Retrouvailles dans le tourbillon
Par Mercurio

(généreusement traduit de l'anglais par Gérald )

CHAPITRE DOUZE

"Occasions perdues."

 

Pleurer sous la pluie

Je ne te laisserai jamais voir
Combien mon cœur brisé
Me fait souffrir.
J’ai ma fierté
et je sais cacher
le chagrin et la douleur.
J’irai pleurer sous la pluie…

 

Si j’attends un nuage dans le ciel,
tu ne reconnaîtras pas la pluie
d’avec les larmes dans mes yeux.
Tu ne sauras jamais
que je t’aime encore tant,
quoique mon cœur souffre toujours
J’irai pleurer sous la pluie

 (c) Les Everly Brothers

Eliza Legrand s’étira dans le grand lit moelleux. Ses cheveux châtains recouvraient la soie de son oreiller et, en respirant profondément, la jeune femme pouvait percevoir le parfum boisé que Buzzy avait laissé sur les couvertures et sur sa peau. Ses yeux marron brillaient de plaisir au souvenir de la nuit qu’elle venait de passer avec le jeune homme. Buzzy était, sans conteste, le meilleur amant qu’elle ait jamais eu.

Un coup timide à la porte annonça l’arrivée de son petit déjeuner, et elle s’assit pour accueillir la servante. Il était presque midi et elle mourait de faim. Une jeune femme en tenue noire et tablier blanc entra dans la chambre avec un large plateau. Des fruits, des flocons d’avoine, une tartine de confiture de myrtilles et un verre de jus d’orange composaient le déjeuner de Madame. Sur un côté du plateau, le journal et une revue consacrée aux célébrités attendaient leur tour de régaler la jeune femme par quelque ragot juteux.

Eliza prit la revue dans une main et le jus d’orange dans l’autre, sans même prêter attention à la jeune femme qui la servait. Mademoiselle Legrand ne s’adressait jamais aux serviteurs pour les remercier de leurs services. Elle ne leur parlait que pour les commander. Soudain, les yeux marron de la jeune fille se fixèrent sur la photo d’un charmant jeune homme en première page.

“Terrence Grandchester… Mort au combat?” était le titre suggestif de l’article sous la photo.

Eliza posa le verre de côté et lut les nouvelles d’un œil avide. L’article expliquait qu’après un an de séjour en France, personne ne savait rien du jeune acteur, pas même son ami et associé, Robert Hathaway, ni sa mère. Le journaliste supposait que Grandchester avait pu être fait prisonnier, ou tué au combat.

“Ça, c’est une bonne nouvelle pour Daniel!” pensa Eliza avec un sourire féroce. « Désolée pour toi, Terry, mon cher, mais tu l’as cherché en étant si stupide ! Oh, Candy, tu es un fardeau pour les hommes que tu aimes… Ils meurent tous ! Tu portes vraiment la poisse ! »

Le même matin, mais quelques heures plus tôt, William Albert André était déjà au travail à son bureau, en attendant son neveu Archibald, qui commençait à participer aux affaires de la famille. Le jeune millionnaire, vêtu d’un costume gris sombre impeccable avec un nœud papillon, regardait les journaux, se concentrant de toutes ses forces sur les pages financières. Au dehors, il faisait un beau soleil, et il avait été tenté de laisser ses devoirs de côté pour aller faire du cheval dans sa vaste propriété de Chicago. Mais s’il voulait réaliser son projet prochainement, il fallait qu’il travaille constamment et sans repos. Il pouvait voir que la fin de la guerre arrivait, et, avec elle, la porte menant à sa liberté commençait à s’ouvrir.

Avant de se plonger dans son travail, Albert avait lu avec grand amusement l’article d’une certaine revue que George lui avait apportée, pensant que la nouvelle pourrait intéresser son patron. Les yeux céruléens du jeune homme avaient ri de cet article à sensation. Il avait de très bonnes raisons de ne pas prêter attention aux spéculations qui y étaient présentées.

Dans l’un des tiroirs de son bureau, avec une pile d’autres lettres à l’écriture féminine, se trouvait une nouvelle missive arrivée de France quelques jours avant. Sa chère protégée y racontait l’histoire de ses surprenantes retrouvailles avec Terrence. Il savait donc bien que son vieil ami était vivant, et de surcroît dans les meilleures mains où il puisse être. Néanmoins, comme Candy lui avait demandé de garder secrète la présence de Terry à l’hôpital, Albert n’avait dit mot à personne du curieux incident.

“J’espère seulement qu’ils pourront profiter de cette chance merveilleuse” pensa le jeune homme avec un sourire optimiste.

Une femme entre deux âges, portant une tenue de servante, entra d’un pas agité dans la grande chambre à coucher. A l’intérieur de la chambre, sur un élégant lit à baldaquin couvert de délicate dentelle et de draps de soie, une femme blonde, d’une quarantaine d’années, était couchée, un livre dans les mains.

“Madame, Madame!” appela la femme, “Vous n’allez pas le croire! Oh, Mon Dieu !”

“Qu’est-ce qui se passe, Felicity?” demanda la dame sur le lit, alarmée par la véhémence de la servante.

“Deux lettres, Madame! De France ! ” répondit-elle en haletant.

Le visage d’Eléonore Baker s’éclaira en entendant le mot “France ”. Elle se leva brusquement du lit et, d’un mouvement nerveux, arracha le papier des mains de sa servante. Oui ! C’était vrai ! Elle n’eut besoin que de regarder la première enveloppe une fraction de seconde pour comprendre que c’était une lettre de son fils ! Après une longue année de silence ! Après toutes les larmes qu’elle avait versées chaque nuit, en pensant qu’il pouvait être mort ! Après toutes les fois où elle avait dû ignorer les questions insistantes des reporters à propos de son fils ! Après toutes les rumeurs qu’elle avait supportées, spéculant sur la possible mort du jeune acteur !… Finalement, une lettre de France était entre ses mains !

Elle serra les lettres contre sa poitrine, encore trop émue pour ouvrir l’enveloppe de la première.

“Vous n’allez pas lire la lettre, Madame?” demanda Felicity, émue et sincèrement inquiète pour le fils de sa maîtresse.

Sans répondre de façon audible, Eléonore Baker prit la lettre de son fils et ouvrit nerveusement l’enveloppe. Ses yeux iridescents dévorèrent anxieusement chaque mot tandis que les larmes roulaient sur ses joues.

“Comment va le jeune M. Grandchester?” demanda avec empressement la servante, « Est-ce qu’il va bien, Madame ? »

“Il a été blessé !” répondit-elle en un cri étouffé.

“Dieu du Ciel! Dieu du Ciel ! ” s’exclama la servante, très alarmée.

“Mais il se remet, Felicity. Il dit qu’il va très bien ! ” ajouta l’actrice. Puis elle resta silencieuse un bon moment, d’autres larmes baignant son visage clair

“Qu’est-ce qu’il dit d’autre, Madame?” demanda la servante, avec la familiarité qu’elle avait acquise en travaillant pour Mme Baker pendant plus de vingt ans. Felicity, plus qu’une servante, avait été pour la célèbre actrice une amie et une épaule sur laquelle pleurer. Elle avait été là lors des jours difficiles de la grossesse d’Eléonore, elle avait été à ses côtés lorsqu’elle avait connu la douleur de perdre son fils, et avait été la compagne des longues années de solitude que l’actrice avait vécues, en conséquence de la renommée dont elle jouissait. « S’il vous plaît, Madame, vous voulez faire s’arrêter mon pauvre cœur, qu’est-ce qu’il dit d’autre ? »

“Oh, Felicity !” répondit-elle en sanglotant ouvertement, « Il me demande pardon ! Il dit qu’il est désolé, et qu’il a honte d’être parti comme il l’a fait. Je ne peux pas croire ce que je lis, Felicity ! »

“Oh, Madame!” s’étouffa la servante, “Je savais que votre fils était quelqu’un de bien, et que tôt ou tard il reconnaîtrait qu’il avait été injuste avec vous !”

“Je sais que Terry est quelqu’un de bien ! Mais quelquefois, il est aussi têtu et aussi insupportablement vaniteux que l’était son père ! Je n’aurais jamais pensé qu’il reconnaîtrait ses torts ! Mais, grâce à Dieu, il l’a fait, et que le Seigneur soit loué aussi parce que mon fils est sain et sauf ! ” dit l’actrice en pliant la lettre et en la remettant dans l’enveloppe, après l’avoir lue plusieurs fois.

“Mais, Madame” objecta la servante, “Et la deuxième lettre. De qui est-elle ?”

La femme blonde prit la seconde missive dans ses longues mains blanches. Quand ses yeux virent le nom de l’expéditeur, ses beaux iris bleus faillirent sortir de leurs orbites. Sans répondre aux questions insistantes de Felicity, Eléonore ouvrit la seconde lettre avec la même nervosité, et lu le contenu à une vitesse phénoménale, deux fois, trois fois, avant de pouvoir articuler un mot pour satisfaire la curiosité de son amie.

Eléonore porta sa main droite à son front, sans encore pouvoir croire ce qu’elle avait lu plusieurs fois. Sa stupéfaction ne pouvait être comparée qu’à sa grande joie.

“S’il vous plaît, Madame, ayez pitié de moi, dites-moi ! ” implora Felicity, à la limite de sa résistance.

“Chère Felicity, en ce moment plus que jamais je crois au destin,” dit l’actrice, « Cette lettre est une explication suffisante au repentir de Terry. Il n’y a qu’une personne au monde qui puisse avoir cet effet sur lui. Dieu bénisse cette enfant pour m’avoir écrit. As-tu une idée de qui c’est ? »

“Non!” dit Felicity sans pouvoir deviner.

“La femme qu’aime Terry!”

Après la bataille de la Marne en juin, tout commença à aller mal pour les Allemands. La grippe frappa les troupes, ainsi que la faim et le désespoir. Mais le général Ludendorff n’était pas homme à abandonner facilement, et il prépara une nouvelle offensive dans deux directions, l’une sur Reims et l’autre sur les Flandres. Néanmoins, le général Foch fut informé à l’avance des plans de l’ennemi, et attaqua les Allemands avant qu’ils n’aient pu commencer à bouger. Ce fut la dernière fois où Ludendorff aurait pu avoir l’occasion de prendre l’initiative. Pour le restant de l’année, il lui faudrait subir la puissante contre-attaque des forces combinées françaises, britanniques et américaines, toutes commandées de manière offensive par Ferdinand Foch.

L’objectif des Alliés, pour l’été 1918, était de faire reculer les lignes allemandes en trois points. L’un dans la région de la Marne, l’autre sur la Somme, à quelques kilomètres au sud d’Arras, et un troisième à Saint-Mihiel, près de Verdun. Au commencement de l’automne, les noms d’Arras et de Saint-Mihiel auraient pour les oreilles de Candy un sens qu’elle ne soupçonnait pas.

Durant le mois de juillet et jusqu’au début d’août, les armées françaises et américaines combattirent courageusement pour chasser l’ennemi de la région de la Marne, obtenant un grand succès. Les Allemands firent retraite vers le nord, et, dans la première semaine d’août, la menace sur la capitale française était de l’histoire ancienne. Paris bouillonnait de joie et les pays alliés sentaient, pour la première fois en quatre ans, que la victoire était proche. Le 6 août, Ferdinand Foch fut fait maréchal de France.

Un homme de grande taille, vêtu de noir, arpentait les couloirs de l’hôpital, portant un sac et regardant autour de lui comme s’il cherchait un endroit. Ses yeux sombres et brillants dénotaient une claire vivacité, et son pas assuré montrait sa confiance en lui-même. Il tenait un petit papier à la main gauche et le regardait de temps en temps, en lisant le numéro des salles devant lesquelles il passait. Lorsqu’il atteignit la salle A-12, il s’arrêta immédiatement et, un léger sourire sur les lèvres, entra.

Le grand barbu alla de lit en lit jusqu’à ce qu’il atteigne le bout de la salle. Assis sur une chaise près d’une grande fenêtre, le pied reposant nonchalamment sur une table de nuit, un autre homme lisait le journal avec un intérêt visible.

“Il semble que les choses aillent très bien pour les Alliés sur le front occidental. N’est-ce pas, sergent ? ” demanda l’homme en noir. Au son de sa profonde voix de basse, l’homme assis leva les yeux du journal pour regarder celui qui lui avait parlé.

“Le père Graubner!” dit Terrence avec un large sourire, « Quelle bonne surprise ! » l’accueillit le jeune homme en ôtant lentement son pied de la table et en essayant de se lever.

“Non, non, Terrence!” se hâta de dire le vieil homme, « Restez là, vous devriez faire attention à vos mouvements, fiston. »

Malgré l’inquiétude du prêtre, Terry prit la canne qui était posée contre le mur près de lui et, d’un mouvement fier, se leva pour accueillir son ami.

“Comme vous voyez, Mon Père,” expliqua-t-il en serrant vigoureusement la main de Graubner, « Je vais plutôt bien pour quelqu’un qui a failli passer l’arme à gauche. Je boite juste un peu, mais ça va vite passer. Excusez mon impolitesse et asseyez-vous, je vous prie » proposa le jeune homme en désignant la chaise et en prenant lui-même place sur le lit.

“Impressionnant!” gloussa le prêtre en s’asseyant et en posant sur le sol le sac qu’il portait. « De toutes les choses que j’ai vues dans cette guerre, votre guérison est l’une des plus heureuses, » dit-il gaiement. « Je suis vraiment content de voir que vous avez bon pied bon œil. »

“Moi aussi, Mon Père, moi aussi,” répondit Terrence en riant, “mais dites-moi, comment se fait-il que vous soyez ici à Paris ? Je pensais que vous étiez encore sur le front.”

 Soudain, le visage du prêtre devint sérieux, et il laissa échapper un soupir.

“Eh bien, fiston,” expliqua-t-il, « je dois vieillir, tout simplement. Notre soupçonneux docteur Norton a trouvé un petit problème dans mon cœur, et a tout balancé dans une lettre à mes supérieurs. Il n’aurait pas pu se mêler de ses affaires ! » se plaignit le prêtre. « Ils m’ont aussitôt renvoyé et, pour le présent, ils cherchent à décider ce qu’ils feront finalement de moi, maintenant que la médecine dit que je ne peux plus voyager autour de la Méditerranée, » gloussa-t-il en se moquant de lui-même.

“Je suis désolé d’apprendre ça ” dit Terry avec compassion.

“Il n’y a pas de quoi, Terrence,” répondit le prêtre avec un signe de tête. « C’est peut-être bon pour moi de me reposer… Qui sait ? Ils vont peut-être même me donner une paroisse, après toutes ces années d’errance ! » ajouta-t-il en souriant, « Mais ce n’est pas pour parler de moi que je suis venu. Vos supérieurs allaient vous envoyer tout votre barda, et je me suis proposé pour le faire, alors le voilà, » dit le vieil homme en désignant le sac.

Le jeune acteur dirigea ses grands yeux clairs vers l’objet posé sur le sol, et un rayon de surprise ravie brilla sur la surface bleue.

“Je vois que vous êtes content de voir vos affaires, ” commenta Graubner, heureux d’avoir été utile, « Et maintenant, après tout le mal que je me suis donné pour vous, Terrence, » plaisanta le prêtre, « Puis-je savoir ce qu’il y a dans ce sac ? Des cailloux, peut-être ? »

En entendant la remarque du prêtre, le jeune homme eut un rire étouffé et lui demanda de l’aider à ouvrir le sac.

“Que je vous montre, Mon Père ” dit Terry avec le visage souriant d’un enfant qui ouvre un cadeau de Noël.

Il plongea la main dans le sac, cherchant anxieusement un objet, jusqu’à ressentir le plaisir d’une surface polie. Ses doigts caressèrent l’objet métallique, apaisant sa peur d’avoir perdu son petit trésor. Une fois sûr que son souvenir musical était à sa place, il sortit un livre, un second, un troisième… Bientôt, il y eut sur le lit une petite collection de pièces de théâtre, et un porte-documents en cuir contenant une liasse de papiers, certains blancs et certains couverts d’une élégante écriture masculine.

Le prêtre regarda les livres d’un œil stupéfait.

“Vous étudiez toutes ces pièces, Terrence ? ” demanda Graubner, étonné de cette sélection.

“Eh bien, juste un ou deux personnages de chacune” répondit négligemment le jeune homme.

“Un ou deux! ” dit Graubner estomaqué, « vous devez avoir une mémoire prodigieuse ? »

“C’est le moins qu’on puisse dire d’un acteur, Mon Père,” répondit Terry avec simplicité, « on ne peut pas s’offrir le luxe d’oublier une ligne, surtout quand on joue des pièces classiques. De plus, nous sommes censés avoir un vaste répertoire, plus nous connaissons de rôles par cœur, mieux c’est. »

“Je vois,” dit le prêtre en regardant les titres, « Oh, Rostand ! » s’exclama-t-il, ravi de trouver un auteur français dans la sélection du jeune homme, « Ne me dites pas que vous voulez jouer Cyrano ? Je ne pense pas que le rôle vous irait… »

“Pourquoi pas?” demanda Terry, amusé par l’intérêt du prêtre pour le second de ses sujets favoris.

