Retrouvailles dans le tourbillon
Par Mercurio

(généreusement traduit de l'anglais par Gérald )

CHAPITRE DIX

Ce coup du sort inattendu

"Tu es là, comme un rêve !

Parfois les anges

Se rencontrent sur la Terre."

Alain Boublil et Jean-Marc Natel

 

La journée avait été frénétique pour Flanny Hamilton, mais elle était déjà habituée au dur travail de l’hôpital de campagne. Des milliers de blessés avaient été soignés durant les deux jours qu’avait duré la bataille. Néanmoins, il y en avait encore plus qui attendaient leur tour, en luttant pour survivre. 

Flanny était épuisée, mais elle avait une dernière tâche à accomplir avant la fin de son service : elle devait étiqueter 150 patients qui figuraient sur une liste de cas urgents et délicats. Dès que le train arriverait, ces hommes seraient envoyés dans différents hôpitaux à Château-Thierry et Paris. La brune prit la boîte à étiquettes et un carnet contenant la liste des patients qui partiraient l’après-midi même. C’était un travail de routine, mais Flanny était consciente de l’importance de cette tâche pourtant simple. Une erreur pouvait avoir des conséquences mortelles si le patient était envoyé dans le mauvais hôpital. 

La jeune femme commença à travailler avec son efficacité habituelle. Elle ne regardait pas directement les hommes dans les yeux, se contentant de voir rapidement le nom inscrit sur l’étiquette, et les détails du rapport médical. Dans de telles situations, une infirmière ne pouvait se permettre de sympathiser avec les patients, sinon elle ne résisterait pas à l’expérience… Enfin, une seule infirmière peut-être, que Flanny connaissait bien, pouvait supporter l’épuisement émotionnel que l’on éprouvait en étant proche de ses patients, surtout quand il en mourait à chaque seconde. Mais Flanny n’était pas une telle héroïne médicale, et elle préférait rester à l’abri de sa façon d’agir, impersonnelle et froide. En dépit de ses sévères principes, elle ne pouvait éviter un pincement au cœur de temps en temps, en s’approchant d’un patient dont elle réalisait que le cas était désespéré. Il était très rare qu’elle lève les yeux pour regarder dans ceux du patient. 

Elle s’approcha d’un soldat qui avait reçu trois balles. Il lui fallut peu de temps pour noter que l’homme ne survivrait probablement pas. L’une des balles était passée entre les côtes, et avait dû s’approcher du cœur. Elle avait vu souvent ce genre de cas ne pas atteindre l’hôpital à temps. Le patient mourait tout simplement en route. C’est alors que, comme si elle avait été poussée par une force étrange, elle leva les yeux et vit l’homme. Flanny Hamilton n’oubliait jamais un visage, et, bien que l’homme soit défiguré par la poussière, la boue et le sang qui le recouvraient, elle le reconnut immédiatement.

 “Mon Dieu” pensa-t-elle, “ma pauvre Candy! Que la vie est cruelle envers toi ! » 

Flanny vérifia le nom du patient et l’hôpital où il avait été affecté. “Terrence G. Grandchester, Hôpital Saint-Honoré,” disait l’étiquette. Flanny était l’infirmière la plus efficace du monde. Elle connaissait son travail et ne discutait jamais le jugement de ses supérieurs, mais, ce jour-là, malgré tous ses principes professionnels et moraux, Flanny Hamilton fit quelque chose qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir faire : elle changea l’étiquette et y écrivit « Hôpital Saint-Jacques. » “Il ne mérite peut-être pas cette chance” pensa Flanny, « mais je suis sûre que Candy oui. » Et elle continua son travail avec une vitesse calculée. “J’ai encore 76 patients à pointer” se dit-elle.

 Si Flanny travaillait dur et constamment à l’hôpital de campagne, Candy, pour être à Paris, n’en était pas moins occupée que son ancienne condisciple. On recevait de nouveaux patients à chaque instant, et les salles d’opération n’étaient pas suffisantes pour le nombre d’interventions qu’il fallait réaliser à la chaîne. Candy aidait le chirurgien depuis près de cinq heures, et ce n’était que le début d’une longue garde de douze heures, peut-être plus. 

“Candy, il y a un nouveau patient à côté,” ordonna Yves, ses yeux gris irrités par la fatigue du travail difficile qu’il accomplissait. « Trois balles, une près du poumon droit, la deuxième près du cœur et la troisième dans la jambe droite. J’ai besoin que tu le laves et que tu le prépares pour l’opération tout de suite, on pourrait le perdre si on n’extrait pas ces balles bientôt.» 

“D’accord” répondit la jeune femme d’une voix ferme. Elle se détourna immédiatement et se dirigea vers l’endroit où gisait le patient. Depuis le matin, Candy avait agi comme si elle était dans un autre monde. Ses mouvements étaient machinaux, son sourire pâle, ses yeux voilés, mais tout le monde était si occupé que son humeur inhabituelle passait inaperçue dans le tourbillon frénétique de la journée. La jeune femme ne pouvait se libérer de l’horrible sensation que lui avait laissée le cauchemar de la nuit précédente. C’était une sorte de vide indicible, une horreur silencieuse dans son âme, mais elle savait que son devoir ne pouvait attendre qu’elle se sente mieux. Elle continuait donc à travailler comme d’habitude, tout en luttant pour contrôler ses inexplicables peurs. Candy entra dans la chambre où un corps inconscient l’attendait. Elle prit un plateau chargé d’eau et de savon dans une main, une paire de ciseaux dans l’autre, et les posa sur une table près du lit. Puis elle se tourna, et comprit en une fraction de seconde la raison de son cauchemar. Ce qui se passa dans le cœur de Candy, en ce bref moment, dépassait ses pires craintes. 

Il y avait un an qu’elle travaillait comme infirmière militaire, et durant ce temps elle avait supporté avec stoïcisme les visions les plus sanglantes de corps mutilés et brûlés, mais, en dépit de l’horreur qu’elle avait côtoyée, ses mains n’avaient pas tremblé une seule fois. Mais lorsque Candy découvrit que l’homme inconscient, au torse ensanglanté, était Terrence Grandchester, elle crut que le monde entier s’écroulait. 

Candy pensa s’évanouir, pendant qu’une voix intérieure lui disait : «Ça ne peut pas être vrai !! » Elle porta sa main à sa bouche et sentit les larmes commencer à rouler sur ses joues. En elle, la douleur poignante perçait son cœur avec la pire force qu’elle ait jamais enduré. “Je ne peux pas faire ça!” se dit-elle, reculant et posant les ciseaux sur la table. Mais avant qu’elle ait pu faire un autre mouvement, une rude voix féminine résonna dans sa mémoire : “Oublie que tu es une femme! Maintenant, tu es une infirmière ! Souviens-toi de ça, tête de linotte !” dit la voie de Mary Jane dans la mémoire de Candy. « Il y a un travail à faire ! Ne me fais pas penser que j’ai perdu mon temps en te donnant des cours ! Maintenant, prends ces ciseaux et prépare cet homme pour l’opération ! » 

Comme si la vieille dame avait vraiment été derrière elle, Candy opina en silence. Avec des mains étonnamment fermes, elle prit les ciseaux et commença à découper l’uniforme du jeune homme. Elle versa des larmes muettes lorsque ses doigts retirèrent les lambeaux de vêtements, dévoilant les blessures sur le torse du jeune homme. Elle le déshabilla rapidement et, lorsqu’il fut nu, continua sa tâche silencieuse, nettoyant la crasse et le sang séché sur sa peau déjà brûlante de fièvre. Si Terry n’avait pas été inconscient et gravement blessé, la situation aurait été extrêmement embarrassante pour la jeune femme, mais Candy avait vu trop d’hommes mourir sur la table d’opération pour des blessures moins impressionnantes que celles de Terry, et son cœur ne laissait pas de place à d’autres sentiments qu’à une immense peur. Comme le lui avait ordonné la voix de Mary Jane, en ce moment elle cessait d’être une femme, pour être seulement une infirmière ayant un objectif unique et désespéré : sauver une vie.

 “Je vous en prie, Seigneur, je vous en prie !” implora Candy en continuant à préparer son précieux patient, « Ne le prenez pas ! Pas lui, je vous en prie ! Tant pis si je meurs de solitude, tant pis si je dois passer toute ma vie loin de lui. Je ne me plaindrai pas s’il aime quelqu’un d’autre, je promets que je ne penserai pas à moi, je veux juste qu’il aille bien. S’il est vivant, c’est assez pour moi. » pensa-t-elle, et ses yeux d’émeraude tremblèrent derrière leurs larmes. Candy couvrit le corps de Terry, ne laissant exposée que la partie où opèrerait Yves. Puis elle essuya ses larmes avec un profond soupir. “J’ai un travail à faire” se répéta-t-elle en préparant les instruments.

 

L’opération fut longue et dramatique. Par moments, Yves pensait que le patient ne résisterait pas, tant il avait perdu de sang. Mais, en dépit de son propre pessimisme, le jeune docteur continuait de lutter pour sauver la vie de l’homme, sans savoir qu’il sauvait son propre rival des griffes de la mort. 

