Retrouvailles dans le tourbillon
Par Mercurio

(généreusement traduit de l'anglais par Gérald )

CHAPITRE ONZE 

Les mots les plus difficiles à dire

 

Patty était assise devant sa coiffeuse, regardant dans le miroir italien ses joues qui rougissaient, pendant que sa poitrine se soulevait encore avec agitation sous l’encolure de sa robe de soie jaune. Elle porta sa main gantée à son visage, sentant à travers le tissu son pouls encore altéré et bruyant. C’était comme si un tumulte incontrôlable avait envahi son être intérieur.

Elle ôta ses gants pour regarder ses mains avec adoration. A sa main gauche, l’étincelle blanche d’un joyau lui envoya sa lumière éblouissante. Elle laissa échapper un profond soupir et un sourire se dessina sur son visage. Puis un coup timide à la porte la fit sortir de sa rêverie. Elle se sentit quelque peu contrariée de l’intrusion.

« Qui est là? » demanda-t-elle, sans avoir vraiment envie d’ouvrir la porte.

« C’est moi, Annie, » répondit une voix frêle derrière la porte, « S’il te plaît, Patty, il faut qu’on parle ! »

Patty sourit, se sentant soulagée que sa visiteuse soit Annie. En fait, la jeune femme était la seule personne que Patty ait vraiment envie de voir en ce moment. Il lui tardait de partager la merveilleuse nouvelle avec son amie. Elle se leva donc en hâte et courut lui ouvrir la porte.

« Oh, Patty! » haleta Annie lorsqu’elle fut entrée dans la chambre, et que Patty eut fermé pour qu’elles puissent jouir d’une intimité absolue, « Il faut que tu me racontes tout, ma fille ! De quoi avez-vous parlé ? Qu’est-ce qu’il a dit ? »

Les deux filles s’assirent sur le grand lit en se tenant les mains, incapables de parler pendant un moment.

« Allez, Patty, dis-moi, » insista Annie.

« Oh, Annie, je ne sais pas par où commencer! » s’écria Patty, le visage rempli de joie.

« Pour commencer, montre-moi cet anneau! » fit remarquer la jeune femme, en prenant la main de Patty dans les siennes.

« N’est-il pas beau? »demanda Patty, l’éclat du diamant dansant dans ses prunelles.

« Oh, oui, une vraie beauté, et en forme de cœur ! » commenta Annie en pouffant de rire, « Je n’aurais jamais pensé que Tom puisse avoir un goût si délicat ? Mais maintenant, ma fille, vide ton sac : comment l’a-t-il dit ? Il faut que tu me racontes tout. »

Patty rougit violemment et baissa les yeux en un geste timide. Son cœur se remit à battre plus vite, au simple souvenir du moment où Tom avait finalement trouvé le courage d’avouer ses sentiments et de la demander en mariage. Albert leur rendait visite au manoir de Lakewood, et grand-tante Elroy avait organisé un thé en son honneur. Tom avait été invité et, durant la soirée, le jeune homme et Patty avaient quitté le groupe pour se promener dans la roseraie.

« Annie, » commença à expliquer Patty, « je n’aurais jamais cru que je pourrais ressentir quelque chose comme ça à nouveau. Je pensais que je ne serais plus jamais amoureuse, mais ce soir… il m’a pris les mains dans les siennes et il m’a dit combien il m’aimait… et je… »

« Oui… Patty…? » la pressa Annie, enchantée du bonheur de son amie.

« Je me suis rendu compte que je ressentais la même chose pour lui, » continua-t-elle, « j’ai compris que j’étais tombée amoureuse de lui, et maintenant je ne peux plus le nier ! »

« Qu’est-ce qu’il a dit? » interrogea Annie, anxieuse d’entendre tous les détails.

« Oh, qu’est-ce qu’il était nerveux! » répondit Patty en pouffant de rire, « Il a presque bafouillé au début, mais il a fini par me dire qu’il m’aimait, depuis notre première rencontre à la Maison Pony. »

« Je le savais, je le savais! » dit Annie d’un ton triomphant, en écrasant un coussin, emportée par l’émotion, « Mais dis-moi, qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? »

« Il m’a demandé si je pourrais un jour penser à un pauvre orphelin comme lui, comme à plus qu’un ami… »

« Oh, il a dit ça, cet idiot? »

« Il a commencé à dire je ne sais quelles bêtises, à propos de ma famille et de ses origines. »

« Et qu’est-ce que tu as dit? » demanda Annie, intriguée.

« Je lui ai dit que je m’en moquais, et il en est resté muet! »

« AAAHHHH! » gémit Annie en se rongeant les ongles.

« Et puis je… lui ai dit… » Patty s’arrêta en hésitant.

« QUOI? » demanda Annie anxieusement.

« Que je l’aimais moi aussi, » finit par dire Patty, en se cachant le visage dans ses mains.

« Oh Mon Dieu!!! Oh Mon Dieu !!! » s’exclama Annie d’une voix joyeuse, « Je suis tellement heureuse pour toi ! Dis-moi… Comment t’a-t-il demandé… ? »

Patty leva les yeux, et Annie put voir qu’elle était encore plus rouge.

« Il m’a pris les mains comme ça, » commença Patty en prenant les mains de son amie, « et il m’a demandé si je voulais l’épouser. Et puis il a tiré une boîte de sa veste et il m’a montré l’anneau… et puis… »

« Oui? » s’étonna Annie, se demandant pourquoi son amie s’était arrêtée et évitait de nouveau son regard.

« Oh, Annie, je ne sais pas si je n’ai pas fait quelque chose de mal ! »

« De mal? » demanda Annie intriguée, « Qu’est-ce que tu veux dire ? »

« Annie! Je… » dit Patty, mais elle ne put continuer sans porter de nouveau les deux mains à son visage.

« Je l’ai laissé m’embrasser! » dit-elle finalement, en se jetant dans les bras de sa vieille amie.

Annie reçut son amie avec toute la tendresse dont elle était capable, mais fut aussi extrêmement choquée par la confession de Patty. Elle se souvenait bien que les nonnes lui avaient enseigné, au Collège, l’interminable liste de ce qu’une dame doit faire et ne pas faire. La règle la plus frappante avait peut-être été celle qui disait clairement : une dame ne laisse jamais, jamais un monsieur l’embrasser, sauf sur la main, à moins qu’elle ne soit mariée avec ledit monsieur. Annie avait aussi en tête la conversation qu’elle avait eu avec Patty et Candy, cet après-midi d’automne, après la leçon.

Elles discutaient de la liste des règles, une par une, et Candy s’amusait à se moquer de chaque affirmation, jusqu’à ce qu’elles arrivent à la règle du baiser. Annie suggéra qu’une telle règle lui semblait assez honnête, et Patty avait approuvé. Néanmoins, Candy se contenta de sourire avec une lueur rêveuse dans les yeux. Au bout d’un moment, elle avait dit d’un ton insolent, toujours étendue sur son lit : « La mère supérieure peut bien dire ça, parce qu’elle n’a jamais été amoureuse ! »

Annie se souvint que c’était la dernière conversation qu’elles aient partagée, avant l’incident avec Terry dans les écuries.

« Tu penses que j’ai eu tort? » demanda Patty, toujours dans les bras d’Annie.

« Eh bien, je crois que tu penses aux règles de la mère supérieure, hein ? » insinua Annie, prenant la main de Patty dans les siennes et lui faisant face.

« Euhh… eh bien… oui, en quelque sorte, » admit Patty en regardant droit dans les yeux de son amie.

« Tu sais, Patty, » dit Annie en hésitant, « Au fil des années, j’ai découvert que toutes ces règles ne sont pas vraiment réalistes. Tu te souviens comme Candy s’en moquait ? »

« Oh oui! Comme si je l’écoutais en ce moment même ! » répondit Patty en souriant. « Une semaine après cette leçon, elle s’est sauvée du Collège. »

 “C’est vrai! » Annie gloussa à ce souvenir. « La mère supérieure a failli en avoir une attaque! »

Les deux filles éclatèrent d’un fou rire, jusqu’à se plier en deux. La conversation mourut pendant un bon moment, tandis que les jeunes femmes laissaient courir leurs souvenirs. Peu à peu, leur rire s’éteignit et la conversation continua.

« Après toutes les choses audacieuses que Candy a faites dans sa vie, » commença Annie, « je ne pense pas qu’un baiser innocent soit si mauvais, » finit-elle par dire, et Patty redevint sérieuse.

« Et je dois avouer que c’était… » osa-t-elle dire.

« Comment? » demanda Annie avec curiosité.

« Agréable! » dit timidement Patty.

Ce soir-là, dans la solitude de sa chambre, Annie Brighton regarda les étoiles et se demanda pourquoi, à travers toutes les années de sa relation avec Archie, il n’avait jamais essayé de l’embrasser. Soudain, un frisson glacé envahit son âme, la laissant inexplicablement abattue.

De tous les beaux matins d’été qu’aie jamais connus la Terre, celui qui accueillit Terrence Grandchester, en ce jour de juillet, semblait le plus merveilleux et le plus béni de l’histoire humaine. Il était assis à la fenêtre, regardant l’aube peindre le ciel de ses tons les plus charmants, en écoutant les voix intérieures de son cœur.

Il repassa dans son esprit les différentes émotions qu’il avait ressenties durant sa vie, et, après son analyse, conclut que ce qu’il éprouvait formait un mélange de sentiments qu’il n’avait jamais vécu auparavant, quoiqu’une sensation de déjà vu remplît l’atmosphère.

« Presque quatre ans à vivre dans les profondeurs du désespoir, » pensa-t-il, « et tout d’un coup je me retrouve à envisager la possibilité du bonheur. Est-ce que je me fais des illusions, ou est-ce que c’est réel ? »

Il se souvint de son enfance sombre, et des cinq longs dimanches où tous les enfants du Collège recevaient la visite de leurs parents, et sortaient avec eux. Tous sauf lui, bien sûr. L’enfant naturellement vif et joyeux qu’il avait été à trois ans, quand il vivait à New York, agonisait lentement dans cette école sévère. Lors d’un de ces dimanches, il avait espéré qu’un jour son père, si longtemps désiré, apparaîtrait et l’emmènerait faire du cheval dans Londres. Mais le rêve tant caressé ne devint jamais réalité, et l’enfant finit par mourir, lui laissant le cœur durci d’un garçon plus âgé qui ne faisait confiance à personne.

Le dernier ami dont il pouvait se souvenir était un garçon de son âge, qu’il avait rencontré quand il était tout petit, au temps où il vivait à New York. Plus tard, au Collège, son père l’avait averti de ne pas devenir trop proche de ses camarades, craignant que le jeune garçon ne puisse confier à l’un de ses amis le secret de son origine, qui devait être caché au nom de l’honneur familial. Anxieux de satisfaire son père, le jeune Terrence avait obéi au duc, gagnant la réputation d’un garçon étrange et lugubre. Néanmoins, le temps passait, et il comprit que rien de ce qu’il pourrait dire ou faire ne lui gagnerait jamais le cœur de son père. Il ferma donc pendant des années les portes de son cœur, en une sorte de protestation contre l’inexplicable abandon paternel : il décida qu’il se trouvait très bien, seul comme on le laissait.