“Humm… J’ai peur que vous ne soyez trop beau pour le rôle… et peut-être que votre nez manque… d’envergure, disons ? ” acheva-t-il en riant.

“Vous êtes drôle, Mon Père ! ” sourit le jeune homme en montrant ses dents blanches et parfaites, « Mais vous seriez surpris des miracles qu’un bon maquillage peut accomplir pour aider un acteur au nez court, comme moi. »

Les deux hommes continuèrent à rire et à plaisanter, pendant que le prêtre examinait les autres pièces.

“La Dame de la Mer et Brand, par Ibsen; Jules César, par Shakespeare, Une Femme sans Importance, par Wilde, ” lut-il, « Je vois que vos centres d’intérêt sont la critique sociale et la tragédie, » commenta-t-il.

Terry se contenta de hausser les épaules d’un geste nonchalant.

“Oh, Salomé!” s’écria Graubner d’un air rêveur, « Je me souviens que quand Oscar Wilde a présenté cette pièce ici à Paris, il y a longtemps, la grande Sarah Bernhardt a joué le rôle principal. Ça a été l’apothéose, surtout parce que Wilde avait pris la peine d’écrire le manuscrit original en français ! »

“Vous étiez à la première, Mon Père ? ” demanda Terry avec intérêt… et la conversation roula pendant un bon moment sur cet événement historique.

“Vous savez, Mon Père,” dit négligemment Terry un peu plus tard, « je n’avais pas l’intention d’amener tout ça avec moi en France, mais mon metteur en scène et associé m’a pratiquement obligé à le faire. Je pense que c’était sa façon à lui de me dire qu’il s’attendait à me voir revenir. »

“Alors, il doit apprécier votre travail” suggéra le vieil homme.

“Oui, et c’est un bon ami aussi,” ajouta Terry, se souvenant de la gentillesse de Robert Hathaway, “Ça a été la seule personne qui croyait en moi quand j’étais un moins que rien.”

 “Je comprends… Hé! Qu’est-ce que c’est? La Mégère apprivoisée?” demanda le prêtre sans comprendre, « Cette pièce jure avec l’ambiance des autres ! »

“C’était le choix de Robert,” admit Terry en souriant, “Il a dit que je serais parfait dans le rôle de Petruchio, mais à l’époque l’idée ne me plaisait pas beaucoup… quoique maintenant… c’est différent ” ajouta-t-il avec une étincelle de désir dans les yeux, « Maintenant, je pense que l’idée de faire aussi un peu de comédie me plaît… »

“Oh, Mon Dieu! Mon Dieu ! ” gloussa Graubner, « Qu’est-ce qui se passe ici, Terrence ? Vous avez certainement changé pendant ces deux mois ! »

“Eh bien, Mon Père,” dit Terry en tournant son visage vers la porte de la salle, « vous allez connaître les raisons de ce changement soudain… Mon Père ? Avez-vous jamais vu un ange ? » demanda-t-il en un chuchotement espiègle.

“Sûrement pas!” sourit le prêtre, intrigué, « J’ai peur de ne pas avoir été assez saint pour recevoir une telle bénédiction. »

“Très bien,” dit Terry avec amusement, “préparez-vous, parce que ce genre de chance est très rarement donné à des yeux humains, » ajouta-t-il en désignant l’entrée.

A travers la porte, s’avançant d’un air spontané avec son uniforme bleu, son tablier blanc et ses caractéristiques cheveux d’or noués en chignon, Candice Neige apparut, poussant le chariot du déjeuner.

Même à distance, Graubner comprit d’un seul regard qui était la jeune femme. La description donnée par Terrence dans la tranchée sombre, la veille de la bataille de la Marne, avait été si précise et détaillée qu’il n’était pas difficile, pour un homme intelligent, de reconnaître la jeune femme, même s’il ne l’avait jamais vue de sa vie.

“C’est…” marmonna le vieil homme, sans pouvoir se remettre de sa stupéfaction.

“Oui, Mon Père,” murmura fièrement Terry, “mon ange!”

 “Quelle coïncidence étonnante!” fut la première chose que Graubner put dire, mais un instant après il se corrigeait, « ou peut-être que ce n’était pas une coïncidence… »

La jeune femme finit par atteindre le lit de Terry, découvrant avec surprise que son patient avait un visiteur… et un prêtre, de surcroît !

“Bonjour!” dit-elle avec un sourire, tout en se demandant intérieurement ce qu’un prêtre pouvait faire avec Terry.

“Bonjour, Mademoiselle!” dit Graubner avec son amabilité habituelle.

Terry devina la confusion de Candy et trouva son visage étonné merveilleusement attirant, mais, en dépit du plaisir qu’il éprouvait à regarder son expression, il se hâta d’expliquer la situation.

“Candy, voici mon ami, le père Graubner. J’ai eu l’honneur de le rencontrer sur le front, il faisait la guerre… à sa façon personnelle, bien sûr. ” Telle fut la présentation de Terry.

“Je vois,” répondit Candy avec un regard de compréhension. Pendant son temps de service à l’hôpital de campagne, elle avait commencé à fréquenter les prêtres et pasteurs qui servaient sur le front, et commençait donc à comprendre le sens de la situation. Mais il lui était encore difficile de saisir comment Terry était devenu l’ami d’un prêtre, lui qui n’avait jamais vraiment été un croyant fidèle. « Je m’appelle Candice Neige André, » se présenta-t-elle.

“Armand Graubner, Mademoiselle. Je suis vraiment content de vous rencontrer, Mademoiselle André. ”

 La jeune femme et le prêtre se serrèrent la main, et aussitôt un courant de sympathie passa entre eux. Elle ne resta cependant pas longtemps avec les deux hommes, car elle avait un millier d’autres choses à faire avant la fin de son service. Elle les laissa donc bientôt seuls de nouveau, et ils continuèrent la conversation qui avait été interrompue par l’arrivée de la jeune femme.

“Qu’en pensez-vous?” fut la première phrase de Terry lorsque Candy eut disparu.

“Um Himmels Willen!” dit le prêtre avec stupéfaction, « Mon cher, si j’avais trente ans de moins et une autre profession, je peux vous dire que je ne serais pas là, à vous conseiller sur la façon de conquérir cette fille, parce que je chercherais à la conquérir pour moi ! » répondit-il avec un sourire farceur.

“Parlons-en,” grimaça Terry, “c’est justement ce que quelqu’un d’autre fait : s’activer et réfléchir aux moyens de la séparer de moi. ”

 “Oh, je vois,” répondit le prêtre, « le jeune docteur est dans les parages lui aussi ! »

“Pire que ça!” dit Terry avec frustration, « C’est lui qui me soigne ! Le comble de la malchance ! Mais ça n’arrive qu’à moi, ce genre de choses ! »

“Allez, allez, Terrence!” dit Graubner, essayant de remonter le moral du jeune homme, « cette attitude ne va pas vous aider du tout. Les choses ne vont pas si mal. En fait, il est plus que miraculeux que vous soyez vivant et qu’elle soit auprès de vous. De plus, j’ai une autre surprise pour vous, » ajouta-t-il.

“Qu’est-ce que c’est?”

 “Eh bien, je me suis demandé si vous regrettiez la disparition de ce bel anneau d’émeraude que vous aviez. ”

 “Comme vous le voyez,” expliqua Terry en montrant sa main nue au prêtre, « quelqu’un doit l’avoir volé pendant que j’étais inconscient. »

Le prêtre regarda le jeune homme avec un air de satisfaction sur son visage barbu.

“Ce n’est pas ça, fiston,” expliqua-t-il, “c’est moi qui l’ai pris pour éviter que quelqu’un d’autre, plus faible que moi, ne succombe à la tentation. J’avais l’intention de trouver un moyen sûr de vous le renvoyer, mais comme je suis là, je suis heureux de vous le rendre en mains propres ” et, sur ces mots, il mit la main droite dans la poche intérieure de sa veste noire et en tira le bijou, qu’il donna aussitôt à son propriétaire.

“Merci, Mon Père!” répondit Terry avec reconnaissance, « Cette petite chose me manquait. Elle signifie beaucoup pour moi. »

“Je viens de voir la paire d’yeux qui a sûrement inspiré le coûteux caprice d’acquérir un tel joyau. ”

 “Vous m’avez deviné une fois de plus, Mon Père” répondit Terry avec un sourire énigmatique.

C’était un jour ensoleillé d’août à Paris. Dans le parc situé à quelques rues de l’hôpital Saint-Jacques, une jeune femme vêtue de blanc marchait lentement, les mains enfouies dans les poches de sa jupe. Même si son chapeau de paille protégeait son visage des rayons du soleil, on pouvait voir qu’elle était profondément triste. Un tumulte d ‘émotions compliqué et confus s’agitait dans son âme ; de nouveaux sentiments, qu’elle n’avait jamais connus auparavant, la tourmentaient avec une force aiguë.

“Pourquoi est-ce que je me raconte des histoires ? ” pensait Candy en déambulant paresseusement dans le parc entouré de chênes, « J’ai beau lutter pour l’ignorer, il me fait marcher au doigt et à l’œil ! Au moindre de ses mouvements, je le suivrais au bout du monde… Ah, Terry, je t’aime tellement ! »

Elle eut un soupir mélancolique et s’assit sur un des bancs de fer, ombragé par le feuillage vert d’un vieux chêne.

“Je me souviens encore combien ça a été dur d’essayer de t’oublier, Terry, ” pensa-t-elle, « j’ai rempli ma vie de tellement de choses à faire que je finissais toujours la journée complètement épuisée. Ainsi, finalement, j’ai pu éviter les longues nuits où ta pensée martelait mon esprit sans arrêt. Tout ce travail et mes amis m’ont beaucoup aidée à revivre après notre rupture, mais au fond de moi je savais que j’étais incomplète, que quelque chose à l’intérieur était vide… sec… mort… et terriblement solitaire. Ma pauvre Annie a essayé tellement de choses pour me caser avec tous les gars qu’elle connaissait, mais… je ne peux pas vivre avec un autre homme… je me sens comme… mal à l’aise ! Comme l’autre jour, quand je suis sortie avec Yves. C’était vraiment une bonne idée que Flanny soit venue avec nous, je ne sais pas ce que j’aurais fait si elle n’avait pas été là. Mais avec toi, Terry, tout est tellement différent ! Chaque mot que nous échangeons, chaque sourire, tous nos regards me font penser que j’ai terminé un long voyage et que je suis finalement arrivée chez moi… Et pourtant ! Oh, Terry, tu es une telle énigme ! »

“Je meurs sur place à cause de toi… et tu sembles juste t’amuser sans fin. Il y a quelques mois, j’étais optimiste, et je pensais que nous pourrions même avoir une seconde chance… et c’est vrai que tu as été gentil avec moi… mais je ne sais pas ce que tu espères, Terry. Si seulement ces trois petits mots pouvaient être prononcés par tes lèvres, je me jetterais dans tes bras sans hésitation ! Comme mon cœur me fait mal d’entendre à ta voix que tu m’aimes encore, que, malgré le temps et la distance, tu as pensé à moi comme j’ai constamment pensé à toi. Même si tu m’étais interdit. Mais tu tournes toujours autour du pot, et je ne sais pas vraiment ce que tu as dans la tête… Terry, c’est tellement dur à supporter ! ”

 “Et ces étranges sentiments en moi. Ça ne m’aide certainement pas du tout. Je ne sais tout simplement pas ce qui m’arrive quand tu es là ! Il y a quelques années, à l’école, j’ai toujours nié de toutes mes forces que j’étais attirée par toi, et je ne l’ai pas accepté avant que tu ne quittes l’Angleterre. Et pourtant, ce que je ressentais au temps du Collège, et même ensuite, quand je t’ai revu à New York, tout cela a l’air pâle et faible à côté de ce nouveau trouble qui transperce mon cœur jusqu’au fond. Terry, Terry ! Si mon âme brûle dans le feu de l’enfer, ce sera ta faute et rien que ta faute ! Oh, Mon Dieu, pourquoi faut-il qu’il m’éblouisse tellement ? ”

 Son esprit ne pouvait oublier ce qui était arrivé quelques heures auparavant. Elle aidait l’un de ses patients, qui avait été aveuglé par du gaz moutarde, à écrire une lettre à sa famille au Canada. Le lit du patient était assez proche de celui de Terry, et, de sa position, la jeune femme pouvait voir l’acteur qui étudiait tranquillement ses dialogues. C’était l’un de ces matins d’été étouffants, et Terry avait enlevé sa chemise.

“Ecrivez aussi,” dicta le patient, “que j’ai reçu tout ce qu’ils m’ont envoyé…”

 “Oh, oui!” marmonna Candy, pendant que ses yeux erraient sur les muscles bien dessinés, baignés par la lumière du matin. Des bras longs et forts dans lesquels elle se serait abandonnée avec joie, des épaules larges, une taille mince, une peau brunie qu’elle avait caressée plus d’une fois en changeant les bandages, la courte cicatrice sur l’épaule droite en souvenir de la balle… et ces lèvres qui bougeaient lentement tandis qu’il mémorisait les lignes, provoquant inconsciemment son cœur agité. C’est alors qu’elle ressentit un coup dans la poitrine.

“Dans une seconde, il va me regarder ! ” pensa-t-elle, alarmée par cette connexion interne qu’elle avait avec lui, mais qu’elle n’identifiait pas.

Candy baissa les yeux juste une fraction de seconde avant que le jeune aristocrate ne dirige son regard bleu vers elle. Elle feignit d’être pleinement concentrée sur la lettre qu’elle écrivait.

La jeune femme sentit ses mains trembler en essayant désespérément de tenir la plume. La force du regard de l’homme sur elle ne lui permettait pas de contrôler son anxiété.

“Léonard,” dit-elle avec nervosité, “vous pouvez m’excuser, s’il vous plaît ? Je ne me sens pas vraiment bien aujourd’hui. Pourrions-nous finir cette lettre demain ? ” demanda-t-elle, et, avant que le jeune homme n’ait pu dire un mot, Candy avait quitté la salle et courait dans les couloirs de l’hôpital.

“Qu’est-ce qui m’arrive ?! ” pensa-t-elle, en sentant ses joues rougir violemment, « Je veux m’enfuir, et en même temps… je ne peux pas m’empêcher de me voir dans ses bras ! »

Assise sur le banc solitaire, l’esprit de Candy joua de nouveau avec le souvenir de toutes les fois, pendant ces trois mois, où il l’avait serrée dans ses bras avec l’excuse de sa jambe blessée. Elle revécut les émotions, l’odeur, la chaleur, la certitude de son pouls altéré. Et, déjà vaincue par ses sentiments, elle n’opposa aucune résistance quand sa mémoire la ramena au souvenir caché de son baiser.

“C’était il y a six ans,” continua-t-elle en pensée, “six ans et je le sens encore sur ma peau, comme si c’était arrivé il y a un instant ! ” soupira-t-elle, frôlant ses lèvres du bout des doigts, « Nous n’étions que des enfants à l’époque, » pensa-t-elle, fermant les yeux tandis que sa curiosité féminine brûlait en elle avec une question alarmante, « Je me demande… Je me demande comment tu embrasserais maintenant ? » osa-t-elle penser, s’étonnant elle-même par son audace, « Et même… Je me demande comment ce serait de vivre à tes côtés, comme je l’ai imaginé tellement de fois par le passé. Comment ce serait de partager avec toi chaque petite joie, chaque épreuve, chaque détresse, tes succès et tes défaites, toutes ces manies insignifiantes que je te connais, ton obsession de tout garder en ordre, ta passion pour l’équitation, ton amour de la poésie, ton insistance à acheter des centaines de chemises blanches, de tous les styles et de toutes les matières, et cette habitude incompréhensible et obstinée de te moquer de moi ?… Je suis certaine que tu te moquerais de moi jusqu’à la mort, mais je suis sûre que ça me plairait tout à fait… Comment ce serait de t’attendre chaque soir, de partager ton pain et… ton lit ?!… Comment c’est de se réveiller dans tes bras, Terry ? » soupira-t-elle, transportée, mais bientôt une ombre noire traversa ses yeux de malachite, « Mais dans quelques jours, tu vas sûrement quitter l’hôpital, et peut-être que je ne te reverrai plus jamais. Qu’est-ce que tu as, Terry, pour être le seul à m’inspirer cette chaleur troublante qui court dans tout mon corps ? Comment puis-je me sentir aussi heureuse et aussi déprimée en même temps ? »

“Seigneur, Candy, tu as sûrement perdu l’esprit ! ” se morigéna-t-elle en sentant la brise légère sous le chêne.

 

Le courrier était arrivé d’Amérique depuis le matin, mais Candy décida de garder les lettres dans sa poche pour les lire tranquillement après la fin de son service. Toute la matinée, elle regarda sa montre à plusieurs reprises, et plus d’une fois elle fut tentée d’ouvrir ces enveloppes pendant la journée, mais elle ne céda pas à son impatience.

Après une dure journée de travail, la jeune femme alla s’asseoir sur son banc favori, dans le jardin de l’hôpital, pour dévorer les nouvelles contenues dans les lettres. Ses grands yeux verts brillaient de joie en goûtant les liens puissants qui unissaient son cœur à ses chers amis et à sa famille adoptive, dans la si lointaine Amérique. A chaque ligne, elle vérifiait que si loin qu’elle soit de son pays, un petit morceau des côtes du lac Michigan vivrait toujours dans son âme.