La première balle avait traversé l’épaule du jeune homme et s’était arrêtée juste au-dessus du poumon droit. Heureusement, l’organe était intact et, même si le muscle était endommagé et s’il fallut longtemps pour extraire la balle, Yves pensa que le patient avait de bonnes chances de se remettre après une longue convalescence. Toutefois, la deuxième balle avait traversé le côté gauche de la cage thoracique, et elle était trop proche du cœur. Lorsque Yves réalisa qu’il lui faudrait aller chercher la balle dans une zone aussi délicate, ses jambes tremblèrent, mais une main douce sur son épaule le rassura avec une force inattendue. 

“Tu peux le faire!” chuchota Candy, « Il faut qu’on extraie cette balle, ou il sera mort demain matin ! » 

Yves lui adressa un signe de tête et replongea ses doigts dans la poitrine du patient. Cette fois, son instrument trouva l’objet métallique et le retira. Ses deux infirmières soupirèrent de soulagement. La troisième blessure était la moins problématique : la balle avait seulement entamé la jambe droite et, après quelques points de suture, le problème fut résolu. Laissant les balles reposer innocemment sur un plateau métallique, le jeune docteur se hâtait de nettoyer la zone et de refermer la blessure en quelques points de suture. Bien que l’opération eût parfaitement réussi, cela ne garantissait pas la vie du patient. S’il survivait à la fièvre qui l’assaillirait certainement durant les prochaines heures, alors seulement le jeune docteur pourrait risquer un diagnostic positif. Il y avait aussi le problème des infections à venir, et le rythme cardiaque était quelque peu irrégulier. En d’autres termes, le cas était encore trop délicat. 

“Candy” Yves appela la jeune infirmière au moment où il quittait la salle d’opération, « j’aimerais que tu t’occupes de lui cette nuit, et jusqu’à ce qu’il ait récupéré des effets de l’anesthésique. Tu penses pouvoir le faire ? Je veux dire, je sais que tu es très fatiguée et tout, mais je crois qu’il pourrait avoir une crise cette nuit, et je préfère que quelqu’un le surveille ». 

“Ne t’inquiète pas, Yves,” dit-elle doucement, « je m’occuperai bien de lui, » conclut-elle avec son premier vrai sourire de la journée. Si Yves avait connu le sens réel des mots de la jeune femme, il aurait peut-être regretté sa demande. Candy nota la prescription d’Yves, et remercia silencieusement Dieu pour lui avoir donné la chance d’être auprès de Terry en un tel moment. Pendant que la jeune femme écrivait sur son dossier, Yves s’arrêta pour regarder le visage du patient. Un moment, quelque chose lui dit qu’il avait déjà vu cet homme, mais il ne se souvint pas où. Incapable de dire précisément où il avait rencontré le patient, il sortit de la chambre sans rien ajouter, laissant Candy avec Terry endormi.

 

Candy était assise sur une chaise près du lit de Terry. Les ombres de la nuit couvraient la salle silencieuse, et seuls les rayons de la lune, filtrant timidement à travers les vitres, perçaient la complète obscurité de l’endroit. Le jeune homme dormait paisiblement, et sa respiration semblait assez régulière. Candy observa son profil délicat, dessiné par la lumière argentée de la lune, et, pour la première fois de la soirée, son cœur bondit en elle : l’infirmière froide qu’elle avait été dans la salle d’opération avait fini par céder, redevenant la femme amoureuse qu’elle était en réalité. Néanmoins, Candy savait que la beauté de Terry, si attirante qu’elle soit, n’était pas la vraie cause de son trouble persistant. Elle avait toujours été entourée d’hommes attirants, mais seul ce jeune homme arrogant, qui luttait pour sa vie sur ce lit d’hôpital, s’était détaché du lot et avait volé son cœur avec son caractère particulièrement noble et rebelle, et sa douceur cachée. Car Candy savait qu’en dépit de sa façade insolente, Terry pouvait être incroyablement tendre et attentionné, quand il se sentait assez en confiance pour révéler ses vrais sentiments. 

“Il a toujours tellement peur qu’on le blesse,” pensa-t-elle, sa main saisissant celle de Terry qui reposait, immobile, sur le drap blanc. « Je t’en prie, Terry, bats-toi pour ta vie, tu as encore tellement à donner. J’ai toujours imaginé un avenir tellement brillant pour toi. Je t’en prie, Terry! Vis pour le conquérir !» murmura-t-elle en fermant les yeux, pendant qu’une larme solitaire coulait sur sa joue. Elle avait depuis longtemps abandonné ses rêves de partager avec lui un tel avenir, et, même si elle savait que les raisons qui les avaient autrefois séparés n’existaient plus, Candy pensait que ces rêves n’auraient jamais une chance de renaître. Là, dans le dortoir endormi, ses doigts caressant doucement la main robuste du jeune homme, elle pensait qu’elle ne savait pas grand-chose de ce Terry devenu adulte qui dormait auprès d’elle. Quels projets avait-il ? Y avait-il une femme dans ses pensées ? Etait-il amoureux d’une heureuse fille dont elle ignorait le nom ? Candy pensa que rien de tout cela n’importait, car elle savait qu’au fond de son cœur, il serait toujours son Terry, et la seule chose qui lui importait vraiment en ce moment était qu’il passe la nuit pour continuer sa vie. Si elle n’était pas destinée à faire partie de cette vie, cela n’avait rien à voir avec la priorité essentielle : le bonheur du jeune homme. 

Dans sa poche, la montre émit son léger carillon, et la jeune femme sut qu’il était temps de prendre la température et de faire une autre piqûre au patient. Ce n’était que le début d’une longue nuit. La fièvre commença après minuit. Candy leva les yeux du livre qu’elle avait en mains lorsque ses oreilles attentives entendirent son cher patient s’agiter légèrement dans son sommeil. Elle alla aussitôt chercher un plateau avec de l’eau froide et une serviette à mettre sur son front. A cette époque, où la pénicilline n’existait pas, les infections qui provoquaient une forte fièvre ne pouvaient être contrôlées facilement. Ce que la science médicale pouvait faire en pareil cas était réduire la fièvre avec des analgésiques, surtout des variantes de l’aspirine, et parfois utiliser la quinine pour certaines infections et maladies, comme la malaria. Cela mis à part, il n’y avait rien que l’on puisse faire. 

Candy commença à désespérer lorsque après deux heures la fièvre ne sembla pas baisser, mais au contraire devint plus forte. Terry commençait à suer abondamment. Elle remplaça l’eau par de la glace et s’assit à son côté, priant intérieurement. C’est alors qu’elle entendit la voix du jeune homme, essayant faiblement de prononcer un nom. “La fièvre le fait délirer” pensa-t-elle. « Qu’est-ce qu’il essaie de dire ? » La jeune fille approcha son oreille de Terry, et son cœur explosa en mille lumières lorsqu’elle comprit qu’il prononçait son nom. Les larmes remplirent aussitôt ses yeux, sans qu’elle sache si elle devait se sentir triste ou heureuse. 

Elle ne put que tenir fermement sa main et murmurer dans l’oreille du jeune homme les mots les plus tendre que ses lèvres puissent former. Terry, Terry,” murmura-t-elle, « c’est moi, Candy. N’aie pas peur, mon amour, je suis avec toi. Je t’en prie, je t’en prie, bats-toi contre cette fièvre ! Bats-toi pour ta vie ! Je ne sais pas ce que je ferais s’il t’arrivait quelque chose. J’ai perdu trop de gens que j’aimais. Je t’en prie, ne me fais pas revivre cette horreur ! » continua-t-elle en étreignant sa main et en caressant son front avec un cube de glace. Elle resta ainsi longtemps, continuant à lui parler doucement dans l’obscurité de la chambre, jusqu’à ce que son rêve devienne serein et tranquille. Peu à peu, la fièvre baissa, et Candy retira le sac de glace. Avec ses soins les plus tendres, elle ôta les vêtements mouillés et essuya soigneusement son corps. Les premiers rayons de l’aube commençaient à déchirer le manteau noir de la nuit lorsque Candy se rassit sur sa chaise. Avant de plonger ses yeux dans le livre qu’elle avait laissé sur la table voisine, elle jeta un dernier regard au jeune homme endormi. “Tout ira bien… mon amour” pensa-t-elle avant de continuer sa lecture.

