UN PASSE TROP PRESENT
Par Leia

 

Chapitre 7

Quand Terry ouvrit les yeux, il lui sembla qu'un immeuble lui était tombé sur la tête. Il ressentait une douleur aiguë au niveau du front et il y porta la main. Il sentit sous ses doigts une blessure profonde recouverte d'un liquide chaud et poisseux qui perlait le long de sa joue et lui masquait la vue. Il retira sa main et put distinguer malgré la pénombre, accentuée par la pluie battante et la fumée qui avaient envahi le wagon, qu'elle était noire de sang. Cela acheva de le sortir de son engourdissement et une pensée terrible s'empara de lui :

Suzanne !!! Qu'était-il arrivé à Suzanne ???

Il regarda autour de lui et ne discerna rien d'autre qu'un amas de ferraille et de meubles brisés enchevêtrés. Il cria le nom de sa femme mais ne reçut aucune réponse. Un frisson d'angoisse remonta de ses reins et le glaça tout entier. A tâtons, il essaya d'avancer, butant contre les débris amoncelés. Son déplacement était d'autant plus limité qu'il craignait, en bougeant des choses, que cela s'écroulât sur son épouse coincée en dessous.

Car elle ne pouvait être que là !...

Tout occupé à se dégager, il continuait à l'appeler avec l'espoir d'entendre sa voix. Il tendait l'oreille, à l'affût du moindre signe, en dépit de la tempête qui sévissait, des sifflements du vent à travers les cloisons démembrées, des cris des autres passagers qui appelaient à l'aide. Au bout de longs efforts, il parvint à sortir du wagon renversé. Autour de lui régnait un chaos qui le tétanisa. Le train s'était retourné en amont, percuté par un glissement de terrain. Sous l'effet de l'explosion de la locomotive, les premiers wagons avaient pris feu. Les flammes sortaient à présent par toutes les ouvertures, comme des plaies incandescentes, éclairant les alentours de lueurs fantomatiques. Les voitures suivantes s'étaient écrasées les unes sur les autres comme un accordéon de papier. Des corps sans vie gisaient sur le sol tandis que les rescapés s'efforçaient de secourir les blessés. Il s'avança pour demander de l'aide mais réalisa bien vite que c'était sans espoir dans cette atmosphère apocalyptique. Il ne devrait compter que sur lui-même pour retrouver sa femme. Il déchira la manche de sa chemise et s'en servit pour recouvrir l'extrémité d'un morceau de planche, la frotta à une roue du train pour en récupérer la graisse, et s'approcha des flammes pour allumer sa torche de fortune. Il repartit en courant, espérant qu'elle ne s'éteindrait pas en chemin. De retour à sa cabine, du moins ce qu'il en restait, il commença à soulever les gravats, encouragé par la lumière de la torche qui lui donnait une meilleure vision du lieu. L'inquiétude décuplait ses forces, propulsant les débris hors de l'habitacle comme de vulgaires cartons. A un moment, il lui sembla entendre un gémissement qui provenait de la gauche. Son coeur s'emballa, l'afflux de sang cognant avec fracas à ses tempes comme un marteau. Et il l'aperçut enfin, sa main d'abord, puis l'ensemble de son corps quand il parvint à la dégager. Elle gisait sur le dos, sa chevelure dorée déployée en corolle, empourprée par une flaque de sang qui l'enveloppait toute entière.

- Suzanne !!! - hurla Terry en se précipitant vers elle. Il la prit dans ses bras, la secoua maladroitement. Elle ne réagit point, la tête ballant sur le côté, comme une poupée de chiffon. D'une main tremblante, il chercha son pouls. Il battait encore, à peine perceptible. Un sentiment profond de désespoir l'envahit et il se mit à sangloter. Suzanne était en train de mourir dans ses bras et il se sentait impuissant à l'aider. Il n'osait la laisser seule une seconde de plus pour chercher un improbable secours, craignant de revenir pour la découvrir morte. Désemparé, il grogna de douleur, serrant son corps désarticulé contre sa poitrine, le berçant comme s'il eut été celui d'un nouveau né.