“Bonnes nouvelles?” demanda une voix profonde derrière elle, et Candy n’eut pas besoin de tourner la tête pour savoir qui lui parlait.

“Oui, des nouvelles de chez moi,” répondit-elle avec un doux sourire, “Tu veux écouter ? ” demanda-t-elle, finissant par faire face aux yeux bleu-vert qui étaient devant elle.

Terry, en légère chemise bleue et pantalon beige, était debout près d’elle, faisant légèrement reposer son poids sur une canne. Candy pensa qu’il avait ainsi l’air presque complètement remis, et son cœur ne put éviter une torsion douloureuse dans sa poitrine, quand elle sentit à nouveau que la séparation imminente se rapprochait chaque jour.

Le jeune homme s’assit à côté d’elle, et regarda avec curiosité une grande enveloppe blanche avec un sceau élégant.

“Celle-là, je présume, doit venir d’Albert, ” dit-il, souriant au souvenir du vieil ami qu’il n’avait pas vu depuis des années.

“Et tu as raison, ” répondit Candy, levant son sourcil gauche pour approuver la supposition de Terry.

“Qu’est-ce qu’il dit?” demanda le jeune acteur.

Soudain, Terry regarda dans les yeux de Candy, et un sentiment de déjà vu envahit leurs cœurs. N’avait-il pas posé cette question, à propos d’une lettre d’Albert, longtemps auparavant ?

“Beaucoup de choses,” commença-t-elle à expliquer, en essayant d’apaiser les battements de sa poitrine, « Tu sais, Terry, je me suis inquiétée pour Albert ces dernières années, » dit la jeune femme, confiant à Terry un secret qu’elle avait gardé pour elle pendant longtemps. D’une façon ou d’une autre, diriger la conversation vers son cher tuteur aidait la jeune femme à oublier d’autres sentiments, plus alarmants, en elle.

“Pourquoi?” demanda Terry, content lui aussi de trouver un moyen de détendre la tension, “Quelque chose ne va pas?”

 “Une seule chose, Terry, ” soupira Candy d’un ton triste, « Il n’est pas content de sa vie ! »

“Etre un puissant millionnaire ne lui va pas vraiment, n’est-ce pas?” suggéra Terry, hochant la tête avec compréhension.

“Exactement. Il fait face à ses responsabilités de chef de famille depuis bientôt trois ans, mais ça a été presque l’enfer pour lui. Même s’il ne s’en est jamais plaint, je sais qu’au fond de lui, il sent qu’il a trahi tout ce en quoi il croyait, ” expliqua la jeune femme.

“Je connais ce sentiment, ” murmura Terry, si doucement que Candy put à peine comprendre ses paroles, « c’est vraiment triste de voir comment la vie détruit les rêves de notre jeunesse… tous ces espoirs que nous avons autrefois crus invincibles ! » fit-il remarquer douloureusement.

“Ne parle pas comme ça, Terry,” se hâta-t-elle de répondre, « je pense encore que nous pouvons toujours nous battre pour nos rêves au milieu de la tempête ! Peu importe que les autres insistent pour dire qu’il ne sert à rien de se battre, nous devons toujours lutter pour les rêves que nous aimons, Terry. »

Terry regarda Candy, et un sourire se dessina sur son visage. Elle avait toujours eu ce pouvoir lumineux sur lui.

“Tu devrais peut-être dire ça à Albert, ” suggéra Terry.

“Non, il n’a plus besoin de mes conseils,” continua Candy, rayonnante, “dans cette lettre, il me confie que dès la fin de la guerre, il laissera toutes les affaires de la famille dans les mains d’Archie et de Georges. Ensuite, il suivra ses rêves en Afrique, peut-être en Inde. ”

 “Je suis content pour lui,” dit sincèrement Terry, « Au moins, notre ami commun va vivre pour accomplir les projets qu’il a partagés avec moi dans le passé. Pour être honnête avec toi, Candy, j’ai un peu honte d’avoir perdu tout contact avec Albert pendant ces années. J’ai été plutôt ingrat avec lui ! »

“Il n’est jamais tard pour se rapprocher d’un ami, ” dit-elle en souriant, « pourquoi ne pas lui écrire ? »

“Ça a l’air d’une bonne idée,” dit-il en gloussant, “où est-ce qu’il vit maintenant ? »

“Au manoir des André à Chicago,” répondit-elle.

“Est-ce que tu vis avec lui et les André? ” demanda-t-il avec curiosité.

“Non, Terry, je vis de mon côté, dans l’appartement que je partageais avec Albert, ” répondit-elle fièrement.

“Comment se fait-il que ta sévère et aristocratique famille te permette de vivre seule ? ” demanda-t-il, moitié raillant et moitié admirant le sens de l’indépendance de la jeune fille. Candy était pour lui une source intarissable de surprises heureuses.

“Albert me donne toute liberté de faire de ma vie ce que je pense être le mieux, ” dit-elle négligemment, mais en montrant un immense sourire au souvenir de son cher ami et tuteur.

“Vous êtes devenus vraiment proches l’un de l’autre, n’est-ce pas?” suggéra-t-il, avec une légère pensée de jalousie au fond de l’esprit. Intérieurement, il se reprocha de se permettre de tels sentiments contre un ami aussi cher qu’Albert.

“Oui, vraiment,” répondit-elle, en pensant à tout le passé commun qui unissait sa vie à celle d’Albert, « Nous avons traversé beaucoup de choses ensemble, et il m’a conseillée, et m’a laissée pleurer sur son épaule, pendant les épreuves les plus difficiles de ma vie. Il est plus que mon tuteur ! Je crois que c’est le grand frère que je n’ai jamais eu, et je crois qu’il ressent la même chose pour moi, » expliqua-t-elle en regardant le ciel au-dessus d’elle, dont la couleur lui rappelait les yeux bleu clair d’Albert.

“Je crois qu’il va te manquer quand il finira par quitter l’Amérique, ” suggéra Terry d’une voix nostalgique.

“Oui, mais je préfère le savoir loin de chez nous mais heureux et satisfait, que vivant une vie pitoyable en faisant quelque chose qu’il déteste vraiment, ” dit-elle avec véhémence.

“Ça a l’air très sensé, même si ça vient d’une incorrigible mouche du coche comme toi ! ” essaya-t-il de plaisanter, pour détendre le ton sérieux de la conversation.

“Oh, toi!” Candy lui fit la moue, entrant dans le jeu.

“Allez, dis-moi, qui t’envoie cette lettre dans une enveloppe bleu marine parfumée à la violette ? ” demanda l’homme, prenant avec deux doigts l’une des lettres et se couvrant le nez de sa main libre, comme si le parfum de l’enveloppe le rendait malade.

“Donne-moi ça!” cria-t-elle avec enjouement, et d’un mouvement rapide elle reprit la lettre des mains de Terry. « Celle-là vient de Patty. »

“Oh, je vois, la binoclarde joufflue aime les violettes. Oui, ça lui va bien, timide comme elle est ! ” plaisanta-t-il, très amusé.

“Oh, arrête ça, idiot ! ” gloussa-t-elle, « Combien de fois devrai-je te dire que Patty n’est pas joufflue ! »

“OK, OK. Maintenant, le reporter pourrait-il me dire ce que devient cette distinguée jeune dame, soleil de beauté ?” dit-il, inclinant le torse en une parodie de révérence.

“Eh bien, tu vas être surpris, ” dit Candy, ignorant les yeux moqueurs de Terry, « elle va se marier bientôt ! Elle a rencontré mon ami Tom, et ils sont tombés amoureux l’un de l’autre. N’est-ce pas romantique ? »

“Tom, c’est le gars qui a grandi avec toi et qui a une ferme, n’est-ce pas ? ” demanda Terry, surprenant Candy par sa mémoire étonnante.

“C’est ça. C’est étonnant comme tu t’en souviens. Je n’ai dû t’en parler qu’une fois!” fit-elle remarquer, sans pouvoir cacher sa surprise.

“Au Derby, ma chère. La fois où j’ai gagné le pari. ” dit-il malicieusement, tandis qu’une idée traversait son esprit, « A propos ! Tu ne m’as jamais payé ton gage. Pour autant qu’il m’en souvienne, tu avais promis de cirer mes bottes. J’en ai une belle paire là-haut si tu veux toujours tenir ta promesse » dit-il en gloussant.

“Comptes-y!” rétorqua Candy avec dignité, levant son petit nez vers le ciel.

“En tous cas, je suis heureux d’apprendre que Patty a finalement laissé le passé derrière elle, ” dit-il au bout d’un moment en voyant que Candy, qui à son tour jouait l’offensée, ne parlerait pas s’il ne le faisait pas le premier.

“Moi aussi,” dit Candy un ton plus bas. « Si cette guerre se termine bientôt, j’assisterai à deux mariages en rentrant à la maison ! » remarqua-t-elle d’une voix joyeuse.

“Pourquoi deux mariages?” demanda Terry intrigué, « Est-ce que le petit dandy se marie aussi ? »

“Je l’espère,” dit Candy en brandissant une troisième enveloppe de couleur lavande, « C’est là, Annie me dit qu’Archie a eu son diplôme, tu vois. Je pense qu’il va sûrement demander Annie en mariage un de ces jours. Ce sera la fille la plus heureuse du monde ! Je vois déjà Annie dans sa robe de mariée, comme elle en a toujours rêvé ! » soupira Candy.

“Mon Dieu, Mon Dieu, Mon Dieu! Archie a vraiment du pot ! Il obtient son diplôme, il devient le maître d’une grande fortune, et je pense que ça lui plaira beaucoup parce que c’est vraiment le type du bourgeois, et pour couronner le tout, il va épouser la femme qu’il aime ! ” dit Terry, avec une touche de tristesse dans la voix.

“Il le mérite vraiment,” fit remarquer Candy, avec une réelle sympathie pour son cher cousin, « Dans notre adolescence, nous avons tous les deux souffert horriblement de la perte de deux des gens que nous aimions le plus. Perdre Alistair a été particulièrement dur pour Archie, tu vois. Maintenant qu’il semble que les choses aillent finalement si bien pour lui et qu’il aille s’établir avec Annie, je ne peux qu’être heureuse pour tous les deux. »

“Je m’en doute,” murmura mélancoliquement Terry, “tu sais, Candy, les gens pensent que tout me réussit, en Amérique, parce que chaque fois que je monte sur scène le théâtre est plein, et qu’à la fin de la pièce le public est content de mon travail. J’ai toujours les reporters sur le dos, ma photo paraît dans les magazines, les journaux et les revues, j’ai une maison confortable dans un beau quartier à la mode… En plus, mon père est mort l’année dernière et, en dépit de toutes nos différences, à la fin nous nous sommes en quelque sorte réconciliés, et il m’a laissé une partie de sa fortune, si bien que maintenant je suis ce que les gens appelleraient un homme riche. Si je voulais, je pourrais m’arrêter de travailler pour le reste de ma vie et vivre décemment, mais j’ai aussi une carrière qui me passionne. Les gens pourraient dire que j’ai de la chance ; pourtant, j’envie tes amis Archie et Tom, parce qu’ils auront bientôt la seule chose qui rende vraiment un homme heureux… une femme qu’ils aiment et qui les aime, et une famille à eux. ” conclut-il sombrement.

Candy fut choquée de ce soudain accès de sincérité de la part de Terry. Elle était désolée d’apprendre que le duc était mort, bien sûr, mais le ton attristé, dans la voix de Terry, qui dénotait combien il était déçu par sa propre vie, la peinait encore plus. Son esprit chercha une raison à ce chagrin et, étrangement, elle ne put en trouver qu’une.

“Suzanne te manque, n’est-ce pas?” demanda-t-elle en regardant le cerisier. Secrètement, la jeune femme se sentait honteuse du choc soudain qu’elle avait ressenti en interprétant la tristesse de Terry. Il était dur pour elle de reconnaître qu’elle était jalouse d’une femme morte. Elle comprenait enfin ce que Terry avait ressenti pour Anthony.

De son côté, Terry était plus que surpris par la réaction de Candy. Ne pouvait-elle voir que ce n’était pas à Suzanne qu’il pensait ?

“Je voudrais pouvoir te dire qu’elle me manque… comme une femme manque à un homme quand il était censé l’aimer… ” répondit-il au bout d’un moment, « et en vérité sa mort me fait de la peine, Candy, mais… »

“Mais?” le pressa-t-elle, intriguée.

“Je ne suis pas un homme blessé et nostalgique qui a perdu sa fiancée, comme le croient la plupart des gens,” avoua-t-il brièvement, « Je… je ne suis jamais tombé amoureux de Suzanne. Si je l’avais épousée, je ne serais pas plus heureux que maintenant. Tout de même, elle me manque parce que c’était mon amie. »

Candy détourna son regard du cerisier pour fixer les grands yeux profonds de Terry, comme si elle y cherchait une réponse aux doutes qui assaillaient son cœur. La révélation qu’il venait de faire changeait les images qu’elle avait bâties dans sa tête durant les années précédentes, depuis leur rupture. Soudain, ce qu’elle avait cru être blanc était devenu noir.

“Ne me regarde pas comme si j’étais un monstre, Candy ! ” dit Terry, croyant qu’elle était scandalisée par sa confession, « autrefois, j’avais honte de mon incapacité à aimer Suzanne. Maintenant, je comprends que nous ne sommes pas les maîtres de nos cœurs, c’est tout. Je ne suis pas heureux qu’elle soit morte, mais la vérité est que notre mariage aurait été un échec. Je sais que j’ai peut-être l’air dur, mais c’est comme ça que sont les choses. Je dois avouer que j’avais besoin de l’aide d’un plus sage que moi, pour voir finalement mes relations avec Suzanne d’un point de vue objectif. »

Candy, toujours muette, se souvint de la seule conversation qu’elle ait jamais eue avec Suzanne. Elle revécut en esprit ce qui avait été dit, et les promesses qu’elles s’étaient faites l’une à l’autre.

“J’ai tenu ma promesse,” pensa-t-elle, “J’ai versé des larmes de sang, mais j’ai tenu parole ! Je suis partie ! Et toi, Suzanne, tu avais promis de le rendre heureux ! Qu’est-ce qui s’est passé, alors… ? Est-ce qu’on n’a fait que le rendre malheureux ? Est-ce qu’après tout c’était une erreur ? ”

 “Candy!” répéta Terry, essayant d’arracher la jeune blonde à ses pensées, « Tu m’écoutes ? »

“Eh? Euh, oui!” marmonna-t-elle, encore désorientée.

Avant que Candy ne puisse réagir, Terry avait pris sa main gauche dans la sienne.

“Ne pleure pas pour Suzanne, Candy, ” murmura-t-il, « elle est morte en paix avec elle-même et le reste du monde. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour qu’elle se sente heureuse. Peut-être que dans certains domaines je n’ai pas réussi, mais je peux jurer que j’ai fait de mon mieux. Ma conscience est maintenant libre de toute la culpabilité que j’ai ressentie, dans le passé, à cause de son accident. Et, en ce qui me concerne, je… je vais bien maintenant. Les choses ont été assez difficiles par moment, mais aujourd’hui j’ai certains espoirs… » Terry s’arrêta une seconde, sentant que le moment d’ouvrir son cœur à Candy était finalement arrivé.

“Mademoiselle André!” appela une voix derrière eux, faisant sursauter Candy sur son siège et rompant le charme du moment. « On a besoin de vous en salle des urgences, tout de suite ! »

Candy se leva brusquement. Elle s’excusa et courut aussitôt à l’hôpital, pendant que Terry restait dans le jardin, maudissant le hasard de lui enlever une occasion parfaite de s’exprimer.

C’était un de ces après-midi d’été silencieux, où la chaleur fait tomber les sens en léthargie et où conséquemment les gens réduisent leurs activités, cherchant le repos dans tous les lieux rafraîchissants disponibles. Portant une robe bleue légère de dentelle espagnole, avec une ceinture de satin blanc autour de sa taille fine, Annie Brighton était assise sur l’une des chaises métalliques dans la serre de sa mère. Elle avait son ouvrage et un livre pour employer son temps en attendant la visite habituelle de son fiancé. Néanmoins, il y avait quelque chose dans l’atmosphère qui la faisait se sentir mal à l’aise.

Depuis le jour où Patty avait parlé à Annie de son premier baiser avec Tom, la jeune brune avait réfléchi à ses relations avec Archibald. En esprit, elle avait revu ses premières rencontres avec le jeune millionnaire, au temps de sa puberté. La première fois qu’ils s’étaient rencontrés, à la réception des Legrand, le centre de l’attention d’Archie avait été uniquement Candy. Quelques années plus tard, au Collège, Archie s’intéressait toujours tant à Candy qu’il ignorait presque la brune. En dépit de sa répugnance, Annie devait admettre que sans l’intervention de Candy, Archie n’aurait jamais commencé à la fréquenter, et cette certitude, même si elle ne l’avait pas tracassée auparavant, commençait à contrarier la jeune femme.