Il pouvait sentir cette essence de roses emplissant l’air qu’il respirait. C’était un parfum doux, envahissant ses narines de sa note enivrante. Il connaissait très bien ce parfum : il y avait goûté longtemps auparavant, lorsque la vie était plus claire et insouciante. “Ce rêve est certainement le meilleur que j’aie fait depuis des années,” pensa-t-il. « C’est comme si elle était vraiment auprès de moi. Mon Dieu, je ne veux pas me réveiller. » Il s’efforça de garder les yeux fermés jusqu’à ce qu’un bruit léger de métal sonnant contre du métal le force à les ouvrir. Il ne savait pas que le rêve commencerait au moment où ses yeux reverraient la lumière. Près de lui, une frêle silhouette en robe blanche était debout, le dos tourné. Une petite main de porcelaine tenait un flacon de cristal et remplissait une seringue hypodermique. C’était une femme. Il était encore sous l’effet de puissants analgésiques, et ses sens étaient un peu engourdis. Néanmoins, il aurait reconnu la ligne de ce dos et la courbe douce de ces hanches dans le brouillard le plus épais. De plus, le parfum qui l’avait éveillé n’avait pas disparu avec le rêve. Elle était là ! La jeune femme se retourna, tenant la seringue à deux mains. Ses profonds yeux d’émeraude restèrent un moment fixés sur l’instrument, puis ses iris verts descendirent, jusqu’à rencontrer deux yeux bleus qui la regardaient avec une immense surprise. 

“Terry” hoqueta-t-elle, submergée par une émotion intense, « tu es réveillé ! » Candy s’agenouilla auprès du lit, offrant à Terry l’un des sourires clairs et particuliers qu’elle n’avait que pour lui. Sa main chercha instinctivement celle du jeune homme, et il lui fallut toute sa maîtrise d’elle-même pour s’empêcher de le serrer dans ses bras. “Terry!” répéta-t-elle, retenant ses larmes. 

“Est-ce vraiment toi?” haleta-t-il, sans être encore sûr que ce n’était pas un rêve. 

“Bien sûr que c’est moi!” pouffa-t-elle, « Tu ne vois pas mes taches de son ? » “Vous avez le visage plein de taches de son!” riposta-t-il, souriant du mieux qu’il pouvait. Puis il essaya de s’asseoir, mais une douleur aiguë le fit immédiatement renoncer. “Non, ne fais pas ça!” dit-elle vivement, en le tenant doucement par les épaules. « Tu as subi une triple opération cette nuit. Tu ne vas pas devoir quitter ce lit pendant un moment. » Le jeune homme sentit la peau de son épaule brûler sous le toucher de Candy, mais la sensation était si incroyablement agréable qu’il mit aussitôt l’une de ses mains sur les siennes, renvoyant à la jeune fille les mêmes vagues de chaleur. 

Candy se rejeta immédiatement en arrière, choquée par la sensation. “S’il te plaît, Terry,” dit-elle, essayant d’apaiser le tumulte qu’il avait éveillé dans son cœur. « Promets-moi que tu vas coopérer avec nous pour te rétablir. » “Je vais si mal que ça?” demanda le jeune homme, intrigué. “Tu as reçu trois balles,” répondit-elle de sa voix la plus professionnelle, en dépit des violents battements de son cœur, « tu as eu vraiment de la chance qu’aucune n’ait touché un organe vital, mais les blessures sont profondes, et il te faudra longtemps avant de pouvoir bouger et te débrouiller par toi-même. Et maintenant, laisse-moi te faire cette piqûre. Ça te va ? » acheva-t-elle, prenant la seringue qu’elle avait laissée sur un plateau métallique, posé sur la table. 

Candy eut besoin de toute sa concentration pour prendre le bras du jeune homme et lui faire la piqûre, le pouls constant même si ses jambes tremblaient, sans savoir si elle allait rester ou s’enfuir. De son côté, il était complètement assommé par cette vérité écrasante : il était à ses côtés, il sentait ses mains sur lui. Il ne pouvait pas encore croire en son bonheur, même s’il voyait son ange de ses yeux. Terry était déjà habitué à affronter de malheureux retournements du destin, mais la coïncidence heureuse qui lui avait ramené Candy était un tel coup de chance qu’il ne pouvait croire en sa réalité. “Je dois être mort, ceci est le paradis,” pensa-t-il une seconde. Puis un bref coup d’aiguille lui fit réaliser qu’il était encore au nombre des mortels. « Je crois que je suis vivant après tout, » se dit-il, « et… c’est la chance de ma vie ». Ce fut sa dernière pensée, avant que le puissant analgésique ne le fasse s’endormir une fois de plus. 

Candy attendit l’arrivée d’Yves pour l’informer personnellement de la réaction de son patient. Elle serait restée auprès de Terry si le docteur n’avait vivement insisté pour qu’elle aille se reposer. La jeune femme quitta la salle à contrecœur, mais, à chaque pas qu’elle faisait vers sa chambre, elle sentait que ses pieds ne touchaient plus le sol. Lorsqu’elle arriva chez elle, elle se jeta sur le lit étroit et, après le plus profond des soupirs, les larmes commencèrent à rouler librement sur son visage, laissant une sensation rafraîchissante sur la peau. Cette fois, ce n’étaient pas des larmes de désespoir ou d’angoisse. Son cœur n’avait de place que pour deux sentiments agréables : une immense gratitude envers le Ciel pour avoir préservé la vie de Terrence, et le trouble délicieux qui avait saisi son cœur depuis le moment où son patient avait posé sa main sur la sienne. La jeune fille porta la main que Terry avait touchée à sa joue humide, et, fermant les yeux, elle sourit en rêvant comme elle ne l’avait pas fait depuis plus de trois ans. Elle avait presque oublié cette douce chaleur qui naissait dans son cœur, envahissait lentement chacune de ses pores jusqu’à la remplir des pieds à la tête. Au milieu de cette exquise sensation, la jeune femme glissa dans le plus délicieux des sommeils. 

Ce n’est que lorsque des coups frappés lentement à la porte éveillèrent Candy, quelques heures après, que la jeune femme reprit ses sens et revint du pays des rêves où elle s’était échappée. “Entre” dit-elle en bâillant, sachant que le visiteur qui frappait ne pouvait être que Julienne. Lorsque son aînée entra dans la chambre, elle trouva Candy s’étirant, souriante, les joues et les lèvres couvertes d’une légère rougeur et le visage illuminé d’un éclat joyeux. Julienne n’avait jamais vu la jeune femme avec une telle expression, et s’en sentit extrêmement curieuse. 

“On dirait que tu as fait de beaux rêves, » insinua-t-elle avec un sourire entendu. 

“Non, je n’ai pas rêvé du tout, » dit Candy en souriant et se levant d’un air énergique, « mais la nuit dernière, il m’est arrivé quelque chose de merveilleux. » 

“Qu’est-ce que c’était?” demanda Julienne, se demandant si Yves avait quelque chose à voir avec l’éblouissant sourire de Candy. Candy regarda par la fenêtre, le dos tourné à Julienne. 

“D’abord, j’ai cru que j’allais mourir sur place. J’ai passé les heures les plus horribles de ma vie” commença-t-elle d’un ton plus sérieux, « mais ce matin, le soleil m’a réchauffée, et j’ai compris que j’étais la femme la plus heureuse de la Terre » conclut-elle en se retournant vers Julienne. 

“Candy, pourrais-tu m’expliquer ça avec des mots simples ?” demanda Julienne, qui ne comprenait rien au langage poétique de Candy. 

“Oh, Julie,” dit Candy d’un ton heureux, en s’asseyant à côté de son amie et lui prenant la main, « il est ici ! La nuit dernière, j’ai cru qu’il allait mourir et j’ai eu tellement peur, mais aujourd’hui il a déjà surmonté la fièvre et il est conscient. Je suis sûre qu’il va bientôt se remettre et… » 

“Attends une minute, Candy,” interrompit la brune en fronçant les sourcils, « qui c’est, IL ? » 

Alors seulement, Candy comprit qu’elle parlait de Terry à quelqu’un qui ne l’avait vu que quelques fois, et qui peut-être ne se souvenait même pas de son nom. Sans oublier que Julienne ignorait ce que le jeune homme signifiait pour elle – en tous cas, c’était ce que Candy pensait. 

“Eh bien,” bafouilla-t-elle, « je parlais de… de l’homme qui nous a escortées quand nous sommes revenues à Paris. » Une série d’indices isolés s’assemblèrent soudain dans la tête de Julienne, et elle comprit soudain ce que signifiait le visage de Candy. 

“Je vois,” finit par dire la brune, « l’homme sans cœur est de retour » conclut-elle en ouvrant les bras, laissant Candy stupéfaite de son commentaire. 

“Qu’est-ce que tu veux dire par « homme sans cœur », Julie ? ” demanda-t-elle. 

La brune regarda son ami d’un air entendu, puis prit Candy par les épaules avec un sourire complice. 

“Ma chère amie,” commença-t-elle à expliquer, « il faut une femme pour en comprendre une autre. Je n’ai pas eu de mal à comprendre que tu connaissais cet homme depuis plus longtemps que l’hiver dernier. Vous vous connaissez bien, et de plus, je suis sûre que c’est lui dont le souvenir t’a fait pleurer le soir où Yves a essayé de t’embrasser. C’est l’homme sans cœur qui a brisé le tien il y a longtemps. Je me trompe ? » 

Candy resta un moment sans pouvoir parler, stupéfaite de la perspicacité de Julienne, et sans savoir comment répondre à cette question directe. “Non… ce n’est pas vrai,” bafouilla-t-elle, “je veux dire, c’est lui… mais ce n’est pas…” 

Julienne, croisant les bras, lui adressa un sourire d’incrédulité. “Candy!” riposta-t-elle. 