- Suzanne, Oh Suzanne, je t'en supplie, ne meurs pas !!!

Pendant un long moment, il resta ainsi, figé dans sa détresse. La tempête au dehors s'était un peu calmée. Seule une pluie fine clapotait à présent sur les parois du train. Soudain, il lui sembla entendre des sirènes au loin et le bruit de moteurs de véhicules qui s'approchaient. Ravivé par l'espoir, il se leva d'un bond et se dirigea vers la brèche qui donnait sur l'extérieur. Il gonfla ses poumons et hurla de toutes ses forces. Il agita les bras, appela pendant de longues minutes à s'en briser la voix. Enfin, une lumière perça dans l'obscurité et éclaira dans sa direction. Dans le contre-jour, il distingua trois silhouettes sombres qui avançaient vers lui. L'une d'elle, grande et massive, balança sa lanterne de droite à gauche puis s'arrêta sur lui.

- Mon dieu, Terry !!! - s'écria, la plus petite personne des trois dont la voix lui était familière, une voix douce et chérie qu'il n'aurait jamais imaginée entendre dans cet enfer, mais quand elle lui prit la main en répétant son nom, il crut vraiment que sa vie s'était arrêtée et qu'il avait échoué au paradis...

Lorsque Candy et Flanny avaient été contactées pour venir en aide aux secouristes sur les lieux de l'accident, elles ne s'attendaient pas à une telle catastrophe. Un instant, la jeune médecin avait ressenti une oppression à la poitrine tant cela lui rappelait les champs de batailles en France. Elles s'étaient trouvées là presque par hasard : leur petite clinique, récemment ouverte, se situait à quelques kilomètres de là et c'est en chemin, qu'un ambulancier de l'hôpital principal de Chicago, remarquant l'établissement, avait songé à faire appel à son personnel. Sans réfléchir, Candy et Flanny qui achevaient leur service, l'avaient suivi, confiant leurs petits malades aux infirmières de garde.

Au début, les jeunes femmes s'étaient dirigées vers l'endroit où se concentraient les secours. Pour abriter les victimes du mauvais temps, on avait installé à la hâte une grande tente en guise d'hôpital de campagne. Secondée de Candy, Flanny examinait les blessés qui souffraient pour leur majorité de fractures et de brûlures. Son oeil expérimenté et efficace, ne laissait pas de place à la mollesse. Son habileté et sa rapidité, forgées par la grande guerre, trouvaient là toute leur raison d'être et la rassuraient, hantée qu'elle était par ce passé douloureux. Candy, de son côté, semblait pensive, ce qui agaçait fortement Flanny.

- Pourrais-tu, une fois dans ta vie, te concentrer sur ton travail, nom d'une pipe ? - s'écria-t-elle en lui donnant un coup de coude – C'est la troisième fois que je te demande de me passer le ciseau !

- Excuse-moi, mais il me semble que... Tu n'entends pas toi aussi ?... Cette voix... Cette voix qui appelle dehors ?

Tu es sotte ! Il y a des dizaines de voix qui appellent, Candy ! - grogna Flanny en remontant d'une main sanguinolente ses lunettes sur son nez – Nous sommes suffisamment débordées ici ! Nous ne pouvons pas être partout !

- Nous pourrions aller vérifier quand même !!! Je t'en prie, je ne peux pas te l'expliquer mais... J'ai un mauvais pressentiment !

Flanny poussa un soupir d'exaspération et tendit l'oreille à son tour. Rien !...

- Je t'en supplie !.. - insistait Candy.

Flanny haussa les épaules et ne répondit pas. Elle sentait néanmoins l'oeil sévère de Candy posé sur elle. Quand elle en eut fini avec le blessé qu'elle soignait, elle se redressa.

- Bon d'accord, tu as gagné !!! Mais gare à toi si c'est encore une de tes fantaisies !!! - fit-elle en tournant les talons en direction de la sortie, sa trousse de médecin à la main. Candy la suivit, cachant difficilement sa satisfaction.

- Vous êtes allés vers là-bas ? - demanda Flanny à un pompier qui passait à côté d'elles, en lui montrant d'un signe de tête les wagons en queue de train à demi cachés dans l'obscurité.

