moment ce serait mieux que rien, la jeune femme décida d’essayer le pyjama. Mais, en voyant qu’il était trop grand pour sa taille, elle se contenta de mettre la veste et abandonna le pantalon. Une paire de pantoufles en cuir trop grandes, qu’elle trouva près de la commode, compléta sa pittoresque tenue.

Candy quitta la chambre et se dirigea vers le rez-de-chaussée, allumant les lumières en traversant le hall et en descendant l’escalier. La jeune femme regardait autour d’elle d’un œil curieux. Elle avait résolu de faire son propre tour personnel de la maison, puisque son mari ne l’avait pas laissée visiter en détail lorsqu’elle était arrivée.

Elle traversa le salon et continua à travers la salle à manger puis la cuisine, réalisant comme la maison était grande et se demandant combien il faudrait de temps pour la nettoyer. Elle avait entendu que Terry avait du personnel qui s’en occupait, et se demanda comment elle arriverait à diriger une maisonnée avec des serviteurs et tout. C’était drôle, mais même si Candy avait vécu quelque temps comme une André, elle n’avait jamais eu à tenir une maison. La vie était bien plus simple dans un petit appartement dont elle pouvait s’occuper lui-même, mais, bien sûr, ce n’aurait pas été un endroit très propre à élever une famille.

"Comment Grand-Tante Elroy se débrouille-t-elle avec tout ce monde ? " se demanda-t-elle, puis elle ne put s’empêcher de pouffer en s’imaginant à la place de la vieille dame, donnant ses ordres le nez pincé et le sourcil froncé. " Non, je ne crois pas que je pourrais jamais être comme elle, " conclut-elle avec une grimace, tout en regardant les ustensiles et la décoration de la cuisine.

Elle parcourut longuement les différentes pièces, découvrant que les autres chambres de l’étage étaient dépourvues de mobilier, et que le grenier était pratiquement vide. Elle continua sa tournée jusqu’à découvrir une pièce qui, à la différence du reste de la maison, avait un caractère particulier qui parlait de son propriétaire avec une fidélité indéniable.

Il y avait une grande bibliothèque à panneaux de verre, une cheminée de pierre au manteau décoré de tartans, et quelques commodes pleines de papiers, d’autres livres et de toutes sortes de curieux souvenirs, vraisemblablement ramenés par Terry de ses continuels voyages à travers le pays. Dans un des coins, près d’une fenêtre, se trouvait un bureau élégant avec une machine à écrire, quelques piles de papier supplémentaires, et quelques stylos et autres articles de papeterie enfouis au milieu des papiers. En face de la cheminée, il y avait un divan assorti au reste du mobilier, à la tapisserie et à un tapis persan sur le parquet poli. Trois lampadaires, placés à des endroits stratégiques, et un chandelier éclairaient la pièce, et un phonographe posé sur une petite table complétait le tableau.

Candy fureta un moment, jusqu’à ce que ses yeux soient attirés par une maquette de bateau qui décorait le manteau de la cheminée. Elle s’en approcha, et ses yeux verts s’ouvrirent d’étonnement quand elle comprit que c’était un modèle de transatlantique. Les yeux de la jeune femme examinèrent le pont des premières classes tandis que les souvenirs affluaient à son esprit.

"Je ne peux pas le croire," se dit-elle, profondément émue, tandis que le bout de ses doigts touchait doucement le jouet, " Je n’aurais jamais pensé qu’il s’en souvienne aussi clairement… C’est le bateau où on s’est rencontrés ! "

Candy resta un moment à regarder le petit transatlantique, jusqu’à ce qu’elle se sente fatiguée et décide de se reposer, s’asseyant dans un fauteuil qui était certainement l’endroit où Terry travaillait. Curieuse comme toute femme normalement constituée, la blonde ne put se retenir longtemps d’examiner les papiers qui couvraient le bureau. Elle trouva un exemplaire de " La Mégère apprivoisée " plein de phrases soulignées et de notes en marge, d’une écriture qu’elle connaissait fort bien. Près de la brochure était un agenda avec une liste de rendez-vous, surtout des répétitions fixées pour janvier.

"En parlant d’être occupé," pensa-t-elle, " je crois que je vais devoir me trouver un travail très vite. "

La jeune femme continua son exploration jusqu’à tomber sur un manuscrit, qui était visiblement une pièce de théâtre.

"Voyons voir, qu’est-ce que ça peut être ? " dit-elle à voix haute en lisant le titre, " Retrouvailles… Je n’ai jamais entendu parler d’une pièce de ce nom. "

"Tu ne sais pas que fouiller dans les affaires des autres n’est pas très gentil ? " demanda une voix masculine à l’accent contrarié. La blonde sursauta avec un hoquet.