“Eh bien, je veux dire,” continua la blonde, essayant de rassembler ses pensées, « oui, je… je le connaissais… et ,» elle hésita, « je l’aimais… on avait des projets… puis on… on a rompu et tout ça… » 

“Tu vois pourquoi je dis qu’il n’a pas de cœur?” insista Julienne, « Il faut être un abruti complet pour laisser partir une fille comme toi. » 

“Oh, Julie,” répondit Candy, « tu es la deuxième personne à me dire ça, mais la vérité est que nous avons dû rompre à cause des circonstances. Je ne vois pas ça comme si ç’avait été sa faute. » 

“Et comme toutes les braves idiotes du monde,” répondit Julienne, « tu es encore folle amoureuse de lui. Non ? » 

Candy baissa les yeux, déformant sa bouche en une sorte de moue gracieuse. Elle resta un moment sans parler. “Oh, Julie!” finit-elle par s’exclamer, “tu as tellement raison!” avoua-t-elle, admettant sa défaite. La jeune femme résuma à son amie le passé qu’elle avait partagé avec Terry, et les causes qui les avaient séparés. Julienne se sentit fortement émue par cette triste histoire, et, lorsque la blonde eut fini son récit, elle ne put s’empêcher de verser une larme. 

“Je ne sais pas comment tu as fait pour survivre” sanglota-t-elle, « si c’était arrivé à Gérard et à moi, la femme que tu as devant toi en serait morte de chagrin. »

“J’ai cru que ça allait m’arriver,” dit Candy avec un regard attristé, « mais après, le temps passe et tu t’aperçois que tu es toujours vivante. Les jours deviennent des mois, et un matin tu te retrouves en train de compter les années depuis la dernière fois où tu as été dans ses bras, » continua-t-elle mélancoliquement. 

“Mais maintenant, il semble que la vie te donne une seconde chance, tu ne crois pas, Candy ?” demanda Julienne, essayant de remonter le moral de son amie. 

“Je ne sais pas vraiment ce qu’il éprouve pour moi… mais…” la blonde s’arrêta en hésitant. “Mais?” “Eh bien, je suis heureuse de savoir qu’il va guérir et que je peux l’y aider,” conclut-elle d’un air pensif. 

“Oh, Candy!” dit Julienne en fronçant les sourcils, « Je crois que tu devrais penser plus souvent à toi-même, ma fille. Profite de la situation, » ajouta-t-elle d’un air espiègle. 

“Qu’est-ce que tu veux dire ?” demanda innocemment la blonde. “Mon Dieu, ma fille!” s’exclama son aînée, à qui la naïveté de Candy commençait à faire perdre patience. « C’est toi qui le soignes. Tu vas avoir tellement d’occasions d’être avec lui, de lui parler, de passer du temps avec lui, » et elle ajouta avec un sourire malicieux « tu vas pouvoir devenir vraiment proche de lui. Tu sais comme le contact physique est nécessaire avec nos patients. » 

Les yeux de Candy s’ouvrirent largement lorsque la connexion se fit dans sa tête. Puis le souvenir de la nuit précédente lui revint, et elle imagina ce qu’elle aurait ressenti si Terry avait été conscient au moment où elle le préparait pour l’opération ! “La toilette!!!” dit-elle en pâlissant. Lorsqu’un patient ne pouvait se lever pour prendre un bain, les infirmières devaient le déshabiller et lui frotter le corps avec une éponge. “Oui, c’est un bon exemple,” répondit Julienne d’un ton naturel, “il ne pourra pas se lever de ce lit avant quelques jours, et…” 

“JE NE PEUX PAS FAIRE ÇA !” cria Candy, passant de la pâleur à une profonde rougeur. 

“Allez, Candy,” sourit Julienne, « tu as fait ça des centaines de fois avec plein d’autres patients ! » 

“NON, TU NE COMPRENDS PAS!” hurla la blonde, « JE NE PEUX PAS FAIRE ÇA AVEC LUI. C’EST DIFFERENT ! CE SERAIT TELLEMENT… TELLEMENT… EMBARRASSANT!!! » 

“Mais, Candy, sois raisonnable,” rétorqua Julienne, « tu es son infirmière, ce sera une partie de ton travail pendant les premiers jours de sa convalescence. Ne sois pas bête ! » acheva-t-elle, amusée par le visage horrifié de Candy. 

“Alors, je ne serais plus son infirmière !” conclut-elle abruptement, en se rongeant nerveusement les ongles, « Je trouverai une remplaçante ! » 

“Mais, Candy!” 

“Oui, c’est exactement ce que je vais faire!” acheva la jeune femme, essayant de rassembler ses pensées en dépit de son anxiété soudaine. Elle était convaincue que c’était la meilleure solution au problème. Mais elle ne comptait pas sur les plans de Terry. 

Plus tard dans la journée, Terry se réveilla pour découvrir qu’au lieu de son ange blanc, un homme de grande taille, en blouse blanche, se tenait à son chevet. Il écrivait sur un carnet d’un air absent, mais sentit bientôt la force des deux yeux qui le fixaient. Puis les yeux des deux hommes se rencontrèrent, le gris acier heurtant le bleu-vert iridescent, et Yves se rappela soudain qui était l’homme qu’il avait opéré la nuit précédente. Il restèrent silencieux pendant un moment inconfortable. Chacun était franchement contrarié par la présence de l’autre. 

“Il semble que nos chemins se croisent à nouveau” dit Terry, qui fut le premier à parler. 

“Oui, en effet,” répondit froidement Yves. 

“C’est vous qui m’avez sauvé la vie?” demanda Terry avec difficulté. 

“Eh bien, c’est moi votre médecin, oui,” répondit Yves, essayant de toute ses forces de se maîtriser pour agir en professionnel. Le jeune médecin était furieux de sa réaction : il ne trouvait aucun argument raisonnable pour justifier sa répulsion envers un homme qu’il n’avait vu qu’une fois dans sa vie, et pendant un bref moment. 

« Je m’appelle Bonnot, Yves Bonnot, » se présenta-t-il en tendant la main au patient. Terry accepta le geste, mais il lui fallut aussi un sérieux effort pour serrer la main à son interlocuteur. 

“Terrence Graham Grandchester,” dit le jeune homme en regardant Yves dans les yeux. « J’ai une dette envers vous, Bonnot, » admit Terry, en dépit de la méfiance que lui inspirait Yves. 

“Pas du tout, sergent,” dit sèchement Bonnot, « je n’ai fait que mon travail. Vous avez eu beaucoup de chance de survivre à l’opération et à la fièvre. Maintenant, tout va dépendre de votre coopération. Il vous faudra rester au lit, bouger le moins possible et suivre un régime strict » récita Yves, luttant contre son inexplicable répulsion. 

“Je suis sûr d’être en de bonnes mains,” murmura Terry. 

“Merci,” répondit Yves, surpris de ce qu’il prenait pour un compliment. 

“Je parlais de MON infirmière,” dit Terry d’un ton venimeux. 

“Je vois,” répondit Yves, profondément contrarié mais prêt à riposter, « si vous parlez de Mademoiselle André, vous devez savoir qu’elle n’est pas votre infirmière personnelle. Elle a beaucoup de responsabilités dans cet hôpital, et vous pourrez tout aussi bien être soigné par d’autres infirmières. » 

Terry sentit le choc de la réponse caustique d’Yves. « Va au diable, salopard de Français ! » pensa-t-il, « Si tu veux la guerre, tu vas l’avoir. » 

“Eh bien, en tous cas, je sais très bien entre les mains de qui je suis,” répondit Terry, appuyant avec supériorité sur “très bien” et souriant d’un air crapuleux. 

Patty avait reçu une autre lettre de ses parents, lui demandant de revenir en Floride. La jeune femme laissa la missive au sommet de la pile qu’elle gardait dans un tiroir oublié. Elle se leva de la chaise où elle avait été assise le temps de répondre à sa famille. Elle avait griffonné quelques lignes pour ses parents, leur disant qu’elle resterait quelques semaines de plus avec ses amis, et une longue lettre pleine de détails pour sa grand’mère. Patty pensa que, même si ses relations avec ses parents n’avaient jamais été ce qu’elles auraient dû être, elle n’était pas une pauvre petite fille riche : elle avait toujours eu sa grand’mère Martha à ses côtés, ange et complice de son enfance et de son adolescence. A vingt ans, Patty avait encore dans la vieille dame une amie fidèle et une confidente. 