“Qu’est-ce qui serait arrivé si Candy ne s’était pas écartée ? Et si elle n’était pas tombée amoureuse de Terry à ce moment ? ” se demanda Annie avec inquiétude, « Et Archie, est-ce qu’il m’aurait fait la cour si Candy ne l’y avait pas poussé ? »

La jeune femme laissa échapper un profond soupir en se servant un verre de thé glacé et, pendant que le liquide froid rafraîchissait sa gorge, son esprit continua à la torturer par de sombres pensées.

“Pendant tout ce temps, Archie a toujours été doux et gentil avec moi,” pensa-t-elle, « mais parfois distant, comme s’il y avait des choses en lui que je ne pouvais pas atteindre. Souvent, quand il est seul avec moi, ses yeux se perdent dans le néant comme s’il cherchait quelque chose, ou quelqu’un… Autrefois, ces moments étaient rares, et il revenait toujours à lui en souriant et en me parlant avec vivacité. Mais ces derniers temps, il est de plus en plus absent, et parfois même triste. Oh, Archie, qu’est-ce qui t’arrive ? »

Avec une ponctualité britannique, Archie arriva au manoir des Brighton. Il présenta d’abord ses respects à Mme Brighton, qui prenait le thé avec quelques amies, et, après les formalités d’usage, le jeune homme fut escorté jusqu’à la serre par une vieille servante, qui servait régulièrement de chaperon pendant les rendez-vous du jeune couple. Lorsqu’ils arrivèrent à l’édifice de cristal, la servante prit sa place habituelle, s’asseyant sur un banc à distance respectueuse, pendant que le jeune homme retrouvait la jeune fille qui l’attendait impatiemment.

Les yeux marron clair d’Annie furent remplis par la lumière de l’amour, dès qu’elle aperçut l’élégant jeune homme qui marchait d’un pas étudié vers elle. Comme toujours, il était impeccablement vêtu des pieds à la tête. Un costume de lin beige léger, avec une chemise blanche parfaitement amidonnée et une cravate marron, complétaient sa mise soigneuse. Néanmoins, sous cette apparence de gentleman maître de lui, un cœur confus battait furieusement, terriblement effrayé du pas qu’il avait décidé de franchir.

Il baisa la main de la jeune femme et, comme toujours, elle rougit légèrement. Puis ils s’assirent sur les chaises métalliques et Annie servit le thé, pendant qu’ils commentaient les banalités du jour. Mais l’air semblait chargé d’une humeur étrange, une sensation inconfortable qu’Annie ne pouvait pas décrire mais qu’elle ressentait assurément.

“Annie,” dit le jeune homme après un moment de silence, “je voudrais te parler d’une affaire sérieuse. En fait, c’est la principale raison de ma visite d’aujourd’hui. ”

 Le visage de la jeune femme fut parcouru par une ombre lorsqu’elle entendit la voix d’Archie, mais elle ne dit pas un mot et se contenta d’un signe de tête, indiquant à son fiancé qu’il pouvait continuer.

“Avant que j’en dise plus ” commença le jeune gentleman, qui avait l’impression de tuer un oiseau innocent, « je dois te dire que je pense que tu es une femme merveilleuse, je t’admire et je tiens profondément à toi… »

“Mais…” demanda Annie, qui voyait déjà venir une tempête dans sa vie.

“J’ai… J’ai regardé dans mon cœur récemment…” hésita-t-il, “et pour une raison qui n’est pas vraiment claire pour moi, ” mentit-il, « l’idée de notre mariage ne me semble pas être bonne… Mon esprit est confus, troublé… et… et je ne pense pas que je devrais t’offrir mes vœux d’amour éternel si j’ai encore des doutes dans mon âme. »

Annie resta calme, une sérénité étonnante reflétée sur ses traits exquis. Néanmoins, ses yeux dénotaient le tumulte d’émotions qui explosait en elle.

“Tu dis que tu veux annuler les fiançailles?” murmura-t-elle, le cœur suspendu. Même si Annie avait deviné les doutes d’Archie quant à leurs relations, elle ne pouvait croire qu’il insinue l’idée d’une rupture.

“Pas vraiment, Annie,” répondit Archie avec honte, “Seulement je… te demande de nous laisser du temps, pour qu’on y repense séparément… avant de prendre une décision aussi importante que le mariage ! ”

 La jeune femme sentit son cœur se briser en mille morceaux dans sa poitrine. La douleur était si aiguë et profonde que, pour une raison étrange, les larmes ne pouvaient pas venir à ses yeux. Soudain, il lui sembla que les pièces d’un puzzle trouvaient leur place, et qu’elle pouvait voir clairement l’image complète qu’elle avait refusé de regarder pendant six ans. Elle se sentait désespérée.

“Qu’est-ce qui te fait douter, Archie?” demanda-t-elle d’une voix si faible que ce n’était qu’un murmure timide. « Je veux dire, est-ce que c’est quelque chose en moi que tu n’aimes pas ?… Je t’en prie, dis-moi si c’est ça… et je te promets que je m’efforcerai de changer… » implora-t-elle pitoyablement.

“Non, Annie,” répondit Archie, en se sentant couvert de honte, “Ce n’est pas en toi, ma chérie… c’est quelque chose en moi qu’il faut que j’affronte seul… Ce ne serait pas honnête envers toi si je t’épousais maintenant, en sentant cette confusion dans mon cœur… Je t’en prie, comprends que j’ai besoin de temps pour réfléchir. ”

 “Réfléchir à quoi?” demanda Annie, sa voix tremblant dans un sanglot, quoique les larmes n’apparussent pas dans ses yeux, « Est-ce qu’on n’est pas censés ressentir ce genre de choses, au lieu d’y réfléchir ? » demanda-t-elle en se levant de la chaise, incapable de continuer à soutenir le regard du jeune homme.

“C’est peut-être ça le problème, Annie ” osa dire Archie, « Que je ne ressens pas ce que je devrais ressentir. »

Ce fut le coup qui blessa le plus le cœur d’Annie, celui qui tua ses derniers espoirs. Et, en même temps, celui qui alluma en elle les feux de la colère. Comment avait-il le courage de dire cela, après si longtemps ? Pourquoi avait-il attendu autant pour lui dire la vérité ? Si tout entre eux avait été un mensonge… pourquoi s’y était-il tenu jusqu’à ce moment ?

“Tu veux me dire qu’après une histoire de six ans,” demanda-t-elle d’un ton de reproche sans le regarder dans les yeux, “alors que tout le monde n’attend que l’annonce officielle de notre mariage, que tous nos amis et connaissances à Chicago savent que je suis ta fiancée, que ma mère et moi avons déjà commencé à broder mon trousseau… C’est juste à ce moment que tu te rends compte que tes sentiments ne sont pas assez forts pour m’épouser. Archie, tu penses que c’est honnête envers moi ? ” demanda-t-elle avec sa douceur habituelle, mais avec une trace de ressentiment et de dureté dans sa voix.

Le jeune homme resta muet, incapable de répondre aux reproches de la jeune femme. Il savait qu’elle avait le droit d’exiger une meilleure explication, mais il ne savait pas comment lui dire que son amour pour une autre femme était plus grand et plus puissant que celui qu’il ressentait pour elle.

“Pourquoi ne pas me dire simplement que tu ne m’aimes plus” finit-elle par dire en laissant brusquement échapper un sanglot suffoqué, “Pourquoi ne pas me dire que tu ne m’as jamais aimée ? ”

 “Annie, ce n’est pas ça, ma chérie!” essaya-t-il d’expliquer, mais, comme ses sentiments n’étaient pas clairs, même pour lui-même, il ne put pas continuer.

“Ne dis rien, Archie,” ordonna-t-elle, « je crois que tu dois une explication à mes parents, mais en ce qui me concerne je ne veux plus te voir ! Je t’en prie, va-t-en ! »

Le jeune homme inclina sa tête blonde avec honte et, incapable d’en dire plus, il sortit de la serre. Lorsque Annie ne put plus entendre les pas d’Archie à distance, elle tomba à genoux, ses mains tremblantes saisissant le coussin de velours de la chaise métallique. La servante vint immédiatement aider la jeune dame, mais elle refusa tout réconfort. Finalement, ses yeux libérèrent les larmes qu’elle avait retenues.

Les cris de la brunette envahirent la serre. Elle appelait un nom avec désespoir.

“Oh, Candy, Candy!” hurla-t-elle avec une douleur poignante, « Je veux te voir, Candy ! J’ai besoin de toi ici ! » mais seul le silence répondit aux appels d’Annie. Pour la première fois de sa vie, elle devrait affronter une épreuve toute seule.

La jeune femme posa les ciseaux, un plateau, un pichet d’eau, un peigne et un rasoir sur le chariot. Le surveillant lui avait fait des reproches, parce que l’un de ses patients n’avait pas la coupe militaire réglementaire. Elle était donc déterminée à contraindre cet homme têtu, qui avait refusé de la laisser lui couper les cheveux, comme les infirmières le faisaient régulièrement avec tous les patients de l’hôpital.

Elle longea lentement l’allée en poussant le chariot, et en essayant de fixer sa toque d’infirmière et quelques mèches blondes qui s’étaient échappées de sa coiffure stricte. Elle savait que ce qu’elle allait faire ne serait pas facile du tout, mais elle ne voulait pas risquer sa réputation professionnelle, uniquement à cause d’un jeune homme sottement obstiné.

Elle s’approcha du lit de l’homme, en essayant de rassembler tout son courage pour garder une attitude sérieuse. Il était là, assis sur le lit d’un air concentré, écrivant en des mouvements rapides et fermes de son poignet droit. Il était complètement habillé, et paraissait en si bonne santé qu’elle ne put s’empêcher de se rappeler ce qu’Yves Bonnot lui avait dit : il quitterait bientôt l’hôpital. En fait, il était presque totalement remis, et le docteur l’avait mentionné dans son rapport. Dans quelques semaines, peut-être plus tôt, il recevrait l’ordre de repartir au front.

La jeune femme tira le rideau qui séparait les lits, faisant un bruit caractéristique qui incita l’homme à lever les yeux du papier. Il regarda la jeune femme devant lui et, par une impulsion naturelle, ses yeux brillèrent de joie.

“Salut!” l’accueillit-il avec un sourire.

“Bonjour,” répondit-elle de son ton le plus sérieux, « je suis venue te parler d’un certain sujet, quelque chose que tu aurais dû faire il y a longtemps. »

“Ah, vraiment?” s’étonna-t-il, amusé par son air sérieux, si étrange sur un visage qu’il savait toujours joyeux et insouciant.

“C’est sérieux, Terry,” dit la blonde, réalisant qu’il recommençait à plaisanter, “tu dois me laisser te couper les cheveux. Regarde ça ! Ils te tombent dans le cou ! On ne dirait pas que tu es dans l’armée ! ”

 “Et je n’y suis pas, chère Candy, ” répondit-il gaiement, « Je suis à l’hôpital, et je ne vois pas pourquoi il faut me couper les cheveux si souvent. Laisse-les comme ça, je m’en occuperai plus tard » conclut-il, reportant ses yeux sur le porte-documents qu’il avait sur les jambes.

La jeune blonde croisa les bras sur sa poitrine en un geste furibond, mais elle n’allait pas abandonner aussi facilement.

“Terrence!” lança-t-elle, sachant qu’il comprendrait, au nom qu’elle avait utilisé, qu’elle ne voulait pas plaisanter, « Je ne plaisante pas. J’ai dit que j’allais te couper les cheveux, et je vais le faire ! » prévint-elle, en prenant les ciseaux et le peigne qui étaient sur le chariot.

Terry fixa les yeux de la jeune femme et, en voyant leur détermination, répondit par un regard de défi.

“Oh non” répondit-il en se levant d’un mouvement rapide.

Puis il se dressa devant elle de toute sa hauteur. En regardant cet homme grand et bien bâti, Candy comprit que ce ne serait pas facile de l’obliger à faire quelque chose qu’il ne voulait pas faire, surtout s’il était deux ou peut-être trois fois plus fort qu’elle. Elle pensa alors que ce pourrait être une bonne idée de changer de stratégie.

“Terry, s’il te plaît,” pria-t-elle d’un ton plus doux, “Il faut vraiment que je le fasse.”

 “Ah!!! Là, je perçois un petit changement dans ta méchante attitude, jeune dame,” répondit-il moqueusement.

“Ce n’est pas moi qui fais la méchante ici ! ” riposta-t-elle, en commençant à perdre patience.

“Oh si” continua-t-il. C’était le meilleur moment de sa vie. « Et maintenant, si je te débarrassais de cette arme dangereuse ?! » dit-il, et immédiatement, d’un mouvement rapide, il arracha les ciseaux des mains de la jeune fille.

Lorsqu’elle vit qu’il lui avait pris les ciseaux aussi facilement, elle se reprocha intérieurement d’avoir fait si peu attention aux réactions toujours imprévisibles de Terry.

“Rends-moi ces ciseaux” ordonna la jeune blonde.

“Viens les chercher,” la défia-t-il, en levant son bras pour être sûr qu’elle ne pourrait pas atteindre les ciseaux.

“Oh, quel boulet!” cria-t-elle, sans pouvoir retenir un gloussement qui encouragea Terry à continuer le jeu.

Le jeune homme se tortilla d’avant en arrière, évitant les tentatives désespérées de Candy pour récupérer les ciseaux. Soudain, ils furent de nouveau un couple d’adolescents jouant dans la forêt, se poursuivant au milieu de rires joyeux. Puis il y eut un mouvement inattendu : elle sauta pour atteindre les ciseaux, trébucha maladroitement et, avant qu’aucun d’eux deux ne puisse rien faire pour éviter l’accident, elle tomba sur lui et le repoussa de tout son poids.

Le jeune homme chancela vers l’arrière, mais essaya d’éviter un désastre pire en tombant sur le lit derrière lui. Il parvint à tomber sur le dos, soutenant son torse sur son coude droit. Il se retrouva avec Candy dans les bras, la jeune fille littéralement couchée sur lui. Peut-on le blâmer de ce qui suivit ?

Il la regarda dans les yeux et perçut son trouble. Elle était tellement séduisante ainsi, confuse et nerveuse dans ses bras. La tentation de la serrer encore plus fort, et d’embrasser ces lèvres qui lui offraient inconsciemment leur douceur voluptueuse, fut presque insupportable. Il devait faire quelque chose pour contrôler ses impulsions, ou bien il ne serait pas responsable de ses actes plus longtemps. Bien sûr, il n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait dans le cœur de la jeune femme.

 Elle était là, perdue dans la peau parfumée de Terry, entourée par les bras qui la faisaient se sentir comblée. Au milieu de son embarras, elle comprenait qu’il n’y avait aucun endroit où elle puisse pleinement sentir émerger sa féminité, autant que dans les bras qui l’étreignaient en ce moment. Mais que fait une fille, dans une telle situation, quand elle est si terriblement effarée et confuse ?

“Par St Georges!” arriva-t-il finalement à dire, cherchant désespérément à se tirer de cette situation déconcertante, « Le service de l’hôpital s’est étonnamment amélioré en quelques mois. D’abord ils m’envoient une Méchante Sorcière pour me faire mourir de peur, et maintenant j’ai Boucles d’Or dans les bras ! »

“Goujat!” cria-t-elle en le repoussant et en s’écartant de son corps, « Je ne comprends pas comment tu as pu passer tellement d’années au Collège St-Paul sans jamais apprendre les bonnes manières ! »

Lui aussi se leva du lit, un éclair d’indignation dans les yeux. Pour Terrence Grandchester, être rejeté avait toujours été difficile à supporter.

“Allez, Candy. Pourquoi tu dois toujours faire ta pimbêche ! Un millier de filles seraient prêtes à tuer pour être à ta place ! Si je voulais vraiment une fille, je n’aurais qu’à claquer des doigts et j’aurais toutes celles que je voudrais ” se vanta-t-il insolemment.

C’était vraiment la fin de tout! Si Candy avait un défaut, c’était son sens de la dignité quelquefois excessif. L’expression sardonique du jeune homme ne fit qu’empirer les choses, et bientôt son mauvais caractère échappa à son contrôle.

“D’accord, M. Modestie, commence à claquer de tes dix doigts, il te les faudra tous” hurla-t-elle hargneusement en lui arrachant les ciseaux des mains.

Candy prit son chariot et le poussa à travers l’allée, sentant que tous les yeux de la salle la regardaient avec curiosité. Les autres patients n’avaient pas pu voir ce qui s’était passé, car elle avait tiré les rideaux, mais ils avaient forcément entendu la dispute, et se demandaient ce que Grandchester avait pu faire à la jeune femme pour qu’elle réagisse aussi violemment. Comme si le sombre sens de l’humour de Terry ne lui avait pas suffi, elle dut montrer la rougeur brûlante qui couvrait ses joues jusqu’à ce qu’elle ressemble à un coquelicot en été.

Yves Bonnot était déprimé. Les choses n’étaient pas vraiment allées bien pour lui. Candy avait été plus fugitive et distante que jamais, mais il l’avait vue plusieurs fois parler au « maudit ricain » avec une grande familiarité. Mais le pire de tout était arrivé deux jours auparavant. Il avait rassemblé le courage d’inviter la jeune femme à une soirée qui devait avoir lieu prochainement. Le major Vouillard avait été promu colonel, et pour l’occasion offrait un bal et un dîner à tous les officiels et à ses amis. Ce serait une grande fête, car Vouillard venait d’une famille qui avait un certain prestige social, et toute la haute société parisienne serait sûrement là.

