Retrouvailles dans le tourbillon
Par Mercurio

(généreusement traduit de l'anglais par Gérald )

CHAPITRE QUINZE

Quoi que le futur puisse apporter

Première partie

Adieux et tournants

Le train était arrivé à la gare, et l’endroit paraissait grouillant et chaotique. Des hommes déchargeaient du matériel militaire, du personnel médical déposait les blessés sur des brancards sales, et des fournitures s’étalaient par terre. La confusion, les cris, la mauvaise humeur se montraient sur bien des visages. Un groupe de jeunes soldats, les yeux bandés, en uniforme crasseux, marchaient en ligne, un derrière l’autre, au milieu des caisses de munitions et des mitrailleuses flambant neuves. Chacun avait la main droite sur l’épaule de son compagnon pour guider ses pas jusqu’au train. Un des hommes, qui n’avait pas été aveuglé par le gaz moutarde, conduisait le groupe le long du quai.

Yves n’y voyait pas, mais il pouvait sentir l’atmosphère d’ennui et d’attente qui imprégnait l‘air. Deux infirmiers l’avaient aidé à monter dans le train, et il était déjà installé sur un des sièges, attendant le départ. Du bout des doigts, il toucha la vitre et pensa qu’il était ironique d’être assis à côté d’elle, alors qu’il ne pouvait pas voir le paysage et que le temps était déjà trop froid pour qu’il profite de la brise en ouvrant la fenêtre. Le voyage vers Paris serait long et ennuyeux, surtout avec sa jambe blessée et l’impossibilité de lire en chemin.

"Yves," appela la voix de Terry derrière lui, et le jeune docteur se tourna dans la direction d’où elle venait, "J’ai cru que je n’y arriverais pas," haleta l’acteur, qui respirait bruyamment comme s’il avait couru.

"Je ne savais pas que j’allais vous manquer autant!" plaisanta Yves en entendant Terry.

"Dans vos rêves, grenouille," rétorqua le jeune homme avec une grimace, "Je suis juste venu vous rendre un service."

"Que c’est gentil à vous," répondit Yves, toujours en plaisantant, "Qu’est-ce que c’est?"

"Le courrier vient d’arriver et il y a une lettre pour vous. Apparemment, elle est passée par différentes destinations avant d’arriver ici. " expliqua Terry en mettant la missive entre les mains du jeune docteur.

"De qui est-elle?" demanda Yves, curieux et un peu frustré de ne pouvoir lire la lettre lui-même.

"Vous n’allez pas le croire, " gloussa Terry amusé, " Je ne savais pas que vous étiez si proches, tous les deux !"

"Qu’est-ce que vous voulez dire? Allez, Grandchester, dites-moi juste de qui vient cette lettre."

Terry posa la main sur le siège d’Yves et, en se penchant, lui chuchota à l’oreille d’un ton farceur.

"D’une dame!" dit-il gaiement.

"Qui? Dites-le-moi, et arrêtez de jouer comme un enfant stupide ! " demanda Yves, qui perdait ses derniers restes de patience.

"Mademoiselle Grimace en personne. Qui l’eût dit ! " pouffa Terry, très amusé.

"Mademoiselle Grimace?"

"Egalement nommée l’infirmière Hamilton, mon cher ami," expliqua Terry en lâchant la bride à son rire.

"Flanny?" demanda Yves stupéfait, "Vraiment?"

"Certainement. Si vous voulez, je peux vous la lire à voix haute. Mais je décline toute responsabilité si le contenu est trop personnel !"

"Vous pourriez arrêter, Grandchester ?! " demanda Yves excédé, " Mon Dieu, vous pouvez être une véritable plaie quand vous voulez ! Et, non merci, je trouverai un moyen de la lire plus tard !"

"OK, OK, plus un mot sur le sujet," répondit Terry, toujours souriant mais reprenant un peu son sérieux. "Voilà comment vous me remerciez. Après tout le chemin que j’ai fait en courant, simplement pour que vous ayez votre lettre. Mais ne vous inquiétez pas, je suis habitué à votre ingratitude."

"Alors, merci," répondit Yves en se détendant un peu.

Terry pensa à ce moment que la tension entre eux s’était relâchée d’une manière incroyable, après la terrible expérience qu’ils avaient partagée et les journées qu’ils avaient vécues ensemble à l’hôpital de campagne. Le jeune aristocrate était content que leur ressentiment semble avoir disparu, et même s’ils n’étaient pas les meilleurs amis du monde, ils pouvaient finalement dire que leur défiance mutuelle avait disparu. Le train s’ébranla légèrement, et le chef de gare cria qu’on allait partir. Le moment de se dire adieu était arrivé.

"Eh bien, je crois que ça y est," dit simplement Terry, " Meilleurs vœux, Bonnot."

"Vous aussi," répondit Yves d’un ton amical, "Et encore une fois… merci… de tout ce que vous avez fait pour moi," dit le jeune homme avec quelque difficulté.

"N’en parlez pas," répondit sérieusement Terry, " Si les choses avaient été différentes, nous aurions pu être les meilleurs amis du monde, mais je suis content que nous ayons pu minimiser notre différend. J’espère que vous pourrez trouver la femme de votre vie. Vous le méritez vraiment, " conclut l’aristocrate avec sincérité.

"Merci," dit le docteur, "et vous, prenez soin de Candy."

"Promis," répondit Terry en serrant la main gauche que le jeune docteur lui tendait, sachant que le jeune acteur ne pouvait pas utiliser sa main droite, " Au revoir, Yves Bonnot."

"Au revoir, Terrence Grandchester," furent les derniers mots d’Yves avant que Terry ne le laisse seul dans le wagon.

Le jeune homme sentit que le train se mettait en marche. Puis il entendit quelqu’un, qui se déplaçait sur des béquilles, s’asseoir à côté de lui, marmonnant un salut timide avec l’accent sudiste.

"Bonjour," dit Yves à l’homme qui serait son compagnon de voyage, "Mon nom est Bonnot," se présenta-t-il aimablement.

"Gordon, Jeremy Gordon, de la Nouvelle-Orléans, " répondit l’homme d’une voix rauque.

Les deux hommes se mirent à bavarder tandis que le train avançait, laissant derrière lui la gare improvisée, et entrait dans les bois. Au bout d’un moment, Yves déchira l’enveloppe qu’il avait encore en main et demanda :

"Vous savez, M. Gordon, j’ai une lettre d’une amie à moi ici, mais comme vous le voyez, il m’est impossible de la lire. Ça vous gênerait de le faire pour moi ?"

"Pas de problème, mec," répondit le soldat, et, prenant la lettre dans ses mains calleuses, il commença à lire:

" Cher Yves… "

Des chapeaux de différents styles, des gants, des jupes, des jupons, des chaussures, des mouchoirs blancs, des robes, des ombrelles de dentelle, et mille accessoires féminins s’étalaient à travers la chambre. Les deux femmes s’activaient à empaqueter chaque article aussi vite que possible, mais en dépit de leurs efforts, de plus en plus de vêtements semblaient sortir du néant. Patty avait passé plus d’un an en Illinois, et, pendant ce temps, elle s’était souvent laissée aller à faire du shopping avec Annie.

"Tu devrais vraiment prendre ce chapeau, Patty," disait Annie, "tu as l’air d’un rêve avec ça !"

Patty cédait généralement à ses faiblesses féminines, et finissait par suivre le conseil d’Annie. Mais elle payait désormais le prix de ses petits péchés : il lui fallait décider ce qu’elle emportait avec elle en Floride et ce qu’elle laissait chez Annie. Après tout, elle n’avait pas besoin de tout prendre avec elle, alors qu’elle projetait de revenir en Illinois après les fêtes.

M. et Mme O’Brien avaient décidé que leur fille avait passé trop de temps loin d’eux, et comme on était en novembre, ils attendaient que Patty revienne en Floride pour passer Noël avec eux. Au début, M. O’Brien avait pensé aller à Chicago pour escorter sa fille au retour, mais sa mère l’avait convaincu qu’il valait mieux lui laisser cette mission. Ainsi, il ne négligerait pas ses affaires, et elle aurait l’occasion de s’amuser et de voir les amies de Patty à Chicago. M. O’Brien ne soupçonnait pas que Patty et sa grand’mère Martha avaient prévu ce voyage plusieurs mois à l’avance.

Lorsque Tom avait demandé à Patty d’être sa femme, la jeune fille avait immédiatement écrit à Mme Martha O’Brien pour lui annoncer la nouvelle. La vieille dame fut enthousiasmée et heureuse des projets de sa petite-fille, mais comprit aussi qu’à la différence de sa première relation, cette fois Patty n’aurait pas l’approbation de ses parents, en raison des origines de Tom. La vieille dame répondit donc à Patty en l’avertissant des problèmes qu’elle et son fiancé rencontreraient certainement, dès que les O’Brien découvriraient que Patty était fiancée à un paysan.

Les deux femmes décidèrent qu’il serait plus sage d’attendre le vingt-et-unième anniversaire de Patty, pour que, même si M. et Mme O’Brien ne voulaient pas accepter Tom dans leur famille, ils n’aient légalement aucun droit d’empêcher les projets de Patty et de son fiancé.

Martha se rendit donc à Chicago, et ensuite à Lakewood, pour rencontrer Tom et préparer les derniers détails de leur plan. Tom ferait le voyage avec les deux dames pour rencontrer les parents de Patty et leur demander formellement sa main. Si les O’Brien ne voulaient pas accepter, Patty et Tom se marieraient tout simplement sans leur accord. Martha était prête à soutenir sa petite-fille, même contre les désirs de son propre fils.

"Ma famille a gâché ma vie en me forçant à épouser un homme que je n’aimais pas, " dit la vieille dame à Patty en l’aidant à plier une belle robe de laine qu’elles allaient empaqueter, " Je n’ai jamais pris une décision par moi-même. D’abord, mes parents ont décidé ce que j’allais porter, comment j’allais me tenir, ce qu’il était bon que j’apprenne, et qui je devais fréquenter. Ensuite, c’est mon mari qui a dirigé ma vie, et ainsi j’ai perdu ma jeunesse et mes rêves. Je n’ai même pas pu donner mon avis sur l’éducation de mon propre fils. Son père a choisi l’école où il a étudié, le métier qu’il allait avoir et la femme qu’il allait épouser. Un jour, je me suis rendu compte que mon fils était devenu un snob sans cœur et sans cervelle, où je ne reconnaissais plus mon petit garçon. C’était un étranger complet. Et quand ils t’ont envoyée au Collège, j’ai pensé qu’ils allaient faire la même chose avec toi."

"Mais heureusement, j’ai rencontré quelqu’un là-bas," remarqua Patty, qui sourit largement en regardant une photo qu’elle tenait en main.

"Oui, je sais, ma chère," répondit Martha, souriant en retour, "Ça m’étonne toujours comme tu as changé depuis que tu as rencontré Candy ! Et à mesure que le temps passe, tu es de plus en plus mûre et sûre de toi."

"Je ne serai jamais une héroïne de guerre, " pouffa Patty en montrant à sa grand-mère une photo où Candy apparaissait avec trois soldats à l’hôpital de campagne, " mais je sais maintenant que ce n’est pas un péché de résister et de dire au monde que je peux penser par moi-même, et décider de mon propre destin."

"Voilà l’esprit que tu dois garder, ma chère, " s’exclama la vieille dame avec un geste joyeux, " Je voudrais voir la tête de ton père quand il s’apercevra que tu n’est plus un petit bébé qu’il peut manipuler à sa volonté. Dommage que ton grand-père ne soit plus avec nous pour le voir aussi. Par saint Georges, ça aurait été drôle à voir !"