Mais l’année où il rencontra Candy, les choses changèrent dramatiquement. Elle était apparue au moment précis où il se sentait l’homme le plus malheureux du monde, pour lui montrer que quelqu’un pouvait encore tenir à lui. Il lui fallut quelque temps, mais peu à peu la fougueuse jeune fille avait ouvert les serrures de son cœur, jusqu’à ce que toutes les portes soient largement ouvertes et qu’il se retrouve exposé à la lumière de l’amour. Néanmoins, l’amour qu’elle faisait grandir en lui était un sentiment nouveau. Quelque chose de différent de tout ce qu’il avait ressenti jusqu’alors. C’était chaud et doux, mais il y avait aussi, au fond, de nouvelles inquiétudes qu’il n’avait jamais éprouvées. Cela ne suffisait pas d’être à côté d’elle et de lui parler : il y avait ce besoin urgent de remplir ses bras d’elle, de sentir la peau soyeuse de ses mains chaque fois qu’il pourrait les emprisonner dans les siennes, et de boire à sa bouche les saveurs les plus douces.

A l’époque, il recherchait toujours le contact, mais elle était TELLEMENT pénible que parfois il perdait patience. Mais il devait admettre que toute cette poursuite avait été vraiment délicieuse, et chaque fois qu’il se souvenait de ces jours, il savait qu’ils n’auraient pas pu être meilleurs.

Plus tard, la longue séparation survint, et les années d’attente commencèrent. Mais ç’avait été un temps plein d’espérance, et chaque matin il se réveillait en pensant qu’un jour il pourrait la revoir. Avec les années, cela l’étonnait qu’il ait été tellement certain qu’elle se souviendrait de lui, et tiendrait à lui. L’attitude la plus logique aurait été de comprendre qu’elle pourrait oublier son ancien camarade de classe, et le remplacer par un autre amour, mais, dans son cœur, il était en quelque sorte certain qu’elle ressentait la même chose que lui.

Quand enfin ils se revirent, et que leurs lettres échangèrent des promesses d’amour, il vécut une époque qu’il n’avait jamais imaginée auparavant. C’était en quelque sorte un mélange d’angoisse et d’excitation. Il fut peut-être plus proche du bonheur qu’il ne l’avait jamais été. Mais cette bénédiction ne dura pas longtemps. La douleur qu’il avait éprouvée dans son enfance était insignifiante et futile, à côté de celle qu’il subit après l’accident de Suzanne.

Presque quatre ans de la nuit la plus sombre, à monter et descendre sur de déprimantes montagnes russes. Les serrures de son cœur se fermèrent toutes à la fois, et il trouva une certaine stabilité dans toute cette tristesse. Dans cet état d’esprit, le cœur ne risquait aucun dommage, car il était mort. S’il était resté quelques vestiges de vie en lui, ils avaient disparu le jour où il apprit les présumées fiançailles de Candy. Il ne pouvait plus être blessé en aucune façon.

Du moins, c’est ce qu’il avait pensé jusqu’au jour où Candy réapparut dans sa vie. La dépression et les nuits d’insomnie revinrent, et le tinrent dans cette humeur pendant des mois. Finalement, un jour, il se réveilla dans une grande chambre blanche, et une fois de plus sa vie changea de façon inattendue. Tant de choses semblaient recommencer, mais en même temps tout était différent et nouveau.

En vérité, c’était un drôle de mélange. Il y avait la joie de l’avoir dans les parages tout la journée, comme à l’école, et aussi cette question continuelle : « elle m’aime, elle ne m’aime pas ». Il pouvait sentir à nouveau ce terrible désir de la serrer contre lui, il flottait à nouveau une douce atmosphère de flirt, et il y avait quantité de nouveaux espoirs. Comme dans le passé… Néanmoins, c’était très différent, et ces différences le faisaient cruellement souffrir.

Au contraire de sa première expérience, cette fois le rival n’était pas un mort qui pouvait, du moins, être facilement battu. Tout au contraire, le rival était plein de vie et de santé. Pire que tout , l’homme avait bien des avantages sur lui. Il n’était pas cloué sur un lit, il pouvait se déplacer et s’approcher d’elle presque à tout moment, et le plus important était qu’Yves n’avait rien à se faire pardonner. Il n’était jamais arrivé de choses tristes entre Candy et le jeune docteur, elle n’avait pas de reproches à lui faire. Par contre, Terry pensait que, s’il avait une chance avec Candy, il devrait d’abord obtenir son pardon. Mais trouver le courage d’exprimer un tel aveu était pour lui la plus difficile des choses.

Par-dessus le marché, il lui fallait admettre que son anxiété naturelle pouvait le trahir à tout moment. Il avait désiré Candy si longtemps, et l’avoir toujours si près de lui était une tentation difficile à combattre. Les choses avaient toujours mal tourné pour lui quand il s’agissait d’amour. Les jours de collège avaient été un temps de découverte, mais ce n’était pas le bon moment pour céder complètement à ses penchants naturels. Tous deux étaient trop jeunes alors, et elle avait toujours été trop timide et fuyante. Ensuite, lorsqu’ils s’étaient finalement revus à New York, sa culpabilité avait été plus forte que ses désirs et il n’avait pas osé s’approcher, sachant que créer de nouveaux souvenirs ne ferait que rendre la séparation imminente encore pire. Et il avait raison : cette dernière étreinte, dans l’escalier de l’hôpital, lui faisait encore mal.

Mais il y avait encore cette force qui le poussait, et, à son grand désarroi, ses désirs étaient maintenant plus forts que jamais ! C’était la faute de la jeune femme, elle était si… si… diaboliquement belle ! Comment pouvait-on attendre qu’il se conduise en gentleman, chaque fois qu’une telle femme l’aidait à s’asseoir dans son fauteuil roulant et qu’il pouvait la tenir dans ses bras ?

« Oh, Mon Dieu, comment la gloire peut-elle être si proche de l’enfer ! » se dit-il, fronçant les sourcils à cette simple idée.

Mais le matin était presque aussi beau que la femme qui occupait son cœur, et la certitude qu’elle serait là dans quelques minutes était une attente si douce, qu’il était sûr qu’aucun matin n’avait jamais été si magnifiquement beau. Il ne put empêcher un sourire d’apparaître lentement sur ses lèvres.

« “C’est toujours un réconfort de voir le soleil réapparaître à l’horizon. Non ? » dit une voix féminine derrière lui. « Bonjour ! » murmura-t-elle, et ce fut comme si le monde avait arrêté sa ronde inexorable pour eux deux.

« Bonjour. » Il lui rendit son sourire, se noyant dans un lac de vert.

« Comment es-tu arrivé ici ? » demanda-t-elle, l’attention attirée par cette infraction.

« Eh bien… Je… » bafouilla-t-il. Il n’était pas prêt à expliquer comment il avait quitté le lit et atteint la fenêtre.

« Allez, Terry, » pouffa-t-elle, « ce n’est pas comme si tu avais commis un crime, mais tu devrais rester prudent dans tes mouvements. Et maintenant, viens ici, je vais t’aider à revenir dans ton lit. » conclut-elle, tendant la main vers lui.

Puis elle se rapprocha de lui, et il étreignit ses épaules pour se retenir en essayant de se mettre debout sur une jambe. Cette routine leur avait donné un plaisir silencieux les jours précédents, depuis qu’elle était revenue travailler dans la salle où il était affecté. Elle rougissait toujours légèrement, et son cœur battait plus vite, pendant ces brefs moments où il respirait son parfum de toutes ses forces. Tous deux redécouvraient que leur chaleur mutuelle n’avait pas perdu son rayonnement réconfortant. L’enchantement durait jusqu’à ce qu’il s’assoie, puis il devait la lâcher, n’ayant plus d’excuse pour la retenir dans ses bras. Mais, par ce bienheureux matin, ce fut différent. C’était peut-être l’effet de l’aube, ou la lumière qui se divisait en rayons dorés sur ses cheveux, ou simplement que quelquefois le cœur ne peut pas retenir ses cris. Cette fois-là, il la retint un moment, la tenant par les épaules. Elle essaya de reculer, mais il ne relâcha pas son étreinte, et elle craignit qu’il n’entende le violent battement de son cœur.

Il la regarda dans les yeux, espérant trouver, dans ces profondeurs d’émeraude, un signe qui lui donnerait le courage de révéler ce qu’il avait dans le cœur. Mais le tumulte de ses propres peurs l’aveugla, empêchant son cerveau de comprendre les sentiments visibles dans le regard de la jeune femme.

« Un problème? » demanda-t-elle, sans pouvoir se détacher de ses bras.

« C’est juste que… » marmonna-t-il

« Quoi? » s’étonna-t-elle à voix basse.

« Je pensais que… » commença-t-il en se disant en lui-même : « … que je t’aime encore plus qu’avant… »

« Que…? » Elle le pressait de parler, cherchant à comprendre ce qu’il voulait dire.

« Que je me sens si bien, ce matin, que je pourrais même danser, » répondit-il, n’avouant qu’une partie de ses pensées.

A ce commentaire, elle sourit légèrement.

« Je pense que tu devras encore attendre pour ça, Terry » répondit-elle

« Et… » continua-t-il, goûtant la brise ensorcelante de son haleine, tant ils étaient proches l’un de l’autre, « quand j’irai bien, danseras-tu avec moi… ? Je veux dire, en souvenir du bon vieux temps, » finit-il par demander d’un ton sérieux.

Elle baissa les yeux, craignant qu’ils ne puissent trahir le tumulte de son âme.

« Oui, Terry, bien sûr, » murmura-t-elle, essayant d’échapper à son étreinte, mais il ne la lâcha pas encore.

« Promets-le-moi, » demanda-t-il, plongeant son regard d’un bleu pénétrant dans le sien.

« C’est promis, Terry, » répondit-elle, « mais maintenant, laisse-moi aller chercher ton petit déjeuner. D’accord ? »

« Oui, d’accord, » dit-il en finissant par la lâcher.

A distance, une paire d’yeux gris observait la scène, sans savoir s’il fallait se sentir le cœur brisé ou enragé.

« Maudit Américain! » pensa-t-il, « Il a tellement de trucs dans sa manche! Et c’est si facile pour lui d’attirer son attention : c’est son patient ! Mais j’ai encore quelques choses à essayer, » se dit-il en ajustant sa cravate, se préparant à son travail quotidien.