Malheureusement, Candy avait décliné l’invitation avec tout le tact possible, mais aussi avec une détermination ferme. Yves pensait que c’était sûrement la fin de ses efforts. Il souhaita que Marius Duval soit encore vivant pour le conseiller sur la question, mais le bon vieux docteur était déjà parti pour toujours, et le jeune homme devrait affronter la situation lui-même.

Pour compléter toute cette humeur noire, il avait reçu le matin même une note qui le tracassait énormément. Le temps dont il disposait pour conquérir sa dame se raccourcissait considérablement.

Yves soupira mélancoliquement en longeant le corridor. Il était dans un de ces moments de rêverie morose. Moitié marchant dans ce monde, moitié flottant dans son univers personnel de tristesse. C’est alors qu’il heurta une jeune blonde au visage joliment rougi, avec un éclat de colère dans les yeux.

“Bonjour, Yves!” dit-elle d’un ton étrange qu’il ne put interpréter.

“Bonjour Candy,” répondit-il en français, s’attendant à ce qu’elle passe devant lui sans autre commentaire, comme elle le faisait ces derniers temps.

Et, en vérité, elle allait le faire lorsqu’une mauvaise idée vint à son esprit, la faisant revenir sur ses pas.

“Au fait, Yves,” dit-elle avec une inflexion de colère dans la voix, “J’ai réfléchi à ton invitation et je l’accepte. Passe me prendre à neuf heures du soir. Je serai prête » dit-elle laconiquement, laissant l’homme derrière elle avant qu’il ne puisse faire ou dire plus.

“Bien!” fut tout ce qu’il arriva à dire avant que Candy ne s’éloigne dans le corridor.

Le jeune homme resta là un moment, sans comprendre ce qui venait de se passer. Elle était étrangement furieuse ou bouleversée, c’était évident, mais alors pourquoi avait-elle accepté après avoir d’abord refusé aussi fermement ?…

 “Les femmes!” pensa-t-il, “Je ne les comprendrai jamais. Mais peu importe. Elle a dit qu’elle allait venir, et cette fois je vais jouer ma dernière carte. ”

 

C’était une des rares occasions où les gardes de Candy, de Julienne et de Flanny avaient coïncidé, et où les trois n’étaient pas de service en même temps. Les trois femmes bavardaient dans l’intimité de la chambre de Candy et Flanny, parlant à la fois de mille choses profondes et futiles. Nancy sortait-elle vraiment avec quelqu’un ? Le patient du lit 234 allait-il vraiment se remettre de sa dépression ? Pourquoi ne pas acheter un de ces nouveaux chapeaux avec une plume bleue, qui étaient tellement à la mode cette année ? Gérard avait-il écrit à Julienne ? Flanny devait-elle changer de coiffure ?

Les trois femmes parlaient avec vivacité, ou du moins deux d’entre elles, car la jeune blonde ne participait qu’à moitié à la conversation. En esprit, elle se rappelait la dispute qu’elle avait eue avec Terrence le matin même.

“Ce n’est qu’une brute mal élevée ! Il méritait ma main dans la figure après cette réflexion grossière ! ” se disait-elle, « Mais… peut-être… que j’ai été trop dure avec lui… quoique ? » continua-t-elle à penser tristement, « C’est moi qui lui suis tombée dessus ! Oh, Mon Dieu ! Que c’était gênant ! » se souvint-elle en rougissant légèrement, » Et je dois admettre qu’il n’a rien tenté quand nous étions sur le lit… S’il n’avait pas ouvert sa grande bouche, je me serais excusée, levée, et nous aurions tout oublié maintenant… Tu es sûre ? » lui demanda une voix intérieure, « Aurais-tu oublié que tu étais si près de lui ? Son parfum n’était-il pas si doux à tes narines ? » Elle s’arrêta une seconde, se maudissant d’être aussi perdue dans son amour pour Terrence, « Comme si ça m’intéressait » répondit-elle à sa voix intérieure, pour se défendre, « Je ne m’intéresse pas non plus à toutes les filles qu’il dit qu’il peut avoir… Il en a sûrement laissé en Amérique… »

“Candy! Tu m’écoutes?” demanda de nouveau Julienne.

“Oui?” dit Candy distraitement.

“On parlait de la soirée offerte par le colonel Vouillard ! ” répondit Flanny avec un désintérêt apparent, « Julienne disait qu’elle aimerait y aller… » continua la jeune brune.

“LA SOIREE!!!” hurla Candy, se couvrant les joues de ses mains comme si elle avait vu un fantôme. « Dieu du Ciel ! Qu’est-ce que j’ai fait ??? »

Ce n’est qu’à ce moment que Candy comprit finalement les conséquences de ses actes. Elle avait été si furieuse de sa dispute avec Terry qu’elle n’avait même pas réalisé que, dans le feu de sa rage, elle avait accepté l’invitation d’Yves. A quoi pensait-elle, au moment où elle avait trouvé Yves dans le corridor et lui avait dit qu’elle irait au bal avec lui ? Des années plus tard, Candy, plus âgée et plus expérimentée, dut reconnaître que ses démons internes avaient finalement, à ce moment, fait surface dans son cœur, et qu’elle avait agi en une sorte de vengeance qu’elle n’avait pas préméditée. Mais son esprit l’égara perfidement, effaçant de sa mémoire le souvenir de ce qu’elle avait fait dans la journée, jusqu’à ce que la conversation avec ses amies l’oblige à voir la vérité en face.

“Qu’est ce qui ne va pas, Candy,” demanda Julienne avec inquiétude, « tu es devenue pâle tout d’un coup. Et qu’est-ce que tu as dit à propos du bal ? »

“Oh, rien ne va” répondit Candy alarmée, “Je viens de faire la chose la plus stupide du monde. Oh, comment je vais m’en sortir ? ” demanda-t-elle à ses amies.

“Si tu expliques ce que tu as fait, on pourra peut-être t’aider. Tu ne penses pas, Candy ? ” remarqua Flanny avec son calme habituel.

“J’ai tellement honte de moi!” fut tout ce que Candy put dire, en secouant la tête de gauche à droite.

“Calme-toi, ma fille” conseilla Julienne en tapotant l’épaule de Candy, “Maintenant, ressaisis-toi et dis-nous ce qui s’est passé ? ”

 Candy leva la tête, fixant ses yeux verts sur Julienne puis sur Flanny.

“Les filles, vous allez penser que je suis un monstre,” commença Candy.

“Allez, Candy, personne ici ne va te voir comme un monstre,” répondit Flanny qui commençait à perdre patience, « Parle et dis-nous ce qui s’est passé. »

“Eh bien, je me suis disputée avec Terry aujourd’hui” dit la jeune blonde avec un regard triste.

“Ce n’est pas une nouveauté ” gloussa Julienne, mais, remarquant que Candy était vraiment bouleversée, elle essaya de son mieux de contrôler son amusement, « Et quel était le problème cette fois, si on peut demander ? »

“Je n’ai pas vraiment envie d’en parler maintenant, mais c’est à cause de la dispute que j’ai fait quelque chose que je n’aurais pas dû faire ” expliqua Candy en baissant les yeux.

“Oh, Candy, ne dramatise pas, et dis-nous simplement ce que tu as fait ” ordonna Flanny.

“Je… J’étais tellement fâchée contre Terry… que… quand ” la jeune blonde hésita, écrasant ses mains l’une dans l’autre, « quand j’ai vu Yves dans le couloir, juste après la dispute… Je ne sais pas ce qui m’a pris… J’ai… dit à Yves que j’irais avec lui à la soirée du colonel Vouillard » acheva-t-elle enfin.

Les deux femmes regardèrent Candy d’un air stupéfait. Elles ne pouvaient pas croire à ce qu’elles venaient d’entendre. Julienne haussa les sourcils, tandis que sur le visage de Flanny brillait un étrange éclat qui dérouta Candy une seconde.

“Mais tu avais déjà décidé de ne pas aller à cette fête avec Yves. N’est-ce pas ? ” demanda Julienne d’un ton doux mais ferme, « Pourquoi as-tu fait ça, mon enfant ? » demanda-t-elle en étendant le bras autour des épaules de Candy.

“Oh, Julie,” pleura la jeune blonde, “Je ne sais pas pourquoi… J’étais… tellement furieuse contre Terry… et je sentais… tellement de choses différentes là-dedans” dit-elle en touchant sa poitrine, “Je n’ai aucune idée de ce qui m’est arrivé!”

 Julienne étreignit sa cadette, murmurant des mots tendres pour la calmer comme si elle avait été un bébé.

“Peut-être qu’inconsciemment, tu penses encore que ce pourrait être une bonne idée de te donner une occasion avec Yves, ” suggéra Flanny d’un ton inexpressif, en regardant par la fenêtre d’un air absent, « et peut-être que c’est la meilleure chose que tu puisses faire. Ce Grandchester ne cause que des ennuis » murmura-t-elle d’une voix presque inaudible, pendant qu’une expression des plus tristes apparaissait sur son visage bronzé.

“Non, ce n’est pas ça,” répondit Candy, se séparant des bras de Julienne, “Plus que jamais, je suis convaincue que ma relation avec Yves ne marcherait jamais. ”

 “Alors, tu te sers d’Yves pour rendre Terrence jaloux, ” suggéra Flanny d’un ton accusateur, regardant son amie droit dans les yeux.

“Oh, non! Je n’ai jamais voulu ça…” se hâta d’expliquer la jeune blonde, « Je ne sais pas pourquoi je lui ai dit ça, peut-être que je… je… » Candy se trouva à court de mots, sans vraiment trouver d’explication à son comportement.

“Allez, Candy,” répondit Julienne pour remonter le moral de son amie, “Ne cherche pas d’explication aux mystères du cœur. Tu l’as fait, mais maintenant tu le regrettes… Ce n’est pas ça ? ”

 “Oh oui,” répondit Candy en hochant la tête, « Je crois que je vais annuler cette sortie. »

“Non, tu ne vas pas faire ça, jeune dame, ” répondit Julienne avec autorité, « si je connais bien Yves, il a sûrement déjà confirmé ta participation au bal. Si tu annules le rendez-vous maintenant, ce serait très embarrassant pour lui. Ce n’est pas bien vu de faire ce genre de choses dans des occasions aussi importantes. »

“Tu as raison, Julie,” concéda Candy d’un air désappointé.

“Mais tu vas tirer avantage de cette situation, Candy, ” ajouta Julienne avec un léger sourire.

“Tu crois?”

 “Oh oui, tu vas te servir de cette occasion pour parler avec Yves à cœur ouvert, et mettre les choses au point entre vous. Tu es sûre qu’aucun homme ne t’intéresse à part cet Américain têtu, n’est-ce pas ? ” continua son aînée.

“Je voudrais pouvoir te dire le contraire… mais je ne peux pas le nier. Tu as raison, Julie. ”

 “Et tu penses que tu ressentiras la même chose, même si M. Grandchester ne s’intéresse pas vraiment à toi… C’est vrai ? ”

 “C’est vrai!” répondit Candy, sentant le poids du monde peser sur ses épaules.

“Alors, il est temps que tu dises à Yves, une fois pour toutes, qu’il n’y a pas d’espoir pour lui. Ça lui fera mal, mais j’ai peur que tu n’aies pas le choix. Donc, plus tôt tu en finiras avec cette ambiguïté entre vous deux, mieux ce sera. Tu n’es pas d’accord, Flanny ? ” demanda-t-elle, s’adressant à l’autre brune, qui était restée silencieuse un moment.

« Je pense que c’est la chose la plus honnête à faire, » marmonna Flanny.

“Tu as raison, Julie” approuva Candy en baissant la tête, « Je ne sais pas où je vais trouver le courage de briser le cœur d’Yves, mais il n’y a pas d’autre moyen de s’en sortir. Par contre, vous deux, vous devez me promettre quelque chose. »

“Quoi?” demandèrent les deux brunes à l’unisson.

“Que Terry ne saura pas que je sors avec Yves. ”

 “Pourquoi pas?” demanda Julienne sans comprendre.

“Je ne veux pas me servir d’Yves, en aucune façon. Ce n’était pas mon intention. S’il vous plaît, promettez-moi qu’il ne saura pas ” pria la jeune blonde avec une expression des plus convaincantes.

“Mes lèvres sont scellées,” répondit Flanny en mettant les doigts sur sa bouche.

“Julie?” Candy pressa l’aînée des femmes, qui rechignait.

“Ça va, ça va! Je ne dirai pas à l’homme sans cœur que tu es sortie, croix de bois, croix de fer ! ”

 “Oh, les filles, je ne sais pas ce que je ferais sans vous!” dit Candy, émue, en étreignant vigoureusement ses deux amies.

La beauté est une arme, une valeur internationale, un piège dangereux, un poison puissant qui aveugle souvent la raison des hommes et des femmes ; néanmoins, nous la considérons comme un don et la recherchons, parce que c’est aussi le plus beau produit de l’esprit humain. La beauté est, après tout, partout où nous voulons la recréer. Parfois, nous trouvons de la beauté dans une soirée silencieuse, dans les ailes nerveuses d’un papillon ou dans la douce respiration d’un bébé endormi. Néanmoins, il existe aussi une idée collective de la beauté qui change avec le temps et la culture. Et ce soir-là, Candy était, sans aucun doute, un exemple parfait de l’idée occidentale de la beauté… même si elle l’ignorait, toujours tracassée par les quelques taches de rousseur de son nez, qui n’étaient plus que quelques taches roses lui donnant du caractère et un charme spécial. Oui, la beauté est une arme quand les femmes en sont conscientes et apprennent comment l’utiliser. Mais Candy n’avait pas la plus petite idée de la sorte de pouvoir qu’elle avait dans ses mains, et n’avait donc aucune expérience de son usage.

Le maquillage était presque une nouveauté à cette époque, réservé aux actrices et aux femmes légères, et il ne deviendrait pas populaire avant la fin de la guerre. Candy ne portait donc ce soir-là, comme d’habitude, que de la poudre et un parfum de rose. Néanmoins, c’était l’une de ces rares beautés nées pour être montrées « au naturel ». La peau blanche de ses joues de porcelaine était rehaussée par une légère rougeur naturelle, et le rose délicat de ses lèvres attirantes ne nécessitait aucune sorte d’artifice pour séduire. Pas plus que la lumière de ses profonds yeux verts, qui réunissaient l’éclat des émeraudes et les ombres de la malachite.

Candy s’était demandée quelle robe serait la plus appropriée pour le bal, mais pour ses deux amies il n’y avait qu’une candidate :

“La robe verte que tu as reçue en cadeau d’anniversaire, bien sûr ” avait été la suggestion immédiate de Julienne, et Flanny avait été absolument d’accord, malgré son indifférence habituelle envers la mode et autres questions féminines.

Ce soir-là, donc, Candy essaya la robe qui avait été reléguée dans un coin de son placard depuis qu’elle l’avait reçue au printemps précédent. Avec une profonde horreur, la jeune femme découvrit que le décolleté était vraiment très bas, et laissait aussi les épaules découvertes. Candy se regarda dans le miroir, et cette seule vision la fit rougir. A vingt ans, son corps avait atteint sa pleine maturité et cette robe, derrière sa soie verte et sa dentelle noire, ne laissait aucun doute sur les formes de la jeune femme.

“Je ne peux pas porter ça ! ” dit-elle à voix haute.

“Oh si, tu peux!” répliqua Julienne en attachant les cheveux de Candy.

“Mais…”

 “Arrête d’être si stupidement timide, la robe est tout simplement magnifique, tu as l’air d’un rêve là-dedans… et ne bouge pas ”, l’avertit son aînée, « Tu sais, je pense que tu devrais laisser flotter tes cheveux. Ils sont si incroyablement beaux qu’ils méritent d’être montrés dans toute leur gloire… Je vais juste mettre une barrette et quelques épingles ici. Qu’est-ce que tu en penses, Flanny ? »

“Oh, Julie, elle serait jolie de toute façon, ” commenta la brune qui s’affairait à repasser ses uniformes.

“Tu dis ça parce que tu es mon amie, mais tu devrais voir ma copine Annie, elle, c’est une vraie beauté,” dit Candy en souriant.

“Je ne vais pas discuter avec une aveugle,” riposta Flanny en tirant la langue

A neuf heures, Candy était prête. Julienne lui avait prêté un modeste assortiment, composé d’un rang de perles de culture avec un pendentif d’obsidienne et des boucles d’oreilles du même style, les seuls bijoux de valeur qu’elle possédât. Un éventail de dentelle espagnole avait été le cadeau de Flanny pour l’occasion, des escarpins de satin à hauts talons et des gants de soirée blancs complétaient la tenue. Ses longs cheveux bouclés tombaient en ondes capricieuses sur ses épaules et son dos, brillant d’étincelles dorées aux lumières artificielles du soir.