- Pas encore, madame ! Nous faisons notre possible pour circoncire l'incendie pendant que les sauveteurs visitent chaque wagon à la recherche de blessés. Mais nous ne sommes pas assez nombreux !...

Flanny, irritée, marmonna devant ce manque total d'organisation et lança un regard sévère sur son interlocuteur.

- Puisque vous êtes là à ne rien faire, venez donc avec moi ! - lui ordonna-t-elle. Interloqué , le pauvre soldat du feu occupé à essuyer avec un linge la suie qui collait à son visage, n'osa contester la ferme requête de la doctoresse, et accompagna les deux jeunes femmes, une lanterne à bout de bras pour éclairer leur passage.

Une centaine de mètres plus loin, Candy découvrait que cette intime conviction qui les avait menées jusqu'ici trouvait pour origine la présence de Terry. Qui d'autre que lui aurait pu alerter ainsi son sixième sens et lui faire comprendre qu'il l'appelait à l'aide ? Ce lien qui les unissait se renforçait chaque fois qu'ils s'éloignaient l'un de l'autre, et semblait voué à les réunir en dépit de toutes leurs bonnes résolutions...

Candy ne s'attendait pas à ce genre retrouvailles. Elle s'était jurée de tout entreprendre pour ne plus jamais avoir à croiser le chemin du bel aristocrate. Le destin se jouait d'eux encore une fois. Des sentiments contradictoires l'assaillaient : la joie de le revoir, sain et sauf dans ce chaos, mais aussi le découragements devant tant d'efforts de sa part réduits à néant. 

Il se tenait debout devant elle, l'air hagard, son élégant costume beige souillé et déchiré à une manche. A la fois troublée et surprise, elle le fixait sans un mot, immobile comme une statue. 

- Ma femme est à l'intérieur ! Dépêchez-vous !!! - bredouilla-t-il en indiquant d'une main tremblante le wagon qui retenait Suzanne prisonnière. Flanny et le pompier s'engouffrèrent dans la voiture détruite.

- Si j'avais su, si j'avais su !!! - gémissait-il en secouant la tête.

Emergeant de sa tétanie, Candy voulut le prendre dans ses bras pour le réconforter mais se ravisa. S'il en avait été autrement entre eux, si elle n'éprouvait pas toutes ces choses pour lui, elle aurait pu... Elle aurait pu le serrer contre elle pour le consoler. Mais cela, elle ne le pouvait pas, elle ne le pouvait plus, et ce depuis bien des années, depuis cette décision terrible qu'ils avaient prises ensemble et sur laquelle ils ne pouvaient revenir. Cette réalité bien cruelle s'avérait chaque fois plus douloureuse pour la jeune femme tant elle avait soif de ce goût d'interdit, cette pernicieuse envie de s'abandonner à la tentation, comme Eve devant le fruit défendu. Quand elle l'avait revu à Détroit après dix ans d'absence, l'émotion des retrouvailles s'était trouvée atténuée par la présence d'Albert et de ses amis. Puis quand elle avait passé la nuit à son chevet après son accident, la sensualité de leurs gestes qu'ils découvraient l'un pour l'autre avait ouvert une brèche dans le contrôle qu'elle croyait avoir sur elle-même. A présent qu'il était là, si près d'elle, fragile et désemparé, arrogant de beauté en dépit d'une blessure au front qu'elle distinguait malgré la pénombre, elle avait l'impression de perdre toute maîtrise devant les barrières de leurs conditions qui s'effaçaient. En ces lieux dantesques, on ignorait tout d'eux et de leur histoire commune. Durant quelques secondes, il lui sembla que cette silhouette au dos courbé lui appartenait et qu'ils pouvaient tout se dire. Encore une fois, elle s'étonnait intérieurement du pouvoir occulte qu'il avait sur elle, comme si sa seule présence l'ensorcelait au point de lui faire perdre tout raisonnement, au point d'oublier qui elle était... et où elle était !!!...

Candy revint à la raison aussi subitement que les pensées fugaces qui l'avaient envahie. Abandonnant Terry à ses sombres méditations, elle se dépêcha de rejoindre Flanny. Une main la retint alors fermement par le bras.