"GRAND-MERE!! Ne jure pas!!" protesta la jeune femme en pouffant, mais elle ajouta d’un ton plus sérieux," Tu vois tout comme si c’était juste une farce, mais je dois avouer que j’ai un peu peur. Je sais que maman et papa vont être tellement furieux que peut-être je ne les reverrai plus après mon mariage."

"Ça va peut-être arriver, ma chère, " concéda Martha avec un soupir, " Espérons qu’ils finiront par comprendre tes sentiments un jour, mais si ça n’arrive pas, avec un mari comme Tom et tous tes amis à tes côtés, je ne pense pas que tu te sentiras jamais seule, " dit-elle gaiement.

"Je le sais, grand-mère. Mais dis-moi, vas-tu accepter la proposition de Tom et venir habiter à la ferme avec nous ? " demanda Patty avec enthousiasme.

"J’y réfléchis encore," répondit la vieille dame avec un éclat rusé dans ses yeux encore clairs, " J’ai d’autres propositions, tu sais."

"Quel genre de propositions, grand-mère?" demanda Patty, intriguée par son air espiègle.

"Eh bien, je ne veux pas m’avancer, mais… " dit Martha avec réticence.

"Dis-moi, grand-mère!"

"D’accord, d’accord!" avoua la vieille dame, "J’ai demandé à Mademoiselle Pony si elles voulaient une nouvelle collègue pour les aider à l’orphelinat. Elles font du si bon travail que ce serait merveilleux si on pouvait recevoir plus d’enfants. Mais il leur faut des bras en plus, et quelques-unes de mes idées, pour transformer la Maison Pony en une institution plus grande."

"Oh, grand-mère! Tu me fais peur quand tu as ce regard dans les yeux ! " dit Patty stupéfaite.

"Toi aussi, tu pourrais aider! On aura besoin de sang neuf et de jeunes énergies dans ce projet ! Et maintenant, où est ce manteau bleu que tu disais vouloir prendre avec toi ? " demanda la vieille dame, en essayant de trouver le manteau dans la pagaille qui les entourait.

"Il est dans la chambre d’Annie. Tu veux aller le chercher, s’il te plaît, grand-mère ?"

"Parfait, et je demanderai au majordome de nous apporter du thé et des biscuits!" suggéra la vieille dame en pouffant.

"Ici, en Amérique, on appelle ça des cookies, rappelle-toi. Oh, grand-mère, tout ce que tu cherches, c’est une occasion de flirter avec le majordome ! " rétorqua la jeune femme.

"Il n’est pas mignon avec son sourire?" fit remarquer Martha, mais Patty n’eut pas le temps de continuer à se moquer de son espiègle grand-mère : elle était déjà sortie de la chambre, à la recherche du majordome des Brighton.

Patty eut un soupir de résignation et continua à empaqueter ses bas. Il ne lui fallait qu’un bref moment de solitude pour se mettre à penser à Tom. Ce qu’ils s’étaient dit la dernière fois où ils avaient été ensemble, la sensation de sa main dans la sienne, le baiser qu’ils avaient partagé, étaient encore si frais dans sa mémoire que son cœur commença à battre plus vite. Elle ferma les yeux et sourit.

"Quel temps fait-il au pays des rêves ? " demanda Annie, qui était entrée dans la chambre, en comprenant que Patty était trop perdue dans ses rêves pour répondre quand elle avait frappé à la porte.

"Hummm? Tu disais?" répondit Patty, surprise par la présence d’Annie.

"Je dis qu’il est temps de revenir de tes rêves… J’ai des nouvelles de France ! " dit la jeune femme en brandissant une enveloppe rose.

"Mon Dieu!!!! Qu’est-ce qu’elle dit??? Allez, Annie, ouvre-la!" pressa Patty.

La jeune brune obéit à son amie, et, de ses doigts nerveux, déchira l’enveloppe pour en extraire la lettre.

Le 20 septembre,

Chère Annie,

J’espère que tout va bien pour toi et toute ta famille au moment où tu reçois cette lettre. Si tu veux savoir de mes nouvelles, je dois avouer que je ne me suis jamais sentie mieux. Si j’ai jamais cru avoir connu le bonheur, je dois maintenant reconnaître que je me trompais. Je n’avais aucune idée de ce qu’il signifiait jusqu’à il y a quelques jours…

Tandis qu’Annie continuait sa lecture, les deux jeunes filles ouvrirent les yeux d’étonnement, hoquetant et échangeant des regards stupéfaits à chaque ligne. Jusqu’alors, Candy n’avait confié à personne, sauf à Albert, Mademoiselle Pony et Sœur Maria, que Terry était en France et qu’il avait été hospitalisé pendant trois mois à l’endroit même où elle travaillait. Cette lettre racontant toute l’histoire prit donc les deux femmes par surprise.

"Je ne peux pas y croire!" s’exclama Patty lorsque Annie eut fini sa lecture pour la troisième fois, " N’est-ce pas incroyable ?… Je veux dire, ils se sont retrouvés là-bas… Tu as idée du nombre de chances qu’ils avaient de se rencontrer ? Ce doit être le destin !!! " s’étrangla-t-elle, en se versant un verre d’eau pour apaiser sa stupéfaction.

"Je comprends, Patty," répondit Annie d’un ton mélancolique, " Je crois que leur amour était tout simplement écrit par le sort. Je suis heureuse pour elle."

"Pourquoi as-tu l’air si triste, alors?" demanda Patty en remarquant le ton amer de son amie.

Annie se leva et marcha vers la fenêtre, tandis que ses yeux de miel suivaient la chute des feuilles mortes d’un frêne voisin.

"Tu ne le vois pas, Patty?" finit-elle par dire après un long silence. " Pendant des années, j’ai été tellement aveuglée par mon amour pour Archie et mon égoïsme, que je n’ai pas su être une amie pour toi et Candy."

"Qu’est-ce que tu dis, Annie? Je crois que nous en avons déjà parlé. Pourquoi ne pas comprendre tout simplement que tu as toujours été une amie merveilleuse pour moi et Candy ? " répliqua Patty.

"Tu le penses honnêtement, Patty?" demanda Annie en se tournant vers elle, et Patty put voir que le visage de son amie était déjà baigné de larmes. " Si j’ai vraiment été une bonne amie, comment n’ai-je pas remarqué que ces trois dernières années, Candy faisait seulement semblant d’être forte et heureuse ?"

"Annie, où est-ce que tu veux en venir?" demanda Patty en fronçant les sourcils.

"Cette lettre, Patty!" sanglota la brune en laissant les papiers tomber par terre, " Candy a l’air tellement joyeuse et heureuse dans ces lignes, comme si elle ne l’avait pas été depuis longtemps, et moi, sa meilleure amie, je n’ai pas remarqué combien elle souffrait d’être éloignée et séparée de Terry ! Je pensais qu’elle avait oublié cet amour impossible ! Et voilà ! Elle l’a épousé ! Ça veut dire qu’elle l’a aimé en silence, qu’elle a souffert et pleuré en silence pendant trois ans, et que je n’ai jamais été là pour la soutenir ! Et je suis censée être sa meilleure amie ! " éclata la jeune femme en étreignant les rideaux de ses mains tremblantes, son visage montrant sa frustration et sa déception.

"Annie! Ne te fais pas de reproches aussi cruels. Tu n’as pas été la seule à être trompée par la force de Candy. Moi non plus, je n’avais aucune idée de ses sentiments, " dit Patty en se levant pour s’approcher de son amie.

"Non, Patty, il n’y a pas de comparaison possible entre toi et moi," dit sombrement la jeune fille. " Tu as passé des moments si difficiles, que personne ne peut te blâmer de ne pas avoir pu rester auprès de Candy quand elle en avait besoin. Mais moi… " elle ne put finir sa phrase, les sanglots ne lui permettant plus de parler.

"Annie," fut tout ce que Patty put dire, en se bornant à serrer son amie dans ses bras.

Annie s’accrocha aux bras de Patty et versa pendant un moment ses larmes de regret. Son esprit revenait à son enfance. Elle se vit écrire la dernière lettre qu’elle avait envoyée à Candy, quand elles avaient six ans. Elle savait bien que ces lignes allaient blesser sa chère amie jusqu’au cœur, mais la petite Annie n’avait ni le courage d’affronter sa mère adoptive, ni celui de rester en contact avec Candy d’une manière clandestine.

"Moi… Ça a toujours été moi d’abord!" pensa Annie avec honte, "J’ai toujours été tellement occupée de mon bien-être et de ma sécurité, que j’ai rarement pensé aux autres !!!"

Soudain, Annie sentit que son âme atteignait le bout d’un tunnel sombre où elle avait erré pendant trois mois, depuis qu’Archie avait rompu avec elle. Elle pensait qu’on ne pouvait pas vivre une situation pire que celle qu’elle endurait. A mieux y regarder, elle découvrait que plus que le rejet d’Archie, ce qui lui faisait mal était qu’elle se détestait elle-même. Elle leva ses yeux intérieurs et vit la longue distance qui la séparait de la lumière à l’autre bout du tunnel. Annie soupira, en se demandant si elle pourrait jamais trouver le courage d’entreprendre l’interminable voyage pour sortir du piège de ses propres peurs.

"Patty," murmura Annie en se détachant des bras de son amie, "merci de ta compréhension… Je… Je suis contente que tu sois là."

"Ce n’est rien, Annie. C’est à ça que servent les amies. " répondit Patty, une franche sympathie reflétée dans ses yeux marron foncé, mais incapable d’aider son amie dans cette lutte personnelle. De par sa propre expérience, Patty savait que la seule personne capable de sauver Annie était Annie elle-même.

Une fois de plus, la nuit à l’hôpital avait été bien remplie. Candy avait fait le service du soir, et allait finir le pansement d’un patient qui lui avait demandé de le desserrer un peu. L’homme, proche de la trentaine, n’avait imaginé cette excuse que pour profiter de l’attention de la jeune femme quelques minutes supplémentaires. Candy le savait, mais fit semblant de l’ignorer, tant elle était habituée au flirt continuel de ses patients.

"Quand vous êtes la première femme qu’ils voient après des semaines ou des mois de tranchées, il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils vous traitent comme leur grand-mère, " pensait-elle habituellement, mais elle se sentait néanmoins toujours un peu embarrassée par les attentions masculines.

"Vous avez un fiancé, Mademoiselle André ? " demanda l’homme avec un regard séducteur, et Candy se demanda comment répondre à une telle question, en sachant que son mariage était censé rester secret.

"Oui, M. McGregor," finit-elle par dire.

"Et où est cet heureux homme, si je peux demander?" insista-t-il avec une grimace.

Candy leva les yeux du pansement et regarda fièrement l’homme.

"Il est au front, dans l’armée américaine," répondit-elle.

"Et il vous manque?" questionna McGregor, " parce que je serais là pour vous réconforter tant qu’il n’est pas là, Mademoiselle André."

"Oui, il me manque de tout mon cœur. Et merci de votre proposition, M. McGregor, mais sans façons. Quoique, vous devriez prier pour que personne ne fasse la même offre à votre femme en Angleterre, " le rembarra Candy, et elle allait dire autre chose pour arrêter les gestes audacieux du soldat, mais une voix criant dans le couloir l’interrompit.

"C’est fini!!! C’est fini!!!" hurla un jeune docteur britannique en faisant une entrée remarquée dans la salle.

"Vous êtes fou, Dr Cameron ? " rétorqua Candy, " Il est encore très tôt, et beaucoup de patients dorment. Vous voulez interrompre leur sommeil ?"