La jeune femme marcha lentement jusqu’à la fenêtre, et sa vue se perdit dans la beauté de la roseraie du manoir André, aux environs de Lakewood. La vue était bien celle que Candy lui avait toujours décrite, et au-delà. Sous le splendide soleil de l’été, les roses fleurissaient dans toute leur gloire, et l’air transportait leur parfum dans toute la propriété. Patty sentit une brise douce et chaude venir lui caresser le visage lorsqu’elle ouvrit la fenêtre pour respirer le doux parfum qui lui rappelait toujours Candy. Un torrent d’émotions, nouvelles et anciennes, s’était mis à baigner son âme durant les six derniers mois. Par ce paisible matin d’été, chacune de ses cordes internes semblait chanter une chanson aux notes inattendues et nouvelles. La jeune fille sourit en dénouant ses cheveux, qui tombèrent sur ses épaules comme un voile sombre, dansant dans le vent d’été. 

Patty, Archie et Annie passaient quelques jours au manoir de Lakewood, chaperonnés de près par grand-tante Elroy. Ce dernier détail n’avait pas été un obstacle aux fréquentes visites que Tom avait rendues à ses amis. Quoique la vieille dame n’eût aucune envie de s’abaisser à fréquenter les « gens du commun », elle ne pouvait oublier comme le jeune homme avait été proche de son cher petit-neveu disparu, dont elle avait toujours gardé le souvenir. Grâce à Anthony, Tom avait donc ses entrées au manoir et ses visites étaient toujours bienvenues, surtout pour une paire d’yeux féminins sombres, qui s’éclairaient dès que la carriole du fermier apparaissait à distance. 

L’amitié de Patty et de Tom avait grandement progressé depuis leur rencontre, au Noël précédent. La gentillesse et la simplicité du jeune homme complétaient bien le caractère doux et timide de Patty. Ils se surprirent tout d’un coup à se confier leurs espoirs et leurs rêves d’avenir, aussi bien que leurs souvenirs tristes. Tom partageait avec Patty la terrible solitude dans laquelle il avait vécu depuis que son père était mort d’une crise cardiaque, quelques années auparavant. Depuis, il s’était jeté de toute son âme dans la tâche complexe qui consistait à faire prospérer sa ferme ; mais tout d’un coup, travailler de l’aube au soir et au-delà était devenu insuffisant, et son âme lui réclamait une autre sorte de réconfort. Patty, de son côté, livrait à Tom toute la souffrance que la mort d’Alistair avait laissée dans son cœur, l’abandonnant desséché et dévasté à l’âge tendre de seize ans. 

Peu à peu, le jeune couple commençait à construire un lien solide qui mûrissait en un sentiment plus intense, quoiqu’il ne semblât pas s’en rendre pleinement compte. Tom avait été le premier à accepter ce nouveau malaise dans son cœur, mais il ne trouvait pas de solution à un tel trouble, si différent des problèmes qu’il rencontrait dans sa vie de fermier et d’homme d’affaires. Il n’était pas seulement désorienté par la nervosité ordinaire d’un jeune homme qui ne sait pas comment avouer ses sentiments, mais aussi par une longue liste de considérations sur les différences sociales entre lui et la dame dont il était déjà amoureux. N’ayant pas de père à qui confier ses doutes, Tom décida de demander son avis à un homme qui avait toujours vécu entre la sophistication d’une famille aristocratique et un profond amour pour la nature et la vie simple. 

Qui d’autre qu’Albert pouvait l’aider à trouver de la lumière pour son cœur tourmenté ? Lors d’un voyage que Tom fut contraint de faire à Chicago, pour négocier la vente de son bétail, il profita de l’occasion pour prendre rendez-vous avec le jeune nabab et lui parler en privé. “Je trouve amusant que tu aies pensé à moi pour discuter de cela” gloussa Albert lorsque Tom eût expliqué son dilemme. « Je n’ai jamais été vraiment amoureux, et je n’ai aucune idée de la façon dont on demande une fille en mariage, » avoua son aîné en lui versant un verre de cognac. 

Ils étaient seuls dans la vaste pièce qu’Albert utilisait comme bureau principal dans le manoir de Chicago. “Eh bien, honnêtement,” bafouilla Tom, encore gêné d’exprimer ses sentiments, « ce qui m’inquiète vraiment, c’est sa réaction. Je veux dire, c’est une jeune lady, elle est tellement distinguée, et sa famille a une position, un prestige… Je crois qu’ils n’approuveraient pas… » 

“Tu es un homme riche, Tom,” commenta Albert en s’asseyant dans son fauteuil de cuir favori, « je ne pense pas que Patty manque de quoi que ce soit en étant ta femme. De plus, quand il s’agit de mariage, l’argent est ce qui importe le moins. C’est l’amour qui compte vraiment. » 

“Je sais que je ne vais pas mourir de faim, Albert,” répondit Tom en sirotant le liquide chaud, « mais en dépit de ma stabilité économique, je n’appartiens pas à une grande famille. Mon père m’a laissé un nom honorable, c’est vrai, mais qui n’a pas autant de prestige que le tien, par exemple. Et puis, pour couronner le tout, je sais que j’ai été un orphelin, et ce genre de choses est très important pour les gens de ta classe. » 

“Tu as toujours été digne de confiance, Tom” répondit Albert. Je ne vois pas pourquoi tu considère toutes ces bêtises comme un obstacle. Si elle t’aime, et j’ai des raisons de penser que c’est le cas, il ne devrait pas y avoir d’obstacle entre vous deux. » 

“Tu le penses vraiment ?” demanda Tom, les yeux brillants, « Tu penses qu’elle m’aime ? » 

“Eh bien”, dit Albert en riant, amusé par l’enthousiasme de son ami, « c’est une question que tu devrais lui poser directement, mais oui, j’ai l’impression qu’elle tient à toi. » 

“Et sa famille?” demanda Tom, qui n’était pas encore rassuré, « Tu penses qu’ils vont approuver notre relation, en dépit de mes origines ? » 

“Hummm, ça, c’est différent,” admit Albert en se frottant le menton, “je sais que la grand’mère de Patty sera certainement ta plus fidèle alliée, mais je ne peux pas dire grand-chose de ses parents. En tous cas, je ne pense pas que tu devrais t’en inquiéter trop. Si Patty t’aime vraiment, elle trouvera quoi faire avec les objections de sa famille, et même comment leur résister si leur opposition est forte. Et puis, quand la guerre sera finie, et j’espère que ce sera bientôt, Mr et Mme O’Brien vont sûrement revenir en Angleterre, et cela vous donnera l’occasion de construire un mariage sain, loin de l’influence de la famille. » 

Une lumière douce brilla dans les yeux de Tom quand il entendit les paroles réconfortantes d’Albert. Le soir même, le jeune homme reprit le train pour Lakewood, le cœur plein d’espoirs renouvelés. Une résolution ferme avait succédé à ses hésitations. Demain matin, il reviendrait au manoir des roses. 

C’était un splendide matin de juin, et un soleil des plus clairs entrait par la fenêtre proche du lit de Terry. Sur la table de nuit, un petit vase contenant un lys accueillit le jeune homme lorsqu’il ouvrit les yeux pour reconnaître les environs. Il était installé dans une grande salle qu’il partageait avec quinze autres patients, l’air était chargé d’une forte odeur d’antiseptique, et une femme en blanc prenait la température de son voisin. L’infirmière était incroyablement maigre et avait un long nez, des cheveux châtain clair noués en chignon, et deux yeux d’un bleu clair glacé. Terry l’observa un instant d’un air attentif. Après examen, il jugea que la femme pouvait approcher de la quarantaine et était décidément et absolument laide. Elle lui rappelait une image du Magicien d’Oz, dans un volume superbement illustré qu’il avait lu étant enfant. 

“Cette femme,” se dit-il, “ressemble vraiment à la Méchante Sorcière de l’Est.” A cette pensée, il ne put éviter un fou-rire étouffé.

  “Il est bon que vous sembliez être de si bonne humeur,” dit la « Méchante Sorcière » avec un sourire pincé. « Maintenant, puisqu’il semble que vous alliez bien, il est temps de changer ces bandages et de faire votre toilette, jeune homme. » continua-t-elle d’une voix monotone. Terry regarda la femme avec de grands yeux tandis que sa voix sonore pénétrait ses oreilles.

  “Attendez une minute!” dit-il sans pouvoir cacher sa contrariété, « Où est Candy ? » 

La femme ne fut pas surprise par la question de Terry. Il n’était pas le premier patient à insister pour être soigné par l’infirmière la plus aimée de l’hôpital. Elle prit donc la question du jeune homme à la légère et commença à préparer Terry pour le bain.

“J’ai posé une question, et j’aimerais bien recevoir une réponse !” dit véhémentement le jeune homme, « Et qu’est-ce que vous fabriquez, Mademoiselle ?!! » demanda-t-il, visiblement alarmé, quand la femme commença à le déshabiller. Comme elle ne prêtait pas attention à ses protestations, il la saisit par le poignet pour arrêter ses mouvements. 

“Alors, vous allez être un enfant difficile, hein?” commenta moqueusement la femme, en se dégageant de la poigne de Terry par une soudaine torsion. « Je connais bien le truc. » 

“Où est Candy?” demanda à nouveau Terry. Son humeur était déjà devenue massacrante. 