La vieille femme de ménage, qui pendant son travail avait silencieusement observé les deux scènes de l’histoire, sourit avec la sagesse de son grand âge, en se disant :

« Le bel Américain, un; le gentil médecin, zéro. »

L’hôpital Saint-Jacques se trouvait dans un vieux bâtiment du XVIe siècle, aux murs sévères et épais, aux longs corridors, avec un jardin intérieur entouré de colonnes doriques. Au centre du jardin se trouvait un cerisier qui fleurissait fidèlement chaque été, éclairant ce charmant endroit de sa présence fleurie et projetant des ombres rafraîchissantes sur les quelques bancs qui l’entouraient.

Cet après-midi-là, après son service, Candy s’assit sur un de ces bancs, complètement épuisée par sa routine fatigante, mais aussi trop nerveuse pour aller dans sa chambre. La vue du feuillage blanchi de l’arbre avait un effet apaisant sur elle, et elle avait pensé qu’elle y trouverait un soulagement à ses anxiétés continuelles.

Elle était assise sur un banc, les yeux fixés sur l’arbre devant elle. Elle pensa un moment que ce serait une bonne idée d’y grimper, mais la petite taille du cerisier lui fit renoncer à son projet.

« Pour mon prochain congé, j’irai à la campagne, là où je pourrai grimper à un grand arbre, » se dit-elle.

« Est-ce que j’interromps tes rêveries ? » demanda une douce voix masculine dans son dos. Elle la reconnut immédiatement.

« Pas du tout, » dit-elle en souriant à Yves qui se tenait à quelques pas d’elle, sa blouse blanche négligemment posée sur son épaule. Lui aussi avait fini son service, et se préparait à partir. La douce lumière du crépuscule reflétait ses tons dorés sur ses mèches couleur corbeau, et mettait un éclat iridescent dans ses yeux gris pâle.

« Puis-je te tenir compagnie un moment, alors ? » demanda-t-il en s’approchant d’elle.

Candy approuva de la tête, redoutant silencieusement cette nouvelle rencontre avec le jeune homme, qui était devenu plus audacieux dans ses avances depuis que Terry était là. Candy ne pouvait le blâmer. Elle savait bien qu’Yves percevait naturellement la forte influence que le jeune acteur avait sur elle, et qu’il était évidemment jaloux.

Yves s’assit auprès de Candy et regarda l’arbre un moment, sans savoir par où commencer.

« Candy », finit-il par dire, « tu as pensé à mon invitation ? »

Candy évita aussitôt le regard insistant d’Yves, en baissant les yeux. La vérité était qu’elle n’avait pas eu le temps de penser à l’invitation du jeune docteur, tant son esprit avait été occupé par le danger constant que représentait la proximité de Terry.

« Je… Je, » commença-t-elle, « je ne sais pas encore si j’aurai congé ce jour-là, » dit-elle, utilisant la première excuse qui vint à son esprit.

« Tu pourrais le prévoir, non ? » suggéra Yves avec un sourire de compréhension, « Moi, je vais travailler double pendant trois jours pour avoir cette journée complète de congé, » ajouta-t-il.

« Oh, tu ne devrais pas te surmener autant, » dit-elle, sachant par sa propre expérience combien le service double pouvait être difficile et fatigant. « Je ne voudrais pas que tu te rendes malade à cause de ça, » ajouta-t-elle, sincèrement inquiète pour la santé de son ami. Sa main toucha le bras d’Yves en un geste amical.

Il sentit le contact de la jeune fille brûler son bras, et dut lutter durement pour résister au désir de la serrer contre lui.

« Ce serait peut-être une bonne idée de tomber malade, » dit-il d’un ton triste, « peut-être que comme ça j’attirerais ton attention autant que Grandchester, » acheva-t-il, presque comme un reproche.

Candy fut surprise par le commentaire d’Yves, mais ne trouva pas les mots pour répondre à son insinuation.

« Puis-je te demander quelque chose ? » continua-t-il.

« Oui? » répondit Candy, redoutant ce qui pourrait suivre.

« Est-ce vrai que Grandchester et toi êtes de vieux amis ? » demanda-t-il, incapable de retenir ses doutes plus longtemps.

Candy regarda droit dans les yeux d’Yves, encore choquée qu’il sache cela, et se demandant évidemment d’où il le tenait.

« C’est Terry qui t’a dit ça, n’est-ce pas? » demanda-t-elle d’un ton inquisiteur.

« Alors, il s’appelle Terry maintenant, hein? » ironisa-t-il. « Donc, il est évident qu’il disait la vérité. »

« Eh bien, oui, » répondit Candy, quelque peu contrariée par le ton d’Yves. « On s’est rencontrés à l’école, quand on était adolescents. Ce n’est pas nouveau que je l’appelle Terry, c’est comme ça que tout le monde l’appelait quand on était petits, voilà tout, » finit-elle par admettre.

Yves regretta son commentaire mordant en comprenant la réaction de Candy, et essaya aussitôt de s’excuser.

« Oh, Candy, » commença-t-il, « je ne voulais pas me mêler de ta vie. Excuse-moi si j’ai dit quelque chose qui ait pu te blesser. C’est juste que je ne peux pas ignorer la façon dont il te regarde. Crois-moi, ses regards ne sont pas ceux d’un bon vieil ami. »

La jeune femme fut choquée par la remarque de son ami. C’était une surprise complète que quelqu’un d’autre qu’elle ait pu remarquer les attentions constantes de Terry.

« Tu ne devrais pas t’inquiéter trop pour Terry, » dit Candy au bout d’un moment, avec une inflexion triste, « il est toujours comme ça, mais il ne fait que chercher une occasion de taquiner tous ceux qui passent. Il aime faire marcher les gens, et il doit te faire marcher toi aussi. »

« Ses mauvaises habitudes ne m’intéressent pas, » dit Yves en fronçant les sourcils, « mais je n’aimerais pas qu’il te blesse d’une façon ou d’une autre. » 

La jeune blonde regarda Yves, avec sympathie pour les sentiments sincères que le jeune homme lui vouait. Néanmoins, elle savait combien il était tard pour qu’on lui évite d’être blessée. Elle n’avait pas connu d’autre état depuis qu’elle avait rompu avec Terrence.

« Merci Yves, » dit-elle en se levant, « ça va aller, ne t’inquiète pas. Je sais que Terry ne fait que s’amuser et prendre du bon temps pendant qu’il est à l’hôpital. Rien de sérieux dans tout ça, mais maintenant il faut que j’aille me reposer, tu devrais faire de même. Rentre chez toi, et profite de ta famille. »

Il bondit du banc et rattrapa la jeune fille, saisissant son bras. Quelques secondes, il fut si près d’elle qu’elle pouvait même sentir le rythme agité de sa respiration.

« Candy, je t’en prie, » implora-t-il d’un voix tremblante, « dis-moi que tu penseras à aller au 14 juillet avec moi. »

« J’y penserai, Yves, » répondit-elle tout en essayant de se libérer de sa main.

« A demain, » dit-elle en souriant.

« A demain, » répondit Yves en regardant la jeune femme disparaître dans les corridors, « à demain, mon amour » dit-il en lui-même.

Il était tard dans la soirée. Elle ne savait pas comment cela s’était fait, mais elle se trouva soudain de retour dans le jardin de l’hôpital, assise sur le banc devant le cerisier. Ses cheveux blonds étaient défaits et répandus sur son dos, la pleine lune brillant sur ses boucles dorées. Elle s’examina et découvrit avec une profonde horreur qu’elle ne portait que sa chemise de nuit, qui était trop mince et ne tenait à son corps que par deux courtes bretelles, révélant ses épaules arrondies et blanches.

« C’est une belle nuit. N’est-ce pas ? » murmura une voix masculine.

La jeune femme sursauta en entendant la voix d’Yves à côté d’elle.

« Mais pas aussi belle que toi, ma chérie, » osa-t-il dire, supprimant d’un seul mouvement l’espace qui les séparait.

« Yves,… » marmonna-t-elle, ne reconnaissant pas ces manières si audacieuses dans un homme habituellement réservé et paisible.

« Tu dois comprendre que la patience d’un homme a ses limites, » murmura-t-il, tandis que ses mains touchaient les joues de Candy, la forçant à le regarder droit dans les yeux, « j’ai tellement besoin de toi », dit-il, et cette fois les réactions de la jeune femme ne furent pas aussi rapides que les mouvements d’Yves. Avant qu’elle ne puisse faire quoi que ce soit, les lèvres du jeune homme étaient déjà sur les siennes, faisant pleuvoir des baisers doux et légers.

Candy tenta d’échapper à l’étreinte d’Yves, mais il répondit en la serrant encore plus fort. Elle essaye même de le repousser violemment, mais son corps ne semblait pas répondre à ses ordres. Elle était confuse de ses réactions, elle voulait fuir des bras du jeune homme, sentant que quelque chose allait mal, mais soudain, ses narines furent envahies par un léger parfum de lavande, une chaleur familière enveloppa son corps, et une douce saveur de cannelle, qu’elle ne pouvait oublier, envahit sa bouche, à mesure que le baiser s’approfondissait en un échange plus intime, lorsque le jeune homme écarta ses lèvres pour explorer l’intérieur de sa bouche. Elle commença  à ressentir un changement dans ses sentiments, et se surprit à goûter cette étreinte. D’un franc rejet, elle était passée à une reddition totale. Le baiser qui n’avait été qu’une caresse légère sur sa bouche, une rencontre innocente et même timide de lèvres, était devenu une possession passionnée où l’homme qui la prenait buvait à son âme même. Soudain, tout ce qui avait été mal avait disparu, et tout semblait aller si bien !

Elle s’abandonna à l’étreinte et ses bras enlacèrent le cou du jeune homme, emmêlant ses doigts dans ses cheveux bruns, le pressant plus fort contre son corps avec un désir brûlant qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Candy avait si longtemps attendu ce baiser qui dura une éternité, jusqu’à ce que les lèvres de l’homme quittent les siennes et qu’elle puisse regarder dans ses yeux bleus. A ce moment, elle savait que les bras qui la serraient si étroitement n’étaient plus ceux d’Yves. Ce baiser passionné auquel elle avait cédé instinctivement avait eu un goût différent, un goût qu’elle connaissait bien.

« Tu vois, Candy, » murmura Terry de sa voix de velours, « après tout ce temps, tu es encore à moi, rien qu’à moi,… à moi même dans tes rêves, ma douce Taches de son. »

Candy se réveilla brusquement de son sommeil. Elle avait du mal à respirer, et son cœur bouillonnant fonctionnait à une vitesse dangereuse, battant furieusement comme une machine incontrôlable. Tout son corps était couvert d’une abondante sueur, et ses cheveux étaient trempés et emmêlés dans un désordre total.