- Je t'en supplie, sauvez-la ! - l'implora Terry d'une voix chancelante qui témoignait de la profondeur de son désespoir.

- Nous ferons notre possible ! - lui répondit-elle en se voulant rassurante, fuyant ce regard azuréen qui la décontenançait – Suzanne est entre de bonnes mains avec Flanny.

Terry acquiesça, comme résigné, et se laissa choir sur le sol. Candy se sentait impuissante devant tant de désarroi. A regret, elle rentra à son tour dans le wagon et aperçut Suzanne perdue parmi les débris, Flanny à ses côtés, occupée à l'ausculter.

- Vérifie si elle n'a pas de fractures, pendant que je cherche l'origine de son hémorragie ! - fit-elle avec son ton agacé coutumier.

Candy s'exécuta et commença à palper les membres de la blessée toujours inconsciente. Flanny entreprit de relever les jupons de la jeune femme et se mit à pester contre la mode féminine qui ne facilitait pas son travail! Mais sa colère se tut aussi rapidement qu'elle était venue quand elle parvint enfin à l'entrejambe. Elle se redressa vivement en reculant et se retourna vers le pompier.

- Éclairez-moi avec votre lanterne le mieux possible, et veillez en même temps à ce que le mari ne rentre pas ici. Je vais devoir opérer cette femme. Elle est en train d'accoucher !!!

La pluie cessa de tomber. Un ciel d'encre, dégagé des nuages gorgés de pluie que le vent avait chassés, accueillit une lune phosphorescente, dont le halo se déployait en une brume diffuse composée de milliers de particules de lumière qui éclairaient les lieux comme un lever de jour. Le calme était revenu. L'incendie était maîtrisé, les derniers blessés achevaient d'être transportés vers les hôpitaux. 

Enfermé dans ses lugubres pensées, Terry sursauta à peine au cri strident qui émergea du wagon où se trouvait son épouse. Sur le moment, trop choqué par la violence des évènements successifs, il ne réagit point, mais dut bien se rendre à l'évidence quand Candy apparut sur le seuil de la voiture, tenant dans ses bras quelque chose qu'elle avait emmailloté dans sa blouse d'infirmière en guise de langes. Il se releva, chancelant, et marcha vers elle.

- Je te présente ta fille, Terry ! - fit Candy d'une voix émue en lui tendant son enfant.

Muet d'étonnement, le jeune homme prit le bébé contre lui. Ses gestes étaient maladroits et marquaient un certain embarras. C'était la première fois qu'il tenait un nouveau né dans ses bras. Il lui semblait qu'il avait dans les mains un paquet extrêmement fragile et craignait de le briser. Enfin, il baissa la tête vers le petit être qui remuait contre sa poitrine. Il posa sur lui un regard à la fois admiratif et attendri et effleura sa joue d'un doigt tremblant. Le bébé émit un gazouilli, ouvrit les yeux et dévoila au monde une palette de couleurs bleutées : un métissage de tons cérulescents, indigo, saphir et turquoise pareils aux reflets du ciel changeant sur les lacs d'Ecosse. Une joie immense envahit le coeur du jeune homme et l'emplit d'une chaleur réconfortante qui l'ébranla par l'intensité des sentiments qu'elle le faisait éprouver, des sentiments inconnus jusqu'alors et dont il n'imaginait jamais faire l'expérience : ceux d'un père qui tombe fou amoureux de son enfant. Un seul échange de regards avait suffi pour tisser un lien que rien ne pourrait venir rompre.  Personne ne pourrait les séparer cette fois-ci.

Emerveillé, il berçait sa fille et lui murmurait des mots tendres. Candy se tenait à ses côtés et l'observait en silence.

- Elle est très belle, n'est-ce pas ? - dit-il en se tournant vers elle.

- En effet, elle est très belle. Elle ressemble à sa mère... - répondit la jeune femme dont le ton de la voix dissimulait difficilement son émotion. 