“Laissez-moi vous expliquer comment marchent les choses ici, fiston” dit la femme en croisant les bras sur sa poitrine plate, « Vous êtes dans cet hôpital pour vous remettre des blessures que vous avez reçues au front, mais ça ne veut pas dire que des jolies blondes vont s’occuper de vous tout le temps pour satisfaire votre ego masculin. Mademoiselle André a été affectée à une autre salle, et dorénavant c’est moi qui m’occuperai de vous le matin. Et ma responsabilité consiste pour le moment à faire votre toilette à l’éponge. Alors, vous coopérez ou non ? » 

“Faire ma quoi?” hurla Terry, choqué à cette idée. « Pas question, Madame !!! Je peux prendre une douche moi-même, dites-moi juste où… » Il essaya de se lever, mais, une fois de plus, une douleur aiguë traversa son corps, l’obligeant à se recoucher. 

“Parfait, parfait!” rétorqua la femme, « Continuez à bouger comme ça, et vos blessures vont s’ouvrir tellement que je vais devoir vous faire quelques points sans anesthésie. Et maintenant, arrêtez de faire et de dire des bêtises, et laissez-moi travailler. » La femme profita de la douleur que subissait Terry pour commencer le bain, pendant qu’un jeune homme très frustré maudissait silencieusement la Méchante Sorcière de l’Est, le damné docteur français qu’il croyait responsable de l’absence de Candy, et tout le monde alentour. 

Cinq jours avaient passé depuis que Terry s’était éveillé pour la première fois à l’hôpital Saint-Jacques. De tout ce temps, il n’avait pas vu Candy du tout. La Méchante Sorcière, qui s’appelait Nancy, continuait à s’occuper du jeune homme le matin ; Yves le visitait régulièrement chaque après-midi, en évitant toujours les questions directes de Terry à propos de Candy ; une jeune infirmière frêle, nommée Françoise, s’occupait du jeune homme l’après-midi, et, le soir, une vieille dame prenait le relais. Aucun signe de Candice Neige. Néanmoins, le matin du sixième jour, Terry remarqua pour la première fois que le lis, dans le vase posé sur sa table de nuit, ne s’était pas fané. Sa mère avait une prédilection particulière pour ces fleurs, et il se souvenait de leur caractère éphémère. Le jeune homme se demanda comment la fleur avait pu rester fraîche et épanouie aussi longtemps. C’est alors qu’il remarqua nerveusement que les autres patients n’avaient pas de fleurs sur leurs tables de nuit. Qui pouvait bien lui apporter cette fleur et s’assurer qu’il en ait toujours une fraîche pour éclairer sa journée ? Terry déduisit que quelqu’un remplaçait la fleur chaque nuit pendant qu’en dépit de ses insomnies habituelles, il dormait profondément sous l’effet des tranquillisants. Il décida donc que ce soir-là il ne prendrait pas les pilules offertes par la vieille infirmière, et resterait éveillé pour voir quelle main aimante lui apportait ce délicat présent. La seule idée qu’il pût s’agir de Candy le faisait vibrer de joie. 

La nuit finit par venir et, peu à peu, le bruit des patients bavardant d’un lit à l’autre commença à faiblir à mesure que les blessés s’endormaient. A minuit, la salle reposait dans un silence total. C’est alors que Terry entendit des pas féminins approcher depuis l’entrée, et se diriger ver son lit. Les pas s’arrêtèrent soudain devant lui, et il put entendre un bruit léger de cristal et d’eau qui coulait. Une main délicate tenait un lys frais et allait le placer dans le petit vase, quand elle fut interceptée par une autre main, beaucoup plus grande et forte. 

“Je t’ai prise la main dans le sac, visiteuse nocturne !” chuchota Terry, en souriant, à une Candy très surprise. 

“Terry!” s’étouffa la jeune femme, « tu devrais être endormi. » 

“Comment serait-ce possible, si tu m’abandonnes toute la journée?” reprocha-t-il sans lâcher la main de Candy. 

“Je… je… ne t’ai pas abandonné, Terry,” bégaya-t-elle, « tu te remets plutôt bien et je… j’avais d’autres obligations. » 

“Mais tu aurais pu passer dire un petit bonjour, non?” se plaignit-il, tandis que son pouce commençait à caresser la main de la jeune femme. 

En réalité, il en avait quelque peu voulu à Candy de son absence des jours précédents, mais qu’elle soit venue le voir chaque soir pour mettre une fleur fraîche dans le vase signifiait tant, pour lui, qu’il avait déjà oublié son ressentiment. De plus, la peau de la jeune femme était si douce et chaude sous sa main qu’il ne pouvait être fâché contre elle. 

“J’étais occupée, disons,” s’excusa-t-elle, « et maintenant, Terry, tu peux lâcher ma main ? » demanda-t-elle nerveusement, anxieuse de couper le contact physique avec le jeune homme avant qu’il ne puisse remarquer les frissons qu’il envoyait dans tout son corps. 

“Pas avant que tu ne me promettes de rester un peu pour parler,” dit-il avec un regard des plus sérieux. 

“Il est minuit passé, Terry !” répondit-elle, scandalisée, « tu devrais dormir ! » 

“Je n’y arrive pas, et je me suis pas mal ennuyé ces derniers temps,” insista-t-il sans relâcher son étreinte. 

“D’accord, tu as gagné,” céda-t-elle en roulant des yeux, « mais laisse-moi mettre la fleur dans le vase. » 

Le jeune homme lâcha à regret la main de Candy et, en dépit de son soulagement, la jeune fille ressentit aussi un terrible froid lorsque sa peau ne sentit plus le contact de celle de Terry. Elle plaça la fleur dans le vase, cherchant désespérément une excuse qu’elle pourrait donner à Terry. 

Comme elle l’avait décidé le premier jour, Candy avait demandé d’être affectée à une autre salle, après que Julienne lui ait fait réaliser ce qu’elle devrait affronter en s’occupant du jeune homme. Depuis, elle avait regretté de ne plus voir Terry, mais, redoutant ses questions et ne sachant pas ce qu’elle répondrait, elle avait préféré ne pas s’approcher de lui. Malgré ses peurs, elle avait décidé d’offrir une fleur chaque jour à Terry, afin qu’il puisse avoir quelque chose de beau près de lui pour éclairer les mornes journées de l’hôpital. Mais maintenant qu’elle avait été prise sur le fait, elle n’avait aucune idée de la façon dont elle allait se tirer d’affaire. 

“Qu’est-ce que tu as fait, tout ce temps, qui puisse être plus important que t’occuper d’un vieil ami dans le besoin,” plaisanta-t-il pendant qu’elle s’asseyait sur une chaise voisine. 

“Eh bien, des tas de choses,” marmonna-t-elle, « j’ai été longtemps de service à la salle d’opération. » 

“Moi, au contraire, j’ai passé mon temps à te regretter et à m’ennuyer,” se moqua-t-il doucement avec un regard intense, « tu as été très dure avec ton vieil ami. » 

“Mais tu as été en de bonnes mains” se défendit-elle. 

“Oh oui, pour sûr !” grimaça Terry. « La Méchante Sorcière de l’Est, Mademoiselle Petites Mains Froides, et Ma Mère l’Oie, sans parler de ce pitoyable Français. » 

“Qu’est-ce que tu racontes, Terry?” demanda Candy sans comprendre, « La Méchante Sorcière de l’Est ? » 

“Je parle de la “douce” Nancy, qui insiste pour me frotter la peau jusqu’à ce qu’elle soit rouge et enflée,” se plaignit-il. « Mon Dieu ! C’est la chose la plus horrible que j’aie jamais vue. Il devrait y avoir une loi pour interdire aux hôpitaux d’engager des infirmières aussi affreuses. » 

“Terry!” cria-t-elle, visiblement contrariée, « Nancy est une infirmière compétente, et tu ne devrais pas l’appeler d’un surnom aussi affreux. Vas-tu enfin apprendre à appeler les gens par leur vrai nom? » 

“Les vrais noms, ça m’ennuie,” répondit-il nonchalamment, « prends Taches de Son, par exemple, n’est-ce pas un nom plus intéressant et plus évocateur que Candice ? » 

“Oh, tu es insupportable!” riposta-t-elle. 

“Non, tu es injuste, ma chère,” dit-il avec un regard étincelant, « quelqu’un de vraiment insupportable à un degré impossible, c’est ton pitoyable Français. » 

“Et qui est-ce, puis-je le savoir?” s’étonna Candy. 

“Qui d’autre, sinon ce déplorable docteur que je dois supporter,” expliqua-t-il d’un ton amer. 

“Terrence!” dit Candy d’un ton de reproche, « Yves est un grand médecin, et au cas où tu n’y aurais pas pensé, il t’a sauvé la vie ! » 

“Oh oui, oui je sais déjà ça, et je lui suis reconnaissant,” affirma-t-il, « mais je ne peux pas le supporter : je me doute que c’est lui qui a arrangé les choses pour que tu n’approches plus de moi ! » 

“De quoi parles-tu?” demanda Candy d’un air incrédule, « Où est-ce que tu as pris cette idée stupide ? » 

“Allez, Candy! Tu penses que je suis bête au point de ne pas voir que cet idiot de Français est fou de toi?” répondit-il, commençant à perdre son sang-froid. 