La jeune femme se leva de son lit, jetant un regard à sa compagne endormie, craignant de l’avoir éveillée de son sommeil paisible. Mais Flanny, qui dormait aussi paisiblement qu’un ange, ignorait tout des feux d’artifice qui explosaient, cette nuit-là, dans l’esprit de Candy. La jeune blonde ouvrit la fenêtre, espérant que la brise nocturne étoufferait les flammes effrayantes que son rêve avait allumées en elle. Mais cela ne fut pas suffisant.

« Mon Dieu » se dit-elle en sentant l’air d’été sur sa peau, « C’était tellement réel ! C’était comme si Terry avait vraiment… » mais elle ne put poursuivre ses réflexions, « Allez, Candy, contrôle-toi, autrement tu ne pourras pas le regarder en face demain matin, » se rétorqua-t-elle.

Et sur cette dernière pensée, elle décida de prendre une douche pour évacuer son trouble.

Pendant que l’eau fraîche coulait sur le corps de Candy, dessinant les lignes douces de sa silhouette, une autre âme luttait avec les démons de ses peurs cachées et de ses pesantes émotions. Néanmoins, la façon dont nos esprits révèlent leurs secrets durant les heures mystérieuses du sommeil change de ton et de nuance en fonction de multiples facteurs. Ce qui, dans ses rêves, avait brûlé Candy d’un feu indicible n’était qu’une ombre pâle des images qui assaillaient l’esprit de Terry durant ses rares heures de sommeil. Hélas, le jeune homme était déjà habitué à ces rêves torturants, qui commençaient par le tromper maladivement avec une apparence de plaisir mais se terminaient toujours en poignants cauchemars.

Il se sentait submergé dans une douceur profonde et infiniment agréable. C’était comme s’il était baigné de vagues chaudes qui guérissaient magiquement les blessures de son cœur, et soudain il n’y eut ni passé ni futur, ni vérité ni mensonge, ni douleur, ni défaite ; seulement un présent bienheureux, où son âme vibrait en une cadence hypnotique, au rythme des mouvements de son corps. La sensation électrique de la peau nue atteignant la surface volatile d’un étang rempli de nacre et de pétales de rose, avec la rose elle-même emprisonnée dans ses bras, tremblant dans une étreinte sans fin. Des étincelles dorées tout autour, des voix paisibles murmurant des sortilèges d’amour, un gémissement lointain s’attardant dans ses oreilles, et il sut alors qu’il existait un paradis sur terre. Ce fut pour entendre, une seconde plus tard, une voix adorée criant un nom qui n’était pas le sien.

Le nom monosyllabique se planta comme un poignard dans son cœur, et il fut de nouveau en enfer, se réveillant d’un rêve si parfait qui attendait cruellement le dernier instant pour libérer le poison du cauchemar. Terry se réveilla de son sommeil, maudissant son propre subconscient qui ne lui permettait pas d’atteindre une joie complète, même dans ses rêves. Il s’assit sur le lit et, de sa main gauche, tenta de se servir un verre d’eau au pichet posé sur la table de nuit.

Le liquide froid coula dans sa gorge, calmant sa respiration irrégulière, mais ne diminuant pas le goût amer du cauchemar dans lequel elle criait le nom d’un autre homme.

« Salopard de Français, » pensa-t-il en se jetant sur l’oreiller, « il fallait qu’il démolisse le meilleur rêve que j’aie fait depuis des années ! Maintenant, je ne pourrai pas dormir de tout le reste de cette damnée nuit. »

Il leva les yeux et regarda la lune pâle derrière les nuages nocturnes.

« Oh, Candy! » soupira-t-il, « Qu’est-ce que je dois faire pour que tu retombes amoureuse de moi? »

Parfois, les spectres qui tourmentent nos âmes durant la soirée disparaissent aux premiers rayons de l’aube, et devant la gloire du matin nos peurs laissent la place à de nouveaux espoirs. En dépit de sa nuit agitée, Terry vit la lumière de ce nouveau jour avec optimisme lorsqu’une silhouette blanche apparut à l’entrée de la salle.

Sachant qu’il serait le dernier à recevoir l’attention de la jeune femme, il attendit silencieusement en regardant son rituel quotidien. Elle saluait chaleureusement chaque patient, vérifiait le rapport médical, administrait les remèdes, changeait les couvertures du lit avec un soin extrême, prenait la température, et beaucoup d’autres petites tâches,  agrémentant toujours son activité d’un sourire et de quelques joyeux mots de réconfort. Candy connaissait tout sur la vie privée de ses patients, elle leur demandait s’ils avaient reçu des nouvelles de leurs proches, les aidait à écrire une lettre s’ils ne pouvaient pas le faire eux-mêmes, ou écoutait attentivement les histoires que les patients leur racontaient avec enthousiasme.

Terry aurait pu regarder Candy pour l’éternité, constamment ravi de sa spontanéité naturelle, de l’étincelle qui brillait toujours dans ses yeux et de son inaltérable sourire.

« Plus je te vois, Candy, » pensa-t-il, « plus je me sens amoureux fou. »

Juste devant le lit de Terry se trouvait un nouveau patient. Un jeune homme à peu près de son âge, horriblement blessé par une grenade qui avait brûlé chaque pouce de sa peau, de la poitrine jusqu’en haut des jambes. Cela avait été un vrai miracle qu’il ait survécu à l’explosion, mais il aurait peut-être été mieux qu’il meure, tant sa souffrance semblait cruellement douloureuse.

Candy traitait le patient avec une douceur particulière, et il était évident que pour le malheureux jeune homme, le seul moment de joie dans ses tristes journées était celui où l’ange blond venait le voir, ôtant les bandages avec le soin le plus tendre, lavant chaque blessure et les couvrant de pommade. A l’horrible vue de la peau brûlée, Terry ne put réprimer un choc, mais Candy resta impassible, ses mains travaillant diligemment, et sa voix ne cessa pas de parler pour distraire l’attention du patient.

Terry se sentait même un  peu jaloux de voir son voisin si gentiment traité, mais c’était un sentiment léger et innocent, sachant bien que la bonté de Candy était faite pour être partagée. Il savait qu’il ne pouvait pas monopoliser un tel joyau, mais, en ce qui concernait Yves… c’était quelque chose de totalement différent.

« Bonjour, Taches de son, » lui dit-il quand elle s’approcha enfin de son lit.

Candy ravala sa nervosité en l’entendant lui donner le même nom que dans son rêve, lors de cette précieuse nuit. Mais, après avoir pris une seconde respiration, elle finit par rassembler l’énergie qu’il lui fallait pour continuer son travail. Ce matin-là, elle avait une bonne nouvelle pour le jeune acteur. Lentement, elle retira les bandages sur l’épaule droite de Terry et toucha la peau autour de la cicatrice.

« Ça fait mal? » lui demanda-t-elle en pressant doucement sur la zone.

« Comment une caresse pourrait-elle faire mal? » demanda-t-il avec un regard espiègle.

« Sois sérieux, Terry! » le tança-t-elle, « Essaie de lever le bras, maintenant, » ordonna-t-elle d’une voix impérative.

Le jeune homme lui obéit et suivit humblement le reste de ses instructions, mais sans perdre son sourire de diablotin.

« Alors, quel est votre diagnostic, Doc ? » demanda-t-il lorsqu’elle eut terminé son inspection, souhaitant secrètement que le contact physique n’ait jamais fini.

« Ce n’est pas mon diagnostic, mais celui d’Yves » dit-elle en regardant le rapport médical.

« Eh bien, alors, que dit ce respecté médecin? » demanda moqueusement Terry.

« Que tu peux commencer à utiliser les béquilles pour de brefs moments. Ça ne te fera pas mal à l’épaule, sauf si tu en abuses » dit-elle en souriant.

« Tu veux dire que je peux laisser tomber le fauteuil roulant ? » demanda-t-il, visiblement heureux de cette idée.

« Oui, tu peux. En fait, si tu veux, cet après-midi, quand mon service sera fini, je pourrais t’emmener dans le jardin, pour que tu puisses essayer les béquilles. Tu as été coincé dans ces murs pendant plus d’un mois, il est temps que tu prennes un peu d’air frais. Qu’est ce que tu en penses ? »

« C’est la meilleure proposition qu’on m’ait faite depuis longtemps, » répondit-il en souriant.

« Oui, il y a déjà longtemps que tu es là, » dit-elle au moment où une idée lui venait à l’esprit, « à propos, Terry, de tout ce temps tu n’as pas écrit une ligne à qui que ce soit. Tu n’écris de lettres à personne, en Amérique ? Et ta mère ? »

C’était la première fois que Terry ne savait pas quoi dire, mais un vieux docteur qui examinait un des patients appela Candy, lui épargnant de donner des explications sur le sujet.

« Il faut que je m’en aille maintenant, » dit-elle, « mais je reviendrai cet après-midi. C’est OK ? »

« Le rendez-vous est pris, » dit-il avec un clin d’œil.

« Cet endroit est étonnamment beau, » dit Terry en regardant le petit jardin, plein de jasmin, de pensées, de pétunias et de timides soucis, éclairé par les rayons dorés du crépuscule. « Je ne pensais pas qu’il puisse y avoir un endroit comme celui-là dans un bâtiment aussi sinistre. »

La jeune femme qui lui tenait compagnie s’assit sur un banc de pierre, tandis qu’il contemplait les ombres douces que le cerisier projetait sur le sol pavé. L’après-midi était paisible et rafraîchissant. Les parfums mêlés des fleurs pénétraient les sens, entraînant l’esprit dans de plaisantes rêveries. Terry regarda les joues colorées de la jeune femme à ses côtés, et ne put s’empêcher de penser aux sensations secrètes qu’il avait goûtées en rêve, la nuit précédente… avant, bien sûr, que cela ne tourne au cauchemar.

Candy tourna la tête et, en une fraction de seconde, leurs yeux se rencontrèrent. Ils restèrent fixés au regard l’un de l’autre, prisonniers de leur éclat liquide. La jeune fille et le jeune homme se surprirent eux-mêmes par leur incapacité à arrêter ce courant électrique entre eux. Mais, au prix d’un grand effort, elle finit par briser le charme en parlant.

« Eh bien, je pense qu’on devrait commencer l’entraînement, » dit-elle en se levant et en prenant les béquilles qu’elle avait laissées sur le banc. « Il est temps de quitter ce fauteuil roulant, allez, je vais t’aider. »

Terry prit la main de Candy dans la sienne pour se lever sur un pied. Une minute après, il essayait les béquilles, pendant que la jeune femme le suivait un pas derrière.

« Je me sens beaucoup mieux avec ça, » dit-il, goûtant cette nouvelle sensation d’indépendance.

« N’exagère pas, Terry! » le prévint-elle en réalisant qu’il accélérait dangereusement, « Calme-toi ! »

Mais le jeune homme n’entendit pas son avertissement et continua à avancer, jusqu’à ce qu’une des béquilles se coince dans le sentier pavé et qu’il perde l’équilibre. Elle s’en aperçut et se précipita pour le tenir avant qu’il ne tombe.