"Seigneur, Mademoiselle André, il faut réveiller tout le monde tout de suite!" expliqua l’homme d’une voix essoufflée. " C’est fini, la guerre est finie ! Ils ont signé l’armistice il y a deux heures. On vient de le dire à la radio."

"Vous êtes sérieux, docteur?" demanda McGregor, incrédule.

"Positivement. Je n’ai jamais été plus sérieux de ma vie!" répondit le médecin, et bientôt toute la salle était réveillée, criant et riant de joie.

Candy quitta les patients et sortit dans les couloirs. Tout le monde était là, faisant la fête, se félicitant et s’embrassant. La guerre, qui avait duré plus de quatre ans, était enfin terminée, et avec elle l’incontrôlable hausse des pertes humaines le long de la frontière française. Des bouteilles de champagne étaient sorties du néant et des docteurs, des infirmières et même quelques patients échangeaient déjà des toasts, incapable de retenir leur joie, avec la même gaieté franche que des enfants le matin de Noël.

"On rentre à la maison, Mademoiselle André! A la maison ! " hurla l’un des patients, debout sur ses béquilles, à côté de Candy.

"A la maison!" pensa joyeusement Candy, " Oh, Terry, on rentre chez nous !"

Le même jour, mais de l’autre côté de l’Atlantique, le soleil se couchait déjà et Albert venait de terminer sa chevauchée quotidienne. Le jeune homme ramenait nonchalamment son cheval à l’étable, lorsqu’un des palefreniers courut vers lui en agitant son chapeau en l’air. Ses paroles se bousculaient d’une façon qu’Albert ne put comprendre avant que l’homme ne soit presque en face de lui.

"Seigneur, M. André!" bafouilla l’homme. " La guerre est finie !"

"Vous êtes sûr?" demanda Albert, empoignant énergiquement la manche du palefrenier.

"Oui, Monsieur. Ça veut dire que Mademoiselle André va bientôt revenir ? " demanda l’homme avec intérêt, car tous les serviteurs de la maison étaient fidèles à la jeune héritière, qui avait toujours été gentille et sympathique avec eux.

"Absolument!" répondit Albert en riant, ses yeux bleus brillant à la lumière de l’étoile du soir, tandis qu’il pensait intérieurement " Alors, mon heure va arriver !"

A Paris, la fête ne semblait pas devoir finir. Les gens étaient sortis dans les rues, les églises sonnaient leurs cloches depuis des heures, et le vin coulait librement dans tous les gosiers. A l’hôpital Saint-Jacques, Julienne pleurait en étreignant Flanny de toutes ses forces. Ceux des patients qui pouvaient marcher dansaient et faisaient la fête dans les halls et les corridors, en criant de tous leurs poumons : " On rentre à la maison ! On rentre à la maison ! " sans arrêt, chacun dans sa langue maternelle.

Ironiquement, Flanny, qui étreignait encore son amie, ne pouvait se reconnaître dans la joie générale.

"A la maison? " Se demanda-t-elle, " Pourquoi faire ?"

A l’intérieur de sa chambre, les lumières éteintes, regardant au-delà du balcon la roseraie qui perdait ses pétales dans la brise d’automne, Archie, qui passait quelques jours au manoir de Lakewood, écoutait les informations annonçant l’armistice à la radio.

"La guerre est finie, " pensa-t-il mélancoliquement, "mais cet événement ne m’apportera pas ce que j’attendais, " se dit-il en baissant les yeux, sans pouvoir retenir ses larmes. " Tout au contraire, il signifie seulement que je vais devoir affronter la douloureuse expérience de la voir dans les bras de mon rival."

A Buzancy, la même nuit, un jeune homme qui marchait dans les couloirs de l’hôpital regardait la lune derrière les nuages gris, en pensant qu’elle n’avait jamais été aussi belle que ce soir. L’homme écarta quelques mèches brunes qui avaient déjà commencé à pousser et agaçaient son front, tout en s’appuyant au mur. Il porta la main gauche à sa poche, extrayant une enveloppe rose au léger parfum de rose et l’embrassant tendrement.

"On rentre à la maison, mon amour," dit Terry en essayant de se rappeler le goût des lèvres de Candy.

Les jours qui suivirent le départ de Patty furent de particulière solitude pour Annie Brighton. Elle sombra dans une dépression douloureuse, sentant que tous ses intérêts les plus chers étaient devenus vains et inutiles. Alarmée par l’insistance de la jeune femme à rester de longues heures dans sa chambre, sa mère essaya de forcer Annie à sortir et projeta même d’organiser un thé, mais la brunette demanda à son père de lui épargner ces activités, et obtint le soutien du brave homme. M. Brighton comprenait que sa fille allait atteindre un tournant dans sa vie, et pensait qu’il valait mieux lui donner le temps de découvrir ses propres solutions aux problèmes qu’elle rencontrait.

Les feuilles d’automne tombaient des frênes dans la propriété des Brighton, et Annie passait ses soirées à tenter de calmer sa douleur en écoutant le bruissement des feuilles mortes dans le jardin. Elle marchait des heures le long du lac, regardait dans son cœur, affrontait les lignes noires qu’elle n’aimait pas dans le portrait de son âme, et très souvent se comparait à ces feuilles desséchées que le vent emportait. Luxuriantes, vertes et brillantes durant l’été précédent, maintenant que les jours froids de l’automne étaient arrivés elles volaient sans but, vers un avenir incertain, loin de l’arbre robuste qui les avait protégées.

Candy avait été sa force et son arbre durant l’été de son enfance et de son adolescence, mais maintenant qu’Annie devait affronter les gifles glacées de la vie, la jeune femme n’était plus qu’une feuille desséchée et enlaidie. Elle ne s’aimait pas, et même si son reflet dans le miroir était beau et jeune, elle savait que l’intérieur ne correspondait pas à son apparence physique. Annie reconnaissait que l’apparence éclatante de son amie d’enfance pâlissait toujours comparée à la beauté de son âme, car à la différence d’elle-même, Candy n’avait pas compté sur l’argent pour construire sa vie. C’était ce qui faisait de Candy la femme forte et authentique qu’elle était. Voilà pourquoi le cœur de Terry n’avait jamais pu l’oublier.

A mesure que les jours passaient et qu’Annie continuait ses réflexions, elle arrivait lentement à la conclusion qu’il était temps de changer les choses qu’elle n’aimait pas en elle. Temps de commencer à penser aux autres et moins à elle-même. Temps de tourner le dos aux idoles qu’elle avait adorées par le passé, et de commencer le voyage qui l’amènerait à retrouver son être véritable.

Un soir, durant sa promenade, elle s’arrêta soudain, regarda le paysage doré autour d’elle, et décida à ce moment que son jour était venu. Elle revint à sa chambre et là, à la timide lumière d’une chandelle, écrivit une lettre à une femme qu’elle n’avait jamais vue de sa vie, mais qui serait un personnage important dans le chapitre de son histoire personnelle qu’Annie allait commencer à écrire.

Annie étreignait un morceau de papier dans sa poche. Elle savait que ce qu’elle allait faire ne serait pas facile du tout, et elle resta quelques secondes silencieuse devant la porte de la chambre de sa mère, hésitant encore à frapper. Elle leva le visage vers le plafond et, fermant ses paupières, pensa à Candy pour la centième fois de la soirée.

"Je n’aurais jamais imaginé que ce pourrait être si difficile, Candy, " se dit-elle, " Comment t’es-tu débrouillée seule si longtemps ? Oh, Seigneur, aidez-moi, " murmura-t-elle en se signant avant de frapper à la porte.

"Entrez," dit une voix féminine à l’intérieur de la chambre.

Annie pénétra dans la pièce délicatement décorée et vit sa mère assise à son secrétaire, portant une robe de soie bleue qui mettait en valeur sa peau blanche et ses cheveux dorés.

"Annie, ma chérie!" dit tendrement Mme Brighton, " Je pensais que tu jouais du piano dans la chambre rose, " remarqua-t-elle distraitement.

"J’y étais, mère, mais…" la jeune fille hésita, sentant que ses craintes commençaient à envahir son cœur, "Il fallait que je te parle…"

"Très bien, ma chérie," répondit-elle en quittant la chaise de son bureau et en s’asseyant sur un divan voisin, "qu’est-ce que tu as à me dire?"

" Tu vois, maman, " commença Annie en s’asseyant à côté de sa mère, "J’ai pensé à commencer de nouveaux projets puisque… puisque je ne me marie pas comme prévu."

La mère regarda sa fille avec un sourire de compréhension sur son visage toujours beau.

"Ma chérie!" dit Mme Brighton. " C’est exactement ce que je voulais entendre de toi. Tu as passé assez de temps à pleurer. J’ai déjà quelques bonnes idées pour la prochaine saison… Nous irons à l’opéra, au théâtre, et à tous les galas et les soirées. Il faut qu’on te voie partout… "

"Maman…" Annie interrompit Mme Brighton qui était déjà emportée par son enthousiasme. "J’ai des projets différents," dit-elle timidement.

"Sottises, Annie," répliqua la mère avec emphase, "Je sais ce que tu dois faire maintenant. Tout le monde doit voir que tu ne vas pas mourir à cause de cet infidèle. Tout au contraire, tu dois être la femme la plus belle de ce printemps, aimée et admirée par tous les hommes, et enviée par toutes les femmes. Fais-moi confiance."

Annie baissa la tête, écrasant ses mains l’une dans l’autre, pendant que sa mère parlait. Elle fixa des yeux ses délicates chaussures de satin, ornées de petites violettes et d’un gracieux ruban, comme si le courage de parler était dissimulé quelque part sur la surface lavande des chaussures.

"Mère, je suis vraiment désolée de te décevoir cette fois," osa dire la timide jeune fille en regardant sa mère d’un air attristé, "mais je ne pense pas rester à Chicago. Je pense qu’il est temps pour moi de commencer à faire des choses plus utiles que passer mes soirées de réception en réception. "

" Alors, qu’est-ce que tu penses faire d’autre ? " demanda Mme Brighton, étonnée de la réaction de sa fille.

Annie tira un papier de la poche de sa jupe, et le montra à sa mère d’un geste timide. La dame lut l’article de journal que sa fille lui avait donné et, quand elle eut fini, leva les yeux du papier avec un regard interrogateur.

"Je ne comprends pas, Annie. Qu’est-ce que tu as de commun avec cette femme en Italie, " demanda Mme Brighton.

"Je m’intéresse à son travail avec les enfants mentalement retardés," expliqua la jeune femme, en commençant à éprouver une sensation de chaleur couvrant ses joues, "Je… Je voudrais aller en Italie pour étudier avec elle."

"Mais… pourquoi faire?" demanda la mère d’Annie, sans pouvoir comprendre l’intention de sa fille.

"Je veux apprendre à travailler avec eux, et ensuite revenir en Amérique pour ouvrir une école, comme celle qu’elle a dans son pays. Ici, on traite ces enfants comme s’ils étaient incapables d’apprendre quoi que ce soit. Mais son travail prouve qu’ils peuvent faire d’énormes progrès, " expliqua Annie, et sa voix devint soudain véhémente.

"Tu veux dire que tu veux étudier… pour travailler ? Tu penses… avoir… un métier !!?? " demanda Mme Brighton stupéfaite.

"Oui, mère. Je ne pense pas que ma vie serve à qui que ce soit en ce moment… d’autres femmes montrent qu’elles peuvent…"

"J’ai déjà entendu ce discours ridicule!" la dame se leva, visiblement furieuse des paroles de sa fille. " Et ce ne peut être que Candice qui t’a mis ces idées dans la tête !! J’ai toujours su que son amitié ne t’apporterait rien de bien!!! Te voilà qui parle comme une suffragette enragée ! Pas ma fille, Annie… pas une Brighton!" lâcha-t-elle avec véhémence, mais gardant encore une attitude calme.