Un coup à la porte annonça aux trois femmes que l’heure était arrivée. Candy regarda ses amies, encore hésitante, mais toutes deux l’encouragèrent du regard. La jeune blonde respira donc profondément et, soulevant sa jupe de soie pour avancer, elle se dirigea vers la porte.

“Bonsoir, Yves,” dit-elle timidement en ouvrant la porte.

Le jeune homme resta muet un moment, choqué de voir l’ange transformé en déesse. Ses yeux et son esprit durent lutter pour se fixer dans le vide, là où les charmes de Candy ne bouleversaient pas sa raison.

“Bonsoir, Candy,” parvint-il à dire après quelques secondes de lutte intérieure pour se contrôler, « Mon Dieu, tu es étonnamment belle ce soir ! » commenta-t-il, incapable de cacher son admiration.

“Merci, Yves, toi aussi tu as l’air superbe ce soir,” le complimenta-t-elle en retour, et elle ne mentait pas, « on y va ? » suggéra-t-elle, essayant de relâcher la tension.

“Bien sûr. Bonsoir les filles!” dit Yves en offrant son bras à Candy, qui l’accepta timidement en baissant les yeux.

“C’est vraiment une beauté irréelle!” commenta Flanny lorsque le couple fut parti en fermant la porte, laissant les deux brunes seules dans la chambre. « Et toujours si charmante et si gentille. Tout le monde l’aime, partout où elle va… Pas moyen que je ne puisse jamais rivaliser avec elle » acheva-t-elle tristement.

“Ma chère Flanny,” s’exclama Julienne en étreignant son amie, pleinement consciente de la douleur qui poignait le cœur de la jeune femme.

 Pendant ce temps, un jeune homme très fier marchait dans les corridors avec une jeune dame, se dirigeant vers la porte principale de l’hôpital. Les couloirs étaient à peu près vides, et Candy pria pour ne trouver personne de sa connaissance en chemin. Mais ses prières ne furent pas entendues plus longtemps. Lorsqu’ils tournèrent le dernier coin, une silhouette bien connue se heurta à eux.

“Bonsoir, Mme Kenwood,” dit Yves avec un signe de tête, à l’adresse d’une vieille dame en uniforme d’infirmière.

“Oh, le docteur Bonnot! Candy ! Vous êtes vraiment beaux tous les deux… Où allez-vous ? ” demanda Mme Kenwood avec un sourire de curiosité.

“A la soirée du colonel Vouillard, Madame, et Candy me fait l’honneur de sa compagnie” répondit fièrement Yves, pendant que Candy sentait disparaître le sol sous ses pieds.

“Je vois… amusez-vous bien, mes jeunes amis, et dansez toute la nuit! ” leur souhaita sincèrement la vieille femme en continuant son chemin, agitant la main en un signe amical.

Candy continua de marché à côté d’Yves, mais son esprit avait commencé à s’agiter. Laura Kenwood était la plus vieille infirmière de l’hôpital. C’était une veuve irlandaise douce et gentille, avec un grand cœur et un seul défaut : elle parlait toujours trop et n’avait aucune idée de ce que pouvait être le tact… mais le pire de tout était que Mme Kenwood était aussi l’infirmière de Terry pendant la nuit. Oui, Mme Kenwood était Ma Mère l’Oie. Candy se mit donc à trembler comme une adolescente craignant d’être découverte par son père lors d’un rendez-vous interdit.

“Ça va, Candy?” demanda Yves en ouvrant la porte du passager pour faire entrer la jeune femme dans la voiture, « Tu es devenue pâle ! »

“Je… Je vais très bien.. Ce doit être la chaleur… Il… il fait vraiment chaud ce soir. Non ? ” bafouilla-t-elle.

“Oui! Le mois d’août à Paris est toujours comme ça ” approuva le jeune homme avec un doux sourire.

La nuit était paisible, chaude et étoilée. Le chant d’un rossignol se faisait entendre à distance, tandis que la pleine lune éclairait la chambre de rayons argentés. Pour une raison qu’il ne pouvait comprendre, Terrence Grandchester était nerveux. De quelque côté qu’il se tourne, il ne pouvait pas dormir. Il ôta sa chemise de nuit et même les bandages qui couvraient sa blessure au flanc gauche, il lut un moment, il tourna en rond autour du lit, regarda par la fenêtre et même regretta, pour la première fois depuis des années, de ne pas avoir une cigarette dans sa bouche. Puis il sortit de ses bagages son vieil ami de métal et commença à jouer une mélodie. Mais rien ne semblait marcher cette nuit.

“Qu’est-ce que vous avez fait, M. Grandchester?” demanda une rude voix féminine derrière lui, « Vous avez enlevé ces bandages… Vous devez être fou ! » le tança une vieille dame en uniforme blanc.

Le jeune homme tourna la tête pour voir la femme et lui adressa un sourire d’excuse.

“Mme Kenwood,” répondit-il, « La blessure est déjà guérie, je n’ai plus besoin de porter le bandage ! De plus, il fait trop chaud ce soir ! »

“Non, jeune homme,” réprimanda la vieille dame, “Même si elle a l’air guérie à l’extérieur, à l’intérieur les tissus doivent encore être faibles. Vous devez garder le bandage, jusqu’à ce que le docteur vous donne l’autorisation d’arrêter. Maintenant, soyez un bon garçon et laissez-moi vous panser de nouveau ” dit Laura Kenwood en souriant, avec sa voix douce habituelle.

Terry regarda la femme, un peu contrarié par son insistance, mais il ne se plaignit pas et obéit avec soumission.

“C’est une belle nuit, n’est-ce pas?” remarqua la femme, essayant d’engager la conversation tout en pansant de nouveau le jeune homme, « Je vois que vous ne pouvez pas dormir ce soir. »

“Eh bien, oui,” concéda Terry, acceptant la conversation comme une bonne alternative au malaise inhabituel qu’il ressentait ce soir-là.

“Ah! Cette guerre est d’une stupidité totale, ” continua Laura, « De beaux jeunes gens comme vous devraient être dehors à s’amuser, à courir les filles, à profiter de la vie, et pas sur le front à s’entretuer ou ici, à tourner en rond comme des lions en cage » conclut-elle en gloussant.

“Vous avez raison, Mme Kenwood,” approuva Terry en regardant la vieille dame avec sympathie.

“On n’est jeune qu’une fois, mon enfant,” fit-elle remarquer en soupirant profondément, “En général, je suis très inquiète quand je vois votre génération sacrifiée dans cette guerre. Mais ce soir, au moins, j’ai ressenti du soulagement, vous savez, fiston. ”

 “Et pourquoi était-ce, si je peux demander?” s’enquit Terry, qui essayait de nourrir la conversation.

“Eh bien, j’ai vu au moins un jeune homme qui prend du bon temps ce soir comme il se doit. Voyez-vous, en venant ici j’ai rencontré le docteur Bonnot dans les corridors. Il était en grande tenue, vraiment impressionnant dans son uniforme et tout : il allait à la fête chez le colonel Vouillard. Bien sûr qu’il était rayonnant, avec la fille qui lui tenait le bras. ” Elle sourit rêveusement, « Et laissez-moi vous dire que Candy était une vision mémorable ce soir… Hummm, je pense que ce bandage est prêt » dit-elle, « Ça y est, ne recommencez pas à l’enlever, s’il vous plaît, et essayez de bien dormir, fiston. » La fin fut un bavardage que Terry put à peine comprendre.

Le jeune aristocrate, qui était resté quelques secondes en état de choc, parvint finalement à organiser ses pensées et, essayant d’utiliser tout le sang-froid qu’il était capable de feindre sur la scène, il interrogea la femme, avant qu’elle ne le quitte pour continuer son travail.

“Mme Kenwood,” demanda-t-il à la vieille dame, “Vous avez dit que Candy avait l’air magnifique ce soir en allant à la fête avec Yves Bonnot. C’est ce que vous avez dit ? ”

 “Oh oui, vous auriez dû la voir, fiston. Elle était ravissante, ” répondit-elle innocemment.

La lumière, les rires et la musique envahissaient la luxueuse pièce, remplie d’hommes en grand uniforme et de femmes en robe élégante. Des guirlandes vertes et d’énormes arches aux couleurs françaises décoraient les lieux, soigneusement éclairés par de multiples chandeliers. Le buffet était une longue table couverte d’une nappe impeccablement brodée, couverte de toutes sortes de plats et de boissons. Dans la salle, des garçons en livrée servaient du champagne aux héros de la guerre, qui montraient fièrement les médailles sur leur poitrine, et aux dames qui maniaient leurs éventails d’un air charmeur. Les gens semblaient s’amuser, malgré la tension éprouvée au front les jours précédents, oubliant dans le moment magique de la fête qu’à quelques kilomètres dans le nord, les Alliés livraient désespérément la cinquième bataille d’Arras pour chasser l’armée allemande du pays.

Un groupe de femmes entre deux âges interrompirent un moment leur conversation lorsqu’un jeune couple entra dans la chambre, causant une admiration générale parmi les invités. Tous les yeux masculins de la pièce s’agrandirent avec ravissement, en voyant la jeune dame en élégante robe verte qui marchait gracieusement à côté d’un jeune officier.

“Celle-là, c’est l’héroïne américaine, ” dit une des dames du groupe.

“La fille qui a sauvé le groupe égaré?” demanda une grande femme blonde, « Elle est assurément très belle, je dois l’admettre. »

“Mais où est-ce qu’une simple infirmière comme elle trouve une telle robe, je me le demande,” commenta une troisième dame, aux cheveux gris noués en chignon, en utilisant sa lorgnette pour mieux examiner la tenue de la jeune dame.

“Eh bien, mon mari pense qu’elle vient d’une riche famille américaine,” répondit la première dame, qui était la femme de Vouillard.

“Et comment est-ce qu’il le sait ? ” demanda la dame blonde.

“Il dit que sa famille est en relations avec le maréchal Foch,” dit Mme Vouillard, heureuse de posséder une information juteuse.

“Très impressionnant. Et qui est le jeune lieutenant avec elle?” demanda la vieille dame aux cheveux gris.

“Un docteur de l’hôpital, ” la renseigna Mme Vouillard. « Il est mignon, n’est-ce pas ? »

“Et il n’a pas mauvais goût ! ” pouffa la blonde. Son commentaire éveilla un rire général dans le groupe.

Le cœur d’Yves avait du mal à tenir dans sa poitrine. Il voyait comment la plupart des hommes du bal le regardaient avec une trace d’envie dans les yeux, et il savait que l’éblouissante dame dont la main reposait sur son bras était la cause de la convergence générale des regards masculins. Il remarquait aussi que Candy avait plutôt confiance en elle, et s’adaptait très bien à l’atmosphère de la haute société. Yves ignorait que, même si elle se sentait écœurée par le protocole d’une élite rigide, la jeune femme en était familière. L’étonnant en cela était qu’elle avait pu préserver sa fraîcheur et sa spontanéité, en dépit du monde strict où elle avait vécu depuis l’âge de douze ans.

Le jeune couple se mêla aux autres invités, but, mangea et discuta avec le reste du personnel médical qui avait été invité, surtout des médecins et leurs épouses ou fiancées. Candy fit de son mieux pour paraître calme et gaie, obtenant un certain succès dans sa tentative. Néanmoins, intérieurement, elle était mal à l’aise, et ne pouvait sortir une paire d’yeux bleus de son esprit. En plus de ses constantes pensées pour l’homme qui occupait son cœur, elle était aussi inquiète de la conversation qu’elle savait devoir affronter, et des mots qu’elle devrait dire à Yves ce soir.

“Tu voudrais danser?” demanda Yves en souriant, tandis que l’orchestre commençait à jouer la première valse.

La jeune femme approuva d’un signe de tête, laissant son verre sur la table en posant sa main sur le bras que le jeune homme lui offrait. Yves était ravi d’avoir la fille de ses rêves dans les bras, le temps de la danse, mais il cherchait aussi désespérément un moment pour lui parler en privé. Cependant, il se disait qu’une telle conversation pouvait attendre, et se consacra donc simplement à jouir du moment, ses yeux dévorant chaque ligne de la silhouette de Candy, et son corps livré au doux plaisir de goûter sa proximité. Après la valse, ils dansèrent les quadrilles, que la jeune blonde aimait habituellement beaucoup, puis rejoignirent le groupe de leurs collègues.

A minuit, Vouillard fit l’un de ces discours qu’il aimait toujours tant, mais que l’auditoire supportait à peine. Néanmoins, comme il était le directeur de l’hôpital et l’organisateur de la soirée, personne n’osa se plaindre. Quoiqu’il ait parlé interminablement, à la fin de sa harangue, tout le monde put se réveiller et accueillir les derniers mots de Vouillard par des applaudissements.

“Merci, Mesdames et Messieurs, ” dit Vouillard en souriant, « Et maintenant, je voudrais remercier la personne qui m’a le plus soutenu dans toute ma vie, c’est-à-dire ma femme Christine. Ma chère Chris, je voudrais t’inviter à danser avec moi quelque chose que je sais que tu aimes » dit-il en s’adressant à sa femme, qui eut la grâce de rougir légèrement aux compliments de son mari.

Vouillard fit un signe à l’orchestre en aidant sa femme à se lever et en l’amenant au centre de la pièce. Peu à peu, d’autres couples commencèrent à rejoindre leur hôte et leur hôtesse.

Yves se tourna vers la jeune femme à ses côtés et l’invita à danser de nouveau.

“Je pense que je suis un petit peu fatiguée, ” dit-elle, essayant de s’excuser et d’éviter une autre valse où Yves aurait à la tenir serrée contre lui.

“Mais nous avons dansé si peu, Candy ” insista-t-il en souriant gentiment. « Comment peux-tu être fatiguée si vite en dansant, quand tu peux rester debout pendant de si longues heures en salle d’opération ? »

“D’accord,” répondit-elle, admettant sa défaite en un sourire, « Mais ne te plains pas si je te marche sur les pieds » prévint-elle.

Le jeune couple se leva et marcha lentement jusqu’au centre de la pièce. La musique avait du caractère, mais en même temps était douce. C’était une gracieuse et élégante valse, à la ligne mélodique majestueuse. Candy remarqua bientôt qu’Yves était vraiment un danseur doué. En fait, la danse, pendant que l’orchestre jouait avec gaieté, commençait à lui plaire, quand soudain ses yeux verts furent interceptés par une paire d’yeux gris, et elle put lire en eux le profond amour que le propriétaire de ces yeux ressentait pour elle. La jeune femme comprit à ce moment qu’il lui faudrait parler bientôt. La situation où ils vivaient n’étaient pas honnête pour Yves. Il vaut toujours mieux faire face à la vérité, si blessante qu’elle puisse être, que vivre un mensonge.

Candy suivit le mouvement d’Yves, et décida intérieurement qu’ils dansaient pour la dernière fois de leurs vies. Son cœur bienveillant s’attrista à cette perspective, sachant qu’elle allait perdre un ami. Leurs pieds continuèrent à suivre les pas jusqu’à ce que la dernière note meure dans les violons. Candy ne reverrait pas le même sourire clair, sur le visage d’Yves, avant plusieurs années.

“Tu sais, j’aimerais aller dehors prendre un peu d’air frais,” demanda Candy à Yves quand la musique commença à jouer une nouvelle valse. Elle cherchait en réalité l’occasion de parler au jeune homme en privé, ignorant que lui aussi essayait de trouver une chance de lui dire ce qu’il avait dans le cœur.

 Ils sortirent de la pièce en direction du balcon. A l’extérieur, la lumière des étoiles se mêlait aux lampes de la cité endormie, et, une fois qu’Yves eut fermé la porte derrière eux, les bruits de la fête s’atténuèrent, les laissant seuls avec le silence du soir.

Tous deux restèrent silencieux un moment. Aucun des deux ne se sentait capable de commencer la conversation qu’ils redoutaient quelque peu, quoique chacun eût une raison différente.

“Yves, je veux te remercier de m’avoir invitée,” parvint-elle à dire, la première, « Je passe vraiment un bon moment, » ajouta-t-elle avec sincérité.

“Celui qui devrait te remercier pour m’honorer de ta compagnie, c’est moi, ” répondit-il en la regardant avec dévotion.

Elle répondit par un sourire timide, puis de nouveau un silence embarrassant grandit entre eux, mais Candy se souvint du conseil de Julienne et trouva une fois de plus le courage de parler.

“Je voudrais te dire quelque chose,” dirent-ils tous deux à l’unisson, se surprenant l’un l’autre par cette coïncidence.

Ils rirent de l’incident un bref moment, avant de pouvoir continuer la conversation qu’ils voulaient commencer.

“Les dames d’abord, n’est-ce pas?” dit-elle, essayant de prendre l’initiative.

“C’est vrai,” reconnut Yves, “Mais cette fois, je voudrais échanger les rôles et être le premier à parler. Ça te gênerait ? ”

 Candy resta silencieuse pendant une seconde sans fin. Au fond d’elle-même, elle redoutait les intentions d’Yves et voulait éviter un aveu d’amour inutile, qui ne ferait que les blesser tous les deux. Néanmoins, les yeux du jeune homme l’imploraient si fortement qu’elle ne put repousser sa demande.

“Vas-y,” concéda-t-elle.

Le visage du jeune homme s’éclaira sous la lumière les étoiles, tandis qu’il essayait de rassembler le courage d’ouvrir son cœur.