« Quelle délicieuse excuse pour goûter une autre étreinte volée, » pensa Terry en sentant les bras de Candy autour de sa taille, et ses mains saisirent aussitôt le corps de la jeune femme. Il fit reposer son poids sur le cerisier, attirant Candy dans ses bras jusqu’à ce qu’ils soient littéralement emmêlés dans une situation très compromettante. Il pouvait respirer le doux parfum de ses cheveux ; quelques mèches bouclées, poussées par la brise du soir, frottèrent son menton quand il baissa la tête.

“Nous avons déjà vécu ça, n’est-ce pas, » murmura-t-il à son oreille, envoyant des frissons dans tout son corps.

Candy se figea dans son étreinte, savourant la chaleur de Terry et l’irrésistible bonheur de ses bras autour de sa taille. Elle n’avait pas été aussi proche de lui depuis très, très longtemps, et aurait voulu que le charme du pouvoir hypnotique qu’il avait sur elle dure éternellement. Elle éprouvait un violent désir de poser sa tête sur sa poitrine, mais pouvait-elle se fier à lui et avouer ses sentiments ? Pouvait-il encore éprouver la même chose, ou tout cela était-il un jeu ? Néanmoins, elle n’eut pas à décider à quel point elle pouvait se fier à Terry pour le moment : des pas venant du corridor la forcèrent à quitter ses bras, craignant d’être surprise dans une telle position avec un de ses patients.

« S’il te plaît, Terry, » parvint-elle à dire après s’être arrachée à son étreinte, « essaie encore, mais cette fois sois plus prudent, » demanda-t-elle en faisant un pas en arrière. Il approuva de la tête, en se maudissant de ne pas arriver à parler.

« Pourquoi tout cela est-il si difficile? » pensa-t-il en reprenant sa marche, « Comme si mes mâchoires étaient collées, et je ne peux pas trouver le courage de lui dire ce que je ressens. Oh, Mon Dieu, je me débrouille plus mal qu’un adolescent ! »

La jeune femme continua quelque temps à marcher derrière lui, mais il prit bientôt l‘habitude d’avancer avec les béquilles, et elle décida d’arrêter l’entraînement. Ce n’était pas une bonne idée de trop fatiguer le patient pour la première séance.

Ils s’assirent sur le banc de pierre pour observer les dernières lueurs du crépuscule qui coloraient le ciel estival, pendant qu’un pâle croissant de lune apparaissait au firmament, tout proche de l’étoile du soir. Ils restèrent silencieux pendant des minutes sans nombre,  sans savoir pourquoi le crépuscule avait un tel pouvoir sur eux quand ils étaient ensemble, comme si le lien magique qui les unissait pouvait être mieux révélé à ce moment du jour.

Candy ne pouvait s’empêcher de penser à d’autres crépuscules qu’ils avaient partagés dans le passé, et son esprit s‘envola aussitôt vers l’inoubliable été qu’ils avaient vécu ensemble, dans des conditions plus joyeuses et plus insouciantes, si différentes de celles qu’ils connaissaient désormais, avec le poids de leur maturité récemment acquise et la triste histoire des rencontres et séparations qu’ils avaient connues au fil des ans.

Par une de ces rares connections qui tissent la toile de nos mémoires, Candy se rappela la question à laquelle Terry n’avait pas répondu dans la matinée, et elle décida que c’était le moment de la reposer.

« Terry, » commença-t-elle, rompant le silence.

« Heu? » marmonna-t-il, toujours pris dans une sorte de transe.

« Pourquoi n’as-tu pas écrit à ta mère? » demanda-t-elle brusquement, en le regardant d’un air interrogateur.

Terry tourna la tête pour lui faire face. Il sentait qu’une telle question l’avait violemment arraché à ses plaisantes méditations. De tous les sujets qu’il aurait pu affronter, c’était celui auquel il avait le moins envie de faire face, et Candy était certainement la dernière personne au monde qu’il aurait choisie pour en discuter, sachant bien que tôt ou tard il s’avouerait vaincu devant ses manières persuasives.

« Ça ne te concerne pas » dit-il en évitant ses yeux insistants, craignant qu’elle ne finisse par franchir les limites de ses secrets les plus intimes s’il soutenait son regard plus longtemps.

En dépit de sa répugnance, son cœur le forçait à se souvenir du problème irrésolu qu’il avait laissé derrière lui, à New York, l’année précédente.

Lorsque Terry était revenu en Amérique, après les funérailles de son père et les jours qu’il avait passés en Ecosse, sa mère l’avait invité à dîner avec elle un certain soir. La mère et le fils ne s’étaient pas vus depuis des mois. Terry avait été occupé par Hamlet, la maladie de Suzanne et sa mort, et finalement son voyage en Angleterre, pendant que sa mère partait elle aussi en voyage : une tournée dans tout l’ouest du pays.

La soirée s’était passée dans une atmosphère détendue. Ils n’avaient pas émis beaucoup de paroles, mais c’était ainsi que la mère et le fils communiquaient habituellement, en disant plus par leurs silences que par leurs mots. C’étaient comme si les longues années de séparation qu’ils avaient subies, pendant l’enfance de Terry, les avaient aidés à développer un langage silencieux. Néanmoins, Eléonore sentait dans ce dialogue tacite qu’en dépit de son calme apparent, l’âme de son fils était encore en deuil, comme elle l’avait été pendant des années.

Eléonore connaissait bien la source des souffrances de son enfant, mais ne pouvait comprendre pourquoi il ne faisait rien pour se libérer d’un poids aussi lourd. Pendant longtemps, elle avait gardé son opinion pour elle, connaissant la tendance de son fils à cacher ses sentiments à tout le monde, même à elle. Mais, ce soir-là, elle percevait une telle tristesse en Terry qu’elle ne put s’empêcher de parler.

« Terry, » avait-elle finalement risqué, « puis-je te demander quelque chose, mon fils ? »

« Oui, » avait-il répondu tout en buvant son verre d’eau plate.

« Combien de temps prévois-tu de rester en deuil? » demanda-t-elle en regardant le costume noir de son fils.

« Je ne suis pas en deuil, mère » répondit-il en se levant de table, un peu effrayé que sa mère ose mentionner le sujet dont il n’avait pas envie de discuter, « je porte du noir parce que j’aime ça. »

Terry s’était assis sur le grand canapé du salon de sa mère, espérant que l’actrice n’insisterait pas dans cette conversation, mais ses espoirs furent déçus.

« Alors, Terry, » continua-t-elle, « combien de temps vas-tu attendre avant de commencer à faire ta vie. Il es temps de laisser tous ces mauvais souvenirs à propos de Suzanne derrière toi. Tu ne penses pas ? » demanda-t-elle, posant la main sur l’épaule du jeune homme en s’asseyant à côté de lui sur l’élégant canapé.

« Eh bien, j’ai de nouveaux projets, si c’est ce que tu veux dire » répondit-il, sans regarder sa mère droit dans ses yeux bleu-vert.

« Tes projets incluent-ils l’amour, mon fils? » osa-t-elle demander.

Comme si on l’avait pincé sur une blessure douloureuse, Terry s’était levé et avait marché vers la fenêtre, sans pouvoir rester tranquille, pourchassé par l’inquiétude de sa mère.

« Non, mère, je n’inclus pas l’amour dans les plans » avait-il fini par dire mélancoliquement, en regardant d’un air absent à travers les carreaux de la fenêtre.

« Terry… » elle avait hésité, mais finalement rassemblé le courage d’exprimer ses pensées, « As-tu jamais pensé aller la chercher… ? »

« Je ne sais pas de quoi tu parles, » avait-il répondu, tournant brusquement la tête pour adresser à sa mère un de ses regards menaçants.

Eléonore Baker était habituellement une femme douce et paisible, mais elle avait terriblement lutté pour rassembler le courage de parler à son fils, et dès le départ elle avait projeté de mener la discussion jusqu’à sa fin.

« Si, Terry, tu sais très bien de qui je parle » dit-elle d’un ton énergique qu’elle utilisait rarement hors de la scène, « tu le sais parce qu’il n’y a pas d’autre femme à laquelle tu penses. »

« Je ne veux pas continuer cette conversation, mère, » la prévint-il, contrôlant encore son tempérament. Il ne voulait pas s’infliger la souffrance de raconter les fiançailles de Candy, croyant, au fond de son cœur, que les chagrins que nous n’avouons pas font moins mal parce que nous agissons comme s’ils n’étaient pas là.

« Mais je pense que nous devons parler maintenant, » insista Eléonore.

« S’il te plaît, mère, je te prie de comprendre, » répondit-il avec son dernier reste de patience.

« Comprendre? » avait-elle demandé, stupéfaite, « J’ai fait des efforts pour comprendre et respecter tes décisions dans le passé, quoique j’aie profondément souffert de te voir si malheureux. J’ai essayé de respecter ton stupide sens du devoir, j’ai même fait de mon mieux pour accepter tes fiançailles. »

« Tu n’as jamais aimé Suzanne, n’est-ce pas? » avait-il dit, essayant désespérément de détourner la conversation.

« Non, c’est vrai, » avait-elle répondu d’un air sérieux, « je n’aurais jamais pu aimer quelqu’un qui te faisait souffrir ainsi, mon fils. Je ne suis pas une mère du genre possessif : Dieu sait que je t’ai laissé partir quand ton père m’a promis que tu aurais un meilleur avenir auprès de lui. Ce n’est pas maintenant, quand tu es déjà adulte, que je vais commencer à être jalouse. Si tu avais été amoureux de Suzanne, j’aurais soutenu et approuvé tes fiançailles avec elle, comme j’approuvais tes relations avec… »

« Tais-toi! » cria-t-il, l’empêchant de prononcer le nom qui le tourmentait comme un couteau traversant son cœur. « Ne dis jamais son nom. Jamais ! »

« Mais, Terry, » insista-t-elle, ses traits délicats montrant sa confusion et sa douleur, « je ne comprends pas pourquoi tu te punis de cette façon, alors que tu pourrais prendre le train pour Chicago et aller chercher ton bonheur. Je sais qu’encore aujourd’hui, tu… »

« ÇA SUFFIT, MERE! » hurla-t-il, son visage montrant une colère que sa mère n’avait pas vue depuis des années. « J’ai dit que je ne voulais pas en parler parce que ça ne sert à rien de le faire. Le passé est mort, et maintenant il faut que je regarde devant moi, et dans mon avenir je ne vois que ceci, » conclut-il en tirant de sa veste un papier qu’il tendit à sa mère.

Eléonore lut le papier sans en croire sa vue. Lorsqu’elle leva les deux étoiles bleues toujours belles qu’étaient ses yeux, ils étaient baignés de larmes, et sa main tremblante avait laissé le papier tomber par terre.