“Je ne te permets pas de parler d’Yves comme ça. Il n’a rien à voir avec le fait que je ne travaille plus dans cette salle. C’est moi qui ai demandé à changer !” explosa Candy. Quand elle se rendit compte de ce qu’elle avait dit, il était trop tard pour reculer. Les mots étaient déjà prononcés. 

“Oh, vraiment!?” dit Terry avec rancune, « Alors, tu as décidé que j’étais une espèce de lèpre, et son altesse a préféré se tenir à l’écart. » 

« Tu ne comprends pas, Terry ! » répondit Candy, déjà prise au piège de ses vieilles habitudes batailleuses. 

“Bien sûr que si, je comprends,” continua-t-il, « mais je vous le dis, Mademoiselle André, vous ne vous débarrasserez pas de moi si facilement ! » 

“C’est une menace?” demanda-t-elle d’un ton de défi. 

“Prends-le comme tu veux, mais tu entendras bientôt parler de moi !” dit-il en croisant les bras. 

“Très bien, à toi de commencer !”. Furieuse, elle se leva de sa chaise et quitta la pièce. Candy s’arrêta juste après être sortie de la salle. Ses joues étaient rouges d’émotions contradictoires, et son cœur battait furieusement. Les paroles de Terry résonnaient à ses oreilles en un écho insistant. 

“La Méchante Sorcière de l’Est !” murmura-t-elle, sans pouvoir réprimer un sourire. « Où est-ce qu’il prend tous ces noms ? Et où est-ce qu’il a vu qu’Yves était « fou » de moi… Serait-il possible que Terry… qu’il soit… jaloux !!?? ». Candy fit non de la tête, repoussant cette pensée, en se dirigeant vers sa chambre. 

Dans son lit, Terry regarda la fleur que la jeune femme avait laissée sur sa table. Un sourire sur les lèvres, il s’endormit en calculant ce qu’il ferait le lendemain matin. 

“Qu’est-ce qui se passe, Docteur Collins ?” demanda le major Vouillard, lorsque le médecin américain entra dans son bureau par un après-midi paisible. Vouillard venait d’apprendre qu’il y avait un cas d’urgence dans l’une des salles. 

“Eh bien, Monsieur,” commença l’homme en hésitant, « j’ai peur qu’il y ait une sorte de… de » 

“De quoi, Dr Collins?” s’impatienta Vouillard. 

“Une mutinerie” marmonna Collins. “Redites-moi ça” demanda Vouillard, fronçant ses épais sourcils avec incrédulité. 

“Une mutinerie, Monsieur,” répéta Vouillard, la figure pâle, « les patients, dans toute la salle, font une espèce de grève, ils refusent de suivre les prescriptions et ils ont même arrêté de manger. » 

De toute sa vie de soldat, Vouillard n’avait jamais entendu parler de personnel militaire se mettant en grève. Il s’assit sur sa chaise en se grattant la nuque. 

“Pourriez-vous me dire de quoi ces patients se plaignent?” demanda Vouillard, après le temps nécessaire pour se remettre de son étonnement. 

“Voyez-vous, Monsieur,” commença Collins d’une petite voix, sans vraiment savoir comment expliquer ce qui se passait, « en fait, en fait, ils réclament une certaine infirmière. » 

“QUOI?” hurla Vouillard. 

“Cette infirmière,” continua Collins, « elle travaillait dans cette salle il y a quelque temps, puis elle a été mutée, et les patients veulent qu’elle revienne. » 

“Et puis-je savoir qui est cette infirmière si populaire?” demanda Vouillard d’une voix irritée. 

“Mademoiselle André, Monsieur” dit le docteur. Vouillard porta la main droite à son front en signe de frustration, et hocha la tête. 

“Cette fille va me rendre fou un de ces jours !” s’exclama-t-il. 

“Qu’est ce qu’on doit faire avec les patients, Monsieur?” demanda Collins d’un ton craintif. 

“Pour l’amour de Dieu, Collins!” dit Vouillard, en ouvrant les bras d’un geste nerveux, « Nous n’avons pas de temps pour de telles bêtises, Mademoiselle André peut travailler n’importe où pourvu qu’il n’y ait pas de danger. Renvoyez-la dans son ancienne salle, et que ces patients profitent à nouveau de sa charmante présence, mais s’il y a encore une de ces mutineries, je serai contraint de l’envoyer dans un autre hôpital ! » 

Après une longue attente qui avait semblé éternelle à Terrence Grandchester, une mince silhouette blanche apparut à l’entrée de la salle commune. Le lit de Terry était placé dans un coin, à l’extrémité de la vaste salle, éclairé par une large fenêtre. De sa position, il pouvait voir la silhouette féminine se déplacer lentement de lit en lit, saluant ses patients d’un sourire et leur offrant quelques mots de réconfort. Cette fois, le jeune homme se permit de jouir librement de la ravissante vision. Ses yeux dévoraient chaque pouce de sa silhouette harmonieuse, enveloppée dans un uniforme blanc qui lui descendait aux chevilles. Son esprit jouait avec le souvenir d’une Candy de quinze ans, changeant de vêtements par un après-midi ensoleillé de mai. 

La jeune femme qu’il avait devant lui était tout de même encore plus belle et tentatrice que le souvenir qu’il chérissait. Il bénit intérieurement la nature qui avait doté la femme qu’il aimait d’une beauté aussi époustouflante. Depuis la nuit où il avait surpris Candy dans sa visite furtive, elle revenait le matin pour changer le lis. Mais ils n’avaient pas beaucoup de temps pour parler, car elle était toujours pressée ; elle lui souriait et partait aussitôt. Il avait réfléchi longuement à ce qu’il dirait à la blonde la prochaine fois qu’il pourrait lui parler, mais, en la voyant s’approcher de son lit, il se perdit dans son admiration, et sa tête sembla ne pas répondre à ses ordres. 

Les choses ne s’arrangèrent pas, lorsqu’il observa que plus d’un patient regardait la jeune fille avec l’intérêt naturel d’un œil masculin qui voit passer une belle femme. Mais il ne pouvait blâmer ses camarades, d’autant qu’il avait une dette envers eux pour l’aide qu’ils lui avaient apportée, lorsqu’il avait émis l’idée de faire revenir Candy dans la salle. Il n’avait pas été difficile à l’éloquent jeune homme d’entraîner les hommes à protester fermement, jusqu’à ce que la jeune femme revienne prendre le service du matin, à la place de la Méchante Sorcière. La présence de Candy dans la chambre n’était donc que le résultat d’une habile manipulation de la volonté des autres. Il pouvait se sentir fier de sa réussite, mais ce n’avait été que la première partie de son plan. La deuxième étape devait maintenant commencer : battre le « salopard de Français » était dans son esprit le prochain objectif. Puis Terry se rappela sa dernière rencontre avec Yves, et son sang commença à bouillir, le mettant d’une humeur massacrante. 

“Alors, vous avez finalement eu ce que vous vouliez, sergent,” avait été la première phrase d’Yves, l’après-midi précédent, lors de sa visite quotidienne. 

“Vous voyez que je fais confiance à nos processus démocratiques et au pouvoir de la volonté populaire. Vous êtes français, vous devriez comprendre ça, Mr Bonnot,” avait répliqué Terry nonchalamment. 

“Puis-je vous poser une question, sergent?” demanda Yves, les yeux étincelants, tout en examinant les blessures de Terry, « pensez-vous honnêtement que Mademoiselle André aura le temps et l’envie de supporter vos avances ridicules ? » 

“Très drôle, Mr Bonnot,” grimaça Terry, « mais je ne pouvais attendre moins, d’un homme qui ne voit pas qu’il a mis ses espoirs dans un rêve impossible. » continua-t-il d’un ton caustique. « Ouille ! Ça fait mal ! » cria-t-il en sentant qu’Yves le pinçait « accidentellement » à l’endroit où sa blessure était la plus douloureuse. 

“Qu’est-ce que vous voulez dire?” demanda Yves, fixant les yeux durcis de Terry et montrant à son rival la même lueur menaçante. 

“Ce que vous avez entendu, docteur,” répondit Terry, « je sais quelles sont vos intentions pour Candy. » 

“Qui ont toujours été honnêtes. Ce que je ne peux pas dire des vôtres,” répliqua Yves, surpris du défi direct que lui lançait son rival. 

« Pour ce que j’en vois, vous cherchez juste à vous amuser un peu durant votre séjour dans cet hôpital. Alors, je vous avertis, Grandchester, n’essayez pas de faire le beau avec Mademoiselle André… Et depuis quand l’appelez-vous Candy ? » 

Cette dernière question fut l’indice qui amena un sourire de supériorité sur le visage de Terry. 