"Mère!" s’étrangla la jeune femme, sans savoir quoi répondre.

"Cette discussion est terminée, Annie," dit froidement Mme Brighton. " Demain, nous verrons le tailleur pour que tu puisses commander ta nouvelle garde-robe pour le printemps prochain. Il faut que tu trouves un mari cette année, tu m’entends ?"

Jusqu’alors, la jeune femme était restée calme, assise sur le divan, écrasant l’article de journal que sa mère avait jeté par terre. Annie était blessée que sa mère ait si aisément rejeté la faute sur Candy. Soudain, elle comprit qu’une fois de plus, la vie la forçait à décider entre suivre l’exemple de sa meilleure amie, pour devenir une femme qui pourrait se sentir fière d’elle, ou céder aux désirs de sa mère comme elle l’avait toujours fait par le passé.

Annie aimait sa mère, et éprouvait le besoin de recevoir son approbation pour les nouveaux projets qu’elle voulait réaliser. D’un autre côté, elle redoutait aussi la confrontation imminente avec la femme aux opinions arrêtées qu’était sa mère. Un instant, elle pensa que tous ses projets pouvaient ne pas être aussi sensés après tout. C’était peut-être une meilleure idée d’obéir à sa mère et d’oublier les changements qu’elle voulait apporter à sa vie. Mais le souvenir de Candy humiliée chez les Legrand, le soir où la blonde l’avait sauvée de la méchante plaisanterie de Daniel et Eliza, subissant stoïquement sa punition, vint à l’esprit d’Annie.

Elle leva lentement sa tête aux cheveux corbeau, et ses yeux de miel se fixèrent sur la silhouette élégante de sa mère. Dans les profondeurs humides de ses pupilles, un éclat de détermination croissante commença à briller avec une force inconnue.

"Mère, je vous aime, toi et papa, de tout mon cœur, " commença-t-elle calmement, " Je vous ai toujours obéi et j’ai toujours suivi vos conseils, mais j’ai peur que cette fois il ne me soit pas possible de répondre à vos attentes. Ma décision est déjà prise, et je n’abandonnerai pas."

Mme Brighton se tourna pour regarder sa fille droit dans les yeux, sans encore croire ce qu’Annie venait de dire.

"Qu’est-ce que tu dis?" demanda-t-elle d’une voix rauque.

"Je dis que je me suis déjà arrangée pour aller étudier en Italie avec Mme Montessori. Je lui ai écrit, et elle a accepté de me prendre comme élève l’année prochaine. Je ne chercherai pas de mari comme tu le veux, parce que je ne me sens pas encore prête pour une nouvelle relation. Pour le moment, je veux étudier, et si tu crois que Candy a quelque chose à voir avec ma décision, tu as raison, mais pas au sens que tu penses."

"Bien sûr! Qui d’autre!" explosa Mme Brighton, perdant le contrôle d’elle-même pour la première fois. " Cette femme immorale ! Qui s’enfuit du collège ! Qui vit seule dans un appartement ! Qui travaille comme si elle en avait vraiment besoin ! Qui part à l’étranger sans l’accord de sa famille ! Qui risque sa vie et l’honneur des siens ! Et voilà qu’elle s’est mariée là-bas, en prenant la décision toute seule, sans demander la permission de son tuteur ! Seul Dieu sait si elle a vraiment épousé cet homme ! Peut-être va-t-elle finir par déshonorer sa famille en ayant un enfant sans père !"

"Ça suffit, mère!" cria Annie, la colère et l’indignation brillant sur son visage rougissant, " Tu dis que Candy est immorale, simplement parce qu’elle a toujours suivi son cœur ! Elle s’est enfuie du collège parce qu’elle a eu le courage de comprendre que l’éducation qu’elle y recevait ne lui servait à rien ! Elle a vécu seule dans un appartement parce qu’elle est indépendante, et qu’elle n’a pas besoin de l’argent de sa famille pour survivre ! Elle a un métier parce qu’elle veut aider les autres ! Elle est partie en France parce qu’elle voulait servir notre pays, et si tu la condamnes parce qu’elle s’est mariée de sa propre volonté, c’est parce que tu ne comprends rien au vrai amour ! C’est une femme merveilleuse, que j’admire, et qui n’a rien dont on puisse avoir honte ! Et quant à mes décisions, je reconnais que c’est Candy qui m’a inspirée par son exemple, mais elle n’a pas la plus petite idée de mes projets, " Annie s’arrêta une seconde, les mains tremblantes, des larmes roulant sur ses joues, mais son expression était étonnamment calme, "Si tu cherches quelqu’un à blâmer, tu peux t’accuser toi-même, mère ! " acheva-t-elle d’un ton de reproche.

"Qu’est-ce que tu veux dire? " demanda Mme Brighton, encore choquée par l’inhabituelle violence d’Annie.

"Je veux dire que tu m’as donné l’amour, l’éducation, tout ce que l’argent peut acheter, et que j’apprécie tout cela, mais tu ne m’as jamais, jamais, aidée à trouver ma propre voie! Tu m’as fait croire que je ne serais bonne qu’à épouser un homme riche, que mon succès serait celui de mon mari, que le sens même de ma vie devait être défini par un homme, et non par moi ! Tu m’as fait tourner le dos à la meilleure amie que Dieu m’ait donnée ! Tu m’as fait mentir sur les origines, comme si c’était un péché d’être née pauvre et sans parents ! J’ai toujours été faible, et tu ne m’as pas appris à le surmonter et à être forte ! Quand Archie a rompu avec moi, tu m’as dit que tu avais toujours su qu’il ne m’aimait pas vraiment… Alors, pourquoi m’avais-tu caché la réalité ? Tu dis que Candy est immorale, mais nous ne valons pas mieux, nous vivons toujours sur un mensonge !"

"Petite peste ingrate!" cria Mme Brighton en levant la main pour gifler sa fille, mais elle fut arrêtée en l’air par une main plus forte.

"Ne faites pas quelque chose que vous regretteriez plus tard!" dit M. Brighton qui était entré dans la chambre, alarmé par la voix furieuse de son épouse, sans être vu par les deux femmes, qui étaient trop prises par ce qu’elles se disaient l’une à l’autre.

"Vous n’avez pas idée de ce qu’Annie vient de me dire!" se plaignit Mme Brighton, en larmes.

"Si vous parlez de ses projets, je sais déjà tout," répondit placidement son mari.

"Vous saviez!!! Vous saviez et vous n’avez pas dit un mot!" répondit la mère d’Annie, incrédule.

"Je pensais que c’était à Annie de le faire," fit remarquer l’homme en lâchant la main de sa femme.

"Mais vous auriez dû lui dire que toute cette histoire d’Italie n’est pas un projet sensé, " s’obstina Mme Brighton.

"Tout au contraire, ma chère, je serai le premier à la soutenir!"

"Mais…" bafouilla-t-elle, sentant que son univers commençait à s’effondrer.

"Annie, ma chérie," dit doucement M. Brighton à sa fille, " Tu veux bien nous excuser, ta mère et toi ? Nous devons parler en privé un moment."

"Oui, papa," obéit la jeune femme. Elle marcha silencieusement jusqu’à l’entrée, mais avant de fermer la porte derrière elle, elle regarda les yeux pleins de larmes de sa mère. " Pardonne-moi, mère, pardonne-moi, mais je ne peux pas abandonner ce rêve maintenant. C’est la seule chose que j’aie vraiment à moi, " acheva-t-elle avant de laisser ses parents seuls.

En traversant le hall, Annie Brighton sentait encore le goût âcre de sa dispute avec sa mère, mais à chaque nouveau pas, son cœur se sentait plus léger et plus libre. Elle leva la tête, sachant que le temps de déployer ses ailes était venu.

Après les victoires d’Argonne et des Flandres, il ne fallut aux diplomates allemands que le temps de comprendre qu’ils ne pouvaient plus attendre pour signer l’armistice. Lorsque les hostilités cessèrent le 11 novembre, les Alliés avançaient vers Montmédy, sur la frontière française, et les troupes passèrent le reste du mois à attendre l’ordre d’entrer en Allemagne.

Même si la guerre était pratiquement finie, les armées alliées n’avaient pas terminé leur travail. Les troupes triomphantes devraient occuper les pays vaincus, et même le personnel volontaire devait rester sur le vieux continent jusqu’à ce que les Alliés aient établi leurs quartiers généraux en Allemagne et en Turquie. Néanmoins, la vie avait autre chose en réserve pour Terrence Grandchester.

Lorsque l’armistice fut signé le 11 novembre, Terry était à Buzancy depuis une semaine, se remettant de sa blessure au bras. Deux jours après l’événement historique, il reçut une lettre avec le cachet des Etats-Unis, dans lequel le gouvernement de son pays le félicitait pour le courage montré au combat et lui annonçait qu’il était démobilisé de l’armée américaine. La lettre contenait aussi une série de billets de bateau et de train pour son retour en Amérique.

Le jeune homme garda les papiers à la main, encore stupéfait par la nouvelle, sans encore pouvoir comprendre que le cauchemar était fini et qu’il était libre de continuer sa vie. Soudain, il réalisa qu’il devait commencer à prendre une longue série de décisions sur son avenir immédiat, et agir aussi tôt que possible. Il retira donc avec insouciance son bras de l’écharpe, l’enleva et commença à écrire le texte de plusieurs télégrammes qu’il pensait envoyer tout de suite.

Quelques jours après, Terry arriva à Paris, s’attendant à retrouver Candy à l’hôpital Saint-Jacques. Il savait que les chances de l’y trouver n’étaient pas nombreuses depuis que la guerre était finie. Elle pouvait avoir été renvoyée en Amérique, ou expédiée quelque part ailleurs en France avant son retour, car on avait encore besoin d’aide médicale dans tout le pays. Pourtant, il espérait la revoir, même si ce n’était que pour quelques heures, avant son départ pour l’Angleterre.

Tandis que la voiture qui le conduisait dans les rues de Paris avançait, il sentait son cœur s’accélérer à la perspective de tenir Candy dans ses bras à nouveau. Il essaya de penser à ce qu’il pourrait dire, mais finit par se moquer de lui, sachant parfaitement qu’en de tels moments les mots ne viennent jamais comme on l’a prévu et que la plupart de temps, ils ne suffisent pas pour exprimer nos sentiments.

Malheureusement, les craintes de Terry étaient fondées, et quand il arriva à l’hôpital, il apprit par Julienne et Flanny que Candy était à Arras et devrait probablement y rester un temps indéterminé. Les dames tinrent leur promesse et ne dirent pas à Terry que Candy avait travaillé à l’hôpital de campagne, mais elles encouragèrent le jeune homme à continuer sa route, lui assurant que sa femme serait bientôt de retour en Amérique.

Le soir même, Terry prenait le train, et ensuite le bateau pour Douvres où Marvin Stewart, son tuteur, l’attendait déjà.

Mme O’Brien tenait la main de sa fille, ravie de voir l’exquis anneau au doigt de Patty.

"Fiancée!! Oh, ma chérie, que je suis heureuse pour toi !! " haleta-t-elle joyeusement, " Qui est-ce ?"

"Oui, c’est exactement la question à laquelle je pensais!" commenta M. O’Brien qui était assis sur une bergère, sirotant son cognac favori dans un verre délicat, " Je veux croire que c’est un jeune homme de bonne famille. Quand allons-nous le voir, chérie ?"

Patty soupira profondément, sachant que le moment qu’elle redoutait tant était finalement arrivé. Elle vit en esprit le visage de Tom qui lui souriait, puis une voix qu’elle n’avait pas entendue depuis longtemps résonna au fond de sa tête.