« Qu’as-tu fait, mon fils? » dit-elle avec un mélange de chagrin et de colère, « Pourquoi cherches-tu la mort, alors que tu  pourrais faire face à la vie, Terry? »

« Je me suis engagé pour défendre ce pays que j’ai adopté comme le mien, parce que c’est aussi le tien, parce que j’y suis né et que c’est là que j’ai trouvé ma voie » dit-il avec véhémence, « mais je vois que tu n’approuves pas mon patriotisme, comme il semble que tu n’approuves jamais mes décisions ! » explosa-t-il.

« Comment pourrais-je approuver une telle folie?! » cria-t-elle avec désespoir, « Comment oses-tu demander à une mère d’accepter que son fils unique aille à la guerre !!! Tu es cruel, Terry, tellement cruel !! » conclut-elle, fondant en larmes amères.

« Alors, le monde serait peut-être meilleur si j’en disparaissais » avait-il aigrement répondu en se dirigeant vers la porte d’entrée, cherchant les clés de la voiture dans sa poche.

« Où vas-tu, Terry? » demanda sa mère, presque en hurlant, quand elle comprit que le jeune homme s’en allait.

« Nous avons fini de dîner, et comme je pars la semaine prochaine, j’ai beaucoup d’affaires à régler avant ! »

« Attends un instant, Terry! » avait-elle crié, courant derrière le jeune homme et parvenant à saisir son bras, « Pourquoi cours-tu à ta destruction, Terry, mon fils ? »

« Parce que là-dedans, » avait-il dit en désignant sa poitrine, « je suis déjà mort, mère. Qui sait, cette guerre pourrait donner quelque sens à ma vie. »

« Je ne peux pas accepter ça, tu te trompes, Terry, tu te trompes tellement » dit-elle entre ses sanglots, »tu cours dans la mauvaise direction. C’est vers Candy qu’il aurait fallu courir ! »

Le nom avait finalement été prononcé. Ces deux brèves syllabes pénétrèrent les oreilles de Terry, et la colère qu’il avait réprimée durant toute cette discussion finit par le submerger.

« JE T’AI DIT DE TE TAIRE! » hurla-t-il en libérant son bras de l’étreinte de sa mère. « Quand vas-tu apprendre à respecter mes décisions !? Tu n’as aucune idée de ce qui est arrivé. Tu n’as pas le droit de me faire la morale ! »

« J’ai le droit et l’obligation de t’avertir de tes erreurs, mon fils! » dit-elle en une dernière tentative de faire appel au bon sens de Terry.

« Tu as quelques années de retard, mère, » répondit-il sarcastiquement, « au revoir ! »

Et, sur ces derniers mots, il avait quitté la maison et sauté dans sa voiture, sourd aux prières de sa mère, aveuglé par sa propre douleur.

Se méprenant sur les motivations de sa mère, il avait quitté l’Amérique sans la revoir, sentant que même sa mère ne pouvait le comprendre et regrettant la seule âme qu’il ait rencontrée, qui l’ait touché comme aucune autre n’avait pu le faire. Mais, en ces jours, il croyait que Candy lui avait tourné le dos et avait épousé un autre homme. Le pire de tout était qu’il ne pouvait reprocher ce malheur à personne d’autre qu’à lui-même. C’était lui qui l’avait laissée partir.

Terry n’avait pas écrit un seul mot à sa mère depuis qu’il était en France, et, pendant les premiers mois, il avait délibérément refusé de penser à la question. Mais, depuis qu’il avait revu Candy l’hiver précédent, il n’avait pu ignorer le souvenir de cette dernière dispute avec l’actrice. Il ne pouvait oublier avec quelle insistance elle l’avait imploré d’aller chercher Candy, et il ne pouvait que se sentir terriblement stupide en comprenant que sa mère avait eu raison.

Néanmoins, le jeune homme n’avait jamais été versé dans l’art difficile des excuses, et n’avait donc pas trouvé le courage d’écrire une lettre exprimant ses regrets pour son comportement, reconnaissant ses erreurs. Et maintenant, la seule personne sur Terre qui ait le pouvoir de lui faire faire ce qu’il avait évité jusque là, allait découvrir sa faute.

« Terry, » insista Candy, « tu ne m’entends pas?”

« Heu, si, » bafouilla-t-il lorsque la voix de Candy le ramena au présent.

« Alors, réponds à ma question, » dit nettement la jeune femme, plongeant en Terry la flamme verte de ses prunelles, « pourquoi n’écris-tu pas à ta mère? »

« Eh bien, je n’ai pas eu le temps, » répondit-il sans penser à ce qu’il disait. Il comprit une seconde après combien son excuse avait été stupide.

« Tu dois me prendre pour une idiote, Terry ! » rétorqua Candy, visiblement contrariée, « Tu es resté au lit plus d’un mois, et maintenant tu me dis que tu n’as pas eu le temps. Pourrais-tu m’expliquer depuis quand tu es devenu si ingrat et si méprisant envers ta mère ? »

Les voix intérieures de Terry lui crièrent bruyamment: « Allez, cède, tu sais qu’elle a raison ! », mais son orgueil se réveilla avec une force renouvelée, lui hurlant « Si tu cèdes maintenant, tu écriras la lettre ce soir même, et c’est quelque chose que tu ne veux pas faire, n’est-ce pas ? »

« Je vois que tu n’as pas changé d’un pouce, Candy, » finit-il par répondre avec une grimace, « tu continues à te mêler de la vie des autres, comme la première fois où je t’ai rencontrée. Tu ne pourrais pas penser à tes propres affaires, au lieu de faire tout le temps la mouche du coche ? »

« Oh, vraiment? » répondit-elle, son sang commençant à bouillir dans ses veines, « Tu n’as pas beaucoup changé non plus, tu es toujours le même morveux maniéré et égocentrique qui traite sa mère comme si elle était de pierre. T’est-il venu à l’esprit qu’elle pourrait souffrir profondément, et craindre qu’il te soit arrivé le pire ? »

« Tu ne sais rien de ce qui est arrivé entre ma mère et moi, tu n’as pas le droit de me parler comme ça ! » explosa-t-il, « Et si je ne suis qu’un morveux maniéré, pourrais-tu me dire ce que tu as vu autrefois, dans un type pareil, qui m’a fait croire que tu tenais à moi ? »

« C’est exactement ce que je me demande, Terrence! » répondit-elle hargneusement en se levant du banc, sans voir combien son dernier mot avait blessé Terry, « Je pensais que tu aurais un peu mûri pendant tout ce temps, mais je vois que je me trompais. Très bien, si tu veux passer ta vie à repousser cette femme formidable qu’est ta mère, c’est ton affaire, imbécile ! » et, sur cette phrase définitive, Candy se détourna et commença à s’éloigner.

« Hé, l’infirmière aux taches de son ! » cria-t-il d’un ton bouleversé, « Tu vas me laisser ici ? Comment je reviens à mon lit ? »

« Tu connais le chemin » finit-elle par dire en disparaissant dans les couloirs de l’hôpital, laissant derrière elle un jeune homme qui éprouvait la plus grande fureur de sa vie.

« Comment peut-il être aussi idiot?! » pensait Candy le lendemain matin en chipotant avec son petit déjeuner, sans véritable envie de le manger. « Après toutes ces années, il ne comprend pas encore quelle femme merveilleuse est sa mère. Si seulement il savait… mais je ne peux pas lui dire, je ne peux pas. »

L’esprit de Candy s’envola trois ans en arrière, lorsqu’elle avait vu Terry travailler avec une troupe de théâtre itinérante, complètement ivre et fort loin du brillant acteur qu’elle savait qu’il pouvait être. Le simple souvenir de l’incident faisait ressentir à la jeune femme la plus profonde tristesse, et elle aurait voulu retirer son esprit de ces souvenirs, mais la machine de son cœur était déjà lancée et n’obéirait pas à ses ordres.

Elle ressentait à nouveau le désespoir sombre, l’impuissance, la frustration, et, oui, une sorte de défaite mêlée d’une incompréhensible culpabilité. Elle avait vu de ses yeux ce que son cœur refusait de croire, la vision ironique d’un jeune homme à l’air pitoyablement ravagé et honteusement perdu dans l’alcoolisme. Ce n’était même pas l’ombre de l’extraordinaire acteur qu’il avait été dès l’âge de dix-sept ans.

L’incrédulité, le franc refus, furent suivis par un sentiment de déception, et, pendant un bref moment, elle s’était sentie trahie par l’homme qu’elle aimait. Alors qu’il lui avait promis d’être heureux, il détruisait sa carrière et sa vie au fond d’une bouteille de whisky à bon marché. Comment osait-il ?!… Mais le ressentiment ne pouvait durer longtemps dans un cœur qui était plein d’amour, et ensuite elle blâma leur destinée de les contraindre tous deux à un tel dilemme. Elle se demanda même si elle avait pris la bonne décision, à New York.

Néanmoins, le complexe mélange de sentiments ne s’arrêta pas là, comme un manège, elle changea son chagrin en colère contre la foule qui le huait insolemment. Mais, quelques secondes après, le miracle survint et tout d’un coup il avait repris ses sens, jouant comme lui seul savait le faire. Cette incroyable performance de Terry lui avait donné le courage de se retirer et de quitter le théâtre, avant que ses forces ne soient réduites à rien et qu’elle ne puisse pas résister à la tentation de lui parler après le spectacle. Ils n’avaient pas besoin d’une autre rencontre douce-amère, qui ne finirait qu’en une nouvelle séparation. Candy était positivement sûre que leur relation avait été un rêve dont tous deux s’étaient déjà réveillés. « Les rêves s’évanouissent et la dure réalité nous frappe au visage ». Telle avait été la dure leçon que la vie lui avait apprise, encore et encore, après chaque malheureux tournant du destin.

C’est alors qu’elle avait vu Eléonore Baker. La pauvre femme avait quitté New York pour suivre son fils dans sa folle errance, espérant qu’elle pourrait trouver le moyen de le tirer de ce cauchemar où il s’était plongé. Mais elle n’avait pas trouvé la force d’affronter le jeune homme, craignant un rejet immédiat et un refus total d’être aidé par quiconque. L’actrice pensait que si Terry découvrait que sa mère était consciente de sa chute, cela lui causerait encore plus de chagrin et de honte. Elle s’était donc contentée de le suivre et d’assister à son spectacle chaque soir, sans trouver le moyen d’aider son fils.

Mais, ce soir-là, les choses s’étaient passées différemment, et dans l’obscurité elle avait trouvé la raison du soudain changement de son fils, pendant la représentation. Là, debout dans la foule, se trouvait une silhouette aux boucles blondes indisciplinées qu’elle n’oublierait jamais. Eléonore Baker comprit immédiatement, mieux que le jeune couple, ce qui s’était passé dans ce théâtre.