"Terry!" protesta la jeune femme, "Tu m’as fait peur ! " dit-elle à l’homme qui se tenait debout devant elle, vêtu uniquement du pantalon de pyjama qu’elle avait laissé sur la commode.

"C’est exactement le résultat que je cherchais ! " grogna-t-il avec amusement devant l’air surpris de Candy, " Mademoiselle Pony ne t’a pas dit qu’une dame ne fouine pas partout comme toi ? "

"Très drôle!" répondit-elle en lui tirant la langue, " C’est juste… " elle hésita, " C’est juste que je ne pouvais pas dormir, voilà tout. "

"Et tu as pensé que mon bureau pourrait être un bon endroit pour t’amuser. Je suis vraiment fâché, Mme Grandchester, " la gronda-t-il avec un sévère froncement de sourcils.

La jeune femme le regarda, lisant l’espièglerie dans ses yeux iridescents, et décida d’entrer dans son jeu. Sans même s’en apercevoir, elle commençait inconsciemment à tirer avantage des doux pouvoirs que les femmes utilisent pour attendrir les hommes.

"Allez, ne fais pas la grimace, " dit-elle d’une voix douce, en se levant et en marchant lentement vers lui, " tu vas avoir des rides et devenir laid si tu te mets en colère pour rien, " sourit-elle d’un air charmeur en caressant doucement la poitrine nue de l’homme. " Dis que tu n’es pas fâché, " feignit-elle d’implorer.

"Si, je le suis," résista-t-il, mais il la tenait déjà dans ses bras.

"Dis que tu n’es pas fâché, " répéta-t-elle, et l’homme, qui avait déjà fondu, céda au baiser qu’elle avait commencé.

"Comment pourrais-je…?" capitula-t-il en resserrant son étreinte.

"Oh, Terry, tu es tellement gentil," pouffa la jeune femme en jouant avec ses cheveux quand leurs lèvres se furent séparées.

"Vraiment? Et qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ce compliment ? " demanda l’homme amusé.

"Eh bien, des tas de choses, mais la dernière que j’aie découverte est celle-là, " dit-elle en désignant le transatlantique en réduction.

"Ah, je vois!" répondit-il en comprenant ce qu’elle voulait dire, " c’est drôle. Quand j’ai acheté ce jouet, je n’ai jamais imaginé que tu le verrais. "

"Vraiment?" remarqua-t-elle avec étonnement, " Je pensais que tu venais de l’acheter pour me faire une surprise. "

"Ben non, désolé de vous décevoir, Madame, mais… c’était, " il hésita en se grattant la tempe, " … c’était une sorte de caprice que je me suis offert quand j’ai acheté cette maison, comme un souvenir. "

"Tu veux dire que tu as acheté le bateau à l’époque où… " essaya-t-elle de dire, mais elle s’interrompit au milieu de la phrase.

"Oui," répondit-il, comprenant ce qu’elle pensait, " à l’époque où j’étais fiancé à Suzanne, " dit-il à regret. " C’était le genre de choses stupides que je faisais à cause de toi, " ajouta-t-il d’un ton plus léger.

"Terry," marmonna-t-elle, désorientée.

"Voyons si je peux t’expliquer ça, " répondit le jeune homme, prenant l a main de sa femme et la conduisant au divan, où elle s’assit pendant qu’il allumait le feu, " Tu m’as dit une fois que tu pensais à moi quand nous étions séparés, même si tu ne voulais pas le faire. J’ai raison ? "

"Exact."

"Eh bien, la même chose est arrivée pour moi, et pendant quelque temps j’ai combattu ce sentiment, en pensant que je devais oublier tout ce qui te concernait, " continua Terry en s’asseyant à côté d’elle tandis que le feu commençait à craquer dans la cheminée, " Ensuite, j’ai compris que c’était impossible et j’ai décidé qu’il valait mieux accepter que, malgré la distance et les circonstances, tu sois pour toujours dans mon cœur. Alors, quand j’ai acheté cette maison dont je croyais faire celle de Suzanne, je me suis dit secrètement que ce serait aussi un endroit pour me rappeler qu’une fois, j’avais connu le véritable amour. Donc, j’ai aménagé ce salon comme celui de mon père dans sa villa en Ecosse, j’ai pris le bateau que j’ai trouvé par hasard chez un brocanteur, et diverses autres choses. Juste pour avoir quelque chose qui me parle de toi tous les jours, et pour être ainsi toujours près de toi, en quelque sorte. Je sais que ce n’était pas très malin, et ça ne m’a vraiment pas aidé dans mes relations avec Suzanne, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Une de mes excentricités, je crois. Qu’est-ce que tu en penses ? " conclut-il en lui adressant un regard interrogateur.