"Allez, Patty, n’aie pas peur!" Les mots de Candy tintèrent aux oreilles de la brune.

La jeune femme leva les yeux pour regarder ceux de son père.

"Il s’appelle Thomas Stevens, et c’est un des meilleurs amis de Candy, " expliqua Patty.

"Si c’est l’ami de Mademoiselle André, il doit être d’une famille prestigieuse et riche, " fit remarquer Mme O’Brien, très heureuse de l’explication qu’elle venait de solliciter.

"Eh bien, mère," hésita Patty, "je peux te dire que Tom est quelqu’un de bien, qui a hérité une fortune que son père avait faite honnêtement, et que depuis la mort de M. Stevens il a sagement géré sa richesse."

"C’est tout ce que je voulais entendre," répondit M. O’Brien avec satisfaction, en posant son verre sur une petite table auprès de lui, "Je voudrais rencontrer ce M. Stevens dès que possible. Il y a beaucoup de choses dont je veux parler avec lui, " acheva-t-il.

"Il est déjà en ville, papa," répondit Patty en tortillant le tissu de sa jupe noire, "il veut vous parler à tous deux et arranger les détails du mariage avec votre consentement."

"Oh, c’est tout simplement merveilleux, ma chérie ! " s’écria joyeusement Mme O’Brien. " Mais il faut nous donner un peu de temps pour tout préparer, et décider si la cérémonie aura lieu ici, aux USA, ou en Angleterre."

"Mais…" dit timidement Patty, "il y a quelque chose d’autre que vous devez savoir sur Tom."

M. O’Brien regarda sa fille, une lueur légèrement soupçonneuse dans ses yeux noirs. Il n’aimait pas le ton de sa voix. C’était exactement le même que le jour où elle avait osé protester contre la décision de l’envoyer au collège Saint-Paul. A l’époque, la fillette était trop attachée à sa grand-mère, et M. O’Brien redoutait que les manières excentriques de sa mère ne soient dangereuses pour l’éducation de l’enfant. Heureusement, il avait alors su reprendre la situation en main, et il ferait de même si ce M. Stevens n’était pas l’homme que sa fille méritait.

"Oui, Patty, continue," la pressa-t-il.

"Le père de Tom était un fermier. Il a bâti sa fortune en élevant du bétail, et c’est ce que fait Tom, " dit Patty à ses parents, en regardant leurs visages se transfigurer à mesure qu’elle parlait. " De plus, Tom n’était pas vraiment le fils de M. Stevens. Il a été adopté. En fait, il a été élevé dans le même orphelinat que Candy, jusqu’à ce qu’il ait huit ans."

"Un paysan!!! Un paysan adopté, de Dieu sait quelle origine obscure!" s’étouffa Mme O’Brien, stupéfaite des paroles de sa fille.

"Comment as-tu osé te lier à un tel homme, Patricia? Etais-tu devenue folle ? " reprocha M. O’Brien, visiblement choqué par les nouvelles, qui étaient pires qu’il ne s’y attendait.

"Tom n’est pas un criminel, père. Je n’ai pas honte de l’aimer ! " répondit Patty, étonnée de sa propre véhémence, " Tu ne t’es jamais plaint de mon amitié pour Annie et Candy, et tu savais qu’elles aussi étaient adoptées."

"C’était complètement différent!" cria M. O’Brien, dont la rage montait devant la réaction de sa fille. " Tes amies n’allaient pas faire partie de notre famille. De plus, tu étais la fiancée d’Alistair Cornwell, qui était un vrai André ! Quelle honte que tu ne saches pas honorer sa mémoire, et que tu tombes amoureuse du premier idiot qui passe !"

Les derniers mots de M. O’Brien tombèrent dans le cœur de Patty, brisant le dernier fil qui retenait son ressentiment envers son père. Sans le savoir, le père de Patty avait construit un mur entre lui et sa fille, et en ce moment, la jeune femme comprit que la séparation définitive était inévitable. Seule une personne qui n’avait pas la moindre idée de qui était Patty et de ce qu’elle ressentait, avait pu dire des choses aussi blessantes et injustes sur les deux hommes qu’elle avait aimés.

"Père, tu ne sais pas ce que tu dis," répliqua Patty avec une flamme dans les yeux, " J’aime et j’honore le souvenir d’Alistair plus que tu ne peux l’imaginer, mais si tu penses qu’il serait mécontent que j’aime Tom maintenant, tu te trompes. Alistair était beaucoup plus que tu ne sais. C’était quelqu’un de gentil et de sensible, qui ne laissait jamais les préjugés contrôler son cœur. Il connaissait Tom, et il était fier d’être son ami. Je sais qu’Alistair est très heureux pour moi maintenant. Et si tu m’aimais autant que lui, toi aussi tu serais heureux pour moi !"

"Je ne peux pas reconnaître ma fille dans cette femme qui me parle ! " lança M. O’Brien.

"Bien sûr que non. Ni toi ni toi ! " dit Patty, en larmes, s’adressant à ses deux parents. " Vous n’avez jamais pris le temps de me connaître ! De savoir ce qu’il y a vraiment dans mon cœur ! Vous m’avez séparée de grand-mère, la seule personne dont j’aie été proche pendant que vous étiez occupés par vos affaires et vos responsabilités sociales. Vous m’avez envoyée dans cette école où je serais morte de mélancolie et de solitude, s’il n’y avait pas eu une seule personne. Quelqu’un que vous regardez avec mépris parce que c’est une orpheline, mais qui m’a montré plus d’amour et de compréhension que vous deux réunis !"

"Patty, ma chérie! Que dis-tu ?! " s’écria Mme O’Brien, sans pouvoir comprendre les reproches de sa fille.

"Je dis la vérité, mère! C’est triste, mais nous devons l’affronter ! " dit Patty entre ses sanglots.

"Tu n’es pas dans ton état normal, Patricia, et tu ne peux pas réfléchir clairement, " répliqua M. O’Brien, qui faisait de grands efforts pour rester calme. " Demain, je parlerai à ce M. Stevens et lui dirai que l’engagement entre toi et lui n’est pas réalisable. Ensuite, nous ferons nos préparatifs pour revenir en Angleterre après l’hiver, et t’y trouver un bon mari !"

En entendant les paroles tranchantes de son père, Patty sut que le moment le plus décisif était arrivé. Elle devait décider immédiatement si elle allait obéir aux dispositions de son père et tourner le dos à Tom, ou rompre ses relations avec ses parents, peut-être pour le restant de ses jours.

"Nous avons tous les deux été seuls longtemps, Patty," les paroles de Tom résonnèrent dans ses oreilles, "Mais je te promets que ce ne sera plus jamais comme ça. Notre amour fera disparaître les mauvais souvenirs. Ensemble, nous allons créer une nouvelle histoire."

La jeune femme soupira profondément, en sentant une nouvelle force emplir son cœur. A ce moment, elle avait pris son ultime décision.

"Je ne reviens pas en Angleterre, père, " répondit Patty en essuyant ses larmes avec un de ses mouchoirs brodés, " Je… je vais épouser Tom en janvier. Vous serez les bienvenus à la cérémonie, si vous voulez y assister, " dit-elle à ses parents stupéfaits.

"Comment oses-tu désobéir à mes ordres?!" s’exclama M. O’Brien indigné, " Tu feras ce que je déciderai. "

"Père, mère," dit solennellement Patty, qui regarda ses deux parents en se levant, " Je voudrais que vous excusiez mes paroles."

"Bien, ma chère. Je suis contente d’entendre enfin quelque chose de raisonnable, " répondit Mme O’Brien avec soulagement.

"Non, mère. Ce n’est pas ce que tu penses," répondit la jeune femme, " Je suis désolée de m’être emportée, mais je ne regrette pas ce que j’ai dit, parce que c’est la vérité. Malheureusement, je suis devenue une personne que vous ne pouvez pas comprendre. Nos pensées sont si différentes que notre relation est presque impossible. Je vous respecte comme mes parents, mais je ne peux pas suivre vos désirs. Vous devriez vous rappeler que je ne suis plus une petite fille. J’ai atteint ma majorité, et je suis légalement libre de prendre mes propres décisions."

"Si tu n’obéis pas à mes ordres, Patricia, tu pourras oublier que tu es une O’Brien," menaça le père de Patty, en dernier recours devant la surprenante opposition de sa fille.

"Je suis vraiment désolée de l’entendre, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit différent, père, " répondit Patty en baissant la tête, " Je ne changerai pas d’idée, " conclut-elle avec détermination.

"Alors, sors de chez moi tout de suite ! " hurla l’homme, perdant son ton flegmatique.

"S’il vous plaît, chéri" implora Mme O’Brien, sans savoir s’il lui fallait soutenir sa fille ou son mari, " vous ne pouvez pas jeter votre propre fille à la rue !"

"Ne t’inquiète pas, mère," dit Patty avec un regard de compassion, " Je ne suis pas seule. Grand-mère va m’accueillir chez elle jusqu’à ce que j’épouse Tom. Nous savions déjà que les choses allaient finir comme ça."

"Parfait! Ma fille et ma mère complotent contre moi! Maintenant, va-t-en, Patricia, quitte cette maison. Je ne veux plus jamais te voir de ma vie," lâcha l’homme.

"Ne t’inquiète pas, père," dit froidement Patty, " Je n’aurai besoin que d’un peu de temps pour faire mes bagages."

Et sur cette dernière phrase, la jeune femme quitta la pièce en direction de sa chambre. Elle refit les valises qu’elle venait de dépaqueter, en pensant que, pendant qu’elle pliait ses robes, ses parents se disputaient dans le grand salon. Pour triste que cela soit, Patty savait que laisser sa famille derrière elle était la meilleure chose à faire. Elle avait retrouvé le bonheur perdu, et n’allait pas le laisser partir.

Après Thanksgiving, Mlle Elroy avait ordonné à son armée de domestiques d’entreprendre une tâche laborieuse : décorer le manoir des André pour Noël. De véritables hordes d’ornements rouges, verts et dorés, de guirlandes, de poinsettias, de clochettes et autres anges émergèrent donc des coffres que Mlle Elroy gardait dans l’immense grenier, et dans toutes les pièces les servantes grimpèrent aux échelles, nettoyant et décorant les coins les plus cachés.

A l’extérieur du manoir, les jardiniers et quelques douzaines de serviteurs masculins s’activaient à orner la façade de la maison avec des milliers de lumières blanches. Georges Johnson regardait par la fenêtre de son bureau personnel, admirant le travail titanesque de ces gens, quand il aperçut à distance une grosse limousine qui se dirigeait vers la maison par l’allée principale. Lorsque la voiture fut assez proche, Georges reconnut le blason des Brighton sur la carrosserie. Quelques secondes après, le véhicule s’arrêta juste à l’entrée de la maison, et une jeune femme aux cheveux noirs et soyeux en sortit.

"Anne Brighton!" pensa Johnson. "Je me demande ce qu’elle fait là…"

La jeune femme fut immédiatement accueillie par le vieux majordome, qui l’escorta jusqu’au grand salon où il la laissa seule. La jeune fille s’arrêta au milieu de la vaste pièce, tordant nerveusement les dentelles qui ornaient ses gants. Elle leva les yeux et vit, sur l’énorme cheminée de marbre, un beau portrait montrant les trois principaux héritiers de la fortune des André : William Albert, Archibald et Candice Neige. Malgré l’opposition de Tante Elroy, Albert avait insisté pour inclure Candy dans le portrait, et comme Archie avait soutenu l’idée de son oncle, la vieille demoiselle n’avait eu d’autre choix que d’accepter la grande peinture à l’huile comme une partie de la décoration officielle.