L'évocation de Suzanne refroidit immédiatement l'atmosphère. Tout à sa joie de la découverte de la paternité, il en avait oublié l'essentiel : l'état de son épouse. Le visage tendu de Candy accentua son inquiétude.

- Suzanne ? C... Comment va-t-elle ? - demanda-t-il, un frisson d'angoisse le traversant de par en par.

- E... Elle...

- Elle est vivante... - l'interrompit Flanny qui venait de les rejoindre. La mine épuisée qu'elle affichait témoignait de la dureté du combat qu'elle avait mené auprès de Suzanne. L'opération n'avait pas été simple d'autant plus que l'urgence des soins avait empêché toute anesthésie. Profitant de la perte de connaissance de la blessée, Flanny n'avait pas hésité à couper les chairs jusqu'à l'utérus pour en sortir le bébé. Ce fut une intervention longue et minutieuse, régulièrement freinée par les soubresauts du corps de Suzanne qui faisait craindre son réveil. Intérieurement, la doctoresse s'attendait à libérer un enfant mort-né et c'est avec un grand soulagement qu'elle constata qu'il vivait encore. Les horreurs de la guerre l'avaient rendue non-croyante, et pourtant, à l'instant où le nourrisson poussa un cri, elle convint aisément qu'un miracle avait eu lieu. Mais si miracle il y avait eu, il ne pouvait y en avoir deux, et c'est la triste nouvelle qu'elle se devait d'annoncer au jeune époux qui lui faisait face.

-... mais elle a perdu beaucoup de sang... Beaucoup trop... - poursuivit-elle en cherchant à contrôler ses émotions qui menaçaient de flancher - Elle a ouvert les yeux au moment où je la recousais et vous a appelé. Elle s'est à présent rendormie mais je crains qu'elle ne se réveille plus avant... avant de...

- Vous voulez dire que Suzanne va... mmm... mourir ??? - s'écria Terry d'une voix étranglée, ses yeux injectés de sang cherchant à capter le regard fuyant de son interlocutrice. Cette dernière baissa la tête, embarrassée.

- Mais ce n'est pas possible ??? Elle vient de donner la vie ! Elle ne peut pas mourir !!!! Qu'est-ce que vous attendez ?!!! Emmenez-la à l'hôpital au plus vite !!!

Flanny secoua la tête négativement.

- C'est impossible... Elle est trop épuisée. Elle est intransportable... C'est déjà miraculeux que l'enfant ait survécu dans ces conditions!... Je regrette, je regrette sincèrement... Mais ce n'est qu'une question de minutes ou d'heures, pas plus...

Effondré par la nouvelle, Terry n'entendait plus que les dernières paroles de Flanny qui s'entrechoquaient dans sa tête. 

Suzanne allait mourir !... Sa fille était âgée seulement de quelques minutes et allait être orpheline... Quelle malédiction pesait sur lui pour détruire aussi impitoyablement le bonheur de tous ceux qui l'approchaient ?

Il sentit alors la main de Candy se poser sur la sienne. Son regard bienveillant fixait le sien.

- Va la voir, Terry... Tu dois être à ses côtés, tu dois lui dire adieu... - murmura-t-elle en le déchargeant de son enfant.

Comme un automate, Terry opina tristement, avec résignation. Le dos courbé sous le poids du chagrin qu'il éprouvait, il pénétra dans le wagon. Le jeune homme fut tout d'abord surpris par la quiétude du lieu. Il lui avait semblé que les horreurs vécues depuis ces dernières heures allaient trouver leur paroxysme à l'intérieur. Il n'en était rien et il éprouva un soulagement incrédule tout en s'approchant. Sa femme était allongée sur le plancher, endormie. Sa jolie robe d'un rose cendré était maculée de souillures de toutes natures, cruelles signatures de la souffrance physique que la pauvre infirme avait du endurer. Son visage opalin, éclairé par les lueurs faiblissantes de la lanterne qu'avait laissée le serviable pompier en sortant, affichait  malgré tout de la sérénité. Terry s'agenouilla à côté d'elle et lui prit la main.

- Suzanne ? - murmura-t-il sans grand espoir - M'entends-tu ? Je suis là près de toi, tout va bien maintenant...