 “Candy,” commença-t-il, “Il y a presque un an que nous avons parlé dans le parc. A ce moment, je t’ai promis d’être ton ami et d’attendre patiemment, sans prêter attention aux sentiments puissants que j’ai pour toi. J’ai tenu cette promesse durant tout ce temps, mais maintenant, certaines circonstances me forcent à revenir sur ce sujet. Je pense que c’est le bon moment pour que nous précisions notre relation. ”

 Candy s’étrangla en comprenant que ses pressentiments ne l’avaient pas trompée. Elle se hâta donc d’interrompre la confession.

“Précisément,” interrompit-elle de sa voix la plus douce, ses yeux restant fixés au sol, « je pense que c’est le bon moment pour clarifier les choses entre toi et moi, Yves. »

“Alors, il semble que nous commencions à être d’accord, ” répondit-il avec un sourire timide, cherchant dans l’obscurité la main de la jeune fille, qui était posée sur la rambarde, et la prenant tendrement dans la sienne.

“J’ai peur que ce ne soit pas comme ça,” dit calmement Candy, retirant sa main de celle d’Yves en un geste instinctif, « Yves, je crois que je sais déjà ce que tu vas me dire, et il n’y a pas besoin d’une telle confession. »

“Il y a quelque chose que tu ne sais pas, Candy, ” dit-il nerveusement, « J’ai reçu l’ordre de rejoindre l’hôpital de campagne à Arras, je dois partir dans quelques jours, et avant mon départ je voudrais savoir si à mon retour une fiancée qui m’aime m’attendra. Et, bien sûr, j’espère que cette femme ne sera autre que toi. Ça ferait de moi l’homme le plus heureux du monde. »

Candy détourna les yeux, incapable de regarder le jeune homme en face. De sa vie, elle n’avait jamais connu une situation semblable. Elle se souvint de l’époque où Archie avait failli lui avouer ses sentiments, au Collège Saint Paul, mais ils n’étaient alors que deux adolescents, et les circonstances n’avaient jamais laissé le garçon achever sa confession. Quelques années après, ç’avait été au tour de Daniel d’avouer son amour pour elle, mais la profonde aversion qu’elle éprouvait pour son ennemi d’enfance ne lui avait permis de rien ressentir au-delà de la pitié. La situation avec Yves était différente, pensa-t-elle : elle était maintenant une femme adulte, écoutant une proposition de mariage de la part d’un ami cher et admiré, et elle savait qu’il lui fallait refuser et ainsi briser le cœur du jeune homme, perdant en même temps son amitié.

“Yves, tu es quelqu’un de formidable, ” dit-elle d’une voix presque inaudible, « Je t’admire et je tiens à toi, mais j’ai peur que mon cœur ne puisse pas répondre à tes sentiments, » conclut-elle, souhaitant voir le sol s’ouvrir sous ses pieds et l’avaler complètement.

“Mais mon amour pour toi est si profond que je pourrais en avoir pour deux, jusqu’à ce que ton cœur apprenne à m’aimer en retour ” plaida-t-il désespérément, sentant qu’il n’avait aucune chance.

Candy leva ses yeux charmants, déjà pleins de larmes, et ses iris verts brillèrent sous la lune.

“Ça ne sert à rien, mon cher ami, ” murmura-t-elle d’une voix étouffée, « Mon cœur est fermé depuis presque quatre ans, et c’est quelqu’un d’autre qui a la clé. J’ai essayé souvent de l’ouvrir, mais il n’obéit pas à mes ordres, tout simplement. »

Yves leva son visage vers le ciel, faisant de grands efforts pour cacher les larmes qui envahissaient ses yeux et la frustration qui imprégnait chacun de ses traits. Candy put voir un muscle de sa tempe tendu d’anxiété retenue.

“C’est Grandchester, n’est-ce pas?” finit-il par dire aigrement.

“Yves, ne te fais pas mal comme ça,” implora Candy, qui ne voulait pas se lancer dans d’autres explications.

“C’est lui qui a pris ton cœur. N’est-ce pas, Candy ? ” demanda-t-il à nouveau, gémissant presque de douleur. « Je t’en pris, Candy, il faut que je connaisse la vérité ! »

La jeune blonde baissa la tête à nouveau et, se détournant pour cacher la détresse de son visage, elle fit quelques pas le long du balcon. Puis elle s’arrêta et, les bras croisés sur la poitrine, avoua :

“Oui, je l’aime, je l’aime depuis longtemps. Parfois, je pense que je suis venue en France pour essayer de fuir son souvenir, mais la destinée insiste pour le mettre sur mon chemin, ” expliqua-t-elle, « Je voudrais que les choses puissent être différentes pour toi et moi, Yves. Malheureusement, je ne peux pas contrôler mes sentiments envers lui » conclut Candy mélancoliquement.

“Il doit vraiment avoir de la chance, ” murmura Yves d’une voix rauque, « J’espère qu’il pourra te rendre heureuse comme tu le mérites, Candy. »

Les larmes de Candy finirent par rouler sur ses joues adorables, illuminées par les rayons de la lune. La situation devenait extrêmement douloureuse pour elle.

“Ne me comprends pas mal, Yves,” essaya-t-elle de clarifier, “J’aime Terry, c’est vrai, mais ça ne veut pas dire qu’il répond à mes sentiments. Autrefois, il était amoureux de moi, mais c’était dans le passé. Maintenant, nous sommes juste de vieux copains, et nous pourrions rester comme ça pour le restant de nos vies. Pourtant, ce qu’il ressent ou non pour moi ne changera pas mes propres sentiments. Maintenant, je sais que je l’aimerai toujours, jusqu’au dernier jour de ma vie. ” soupira-t-elle tristement.

“Je ne crois pas que tu lui sois indifférente, Candy, ” dit Yves avec sincérité, « En tant qu’homme, je comprends un peu les sentiments de Grandchester pour toi, et même si je serais heureux de te dire le contraire, si je veux être honnête avec toi et avec moi-même, je dois admettre qu’il semble certainement très amoureux de toi. En quelque sorte, je l’ai senti dès la première fois où je l’ai vu, la nuit où tu es revenue du front… En tous cas, le résultat est toujours le même pour moi, il semble que l’amour m’ait refusé sa bénédiction. » conclut-il sombrement.

Le cœur de Candy se serra en entendant la réflexion d’Yves, et sa tendresse naturelle chercha désespérément un mot de réconfort pour l’homme dont elle venait de briser le cœur malgré elle.

“Yves, je sais que tout ce que je peux te dire semblera peut-être vide et absurde, ” commença-t-elle, « Je comprends ta douleur parce que j’ai été dans des situations semblables autrefois, et je sais bien ce que c’est d’avoir le cœur brisé. Quoiqu’il en soit, l’amour ne détournera jamais son visage de toi… Tu es quelqu’un de formidable, et je suis sûre que beaucoup de femmes voudraient être aimées de toi et t’aimeraient sincèrement en retour. C’est une question de temps, voilà tout. »

Le jeune homme regarda Candy avec un sourire triste. « Toutes ces femmes dont tu parles ne m’intéressent pas, Candy, » pensa-t-il, « C’est seulement toi que je voudrais voir m’aimer en retour. »

“Merci, mon amie,” dit-il, luttant pour retenir ses larmes, “Et maintenant, je suppose que tu voudrais revenir à l’hôpital, ” suggéra-t-il sans regarder Candy dans les yeux.

“Je pense que c’est ce qu’il y a de mieux à faire,” répondit-elle.

Mme Kenwood faisait sa tournée réglementaire, quand elle remarqua que l’un des lits était vide. Néanmoins, comme c’était le lit de Terry, elle ne s’inquiéta pas le moins du monde. Le patient était, après tout, à peu près remis, et une petite promenade nocturne ne lui ferait pas de mal. De plus, ce n’était pas la première fois qu’il faisait cela, et la vieille dame le savait.

“Si jeune, et il souffre d’insomnie ! ” pensa-t-elle, « Ah, pauvre garçon ! »

Et, sur cette considération, elle continua à contrôler les autres patients.

« Il est minuit passé!” pensa-t-il, « Merde, qu’est-ce qu’elle essaie de prouver ? » Le jeune homme arpentait le corridor sombre d’un pas ferme et allongé, montrant clairement sa guérison physique, mais aussi sa nervosité. Il avait laissé derrière lui les chambres et les salles d’opération, et s’avançait dans l’allée qui menait aux dortoirs du personnel. Il savait bien où il allait, car lors des mois précédents il avait fait le même chemin à plusieurs reprises, aux dernières heures du soir. Il errait jusqu’à la chambre de Candy, posait son front sur la porte de bois et imaginait qu’il pouvait suivre le rythme des battements de son cœur pendant son sommeil. Il restait silencieux pendant un moment infini, percevant en esprit son essence, sa chaleur, son goût et le bruit de sa respiration.

Mais ce soir-là, son expédition n’était pas aussi agréable que les autres fois. A chaque nouvelle enjambée, la température de son corps s’élevait et son esprit l’empoisonnait d’idées obscures. Terrence Grandchester se haïssait par moments. Son mauvais caractère, ses angoisses déguisées en arrogance, les blessures intérieures qui ne guérissaient pas, son tempérament batailleur et son cœur passionné lui avaient toujours attiré bon nombre de complications, et, même si son métier était de contrôler et de feindre les émotions, chaque fois qu’il s’agissait de Candice Neige, son sang-froid passait par la fenêtre et ses sentiments prenaient possession de ses actes de manière chaotique.

Et il était là, tournant en rond dans le couloir qui menait à la chambre de Candy, regardant avec insistance l’horloge du mur et jetant régulièrement un coup d’œil par la fenêtre, pour voir si une voiture apparaissait à distance.

“Qu’est-ce que je fais là ? ” se disait-il quand le côté raisonnable de son être essayait de faire surface, « Ai-je le droit de m’introduire dans sa vie privée ? Qu’est-ce que je suis pour elle ? Seulement un ami. Quelqu’un qu’elle a aimé, mais qui plus tard l’a quittée pour se fiancer à une autre femme. Qu’est-ce que je représente pour elle maintenant ? Peut-être juste le souvenir d’une époque de son passé qu’elle ne veut pas se rappeler. Alors, comment est-ce que j’ose être ici, à attendre comme un mari trompé ? » mais une seconde après, sa moitié combative protestait, « Et ses regards ? Et toutes les fois où j’ai tenu sa main, pendant ces mois, et où elle ne l’a pas retirée ? Et la fleur dans le vase tous les jours, les crépuscules que nous avons partagés dans le jardin, son inquiétude pour mes relations avec ma mère, et mille détails qui ont fait grandir mes espoirs ? Non ! Elle ne va pas s’en tirer avec tous ces messages affolants qu’elle m’envoie ! Elle me doit une explication ! »

Et il continua donc de tourner en rond, se demandant s’il lui fallait rester ou partir, et se torturant par des spéculations morbides sur ce que Candy et Yves pouvaient faire en ce moment.

Un coup de vent soudain balaya la nuit, annonçant la pluie imminente. La voiture s’arrêta juste en face des dortoirs du personnel. Une fois que le bruit du moteur eut cessé, un silence désagréable régna de nouveau entre le docteur et la jeune blonde. Tous deux savaient que le moment de leurs derniers adieux était arrivé, et aucun ne voyait comment affronter cette douloureuse situation. Sans dire un mot, Yves ouvrit la porte du conducteur et sortit de la voiture, faisant le tour du véhicule pour ouvrir la porte de Candy. La jeune fille accepta la main qu’il lui offrait, mais, une fois sortie, lorsqu’elle essaya de retirer sa main de l’étreinte du jeune homme, elle se rendit compte qu’il ne la laissait pas partir.

“Pourrais-tu reconsidérer ta décision ? ” implora-t-il dans une dernière tentative, regardant avec sérieux dans les étangs verts de la jeune femme.

“S’il te plaît, Yves. On en a déjà discuté, ” répondit-elle avec embarras.

“Je comprends. Je m’excuse,” murmura-t-il avec amertume, “Est-ce que je te reverrai avant mon départ?”

 “Je ne pense pas, ” répondit-elle, les yeux fixés sur le pavé, « Je travaillerai en salle d’opération les deux prochains jours, et je crois que tu seras en permission. C’est exact ? »

“Oui, c’est exact. Peut-être que je passerai juste dire au revoir à mes patients et signer un rapport, mais je suppose que tu seras occupée, ” insinua-t-il tristement, sans encore vouloir lâcher la main de la jeune femme, « Alors… Je pense que ça y est… »

“Oui”

 “Candy… tu veux…” il hésita, son cœur luttant entre son amour altruiste pour la jeune fille et sa passion possessive, « Tu veux que je parle à Grandchester, d’homme à homme, peut-être que je pourrais lui faire savoir… »

“Non, s’il te plaît ! ” interrompit-elle, alarmée, « S’il faut dire quelque chose, c’est uniquement entre Terry et moi… Peut-être qu’à la fin il va simplement partir, comme toi, et que je continuerai ma vie, comme je l’ai toujours fait » dit-elle, libérant enfin sa main de la puissante étreinte du jeune homme.

Elle souleva la traîne de sa jupe, se détourna et fit quelques pas, mais elle s’arrêta et revint vers le jeune homme.

“Mon ami,” dit-elle avec émotion, “Je suis vraiment désolée de t’avoir blessé de cette façon. Je voudrais que les choses aient pu être différentes entre toi et moi, Yves… Pourras-tu jamais me pardonner pour tout le mal que je t’ai fait ? »

“Il n’y a rien à pardonner, Candy, ” répondit-il avec sincérité, « C’est juste la faute du destin, ou du hasard, ou de cette guerre stupide… Je sais que tu n’as jamais voulu me blesser. »

Candy soupira, faute de trouver des mots.

“Adieu, mon ami, et je t’en prie, fais attention sur le front. ” dit-elle en tendant la main.

Le jeune homme prit la délicate main féminine, inclinant son torse vers la jeune fille, et déposant finalement sur ses doigts gantés un profond baiser qui s’attarda quelques secondes, comme un dernier contact volé avec la femme qui ne serait jamais à lui. L’instant après que ses lèvres se soient séparées de la main de Candy, quelques gouttes de pluie commencèrent à tomber en bruine légère.

“Au revoir, Candy. Je prierai pour ton bonheur, ” dit-il, laissant partir la jeune fille et la suivant du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse par la porte de derrière de l’hôpital. Il ne la reverrait pas avant des années.

La pluie commença à tomber avec plus d’insistance, et Yves resta sous la chaude averse d’été, la laissant nettoyer sa douleur. Au bout d’un moment, il se décida à réagir et entra dans la voiture, qui disparut à distance sous la pluie croissante.

Une fois entrée dans le vieux bâtiment, la jeune femme comprit qu’une fois de plus, un être cher sortait de sa vie. Elle n’était pas amoureuse d’Yves, mais cela faisait cruellement souffrir de perdre un ami. Elle ne put éviter de verser une larme, qu’elle se hâta d’essuyer avec le mouchoir brodé qu’elle gardait dans son gant. Au dehors, l’averse augmentait à chaque instant.

Une paire d’yeux bleus iridescents observait avec désespoir la triste scène des adieux d’Yves et Candy. Mais, à distance, ignorant quels mots étaient prononcés, et sa raison obscurcie par la jalousie, le jeune homme dans le couloir percevait une version très différente de l’histoire. Le cœur de Terry brûlait au milieu des flammes en comptant les minutes où Yves tenait la main de Candy, imaginant les mots tendres qu’il pouvait lui dire, et pensant que chaque fois où la jeune femme baissait la tête, c’est parce qu’elle se sentait vaincue par les compliments du docteur. Puis elle s’éloigna, marcha quelques mètres, mais ce fut pour revenir vers l’homme debout près de la voiture, et lorsqu’il inclina son torse vers elle, le sang échauffé de Terry atteignit le point d’ébullition. N’ayant pas le courage de voir quelqu’un d’autre embrasser la femme de sa vie, il se détourna de la fenêtre, tandis qu’une larme roulait sur sa joue. Il ne vit pas qu’Yves baisait simplement la main de Candy et qu’elle courait ensuite vers l’hôpital.

Candy monta les marches lentement, ses pieds étaient lourds et son cœur aussi. Elle ne pouvait penser qu’à regagner sa chambre pour se libérer de la pression du corset, prendre une douche froide et se jeter sur son lit, pour chercher dans le sommeil quelque soulagement à son chagrin. Cependant, elle comprit que le repos désiré ne serait pas possible dès qu’elle découvrit, avec des yeux stupéfaits, la silhouette de Terry, debout dans le couloir, l’attendant.