Annie admira une fois de plus les yeux vert clair qui la regardaient tendrement, pensant que l’artiste avait fait un excellent travail en transcrivant la douceur de Candy sur la toile. Néanmoins, derrière le sourire étincelant que montrait son amie sur le tableau, Annie remarqua quelque chose qu’elle n’avait pas été capable de voir auparavant. C’était une sorte d’air absent, peut-être de mélancolie, qu’Annie découvrait pour la première fois.

"Tu as dû tellement souffrir, chère Candy," pensa Annie, "mais je promets que je ne t’abandonnerai plus. Cette fois, je ne laisserai rien troubler le bonheur que tu mérites."

"Mademoiselle Brighton," appela le majordome, faisant revenir Annie de ses réflexions intérieures, "M. Cornwell dit qu’il sera heureux de vous parler. Voulez-vous me suivre ? " demanda l’homme d’un ton affecté.

La jeune femme et le majordome marchèrent longtemps à travers les corridors luxueusement décorés, jusqu’à atteindre une porte blanche que l’homme ouvrit pour faire entrer Annie. C’était la pièce qui servait à Archie de lieu de travail. Il était debout derrière un bureau d’acajou et, lorsque la jeune femme entra, approcha de quelques pas pour la saluer d’un simple signe de la tête. Il allait s’incliner pour baiser la main d’Annie, mais la jeune femme se contenta de lui serrer la main, en un signe muet signifiant que tous deux pouvaient se passer d’une telle galanterie, puis elle retira immédiatement sa main.

"Tu dois te demander pourquoi je suis là," dit Annie la première.

"Eh bien, pour être honnête avec toi, la réponse est oui, " répondit Archibald d’un ton neutre, "mais tu dois penser que je deviens idiot. Je t’en prie, Annie, assieds-toi, " proposa-t-il en montrant à la jeune fille un fauteuil devant son bureau.

"Je ne prendrai pas beaucoup de ton temps, Archie… Archibald, " déclara-t-elle aussi froidement qu’elle put. " C’est de Candy que je suis venue te parler, " se lança-t-elle, en venant tout de suite au fait.

Archie éprouvait quelque malaise devant le changement d’attitude de cette fille toujours douce, qui paraissait soudain tendue et distante, comme si sa présence la contrariait. Intérieurement, il se sentit coupable d’une telle transformation dans l’humeur habituellement bienveillante d’Annie.

"De Candy?" demanda Archie intrigué, se demandant si Annie avait découvert qu’il avait rompu avec elle à cause de Candy, et si elle était venue ce matin pour le lui reprocher.

"Oui, je pense que tu sais déjà qu’elle s’est mariée en France, " dit Annie, en réalisant que le sujet n’était pas agréable pour Archie. Pourtant, elle savait qu’il ne pouvait être évité. Immédiatement, une ombre troublée couvrit le visage d’Archie, et Annie sut que ses soupçons ne la trompaient pas.

"C’est exact," dit-il simplement.

"Alors, tu comprendras que comme la guerre est finie, Candy et Terry seront bientôt de retour en Amérique, " continua-t-elle, mais Archie ne comprit toujours pas où Annie voulait en venir.

"Je pense," répondit-il froidement en tapotant légèrement des doigts sur la surface polie du bureau.

"Eh bien," continua Annie avec un léger soupir qu’Archie perçut à peine, " Je veux que tout soit parfait pour Candy quand elle reviendra. Elle et Terry n’ont même pas eu de lune de miel jusqu’ici, et quand ils arriveront, je ne voudrais pas que Candy commence à s’inquiéter pour nous au lieu de profiter de sa nouvelle vie avec son mari. Je pense qu’elle a toujours veillé sur nous, et que maintenant elle mérite d’avoir un peu de temps pour elle."

"Et qu’est-ce que tu proposes de faire pour que Candy et son… illustre mari soient parfaitement heureux jusqu’à la fin de leurs jours?" demanda Archie, non sans une trace d’ironie dans la voix. Annie la remarqua, et dut faire un nouvel effort pour répondre.

"Eh bien, je pensais," dit-elle, décidant de continuer son explication au lieu de répondre au sarcasme d’Archie, "que nous devrions épargner à Candy la nouvelle de notre rupture. Au moins pour quelque temps."

"Qu’est-ce qu’on pourrait gagner à cacher la vérité?" demanda Archie, de plus en plus troublé par les désirs d’Annie.

"Je vois que tu n’aimes pas l’idée de mentir," répondit Annie en retenant ses larmes de toute sa force, "mais ce n’est pas pour moi que je te demande ça, c’est pour Candy. Tu sais qu’elle nous aime tous les deux et qu’elle s’attendait… " elle hésita.

"A nous voir mariés," Archie eut le courage de finir la phrase.

"Oui," continua la brune, en essayant de rassembler la force d’obtenir ce qu’elle avait décidé, " et comme elle nous aime tous les deux, je sais qu’elle sera très attristée de cette situation. Je voudrais que nous fassions comme si tout allait bien… "

"Et combien de temps durerait une telle comédie?" demanda brusquement Archie.

"Pas trop longtemps. Donne-moi seulement un mois, pour que Candy et Terry commencent à s’adapter à leur nouvelle vie, et pour que je prépare mon voyage en Italie, " expliqua la jeune femme, éveillant la curiosité d’Archie.

"Je ne pense pas qu’aller faire du tourisme en Italie soit une bonne idée alors que la guerre vient juste de finir. Le pays est sûrement dans un vrai chaos. Tu y as réfléchi ? " demanda Archie, qui pour la première fois de l’entrevue pensait à autre chose qu’à sa propre amertume envers Terrence.

"Je ne vais pas faire du tourisme, " dit Annie en levant la tête, une nouvelle flamme commençant timidement à brûler en elle, " Je vais en Italie pour faire des études. Il se peut que j’y reste assez longtemps."

"Je vois," fut tout ce qu’un Archie très étonné put dire.

"Lorsque Candy découvrira notre rupture, je veux qu’elle voie que nous allons bien tous les deux, et que nous sommes pleins de projets personnels. Tu as tes affaires à gérer, et je serai très occupée en Europe, " puis Annie s’arrêta un moment et, avec une audace renouvelée, elle ajouta, "S’il te plaît, Archibald, pense qu’il ne s’agit pas de moi… ni de Terry. Fais-le pour Candy."

Le jeune homme regarda Annie d’un air stupéfait. En ce moment, il était évident pour lui qu’elle pouvait voir dans son cœur comme s’il était fait de verre. Elle savait tout. Il soupira et, baissant les yeux, finit par céder.

"Très bien, Annie," accepta le jeune homme, "nous jouerons ton jeu… pour Candy."

"Alors, tu acceptes?… Bien !! " dit la jeune femme, sans encore croire qu’elle l’avait convaincu si facilement. " Le contrat est signé, " ajouta-t-elle en se levant et en lui tendant la main d’un geste énergique.

"Le contrat… c’est ça… oui" répondit-il en serrant la main d’Annie, de plus en plus surpris de ses réactions.

"Il y a encore quelques détails sur lesquels il faut nous mettre d’accord", expliqua la jeune fille en marchant vers la porte, suivie d’Archibald, " mais si ça ne te fait rien, je m’arrangerai avec Albert en temps voulu, et il t’en parlera."

"Alors, tu as déjà fait entrer Albert dans cette comédie!" dit-il, choqué.

"Il a toujours été là pour Candy," répondit la jeune fille avec un regard pénétrant, " comme toi et moi ne l’avons jamais été. Je ne vois pas pourquoi il aurait refusé de m’aider cette fois, si c’est pour le bien de Candy. Bien sûr, il a accepté tout de suite. Au revoir, Archibald, et merci pour ton aide, " conclut-elle d’un ton catégorique.

"Je vais demander au majordome de te raccompagner jusqu’à la porte," fut tout ce qu’il put dire, ne sachant pas vraiment quoi répondre aux paroles de la jeune femme.

"Non merci, je connais le chemin, " acheva-t-elle, tournant le dos à Archie et partant dans le corridor, en laissant derrière elle un homme qui pouvait à peine croire que la jeune fille timide de son adolescence devienne une personne si différente.

"Tu changes, Annie!… Nous changeons tous tellement que je crains que bientôt, nous ne puissions pas nous reconnaître, " dit-il en laissant échapper un profond soupir.

Annie Brighton entra dans sa limousine et, en quittant l’immense propriété, se retourna pour regarder le manoir à distance.

"J’avais donc raison," pensa-t-elle tristement, en donnant finalement libre cours à ses larmes. " Tu n’as jamais oublié Candy, et maintenant tu souffres, Archie, mon amour " sanglota-t-elle sans pouvoir réfréner sa douleur, "Ne sois pas si amer envers Terry, Archie, nous ne pouvons pas le blâmer si nos sentiments sont frustrés et si nos affections ne trouvent pas de réponse. Aucun de nous ne l’a voulu."

La jeune femme continua de pleurer silencieusement sur le chemin de sa maison, en se demandant quand la fontaine de larmes qu’elle versait sur Archibald Cornwell finirait par se tarir.

C’était un matin calme et glacial à la fin de novembre. Une atmosphère de fête flottait déjà dans l’air, et les voisins s’affairaient à décorer leurs maisons pour Noël. Le jeune homme regarda les pelouses encore vertes et bien entretenues, les porches blancs ornés de guirlandes, et les lumières sur les corniches, les appuis des fenêtres et les toits. L’atmosphère était celle d’un Noël américain traditionnel. C’était presque un rêve de se sentir chez soi et de respirer l’air bien connu de Long Island. Le taxi traversa ce paisible quartier résidentiel jusqu’à ce qu’à distance, il puisse apercevoir la maison vers laquelle il se dirigeait.

Le véhicule s’arrêta devant une élégante maison victorienne qui dominait le quartier de ses lignes sobres. Le jeune homme sortit de la voiture et, après avoir payé le chauffeur, marcha d’un pas ferme vers la porte principale.

Felicity Parker vérifiait les articles que le livreur de l’épicerie venait d’apporter. Durant toutes les années où elle avait travaillé comme gouvernante, elle n’avait jamais perdu un sou ni négligé aucune de ses responsabilités. Il y avait cinq bonnes, un jardinier et un chauffeur dans la maison, elle les commandait tous d’une main douce mais efficace, et elle était fière du bon travail qu’elle avait toujours fait.

L’œil sévère de la dame était en train de vérifier la qualité des pommes, quand la cloche sonna à l’entrée. Elle regarda l’horloge de la cuisine et se demanda qui pouvait être à la porte : onze heures du matin n’était pas une heure de chrétien. La propriétaire ne recevait jamais personne avant midi.

"Je vais voir qui frappe," dit la bonne qui aidait Felicity à vérifier les courses.

"Non, ma chère," répondit la vieille femme, "laisse-moi faire. Ce doit être un journaliste pensant qu’il peut avoir une interview comme ça. Je vais remettre ce garçon à sa place, " et sur ces mots, elle laissa son tablier sur une chaise, attacha ses cheveux et se dirigea vers la salle à manger, puis le salon et enfin l’entrée.

Felicity prépara mentalement ce qu’elle dirait à l’imaginaire jeune reporter. Pourtant, en ouvrant la porte, elle trouva bien un jeune homme, mais pas exactement celui qu’elle attendait. Juste devant elle, vêtu de l’uniforme vert de l’infanterie américaine, se trouvait un homme d’une vingtaine d’années, aux cheveux châtain et aux yeux bleus qui la regardaient avec une expression espiègle. Felicity eut un hoquet stupéfait et faillit s’évanouir de saisissement.