"Je pense que je t’aime, toi et toutes tes excentricités, Terry, " répondit-elle tendrement, puis elle se tut une seconde.

"Quoi?" demanda-t-il avec curiosité.

"Tu as dit que tu avais aussi d’autres choses, " répondit-elle avec curiosité.

"Ah, alors ça t’intéresse ! " gloussa-t-il, " Je pourrais te le dire, mais qu’est-ce que je gagnerai si je te confie mes petits secrets ? "

"Je te confierai les miens. Il y a un journal que j’ai écrit pour toi, et je serais heureuse de l’échanger contre ta confession, " lui proposa-t-elle.

Ce fut alors au tour de Terry de sentir sa curiosité éveillée. Il finit par se rendre et montra à Candy les petits détails qu’il avait semés dans la chambre. Dans un des tiroirs se trouvait une boîte avec les lettres que Candy lui avait écrites de Chicago, et quelques papiers griffonnés où il écrivait à la jeune femme comme s’il avait pu lui parler. Dans ces lignes, il expliquait comment il avait choisi une maison comme si ce pouvait être pour elle, avec des arbres où il aimerait grimper avec elle et près de petits lacs artificiels, parce qu’elle aimait la vue du coucher de soleil sur l’eau. Il racontait aussi comment il avait trouvé la maquette du bateau où ils s’étaient rencontrés, et un disque de la valse sur laquelle ils avaient dansé.

En lisant ce qu’il avait écrit, et en écoutant sa confession, la jeune femme ne put empêcher son cœur de tressaillir, en comprenant au même moment combien la vie avait été douloureuse pour Terry pendant cette période de séparation, et aussi combien le destin de Suzanne avait été triste, aimant un homme qui ne serait jamais capable de l’aimer en retour avec la même dévotion. Heureusement, le jeune acteur ne dit jamais à sa femme que Suzanne avait découvert ses secrets enfermés dans le bureau. Connaissant la sensibilité de Candy, Terry choisit de garder ce secret, sachant qu’il était inutile de troubler le cœur noble de la jeune femme avec ce triste souvenir. Après tout, le jeune homme sentait que les erreurs du passé, que personne ne pouvait réparer, devaient rester derrière eux.

"Oh, Terry," murmura-t-elle en finissant de lire, tandis qu’une larme roulait sur sa joue.

"Allez," lui dit-il tendrement, craignant d’avoir blessé son âme sensible, " Je ne t’ai pas montré ça pour te faire pleurer. Nous sommes ensemble maintenant. C’est ce qui compte. "

"Je t’aime tellement!" fut la seule chose qu’elle put dire en le serrant contre elle, voulant effacer les souffrances qu’il avait subies par le passé.

Il la reçut dans ses bras, la berçant doucement, pendant que leur chaleur silencieuse les aidait à comprendre que les derniers passages tristes avaient été écrits, et que c’était à eux de continuer l’histoire d’une meilleure façon. Ils restèrent enlacés un moment, mais une seconde après il se souvint du journal qu’elle avait promis de lui donner.

"Tu me dois quelque chose, je m’en souviens, et je veux être payé tout de suite ! " exigea-t-il d’un ton plus léger.

"Laisse-moi le temps d’aller le chercher, " répondit-elle en sortant du bureau et en dévalant l’escalier vers le salon, où elle avait laissé son sac à main. Lorsque Candy revint, elle trouva le courage d’expliquer à son mari qu’elle lui avait menti, ou plutôt caché la vérité lorsqu’elle travaillait à l’hôpital de campagne, durant ses derniers jours en France. Le jeune homme l’écouta, puis lut en silence les pages du journal.

"Alors…" le pressa-t-elle quand il eut fini sa lecture, " vas-tu me pardonner de t’avoir menti ? "

"Candy, tu as risqué ta vie et tu m’as refusé le droit de le savoir, " répondit-il avec reproche.

"Je le sais, Terry, mais je ne voulais pas que tu t’inquiètes pour moi, " répondit-elle en baissant les yeux.

"Tu vas faire ça chaque fois que tu as un problème? Tu vas le cacher, juste pour que je ne m’inquiète pas pour toi ? " demanda-t-il avec sérieux, en se levant et en laissant le journal sur le bureau, visiblement fâché de cette idée. Sentant que cette fois il ne plaisantait pas, elle essaya de trouver un moyen de lui faire oublier le sujet.