Le jeune homme, qui en une seule nuit avait éprouvé toutes les passions d’un cœur torturé, perdit ses derniers restes de raison en voyant enfin la belle geôlière de son âme emprisonnée marcher vers lui. Il laissa courir ses yeux sur la silhouette bien dessinée, enveloppée dans la soie verte d’une robe à jupe droite et à courte traîne. Ses oreilles percevaient le doux bruit de son jupon empesé à chaque pas qu’elle faisait vers lui, et, lorsqu’elle se rapprocha, il put détailler le décolleté audacieux, mis en valeur par une bande drapée de soie vert sombre qui découvrait deux épaules délicates et laiteuses, et une poitrine insolente qui fit s’accélérer son pouls. Intérieurement, Terry maudit la couturière de jouer avec ses angoisses masculines, au moment où la dernière chose qu’il voulait faire était de fondre devant la femme qui avait empoisonné sa nuit. Puis il pensa que l’effet que la robe révélatrice avait sur lui avait dû aussi être ressenti par Yves et tous les hommes de la soirée, et cette simple réflexion suffit pour le mettre de la pire des humeurs.

“Mademoiselle André s’est bien amusée?” demanda-t-il d’un ton sardonique, « Mais quelle question idiote, sûrement que oui. Après tout, il est déjà deux heures du matin ! »

Candy le regarda d’un oeil stupéfait. Que disait-il ? Lui reprochait-il l’heure où elle arrivait ? Etait-il resté à l’attendre pour la gronder comme si c’était son père ? C’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase ! Une dispute avec Terry, après les moments embarrassants qu’elle avait vécus avec Yves, allait être la cerise sur le gâteau d’une terrible soirée !

“S’il te plaît, Terry,” pria-t-elle, essayant d’éviter une querelle avec le jeune homme, « J’ai eu une journée difficile, et je n’ai pas envie de me disputer avec toi maintenant » conclut-elle en le dépassant.

“Et où vois-tu une dispute, ma chère ? ” répliqua-t-il en la suivant, décidé à ne pas lui épargner sa vengeance, « Je voulais juste savoir si tu t’étais amusée en dansant avec ce sale mangeur de grenouilles, ou s’il avait marché sur tes petits pieds ? »

“J’ignorerai cette réflexion stupide et grossière ” répondit-elle avec hauteur, sans ralentir le pas.

“Peut-être que Madame devrait s’inquiéter de sa réputation, ” continua-t-il moqueusement, « Sortir sans chaperon n’est pas exactement le style américain. Je me demande ce que ta conservatrice famille dirait s’ils apprenaient comment tu te dissipes, ici en France ! »

“Ha!” grimaça Candy sans s’arrêter, « N’est ce pas ironique qu’un gentleman puisse se vanter de sa facilité à conquérir l’affection de nombreuses femmes avec une promiscuité éhontée, alors qu’une dame devrait rester pure et intouchable, toujours gardée par un vieux chaperon ! Allez, Terry, fiche-moi la paix ! On est au XXe siècle ! »

“Oh, j’oubliais que Madame est aussi une féministe ! ” insista-t-il, sans vouloir abandonner le terrain, « Mais pas au point de refuser l’adulation quand elle vient d’un homme, n’est-ce pas ? Est-ce qu’il ne t’a pas dit un millier de fois combien tu étais irrésistiblement belle ce soir ? Je suis sûr que ça a pas mal satisfait ton ego. Dis-moi, Candy, ça t’amuse de rendre les hommes fous ? Ça te plaît de jouer avec ce ridicule docteur français ? »

La jeune femme, qui était enfin arrivée à la porte de sa chambre, resta debout en silence, visiblement choquée par les réflexions acerbes de Terry.

“Comment oses-tu, justement toi, dire des choses aussi horribles ? ” lui reprocha-t-elle, une colère enflammée au fond de ses yeux verts, « Tu me connais bien, et tu devrais pouvoir comprendre que je ne jouerais jamais avec les sentiments d’Yves ! » se défendit-elle en faisant face au jeune homme.

“Alors, c’est avec les miens que tu joues, sale petite enfant gâtée ! ” répondit-il, le démon de la jalousie possédant son esprit et son corps.

A ce moment, le jeune homme n’était plus le maître de ses réactions. Dominé par sa rage, il saisit violemment la jeune fille par les épaules, luttant furieusement contre les frissons que le contact de sa peau douce envoyait à travers son corps, et la repoussant jusqu’à l’acculer contre le mur. Il plaça ses mains sur le mur, une de chaque côté, de façon à ce que la jeune femme soit prisonnière d’une cellule dont les barreaux étaient ses bras.

Candy resta immobile. Les mouvements soudains du jeune homme l’avaient prise par surprise. Sa proximité lui faisait baiser la garde malgré elle. Il était là, ses yeux provocants brûlant d’un feu bleu et vert, sa respiration agitée laissant son parfum de cannelle dans ses narines, et, pour empirer les choses, peut-être contraint par la chaleur de la nuit, il avait enlevé sa chemise, et elle pouvait admirer librement sa poitrine et ses épaules robustes.

“Je suis perdue!” fut la dernière pensée cohérente qu’elle put coordonner, furieuse contre elle-même pour sa faiblesse et souhaitant contrôler la situation autant qu’il semblait la dominer.

Cependant, rien ne pouvait être plus loin de la réalité. Terry était aussi perdu que Candy, subjugué par les charmes de la jeune femme qui semblaient encore plus tentants avec la proximité.

“C’est ça, Candy? ” demanda-t-il doucement, « Tu joues avec mes sentiments ? »

“Terry, je…” marmonna-t-elle, et son cœur se renversa lorsque de sa main il souleva son menton pour qu’elle puisse le regarder droit dans les yeux.

 Le jeune homme abaissa son visage, et Candy réagit en fermant à moitié les yeux. Elle était sous une sorte de charme qui ne lui permettait pas de réfléchir. La rumeur de l’averse au-dehors et leur respiration agitée étaient les seuls bruits qu’ils pouvaient entendre.

De son côté, il regardait ses lèvres rosées, évoquant la saveur de fraise qu’il n’avait goûtée qu’une fois. Mais le souvenir de la scène qu’il avait vue de la fenêtre, une minute auparavant, le poignarda de nouveau.

“Oh, Candy,” dit-il avec violence, « Je veux effacer de tes lèvres tous les baisers français que tu as reçus ce soir, pour toujours. »

L’instant d’après, son champ de vision devint noir ! Une douleur aiguë sur sa joue, là où la main de la jeune femme l’avait giflé, le tira de sa transe. Candy, les yeux pleins de larmes et l’âme remplie d’indignation, profita de sa confusion pour se libérer de son piège et entra dans sa chambre d’un même mouvement. Bientôt, le jeune homme fut seul dans le corridor, frustré par le désir avorté d’un baiser qui n’était jamais né, et le cœur brisé par un nouveau refus. Mais le pire de tout était qu’il comprenait que sa grande bouche avait ruiné ses chances.

Dans sa chambre, Candy se précipita sur son lit, où elle versa les larmes les plus amères.

“Comment as-tu pu dire ça ? ” dit-elle entre ses sanglots, « Alors que tu es le seul homme que j’aie jamais embrassé. Crétin arrogant ! »

Les pleurs de Candy moururent dans le fracas de l’orage. La pluie tomba à torrents sur Paris tout le reste de la nuit.

Le lendemain matin était le 30 août. Terry n’avait pas fermé l’œil de la nuit, et se sentait l’homme le plus malheureux du monde. Il savait qu’il ne reverrait pas Candy d’environ deux jours, car elle l’avait prévenu - avant leur dispute, bien sûr - qu’elle travaillerait à plein temps en salle d’opération. Son désespoir en était encore pire. Il pensa à aller le soir à la chambre de Candy pour s’excuser, mais changea ensuite d’avis. Pour lui, il était évident qu’il avait perdu la bataille. Alors que Candy avait eu une tendre scène d’adieux avec Yves la nuit précédente, il n’avait gagné qu’une gifle humiliante dans la figure. Pouvait-il être dit plus clairement que le médecin français l’avait finalement vaincu ?

D’un autre côté, Yves Bonnot ne se montra pas de la journée. Le médecin qui le remplaçait n’expliqua pas ce qu’il était advenu de son jeune collègue, et Terry ne posa pas la question. La journée passa ainsi lentement et douloureusement. Rien ne pouvait être pire que le silence et l’incertitude, pensa le jeune homme, mais le lendemain il découvrit qu’il y avait en réalité pire.

Ce jour-là, Terry reçut une lettre marquée du sceau de l’armée américaine. Le message disait simplement qu’il devait rejoindre sa section à Verdun. La lettre contenait aussi un billet pour un train du matin le 2 septembre. Le jeune homme avait été gratifié d’une permission de deux jours commençant le 31 août, en d’autres termes le jour même. Il devait quitter l’hôpital tout de suite.

Ainsi, après trois mois, son séjour était fini, et il semblait qu’il ait gâché honteusement la chance de sa vie. Avec le poids de ses regrets sur les épaules, Terry rassembla ses affaires et, une fois enlevé le bandage de son torse, commença à enfiler son uniforme avec des gestes lents. L’infirmière de service lui apporta des papiers qu’il devait signer avant de quitter l’hôpital, et il osa s’informer de Candy. L’infirmière ne put rien lui dire, sinon qu’elle participait à une opération, et que comme c’était un cas difficile elle serait sûrement occupée longtemps.

Le jeune homme dit brièvement au revoir aux autres patients de la salle et enfin, parcourant du regard l’endroit qui avait été sa demeure pendant près de trois mois, et ressentant dans son cœur les mêmes douleurs qu’en quittant le Collège St-Paul six ans auparavant, il sortit de la salle. Cependant, alors qu’il était déjà en chemin dans les corridors, il aperçut à distance le jardin intérieur et le cerisier. Il s’arrêta un moment, et revit en esprit les moments qu’il avait goûtés avec la femme qu’il aimait. Terry se rendit compte que durant tout le temps qu’il avait passé à Paris, il n’avait jamais rassemblé le courage de lui dire ce qu’il ressentait pour elle.

“Tu es un lâche et un minable ! ” se dit-il, « Est-ce que tu vas t’en aller comme ça ? Est-ce que tu vas encore la laisser partir, sans essayer, au moins une fois ? le pressa sa voix intérieure, « Est-ce que ça servirait vraiment à quelque chose, s’il est clair qu’elle préfère l’autre ? » se répondit-il, « Tu as dit ça à cause de ce que tu as vu, ou cru voir… mais tu ne lui as jamais demandé directement, n’est-ce pas ? » répondit la voix avec reproche, « Ça ne serait pas bien d’essayer d’être sincère, et de lui ouvrir ton cœur ? Qu’est-ce que tu as à perdre ? » continua la voix, « Je ne pourrais que recevoir une nouvelle humiliation, et j’en ai assez qu’elle me rejette » dit-il, « Alors sauve-toi, et que ton orgueil soit ton compagnon pour l’éternité ! » acheva la voix.

Cette dernière pensée s’enfonça dans l’esprit du jeune homme, résonnant sans cesse. Candy n’était-elle pas la seule femme qu’il ait jamais aimée ?… Qu’il pourrait jamais aimer ? Terry prit son sac et marcha fermement jusqu’au jardin.

Il s’assit sur le banc qu’il avait partagé plusieurs fois avec Candy et, prenant son porte-documents en cuir, il commença à écrire une lettre. Sa main s’activa sans arrêt pendant un long moment, jusqu’à ce que la page soit couverte d’écriture. Il termina en signant la missive et en la mettant dans une enveloppe.

Terry n’eut pas de mal à trouver Julienne Boussenières. Elle fut surprise de voir le jeune homme vêtu de son uniforme, avec un sac sur l’épaule.

“Madame,” dit-il, « comme vous pouvez le voir, je quitte l’hôpital aujourd’hui. J’ai reçu mes ordres. »

“Comme ça? Je veux dire, si soudainement ? ” demanda-t-elle étonnée.

“Oui, nous savions tous que ça pouvait arriver d’un jour à l’autre, mais je ne veux pas partir sans parler à Candy une dernière fois ” dit-il, « Je crois que vous comprenez ce que je veux dire, Madame. »

“Oui, M. Grandchester, je comprends ” assura la jeune femme.

“Alors, s’il vous plaît, pouvez-vous lui donner cette lettre. C’est important. En fait, Madame, toute ma vie dépend de cette lettre maintenant ” pria-t-il en plaçant la lettre dans les mains de Julienne.

“Dans ce cas, M. Grandchester, ” répondit-elle, « Vous pouvez être sûr que la dame recevra votre message. »

“Merci Madame,” dit-il aimablement, « J’espère que votre mari vous reviendra bientôt, et je vous souhaite beaucoup de bonnes choses » ajouta-t-il en tendant la main à Julienne.

“De même pour vous, M. Grandchester, ” répondit-elle en souriant.

Il lâcha la main de la jeune femme et s’éloigna.

Yves Bonnot avait beaucoup pensé à discuter avec Terrence. Il savait que Candy ne l’approuverait pas, mais il ressentait le besoin de voir son rival, avant son départ pour Arras, et de lui dire qu’il acceptait sa défaite. C’était presque une question d’honneur. Yves ne voulait pas partir comme un lâche. Malheureusement, lorsqu’il arriva à l’hôpital cet après-midi là, il apprit que Grandchester avait déjà quitté les lieux. Il se demanda si l’acteur et Candy étaient finalement parvenus à se comprendre, mais, comme il ne pouvait pas voir la jeune blonde, il dut partir sans savoir ce qu’il était advenu d’eux. Son train quittait Paris à 8 heures le même soir.

Lorsque Candy revint à sa chambre, cette nuit-là, tout son corps lui faisait horriblement mal. Elle avait travaillé sans s’arrêter pendant deux jours, sans beaucoup de résultats. Plus de la moitié des patients qui avaient été opérés pendant tout ce temps étaient morts sur le billard. Sa frustration était complète ! Mais ce n’était que l’une des choses qui la faisaient souffrir. La dernière dispute avec Terry, la nuit du bal, l’avait complètement brisée. Elle ne savait pas si elle devait se sentir furieuse ou coupable.

La jalousie de Terry avait été si évidente, cette nuit-là, qu’elle était désormais certaine qu’il ressentait pour elle quelque chose au-delà de l’amitié… mais ses réflexions avaient été si blessantes pour la jeune femme, qu’elle éprouvait encore de la rancune, et en même temps elle regrettait sa réaction violente. Ses sentiments pour Terrence n’avaient jamais manqué de complexité. Lorsqu’elle arriva dans sa chambre, elle n’avait envie que de dormir profondément et d’oublier ses problèmes, ne fût-ce que quelques heures.

Candy ne savait pas que les évènements allaient la forcer à faire face à son destin, au lieu de s’en échapper par un bon sommeil. Sur son lit, elle trouva une lettre à l’écriture bien connue. Lorsqu’elle reconnut les lignes fermement tracées, son cœur bondit dans sa poitrine. Ses doigts nerveux déchirèrent l’enveloppe et elle commença à lire.

Le 31 août 1918

Ma très chère Candy,

Une lettre n’est pas le bon moyen d’exprimer mes regrets pour mon comportement. Je te dois des excuses formelles et personnelles, et j’espère que tu auras la bonté de m’en donner l’occasion, quoique je sache que je ne la mérite pas. Je n’ose la demander que parce que je sais que tu as le cœur noble.

 Comme tu le sais sans doute déjà au moment où tu lis ces lignes, j’ai quitté l’hôpital. Ce matin, j’ai reçu l’ordre de rejoindre ma section dans le nord, et je partirai dans quelques jours, mais avant mon départ je serais heureux de te voir, pour te dire combien j’ai honte de la façon dont je t’ai traitée. Je dois insister sur le fait que ce genre de choses doivent être dites en face.

Je sais que demain tu auras une journée de congé, comme d’habitude quand tu fais double service en salle d’opération. Je comprends qu’il est très prétentieux de ma part d’espérer que tu pourrais me consacrer un peu de ton temps de congé, mais comme je pars après-demain il n’y a pas d’autre moment où je puisse te rencontrer pour parler. J’ai tellement à te dire, Candy, pas seulement mes humbles excuses, mais beaucoup d’autres choses que je n’ai pas pu te dire pendant tous ces mois. Peut-être que ce que je peux te dire est obsolète ou futile, mais il faut que je le fasse. S’il te plaît, je t’en prie, donne-moi l’occasion de te parler.

Néanmoins, si tu décides que tu m’as déjà assez vu, je le comprendrai et accepterai d’avoir perdu ton amitié pour toujours. Si c’est le cas, je suis le seul à blâmer. Pourtant, je bénirai toujours ma chance pour m’avoir fait la grâce de te rencontrer, et de chérir ton souvenir jusqu’à la fin de mes jours.

Si, au contraire, tu crois encore que ton vieil ami mérite une dernière chance, s’il te plaît, ma chère Candy, retrouve-moi demain à midi, au Jardin du Luxembourg. Je t’attendrai près de la fontaine centrale, devant le palais.

Si tu n’y viens pas, je respecterai ta décision et je ne t’ennuierai plus jamais. Tu as ma parole.

Eternellement à toi,

Terrence G. Grandchester.

 

A suivre… 

© Mercurio 2001

Notes de l’auteur:

Remerciements particuliers à Misanagi, Michie et Gia, pour leurs commentaires sur le brouillon de ce chapitre. Sans votre aide, chères amies, la version finale de cet épisode n’aurait pas été possible.

Et maintenant, mes chers lecteurs, nous n’avons plus qu’à attendre pour voir ce que Candy et Terry vont faire de leurs vies… c’est peut-être la dernière chance que la destinée leur donne de garder vivante la flamme de leur amour.