"Seigneur!" s’écria-t-elle, "C’est un rêve ! Mon enfant! Je ne peux pas croire que tu sois là ! " Elle jeta ses bras autour du cou du jeune homme, " Je suis si contente de voir que tu es sain et sauf !"

"Je suis content de te voir aussi, Felicity," répondit le jeune homme en étreignant son ancienne nourrice, heureux de la retrouver.

"Oh mon Dieu! Oh mon Dieu ! " haleta-t-elle, " Quand es-tu arrivé ? Tu vas bien ? Nous avons entendu que tu étais blessé ! Tu aurais dû nous dire d’avance que tu arrivais, maintenant ta mère va avoir une attaque de surprise ! " déversa Felicity en essayant de s’éventer avec sa main.

"Eh bien, on va voir," répondit Terry en souriant à la gouvernante qui bégayait, " mais tu ne penses pas que ce serait mieux si tu me faisais entrer ? Il fait plutôt froid là-dehors, tu vois, " ajouta-t-il avec un clin d’œil à la dame qui le laissa aussitôt entrer.

"Qu’est-ce qui se passe, Felicity? Pourquoi est-ce que tu cries comme ça ? " demanda une voix depuis le boudoir. Une seconde après, une femme blonde en robe blanche, tenant un gros livre dans ses mains, apparut dans le salon.

Eléonore Baker laissa le livre tomber à terre, portant une main à sa bouche, encore incapable d’articuler un mot. Ses yeux iridescents se remplirent soudain de larmes tandis qu’elle contemplait la silhouette de Terrence debout devant elle, au milieu de son salon. Au même endroit où il s’était tenu, presque deux ans auparavant.

"Mère," lui dit Terry d’une voix étranglée, "Je suis de retour!" fut tout ce qu’il put dire en voyant sa mère tendre les bras vers lui.

"Mon fils! Mon fils! Terry, mon enfant chéri!" s’écria-t-elle en l’embrassant, remerciant Dieu de lui avoir ramené son fils. Elle comprenait à ce moment que ses nuits d’insomnie étaient terminées.

"Me pardonneras-tu toute la douleur que je t’ai causée?" demanda le jeune homme à sa mère qui pleurait encore dans ses bras.

"La joie de ce jour paie toutes les larmes que nous pouvons avoir versées, Terry," répondit Eléonore en sachant que c’était la meilleure réplique qu’elle ait jamais dite dans sa carrière.

Ce fut un jour de fête dans la maison Baker, et Felicity Parker, pour la première fois de sa vie professionnelle, ne put penser à la nourriture qu’elle avait complètement oubliée dans la cuisine. La bonne dame était tellement submergée par l’événement qu’elle avait décidé d’en laisser la responsabilité au cuisinier, tout en prenant quelques pilules pour apaiser son cœur en ébullition. Après tout, elle n’était plus si jeune.

Une brise légère soufflait sur la ville le soir où Candice Neige arriva à Paris. Par hasard, la voiture qui la transportait emprunta le boulevard Saint-Michel, la forçant à revivre le dernier après-midi qu’elle avait passé avec Terry. Une fois de plus, elle compta les jours qu’il lui faudrait attendre pendant le voyage vers l’Angleterre puis New York. Si elle arrivait à prendre le bateau à Liverpool comme elle l’avait prévu, elle serait chez elle le 7 décembre. Elle avait du mal à attendre !

Dès que la guerre s’était terminée, elle avait demandé à quitter l’armée, mais n’avait pas reçu de réponse avant plusieurs semaines. Pourtant, alors qu’elle avait presque perdu tout espoir et s’était résignée à passer les fêtes en France, arriva l’autorisation de rentrer chez elle. La jeune femme lut et relut les lignes brèves où le gouvernement de son pays la remerciait pour ses estimables services, mais tout ce qu’elle pouvait comprendre, tandis que les larmes roulaient sur ses joues, était qu’elle serait bientôt auprès de ceux qu’elle aimait, à fêter Noël comme elle l’avait promis à tous ses amis l’année précédente.

Candy essayait de mémoriser chaque vision de la cité qu’elle traversait en se dirigent vers l’hôpital Saint-Jacques. Le Quartier Latin, la Seine, Montmartre, les ponts de pierre, les Champs Elysées, la Concorde, le jardin du Luxembourg, chaque endroit correspondait à un souvenir qui vivrait pour toujours dans son esprit. Les dix-huit mois passés en France n’avaient pas été faciles du tout, mais elle ne pouvait pas se plaindre, car Dieu l’avait bénie de bien des façons durant cette période.

Il ne fallut pas longtemps à la voiture pour arriver au parc proche de l’hôpital, et Candy sut qu’elle était arrivée à destination. Elle n’avait jamais aimé dire au revoir à ses amis, mais elle comprenait qu’il n’y avait pas d’autre choix. La jeune femme resta debout devant le vieux bâtiment, essayant de rassembler le courage qu’il lui fallait pour entrer dans l’hôpital.

Julienne et Flanny furent si heureuses de voir leur amie qu’elles eurent au début du mal à parler, mais elles n’avaient pas beaucoup à dire, car Candy était si excitée qu’elle ne leur laissa pas placer un mot pendant un moment, bavardant et gloussant comme une grive au printemps. Elle leur parla de ses derniers jours au front, ce qu’elle y avait vécu et combien les gens de Saint-Jacques lui avaient manqué, et comme l’énergie de la blonde ne semblait pas avoir de terme, les deux brunes se sentirent bientôt submergées par son inépuisable réserve d’énergie et de sourires.

Néanmoins, Julienne put expliquer à Candy que son mari Gérard avait été libéré pour raisons de santé, mais se remettait rapidement dans un hôpital en Lorraine. Elle attendait d’être démobilisée pour se rendre dans cette région et l’y retrouver. Candy put remarquer que le visage de son amie était soudain plus jeune et rayonnant. Le voile de tristesse qui avait couvert son visage depuis qu’elle la connaissait avait disparu, révélant une femme que Candy n’avait jamais vue auparavant. La jeune blonde pensa qu’elle rencontrait finalement la vraie Julienne, celle qui ne devait pas craindre pour la vie de son mari à chaque minute de la journée. Candy admira encore plus son amie, en sachant par sa propre expérience ce que c’était d’avoir quelqu’un qu’on aimait sur le front. La blonde n’avait souffert de cette situation que pendant quelques mois, mais son amie l’avait supportée pendant de longues années.

"Je suis tellement heureuse pour toi, Julie," lui dit Candy en souriant, "Maintenant, tu vas pouvoir repenser à adopter un enfant. Promets-le-moi."

"Bien sûr que oui," répondit Julienne, souriant en retour. " La prochaine fois que tu viendras en France, tu seras la bienvenue à la maison Boussenières, et tu verras sûrement notre enfant."

"Sois-en sûre," dit Candy à Julienne, puis, se tournant vers Flanny, elle lui demanda ses projets pour l’avenir.

"Tu sais, Candy, je me suis beaucoup demandé si j’allais revenir à Chicago," répondit Flanny en hésitant, "Même si j’ai vraiment envie de voir ma famille, il y a si longtemps que je ne les ai pas vus, que je ne suis pas sûre de me sentir bien avec eux, et puis… "

"Et puis quoi?" demanda Candy avec suspicion, remarquant dans les yeux sombres de Flanny une nouvelle étincelle qui n’y avait jamais été.

"Flanny veut dire qu’elle a un nouvel ami, et qu’elle n’est pas vraiment sûre de quitter la France si vite, " expliqua Julienne pour aider Flanny à exprimer ses pensées.

Candy adressa aux deux brunes un regard interrogateur. La rougeur des joues de Flanny et la malice des yeux de Julienne lui firent comprendre tout de suite ce qu’elles avaient voulu dire.

"Ce n’est pas ce que tu penses, Candy ! " se hâta d’expliquer Flanny, en réalisant que la nature rêveuse de Candy imaginait déjà un rêve romantique, " Nous commençons à être amis, voilà tout."

"Ah, vraiment?" Candy eut un sourire espiègle, "Toi et Yves, je suppose que tu veux dire."

"Eh bien, oui," marmonna Flanny, " il est revenu à l’hôpital, mais comme patient cette fois."

"Il était blessé ? " demanda Candy, immédiatement inquiète d’entendre que son ami était à l’hôpital, et pas pour travailler.

"Oui, apparemment il a passé un mauvais moment au front. Une balle lui a égratigné la jambe, et il va être temporairement aveugle à cause des effets du gaz moutarde, mais il survivra, " expliqua Julienne à Candy, " mais depuis son arrivée, notre amie ici présente a pris bien soin de lui."

"Mon Dieu, ma fille!" s’exclama joyeusement Candy, " C’est ce que j’appelle un cadeau du ciel."

"Oh, Candy," riposta Flanny, "N’exagère pas les choses. Nous sommes juste de bons amis, je te l’ai déjà dit."

"OK, OK." répondit Candy en soupirant, " le temps aura le dernier mot, " admit-elle, mais intérieurement elle souhaita de tout son cœur que la vie puisse finalement compenser pour Flanny toutes les souffrances passées.

La jeune femme demanda à la blonde si elle voulait voir Yves, mais elle refusa, pensant qu’il était encore trop tôt pour de telles retrouvailles. Il valait mieux laisser les blessures intérieures du jeune homme guérir, avant qu’ils puissent se revoir.

Candy apprit aussi la visite de Terry à Paris, et fut très déçue en comprenant qu’ils auraient pu revenir en Amérique ensemble, si elle avait été démobilisée quelques jours plus tôt. Puis elle pensa que ç’avait été un autre des rendez-vous manqués qu’ils avaient connu tant de fois par le passé. Néanmoins, elle fit de son mieux pour se remonter le moral, en pensant qu’ils avaient une vie entière à partager.

Plus tard, après deux courtes heures de conversation, Candy réalisa qu’il était déjà temps de partir si elle ne voulait pas rater son train. La jeune femme regarda ses deux chères amies, qui avaient partagé avec elle presque deux ans de bons et mauvais moments, pleins de larmes, de rire, de danger, de douleur et de joie. Elle ne savait pas quand elle aurait l’occasion de les revoir : peut-être bien des années passeraient-elles avant ce moment, peut-être un tel jour n’arriverait-il jamais. Cette dernière perspective laissa un petit creux dans son cœur, car chaque fois que nous disons adieu à un ami cher, cette perte laisse une place vide qui ne peut pas être remplie par l’arrivée d’un autre.

Pourtant, Candy avait appris que les départs et les adieux sont une partie de la vie humaine que nous ne pouvons éviter, et, avec cette conviction, elle étreignit ses deux amies en leur adressant ses meilleurs vœux pour les années à venir. La jeune femme quitta Saint-Jacques en marchant lentement à travers les vieilles salles, et, en passant par le jardin intérieur, ses yeux furent attirés par le miracle d’une petite fleur qui résistait encore à la froide bise d’automne. Candy prit la fleur avec elle, la serrant dans son livre de prières, en dernier souvenir du pays où elle avait apaisé ses souffrances, s’était fait de nouveaux amis, avait recouvré les espoirs perdus et retrouvé le véritable amour.

Candy alla aussi voir le père Graubner, mais il était déjà dans une paroisse à Lyon, et elle ne put donc le voir une dernière fois. Elle pensa que c’était mieux ainsi, car il aurait été très difficile de dire au revoir à l’homme auquel elle devait tant.

Finalement, le 1er décembre, Candy était à Liverpool, attendant le bateau qui la ramènerait à New York.