Candy se souvenait clairement de sa rencontre avec l’actrice, quelques minutes après la représentation de Terry. Elle ne pouvait effacer de son esprit l’insistance avec laquelle Eléonore avait affirmé que Terry l’avait certainement vue, dans l’obscurité du théâtre. Elle pensait que c’était la présence de la jeune femme qui avait inspiré le soudain changement du jeune homme, mais Candy n’avait pas accordé crédit à cette supposition.

« Même s’il ne vous a pas vue clairement, » avait protesté l’actrice, « il doit avoir compris à ce moment que la femme qu’il aime vraiment, c’est vous. »

La jeune femme ne put s’empêcher de verser secrètement quelques larmes sur son déjeuner, en se souvenant de ces mots prononcés par la mère de Terry. Comme elle souhaitait qu’ils puissent être vrais, maintenant que la vie les avait réunis une fois de plus. Mais la réaction de Terry à sa question, la veille au soir, lui faisait croire qu’elle ne représentait pas pour lui ce qu’elle avait représenté autrefois.            

« Oh, Mme Baker! » pensa-t-elle tristement, « En dépit des années, j’ai peur de ne pas mieux connaître Terry. Il est si gentil avec moi par moments, et l’instant d’après il devient une forteresse imprenable où je ne peux pas entrer. Et puis, ces traces d’amertume et de mélancolie au fond de ses yeux, quand il croit que je ne le regarde pas. Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi faut-il toujours qu’il soit si déroutant ! » se plaignit-elle intérieurement, « Si seulement je pouvais lui dire combien sa mère était inquiète cette fois-là, » continua-t-elle en pensée, « peut-être qu’il pourrait comprendre combien elle doit souffrir profondément aujourd’hui, aussi… Mais je ne peux pas dire à Terry que je l’ai vu dans ce théâtre, il se sentirait embarrassé, peut-être qu’il aurait honte… Je ne peux pas utiliser cet argument ! »

La jeune femme posa la fourchette de côté, en un geste de frustration visible, mais, une seconde après, une ferme résolution prit forme dans son esprit.

« S’il n’écrit pas cette lettre, c’est moi qui le ferai! » se dit-elle, se rappelant que la mère de Terry lui avait donné son adresse et qu’elle l’avait gardée. Elle l’avait sûrement dans le vieux carnet d’adresses qu’elle emportait toujours avec elle.

« Et comment vais-je expliquer à la mère de Terry qu’il ne veut pas lui écrire ? » se demanda-t-elle, « Il va falloir que je mente alors… Oh, Terry, si seulement tu n’étais pas si pénible ! » pensa-t-elle en posant sa joue rosée dans sa paume gauche, une expression triste sur son beau visage.

« Pourquoi tant de tristesse ce matin? » demanda une voix masculine familière derrière elle.

Candy leva les yeux pour voir une paire d’iris gris clair la regarder avec une profonde affection.

« Eh bien je pense quelquefois que notre travail est un peu décevant, » mentit-elle à l’Yves souriant qu’elle avait devant elle.

Le jeune homme s’assit à la place vide à côté de Candy, et posa sur la table le plateau portant son propre déjeuner.

« Parlons-en! » dit-il en gloussant, « C’est pourquoi il faut trouver le temps de nous amuser et d’oublier, au moins un moment, les lourdes responsabilités que la médecine nous oblige à porter sur nos épaules. Tu ne penses pas ? » ajouta-t-il avec un sourire.

« Tu as raison! » admit-elle avec des inflexions tristes dans sa voix.

« Alors, qu’est-ce que tu penses de mon invitation ? » demanda-t-il négligemment, « Le 14 juillet est dans deux jours, et tu ne m’en as pas encore parlé. »

Candy avait plusieurs fois pensé à l’invitation d’Yves, et éprouvait une sorte de répugnance à l’accepter. Dans le fond de son cœur, la jeune femme savait que plus longtemps elle laisserait durer cette relation incertaine avec le jeune docteur, plus ils se feraient de mal à la fin. Avant que Terry ne soit réapparu dans sa vie par cette nuit d’hiver, lorsque le destin l’avait amenée au camp américain, elle avait imaginé que malgré son cœur brisé, il pourrait y avoir une lointaine possibilité de relation avec Yves. Mais, depuis cette nuit, elle ne pouvait penser à personne d’autre qu’à Terrence. Sa présence à l’hôpital lui rappelait chaque jour les sentiments éternels qu’il lui inspirait, preuve constante de son incapacité à aimer un autre homme. Néanmoins, elle se sentait seule, et les sentiments confus qui explosaient en elle, quand elle était près de Terry, quoique séduisants, ne faisaient pas beaucoup pour diminuer son angoisse. Au contraire, la compagnie d’Yves lui avait toujours apporté la paix. Peut-être que si elle partait, ne fût-ce qu’un jour, elle pourrait remettre en ordre ses pensées et affronter le sujet difficile de Terry et de sa mère…

« Eh bien, Yves, » commença-t-elle en hésitant, « j’ai pensé que ce serait une bonne idée d’accepter ton invitation… »

« Vraiment? » dit le jeune homme, sans pouvoir cacher sa joie.

« Euhh… en fait, oui, mais… » continua-t-elle.

 « Mais? »

« Je pensais que ce serait une bonne idée si on prenait Flanny avec nous, parce que, tu vois… »

« Quoi?? » demanda le jeune homme stupéfait, l’incrédulité se dessinant sur ses traits.

« Eh bien, Yves, » Candy s’efforçait d’expliquer ses motifs, « Flanny a travaillé très dur ces derniers temps, elle a fait double service sans arrêt, et finalement elle va avoir congé le 14 juillet, comme moi, et elle m’a dit l’autre jour qu’elle aimerait bien sortir. Je ne lui ai pas dit que tu m’avais déjà invitée et… bon… en quelque sorte… » La jeune femme continua sans conviction, en voyant l’expression du docteur : « Je pensais qu’on… Je veux dire, Flanny et moi, on pourrait aller avec toi… Ça irait pour toi ? »

Sortir avec Flanny Hamilton comme chaperon n’était pas exactement l’idée qu’Yves se faisait d’un rendez-vous d’amoureux, et, bien sûr, il se sentait assez déçu par la suggestion de Candy. D’un autre côté, s’il refusait de prendre Flanny avec eux, le rendez-vous tant attendu n’aurait jamais lieu, parce que si Candy suivait sa nature altruiste, elle finirait par passer la journée avec la « pauvre Flanny qui restait toute seule » au lieu de sortir avec lui… et il y avait aussi l’éternel danger de la cour que Grandchester lui faisait constamment… Non ! C’était une excellente occasion d’attirer l’attention de Candy, et de lui faire oublier l’horrible « ricain ».

« Je pense que ça pourrait être une bonne idée, » finit par dire Yves, une fois que son cerveau eut pesé toutes les considérations précitées, « invite-la aussi, et si elle accepte nous partirons vers onze heures ou midi, pour manger quelque part au Quartier Latin, et puis nous irons à la foire pour commencer à nous amuser… Ça te va ? »

« Ça me paraît génial, Yves. » dit Candy, retrouvant son sourire en oubliant un moment ses inquiétudes sur Terry et sa mère, « Merci Yves, tu es un chou, mon ami. » le complimenta-t-elle en se levant de la table.

Le docteur et l’infirmière quittèrent la cafétéria de l’hôpital pour continuer leur travail. Pendant le reste de la matinée, ils durent affronter à nouveau la tragédie quotidienne des blessures et de la mort, mais, au fonds de leurs cœurs, une autre turbulence que la folie de la guerre occupait leur attention. Néanmoins, les inquiétudes d’Yves et celles de Candy étaient quelque peu différentes les unes des autres.

Le matin du 14 juillet fut ensoleillé et radieux, mais Terry ne pouvait apprécier sa beauté, de même qu’il ne pouvait se sentir à l’aise depuis sa dernière dispute avec Candy. Pendant quatre longs jours, ses rencontres avec la jeune blonde avaient été froides et distantes. Malgré sa gaieté habituelle, Candy lui avait à peine adressé quelques mots, et, comme il n’utilisait plus la chaise roulante, le contact physique entre eux avait été à peu près nul. Son corps avait soif d’un contact, si léger qu’il soit, de même que son âme avait besoin de revoir le sourire de Candy. Malheureusement, il connaissait parfaitement le remède qui pourrait mettre fin à ses ennuis, mais il ne voulait pas s’avouer vaincu en écrivant une lettre et en s’excusant pour la muflerie dont il avait fait preuve, lors de la soirée qu’ils avaient passée dans le jardin.

L’arrogant jeune homme n’avait aucune idée de la lourdeur du prix que lui coûterait son orgueil, avant de voir Julienne travailler, ce matin-là, à la place de Candy.

« Bonjour, M. Grandchester. Comment allez-vous? » demanda-t-elle avec son accent français musical.

« Où est Candy? » fut la première chose qu’il put dire en réponse au salut de Julienne, et elle ne put réfréner un léger sourire d’amusement devant la véhémence du jeune homme.

« Relaxez-vous, M. Grandchester, » répondit-elle en pouffant, « l’infirmière favorite de tout le monde a tout simplement pris un jour de congé. Je sais que ça peut paraître incroyable, mais même des infirmières dévouées comme Candy ont besoin de repos de temps en temps. » fit remarquer Julienne en lisant le rapport médical.

« Je vois, » dit Terry, d’un ton si déçu qu’il émut la jeune femme jusqu’au plus profond de son cœur.

« S’il savait ce que Candy fait aujourd’hui, je crois que le pauvre fondrait en larmes ou entrerait en fureur. » pensa-t-elle en servant le petit déjeuner, « Mais à la réflexion, il l’a bien mérité en étant si têtu. » conclut-elle, se rappelant ce que Candy lui avait dit de sa dernière dispute avec Terry.

Julienne termina son travail avec le jeune aristocrate et continua sa routine quotidienne, laissant Terry à ses sombres pensées.

Terry essaya de se rendormir, mais ce fut en vain ; puis il tenta de lire le journal, pour suivre les mouvements des Alliés sur le front occidental, mais il ne put concentrer son attention sur la lecture ; finalement, il décida de se lever et de regarder par la fenêtre, pour voir s’il trouvait un sujet de distraction. Il devait vite découvrir que ce n’était pas une bonne idée non plus.

Quelques minutes après s’être assis à la fenêtre, il vit deux jeunes femmes en robe blanche sauter dans une voiture décapotable. Il put distinguer les mèches brunes dans le dos de l’une, mais l’ombre d’une branche ne lui permit pas de voir clairement l’autre. Puis il vit un homme aux cheveux noirs sur le siège du conducteur, et il reconnut immédiatement Yves, dans un costume beige impeccable. Un mauvais pressentiment le frappa au cœur, et il regarda de nouveau la seconde jeune femme. Cette fois, la lumière brilla sur sa tête lorsqu’elle ôta son chapeau pour l’utiliser comme éventail, découvrant une crinière dorée coiffée en une queue de cheval qui descendait jusqu’à sa taille. C’était Candy !!!