"Je promets que non, mon amour. C’était juste cette fois, parce qu’il n’y avait rien que tu puisses faire pour moi. Ça aurait juste rendu ton séjour au front plus difficile," répondit-elle doucement en traçant de petits cercles de son index sur la poitrine du jeune homme.

"Ne fais pas ça!"lui dit-il, un léger sourire apparaissant sur son visage.

"Faire quoi?" demanda-t-elle, ses lèvres agaçant déjà les oreilles de Terry.

"Faire fondre mes défenses comme ça, " gloussa-t-il.

"Je l’ai fait?" dit-elle d’une voix étouffée. " Ça veut dire que tu me pardonnes ? "

"Ça veut dire qu’il n’y a rien à pardonner. Je comprends que tu l’as fait parce que tu m’aimes. Mais ne recommence pas… et, " il s’arrêta, interrompu par un franc baiser sur ses lèvres.

" Et… "

"Et tu es une petite sorcière pleine de taches de son et de ruses!" dit-il en la soulevant par la taille, la couchant sur le divan où ils continuèrent leurs jeux amoureux jusqu’à ce qu’ils aient trop froid et retournent à la chaleur de leur lit.

"Terry," demanda-t-elle en se blottissant dans ses bras.

"Heuh?" répondit-il, déjà à moitié endormi.

"Qu’est-ce que c’était, ce manuscrit dans ton bureau ? " demanda-t-elle, " La pièce qui s’appelle Retrouvailles. "

"Tu l’as lue?" demanda-t-il avec surprise.

"Juste le titre," répondit-elle avec des yeux innocents, " J’ai fait quelque chose que je n’aurais pas dû ? "

"Eh bien, pas exactement. C’est…, " il se tut un moment, " C’est quelque chose que j’ai écrit… comme une surprise pour toi. Mais il faut encore que je finisse quelques détails, " expliqua-t-il.

"Tu as écrit une pièce ?! " elle bondit sur le lit, ouvrant des yeux si larges que Terry pensa se noyer dans un lagon vert, " Je n’aurais jamais pensé que ça t’intéresserait de devenir écrivain ! "

"C’est juste une sorte d’expérience, " bafouilla-t-il, " Je ne sais pas si je serai jamais considéré comme un écrivain, c’est juste une de ces choses qu’il faut essayer au moins une fois. "

"Comme la première fois qu’Albert est parti en Afrique, je pense, " répondit-elle en reposant sa tête sur la poitrine de son mari, " Mais on ne sait jamais où ce genre d’expérience peut mener. "

"Je pense pouvoir prendre le risque," répondit-il. " Ce n’est pas grand-chose, et je ne sais même pas si elle sera bien reçue. Les critiques peuvent être très durs avec les écrivains débutants, " expliqua-t-il avec quelque inquiétude.

"Et qu’est-ce qui serait le plus important pour toi?" demanda-t-elle avec curiosité, " l’opinion des critiques, ou celle du public ? "

Il lui sourit, comprenant que sa remarque apparemment naïve avait un fond de sagesse.

"Matière à réflexion, hein ? " dit-il en l’embrassant sur le front.

"Peut-être, mais il y a quelque chose que tu ne m’as pas expliqué, " continua-t-elle, " tu as dit que tu avais écrit la pièce pour me faire une surprise. Ça veut dire que tu me la dédies?" demanda-t-elle avec un doux sourire.

"Oui: pour l’enquiquineuse aux taches de son, avec tout mon amour, " grogna-t-il en lui caressant la joue du dos de sa main.

"Hé, ça ne fait pas très romantique, " se plaignit-elle.

"Hummmm, je pourrais songer à le modifier, mais il faut que tu m’inspires, " insinua-t-il avec un regard malicieux.

"Comme ça?" demanda-t-elle en l’embrassant sur la joue.

"Tentative plutôt faiblarde. Tu pourrais faire mieux, " la taquina-t-il, " Je veux dire comme ça, " dit-il en l’embrassant par surprise sur les lèvres. Elle répondit à son étreinte, oubliant un moment sa curiosité.

"Attends," finit-elle par dire en interrompant la caresse, "Quand est-ce que je pourrai lire la pièce ? "

"Bientôt, quand je l’aurai finie. Je promets que tu seras la première à le faire, mais pour le moment, continue à me convaincre. Je te donne jusqu’à l’aube. "


Fin de la seconde partie

© Mercurio 2003