Georges Johnson était debout à côté du bureau de son patron, pendant que le jeune homme signait une quantité de documents. Le stylo d’Albert grattait chaque page à une cadence rythmique, et de temps en temps il regardait la vieille horloge du vaste bureau, une visible contrariété reflétée sur ses traits. Georges se souvenait à ce moment que trente ans auparavant, le père d’Albert l’avait amené pour la première fois dans ce même bureau, pour commencer à l’instruire dans le monde complexe de la finance et de la bourse. William André avait été un homme bon et honorable, totalement dévoué à ses entreprises, qu’il dirigeait toujours sous la guidance des principes moraux les plus stricts. L’homme aimait son travail avec une telle passion qu’elle était contagieuse, et Georges, qui avait appris les affaires sous sa direction, avait acquis le même enthousiasme. William André ne regardait jamais l’horloge quand il travaillait.

Albert signa le dernier papier et, en se renversant dans son fauteuil, étira son long corps avec un regard interrogateur que Georges comprit immédiatement.

"Oui, Monsieur," dit-il en hochant une tête qui avait déjà quelques mèches grises, dans une chevelure qui par le passé avait été noire comme la nuit la plus sombre, " dans quelques minutes les principaux actionnaires vont arriver."

"Vous savez, Georges," commenta l’homme blond, " Je pensais que vous m’avez aidé dans cette tâche énorme, mais que vous ne m’avez jamais donné votre avis sur les décisions que j’ai prises."

"Eh bien, vous ne me l’avez jamais demandé, M. André, " répondit laconiquement l’homme.

"Cette fois, je vous le demande, " répliqua Albert, " pensez-vous que je fais le bon choix ?"

Le visage impassible de Georges laissa apparaître une ombre de sourire. S’asseyant dans le fauteuil en face d’Albert, il parla enfin :

"Vous savez, Monsieur, j’ai travaillé pour votre père depuis ma jeunesse et durant tout ce temps, en ayant le privilège de le voir faire des affaires et penser à de nouvelles idées pour améliorer l’entreprise familiale qu’il avait lui-même héritée de son père, je l’ai toujours vu plein d’énergie et d’enthousiasme. Il aimait son travail, et a goûté chaque seconde passée dans son bureau jusqu’au jour de sa mort. Pourtant, quand je vous vois travailler, malgré tout le talent que vous avez visiblement pour les affaires, je peux dire que ce travail ne vous plaît pas, mais que vous le subissez comme si c’était une punition. Me trompé-je, Monsieur ? " demanda-t-il en regardant droit dans les yeux céruléens d’Albert.

"Vous avez tout à fait raison, Georges, " répondit Albert en riant.

"Alors, Monsieur, il ne faut pas hésiter. M. Cornwell fera un excellent travail, parce qu’il est tout à fait comme son grand-père."

Albert sourit, se sentant mieux en comprenant que l’homme sage qui avait été pour lui une sorte de grand frère approuvait ses décisions.

"Je pense qu’il est temps," dit Albert en se levant. " Allons les affronter."

Et sur cette dernière phrase, les deux hommes quittèrent le bureau et se dirigèrent vers la salle de conférence, pour assister à la réunion des actionnaires convoqués par Albert.

Lorsqu’ils entrèrent dans la pièce, tout le monde les attendait déjà, y compris Mlle Elroy qui adressa à son neveu un regard intrigué, se demandant ce qui était si important pour réunir les actionnaires.

William Albert s’assit à sa place et, d’une voix calme, fit un exposé détaillé sur l’état des entreprises André. Le jeune homme parla pendant des heures, détaillant les changements qu’il avait apportés à la compagnie depuis qu’il avait pris pour la première fois sa destinée en charge, trois ans auparavant. Il expliqua les mouvements récents et les nouvelles acquisitions, et finit en ajoutant un rapport prévisionnel sur ce que pourrait être l‘avenir de la compagnie pendant les cinq ans à venir. Lorsqu’il eut terminé son discours, il s’arrêta une seconde et, après avoir bu un peu d’eau, annonça :

"Depuis un an entier, je travaille avec mon neveu Archibald Cornwell," commença Albert, en regardant Archie qui était assis à sa gauche, " et il est maintenant totalement familiarisé avec les opérations de la compagnie. Il connaît notre politique, nos principes, et il est tout prêt à commencer un travail de direction. Connaissant ses capacités, et sachant qu’il est le troisième sur la liste des héritiers- vous savez tous que Mademoiselle Candice André, qui est la deuxième, ne s’intéresse pas aux affaires – j’ai décidé de lui laisser la présidence, " déclara Albert.

Mlle Elroy ouvrit la bouche, mais rien n’en sortit, bien qu’elle essayât de protester. Albert continua son discours, expliquant aux actionnaires qu’il partait pour un long voyage, d’où sa décision de laisser les affaires de la famille dans les mains d’Archie.

Albert l’avait amené à toutes les réunions, réceptions et transactions importantes auxquelles il avait participé depuis un an. Tous les assistants étaient donc familiers du jeune millionnaire, qui s’était avéré en plus d’une occasion être un homme d’affaires avisé et intelligent. Aucun d’eux ne contesta donc la décision d’Albert, mais ils l’approuvèrent avec satisfaction. Certains d’entre eux pensèrent même que la politique offensive d’Archibald Cornwell pourrait être plus favorable aux intérêts de la compagnie.

Lorsque la réunion fut terminée, tous les actionnaires se levèrent pour congratuler Archie, mais Mlle Elroy resta silencieuse, regardant son neveu et son petit-neveu d’un oeil froid.

"Je veux te parler en privé, William, " dit la vieille dame, en se levant et en quittant la salle de conférence d’un air hautain, " Je t’attendrai dans le bureau de ton père, " annonça-t-elle en se dirigeant vers la porte d’un pas lourd et lent.

Albert prit quelques minutes de plus pour dire au revoir aux membres de sa famille, chacun à son tour, et, quand il eut fini avec le dernier, le jeune homme laissa Archie et Georges derrière lui. Il savait que le moment d’affronter sa tante était finalement venu. Il marcha d’un pas lent mais ferme jusqu’à son bureau, essayant de rester concentré sur le but qu’il avait visé pendant si longtemps.

"William, s’il te plaît, peux-tu me dire pourquoi tu prends cette décision absurde?" demanda la vieille dame dès que son neveu entra dans le bureau, " Je ne peux pas croire que tu laisses Archie tout seul, et que tu abandonnes ta famille d’une manière si irresponsable ! " reprocha-t-elle avec amertume.

"Asseyez-vous, ma tante," proposa Albert en prenant lui-même un fauteuil, " Je sais que vous êtes fâchée, et vous avez peut-être raison de vous sentir ainsi puisque je ne vous ai pas prévenue de ce que je projetais, " dit-il.

"Non seulement je suis fâchée, William, mais je suis profondément blessée de ton comportement ! " gronda-t-elle.

"Je sais, ma tante, et je m’excuse, mais j’ai pensé que c’était la chose la plus appropriée à faire, " continua Albert avec une ferme conviction dans la voix.

"Je vais te dire ce qui serait approprié, petit entêté, " hurla-t-elle furieuse, " Il serait approprié d’oublier cette stupide idée de voyage, de te concentrer sur nos affaires, de trouver une femme convenable à épouser, de conclure un mariage stable et respectable, et par la même occasion de trouver aussi un mari pour ta fille adoptive, avant qu’elle ne nous déshonore en épousant un rien du tout sans fortune et sans famille !"

"Vous avez tout soigneusement projeté, n’est-ce pas, ma tante?" demanda Albert qui commençait à perdre patience envers la vieille dame. "Mais je crains que mes projets ne correspondent jamais aux vôtres. Je suis vraiment désolé, mais je ne vivrai pas ma vie comme vous le souhaitez."

"Oh, William, tu ne sais pas combien tes paroles me font mal!" gémit-elle en portant une main à sa poitrine, " Toi et cette petite peste allez me tuer un de ces jours !"

Albert vit que la vieille dame avait soudain pâli, et ne put s’empêcher d’être impressionné par les qualités d’actrice de sa tante. Malheureusement pour Mlle Elroy, son neveu avait déjà vu cette brillante performance auparavant.

"Ma tante, écoutez-moi s’il vous plaît, " répondit Albert de sa voix la plus douce, en essayant de retrouver sa patience perdue. " Je sais que l’honneur et la réputation de la famille sont très importants pour vous, et que vous vous sentez menacée quand quelqu’un de la famille ne semble pas s’adapter à vos idées préconçues sur le maintien et les convenances. Je suis vraiment désolé de ne pas répondre à vos attentes, mais il n’est pas dans ma nature d’être un homme d’affaires."

"Mais ton grand-père et ton père étaient de brillants hommes d’affaires, tous les deux ! " insista la dame, " Tu dois continuer la tradition et maintenir la fortune de notre famille !"

"Non, ma tante," se défendit Albert avec plus de véhémence, "J’ai fait de mon mieux pour m’adapter, mais cela n’a servi qu’à me rendre très malheureux. Croyez –moi, après trois ans, presque quatre, à essayer de tout mon cœur, j’ai compris que je ne faisais que m’illusionner."

"Mais tu as si bien réussi jusque là," dit Elroy, répugnant encore à accepter la réalité.

"Oui, mais ce n’est pas ça qui me fait me sentir satisfait et heureux!" dit le jeune homme, de plus en plus convaincu de ses paroles, " Les finances et l’argent convenaient à mon père, mais pas à moi. Je ne peux pas continuer ici, en me mentant à moi-même et à tout le monde. J’ai déjà vingt-huit ans, grand-mère. Il faut que je trouve ma voie, ou plutôt que je la retrouve, parce que je l’avais déjà trouvée il y a sept ans. Mais j’ai abandonné mes rêves pour vous. Je pense qu’il est temps pour moi de recommencer à penser à moi-même."

"Tout est de la faute de cette orpheline ! " sanglota la dame, la voix mêlée de frustration et de ressentiment. " Depuis qu’elle est entrée dans notre famille, tout a été tragédie !"

"Ce n’est pas vrai!" riposta Albert. " Tout au contraire, elle a été la meilleure amie que j’aie jamais eue. La seule qui m’ait toujours compris ! La seule qui ait risqué sa réputation pour m’aider quand je souffrais d’amnésie. Et si vous pouviez sympathiser avec moi autant qu’elle, vous seriez heureuse pour moi, au lieu de rester là à essayer de me faire sentir coupable !"

"Je ne l’accepterai jamais comme un membre de notre famille! Je lui reprocherai toujours de monter tous mes neveux contre moi ! " hurla-t-elle avec amertume.

Albert resta debout et silencieux un moment, regardant sa tante avec chagrin et déception.

"Comme vous voulez, ma tante!" répondit-il froidement, " Candy n’a jamais eu besoin de notre famille pour se débrouiller, surtout maintenant. J’espère que dans l’avenir vous n’aurez pas à regretter ce que vous venez de dire ! Mais je vous avertis, ma tante, si vous voulez garder mon respect et l’amour d’Archie, ne faites jamais rien contre Candy, parce que nous ne vous le pardonnerions jamais !"

"Oh, mon Dieu!" s’écria la dame, " Je crois que mon cœur ne peut plus supporter cela !"

"Ne vous inquiétez pas, ma tante," répondit Albert d’un ton flegmatique, " Je vais dire à ma secrétaire de vous appeler un docteur, " dit le jeune homme en marchant vers la porte, mais à mi-chemin il s’arrêta et, se retournant vers la vieille dame, ajouta "A propos, à partir de maintenant, je vais rester à Lakewood jusqu’à mon départ pour l’Europe en février prochain. S’il vous plaît, ne comptez pas sur moi pour les fêtes."

Et, sur ces derniers mots, Albert quitta le bureau, laissant sa tante plus furieuse qu’elle ne l’avait été depuis des années.

© Mercurio 2003