Tout d’un coup, la désagréable réalité s’imposa à l’esprit de Terry : Candy, sa Candy, sortait le 14 juillet, la fête nationale la plus importante en France, avec l’insupportable Français !!!

Pris d’un accès de rage, il pressa de ses doigts nerveux le bouton qui appellerait l’infirmière de service. Une minute plus tard, Julienne était à ses côtés, demandant s’il avait des problèmes.

« Oui, M. Grandchester? En quoi puis-je vous être utile ? » dit-elle avec son habituelle douceur.

« Pourriez-vous m’expliquer, comme si j’étais un enfant de six ans, » commença-t-il, son agacement reflété dans chacune de ses paroles, « ce que Candy fabrique en bas dans la voiture d’Yves Bonnot ? » demanda-t-il en désignant la fenêtre.

Julienne ouvrit largement ses yeux marron clair, riant intérieurement de la réaction de Terry. « Mon Dieu, » se dit-elle, « il est tellement jaloux ! »

« Eh bien, euh… humm… » bafouilla-t-elle, sans savoir vraiment quoi répondre à une telle question, «J’ai entendu dire que Flanny et Candy iraient avec Yves à la fête du 14 juillet. Ils doivent être en route pour la rive gauche en ce moment. C’est un jour férié aujourd’hui, vous savez » conclut-elle de son ton le plus innocent.

« Je le sais foutre bien que c‘est un jour férié ! » explosa-t-il, « Ce que je vous demande, c’est pourquoi elle sort avec cet empaffé de mangeur de grenouilles !!!! »

« Monsieur Grandchester!!! » s’écria Julienne, choquée par le langage du jeune homme, “Je dois vous rappeler que je comprends assez bien l’anglais pour être offensée par votre usage d’un langage vulgaire. Et si vous désignez Yves par ce surnom péjoratif parce qu’il est français, je me sens tout aussi offensée ! » acheva-t-elle avec indignation.

Terry reconnut qu’une fois de plus il avait laissé son tempérament dépasser les bornes, et se sentit terriblement honteux de son comportement.

« Je m’excuse, Madame Boussenières, » dit-il en baissant la tête, « ce n’était pas mon intention d’offenser votre sensibilité. Je crains que mon tempérament ne me trahisse trop souvent. S’il vous plaît, voulez-vous excuser mon impolitesse ? » demanda-t-il d’une voix si sincère que Julienne ne put refuser de lui pardonner.

« Ça va, M. Grandchester, du moment que ça n’arrive plus, j’accepte vos excuses, » répondit-elle, « et en ce qui concerne Candy, je ne pense pas que vous devriez faire tout ce raffut. Elle est juste sortie avec quelques amis pendant son jour de congé. Vous devriez peut-être profiter de ce temps pour réfléchir un peu, » osa-t-elle suggérer, surprenant Terry par son commentaire, puis elle conclut « et maintenant, si vous n’avez pas besoin de moi ici, je dois continuer mon service, » et elle laissa le jeune homme seul.

« Moi, je te comprends maintenant, Candy! » pensa Julienne en s’éloignant, « Il est presque impossible de résister à ce jeune homme! »

Derrière la jeune femme, un aristocrate tourmenté et frustré grondait amèrement contre son propre orgueil, brûlant lentement dans les flammes de la jalousie la plus féroce.

La femme de ménage, qui avait une fois de plus assisté à toute la scène, sourit légèrement en pensant :

« Gentil médecin, un ; bel Américain, un : match nul ».

La vieille dame leva les yeux de son balai. Elle vit le jeune homme prendre un stylo et un bloc de papier dans le tiroir de la table de nuit, et commencer à écrire. Il resta dans la même position pendant un long moment, jusqu’à ce qu’il ait fini une longue lettre. Comme si cette tâche avait nécessité un gros effort, dès qu’il eut fini d’écrire, il s’allongea et s’endormit.

La même scène que les jours précédents commença à se reproduire le matin suivant, lorsque Candy entra de nouveau dans la salle où était Terry. Elle lui dit bonjour du même ton froid, fixa ses yeux sur le rapport médical et s’adressa au jeune homme par monosyllabes. Dieu sait combien il était difficile pour Candy de feindre l’indifférence envers l’homme qu’elle aimait, mais elle était décidée à le pousser jusqu’à ce qu’il admette sa défaite et accepte d’écrire à sa mère. Néanmoins, la jeune femme n’imaginait pas combien ses efforts avaient déjà eu un effet rapide.

Profitant de la feinte attention de Candy pour le rapport médical, Terry détailla soigneusement les lignes de son visage. Il était encore terriblement jaloux d’Yves, qui avait profité toute une journée de sa merveilleuse présence. Mais, s’il était honnête envers lui-même, Terry devait admettre que tout avait été la faute de son mauvais caractère. Il s’étonnait lui-même d’avoir pu résister presque une semaine à la froideur de Candy, mais il n’avait pas envie de continuer ainsi pour le restant de ses jours. En fait, il était prêt à faire la paix avec la jeune femme sur l’heure. Il prit donc une profonde inspiration, et se décida à parler.

« Candy » commença-t-il.

« Oui? » fut la seule réponse de la jeune femme, qui regardait le thermomètre comme si c’était la chose la plus importante du monde.

« Je crois que j’ai besoin d’une faveur, » dit-il de sa voix la plus douce, brisant à son insu les premières défenses des barricades de Candy.

« Quel genre de faveur? » demanda la jeune blonde, essayant de cacher ses émotions.

« J’ai besoin que quelqu’un poste une lettre pour moi » répondit-il de la même voix veloutée.

Les yeux de Candy quittèrent l’instrument et se fixèrent directement, pour la première fois depuis des jours, sur le visage du jeune homme. Elle adressa du regard une question muette que Terry comprit immédiatement.

« Oui, » répondit-il à voix haute, « j’ai écrit à ma mère, comme tu le suggérais » conclut-il, attendant de voir la réaction de la jeune femme à ses paroles, et elle ne le fit pas attendre longtemps. En quelques secondes, la dernière barrière avait vu fondre ses murs de glace, et la douce Candy qu’il avait toujours connue le regardait avec sa bonté habituelle.

« Oh, Terry, je suis tellement contente que tu aies changé d’avis! » commença-t-elle de sa voix chantante, « Où est la lettre ? »

« Dans le tiroir, » répondit-il en désignant la table de son pouce droit.

La jeune femme tendit la main vers la poignée du tiroir, mais, alors qu’elle était déjà dessus, avant qu’elle n’ait pu ouvrir le tiroir, la main de Terry intercepta fermement la sienne.

« Candy, » murmura-t-il, « je… je veux aussi m’excuser, » dit-il avec difficulté.

La jeune infirmière comprit immédiatement la violente lutte qu’il avait soutenue, et accueillit ses paroles d’un regard si tendre que Terry ne put l’ignorer.

« Tu avais raison, Candy » continua-t-il, encouragé par son attitude, « Je ne suis qu’un morveux maniéré, trop fier pour écrire une lettre à ma propre mère pour dire combien je suis désolé d’avoir été si cruel avec elle quand j’ai décidé de m’enrôler dans l’armée. Elle se faisait du souci pour moi, et j’ai pris son inquiétude pour de la désapprobation ».

« Tout va bien, Terry, » dit Candy en goûtant secrètement le contact de Terry, qui lui avait terriblement manqué les jours précédents, « tu ne me dois pas d’explications sur ce qui est arrivé entre toi et ta mère. »

« Je crois que si, » continua-t-il, « et je crois aussi que je dois te demander pardon, pour avoir été si impoli avec toi l’autre soir. Tu essayais seulement de m’aider, comme toujours, et je t’ai traitée avec irrespect. S’il te plaît, veux-tu me pardonner ? » demanda-t-il avec des yeux implorants, tout en prenant solennellement les mains de Candy dans les siennes.

Si la jeune femme avait encore eu des réserves avant cette dernière prière, après que Terry l’ait regardée d’une telle façon, elle avait complètement fondu.

« J’ai aussi été impolie avec toi, et j’ai dit des choses que… je ne ressentais pas vraiment, » répondit-elle avec un sourire triste, « je te pardonne si tu me pardonnes aussi. Ça marche ? » Elle essaya de plaisanter pour surmonter l’atmosphère d’intimité profonde qui s’était soudain développée autour d’eux.

« Ça marche. Voilà la lettre » répondit-il en tirant lui-même l’enveloppe du tiroir et en la tendant à la jeune femme, qui se contenta de la mettre dans sa poche et continua son travail sur le patient.

« Dis-moi quelque chose, » demanda Terry quelques minutes plus tard, alors que Candy était assise près de lui sur une chaise, écrivant le rapport médical.

 « Quoi? »

« Qu’est-ce que tu aurais fait, si je n’avais jamais écrit cette lettre ? » demanda-t-il d’un air espiègle.

La jeune femme se leva en tenant son  dossier, et adressa un large sourire au jeune homme.

« La question n’est pas ce que j’aurais fait » répondit-elle en commençant à s’éloigner très lentement, « mais ce que j’ai fait. »

« Qu’est-ce que vous avez fait, Candice Neige? » demanda Terry, devinant une espièglerie dans son regard.

« J’ai écrit à ta mère il y a trois jours, Terry » finit-elle par dire brusquement.

Terry fut totalement stupéfait de sa réponse. Pendant quelques secondes, il chercha le meilleur moyen de répondre à son audace, mais une seule question put venir à ses lèvres.

« Comment se fait-il que tu lui aies écrit? Comment savais-tu son adresse ? » demanda-t-il sans comprendre.

« Ça, mon cher, » répliqua Candy en quittant la salle avec un sourire étincelant, « c’est un secret de fille. »

Terry laissa échapper un profond soupir en regardant la jeune femme disparaître derrière la porte. Le jeune homme laissa retomber sa tête sur l’oreiller, sentant quelle douce impression de soulagement envahissait son esprit et son âme. Peu importait, en fait, comment Candy avait obtenu l’adresse de sa mère. Il se moquait de savoir qu’elle était de nouveau intervenue dans sa vie, en envoyant une lettre sans son autorisation. En fait, il était ravi de découvrit combien elle s’inquiétait pour lui. Ce qui importait vraiment pour lui, à ce moment, était que les barrières entre eux avaient finalement été brisées… Ce n’avait pas été si difficile après tout… Si seulement il était aussi facile d’avouer que la dispute qu’ils avaient eue, l’autre jour, n’était pas la seule chose qu’il regrettait… Mais… Comment dire à son ancienne petite amie que l’on est vraiment désolé de l’avoir laissée partir ? Comment lui avouer que l’on ne s’est jamais dépris d’elle ?

© Mercurio 2000