« Voilà ce que je cherchais » pensa-t-il. “C’est une longue histoire, docteur,” dit Terry d’un ton sarcastique, « mais vous avez tort si vous pensez que je veux juste m’amuser avec Candy. Au contraire, c’est une très vieille amie à moi. » 

Les paroles de Terry eurent un goût empoisonné dans les oreilles d’Yves. « Candy connaissait-elle si bien cet homme ? » se demanda-t-il intérieurement, mais, en dépit de sa surprise, il eut le courage de répondre au regard insolent de Terry. “Alors, j’espère que vous vous conduirez en bon ami, et que vous ne l’importunerez pas,” dit-il froidement, « à propos, à partir de demain vous allez pouvoir vous lever et vous déplacer en chaise roulante. Vous pourrez prendre une douche vous-même » furent les dernières paroles d’Yves avant qu’il ne laisse Terry seul. 

Vraiment, rien que le souvenir d’une telle conversation donnait à Terry envie d’étrangler ce docteur, mais la magnifique vision qui s’approchait de son lit lui fit oublier sa colère, lorsque Candy finit par lui adresser un sourire. 

“Bonjour, Terry!” dit-elle doucement. « Comme tu vois, tu as réussi ta petite révolution. » Le jeune homme regarda Candy, cherchant un signe de contrariété ou de ressentiment sur son visage, mais il ne put voir que l’expression lumineuse et naïve qui l’avait toujours charmé. Il avait imaginé qu’elle serait furieuse contre lui, après qu’il ait fait un tel scandale pour l’avoir comme infirmière, et il était préparé à une autre joute verbale avec la jeune femme. Néanmoins, au lieu de sourcils froncés, il voyait deux yeux verts, clairs et attirants, regarder dans les siens. 

“Je t’avais bien dit que tu entendrais parler de moi,” dit-il, reprenant confiance devant son attitude amicale, « mais je pensais que tu serais fâchée contre moi. » 

“Il n’y a pas de raison,” dit-elle en relisant le rapport médical, « j’avais demandé à passer dans une autre salle parce qu’il y avait quelques cas intéressants là-bas, » mentit-elle, les yeux fixés sur le papier pour qu’il ne puisse pas voir sa nervosité, « mais ces patients sont sortis de l’hôpital maintenant, alors je n’ai plus d’objection à travailler ici. En fait, je dois admettre que c’était, comme qui dirait… flatteur que tout le monde ait tellement envie que je revienne, » acheva-t-elle, posant le papier et se préparant à donner son remède à Terry. 

En réalité, Candy redoutait moins de travailler avec Terry maintenant que le docteur l’avait autorisé à se déplacer. Il serait un peu plus indépendant, et elle n’aurait pas à se trouver dans des situations trop embarrassantes avec lui. Lorsqu’elle avait reçu l’ordre de reprendre son ancien poste, Candy avait même été heureuse de ce changement, car il lui permettrait de rester plus longtemps avec Terry. « Après tout, » avait pensé Candy, se surprenant elle-même, « Julie a peut-être raison… et ce pourrait être… une nouvelle chance… » Néanmoins, elle ne pouvait s’empêcher de penser, en même temps, à Yves. 

“Je parie que TON docteur n’apprécie pas beaucoup cette idée,” suggéra Terry d’un air rusé, en observant intensément chaque mouvement de Candy. 

“Oh, arrête avec ça, Terry !” rétorqua Candy, en essayant de rassembler assez de courage pour découvrir les bandages de Terry sous le regard pénétrant du jeune homme. « Yves n’est pas MON docteur, et il n’a pas de raison d’être fâché pour ça, » répondit-elle. 

“Il est fou amoureux de toi. Tu as remarqué ?” insista-t-il, en partie parce qu’il voulait voir la réaction de la jeune femme à ce commentaire, mais aussi parce qu’il lui fallait continuer à parler pour cacher les émotions qui le troublaient, pendant que les mains délicates de Candy volaient sur sa peau, frottant légèrement son torse nu comme des papillons joueurs. 

“Je ne pense pas que la vie privée d’Yves te concerne, Terry,” dit-elle, l’air sérieux, en le regardant droit dans les yeux pour la deuxième fois de la matinée, mais détournant aussitôt le regard. Elle redoutait trop les profondeurs liquides de ses yeux. “C’est quelque chose qui m’intéresse, parce qu’elle est mêlée à la tienne, ma vieille amie,” murmura-t-il en piégeant une fois de plus la main de Candy dans la sienne. 

“Eh bien, ma vie privée ne devrait pas te concerner non plus,” répondit-elle sèchement, en libérant sa main de l’étreinte de Terry, « mais en tous cas, tu devrais savoir qu’Yves est seulement mon ami, et à partir de maintenant j’aimerais qu’on arrête de parler de lui. OK ? » demanda-t-elle sur un ton qui était plutôt un ordre. Terry se sentit satisfait des dernières paroles de Candy. Il venait d’obtenir l’information qu’il cherchait. Il n’y avait donc rien de fixé, comme il l’avait imaginé par cette nuit d’hiver. Le père Graubner avait raison, après tout : « il y avait de l’espoir. » Il sentit qu’un doux sirop coulait dans sa bouche jusqu’à atteindre son cœur. S’il n’avait pas été blessé, il se serait certainement levé pour danser joyeusement. Puis, il se dit que c’était assez pousser son avantage pour le premier jour, et il céda aux paroles autoritaires de Candy. “OK, c’est promis, on ne parlera plus du Français” dit-il en levant la main droite. 

“Il a un nom. Il s’appelle Yves, » répondit-elle sévèrement. 

“Très bien, on ne parlera plus de… lui” répondit Terry avec le plus innocent des sourires, sans accepter néanmoins d’appeler le jeune docteur par son vrai nom. 

Candy lui rendit son sourire, sachant que Terry donnait des surnoms à tous les êtres humains qui passaient dans sa vie, et que cette mauvaise habitude était trop enracinée pour disparaître simplement parce qu’elle le lui ordonnait. Mais elle ne s’en souciait pas, car ce n’était qu’un des nombreux petits détails qu’elle acceptait en lui avec la même tendresse qu’elle acceptait ses qualités. 

Il était tard, ce soir-là, lorsque Candy alla se coucher. La journée avait été dure, avec de longues heures dans la salle et encore du travail avec le chirurgien. La jeune femme avait appris que Flanny reviendrait à Paris le lendemain, et ces nouvelles avaient ensoleillé sa journée. La blonde avait hâte de revoir sa vieille amie. De plus, la chambre avait l’air trop vide sans elle. Candy ouvrit sa fenêtre pour sentir la brise du soir. C’était une splendide nuit d’été, pleine d’étoiles. De là-haut, les lumières clignotantes du firmament semblèrent saluer la jeune femme et jouer avec espièglerie dans le vert enfantin de ses yeux. Elle avait dénoué ses cheveux qui tombaient, en une cascade dorée en boucles capricieuses, jusqu’à sa taille. Candy porta les deux mains à sa nuque et enfouit ses doigts dans la longue crinière. La nuit était vraiment chaude. Peut-être trop chaude pour que son cœur apaise ses anxiétés après les émotions de la journée. Elle ne pouvait oublier ni ces deux yeux clairs qui la regardaient d’une façon si attirante, ni le souvenir de ses propres mains sentant les muscles fermes de sa poitrine et de ses bras. Il était impossible d’ignorer avec quelle insistance il cherchait un contact, et combien ses phrases étaient toujours imprégnées de tendresse. Etait-il possible qu’après toutes ces années, après tout le temps qu’il avait passé avec Suzanne, il ait encore des sentiments pour elle ? Ou est-ce qu’il voulait juste s’amuser ? 

“Il est célèbre, sa carrière est lancée, et il est terriblement beau,” se dit-elle, « tellement de femmes doivent lui courir après sans arrêt, maintenant qu’elles savent qu’il est libre. Je suis sûre que la plupart de ces femmes sont beaucoup plus belles et sophistiquées que je ne le serai jamais. Est-ce qu’il peut encore avoir des sentiments pour une simple infirmière qui a été sa petite amie au collège ?… Et pourtant, il m’a appelée dans son délire… » 

Candy baissa les yeux, et son regard tomba sur une lettre que quelqu’un avait laissée sur sa table de nuit. Elle reconnut immédiatement l’écriture d’Yves sur l’enveloppe. Elle ouvrit la lettre et lut son contenu: « Ma chère Candy, M’honoreras-tu en acceptant cette humble invitation ? Je voudrais t’amener à la fête du 14 juillet. Il y aura des feux d’artifice et un bal. Je te le dis à l’avance, pour que tu puisses y réfléchir. Toujours à toi, Yves » Candy soupira et s’étendit sur son lit en se frottant le menton avec la lettre, se demandant ce qui se passait dans son cœur. 

A suivre ...

Note de l’auteur: 

Les réjouissances ne font que commencer, mes amis… Et, oui, je sais que toutes les Terryloveuses rêvent d’être la Méchante Sorcière de l’Est. En voilà une qui a de la chance !!!! Mais, à la réflexion, je préfèrerais être à la place de Candy… Voyez pourquoi dans le prochain chapitre. 

Merci à vous tous, chers amis. 

Mercurio

© Mercurio 2000