Contre toute attente, le front de la jeune actrice frémit et elle ouvrit les yeux.

- Terry ? Tu es là ! - prononça-t-elle d'une voix étonnamment claire et nette, comme si elle avait réuni ses ultimes forces dans le message qu'elle voulait lui transmettre - Je suis si heureuse de pouvoir te parler... Avant... avant...

- Ne dis pas de bêtises, Suzanne ! Nous allons t'amener à l'hôpital et te soigner. Tu te rétabliras très vite, je te le promets !

Suzanne tourna un peu plus la tête vers lui, un sourire las sur les lèvres, et effectua une pression sur la main de Terry qui tenait la sienne.

- Je sais que mon heure est venue à présent... Je me sens si fatiguée... Mais rassure-toi, je n'ai pas peur... Je n'ai pas peur car je pars en paix avec moi-même... 

- Suzanne...

- Oui, je pars en paix car j'ai eu le courage de te rendre ta liberté. Je t'ai tant aimé !... Oh Dieu, tant aimé mon amour, mais si mal!...

- Tu n'as rien à te reprocher, Suzanne... Je ne t'aurais jamais abandonnée dans ta situation... Je te devais d'être en vie...

- Oh, Terry... J'aurais tant souhaité que tu sois avec moi pour de meilleures raisons que celle-ci!... J'ai cru que j'allais pouvoir te rendre heureux, que j'allais pouvoir te la faire oublier... J'ai tellement présumé de mon pouvoir sur toi... Un excès d'orgueil dont je suis bien punie...

- Cesse de dire des sottises ! Tu te fatigues ! - fit son époux embarrassé, d'une voix ferme. Puis il ajouta quelques secondes plus tard, sur un ton plus doux mais qu'il voulait sincère - Suzanne... Tu sais très bien que dans la vie, même avec la meilleure des volontés, que l'on ne parvient  pas forcément à ce que l'on aspire... Néanmoins, je puis t'assurer, jurer sur tout ce qui m'est le plus cher en ce bas monde, que tu viens de faire de moi le plus heureux des hommes!... Cette petite fille, cette adorable enfant que j'ai pu tenir entre mes bras, dont j'ai pu sentir le petit coeur battre contre le mien, et plonger mon regard dans le sien, m'a fait réaliser combien la vie savait se montrer capricieuse avec les pauvres mortels que nous sommes. Elle peut nous accabler de malheurs puis nous accorder de vivre des joies extrêmes, inexprimables tant elles sont intenses. Je n'imaginais pas éprouver cela un jour, et c'est grâce à toi si je peux à présent en témoigner...

- Oh, Terry... Où est-elle ? Je voudrais la voir, la toucher !

Le jeune homme se leva précipitamment et sortit chercher sa fille. Quant il revint quelques minutes plus tard, le bébé dans les bras, le regard de Suzanne avait changé, troublé d'un voile qui effaçait peu à peu toute lumière dans ses yeux. Il posa le petit être contre la poitrine de sa mère, espérant un réaction... Elle remua, faiblement, et esquissa un geste tendre vers son enfant...

- Je la distingue mal...- murmura-t-elle, pourtant un sourire radieux l'illuminait... - Mais je peux sentir sa douce odeur de lait et entendre ses babillements !  Comment est-elle ?

- Elle a de beaux cheveux bruns et tes grands yeux clairs...

- Elle nous ressemble à tous deux alors ! - fit-elle dans un petit rire. 

Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas ri... 

Terry, paralysé par l'émouvant spectacle ne disait mot. 

- Tout est si noir à présent!.. Terry ?... Terry, tu es là ??? 

- Oui, Suzanne, je suis tout à côté de toi... - répondit-il, la gorge nouée, en lui reprenant la main.

- J'aimerais... J'aimerais que nous appelions notre fille Juliette... Ce prénom signifie tant pour moi !...

- En effet, c'est un bien joli prénom qui résume à lui seul nos deux vies... Qu'en dis-tu, ma petite Juliette? Es-tu d'accord pour t'appeler ainsi ? - fit-il en caressant la joue rebondie du nourrisson qui semblait attentif à sa requête. 

Terry gloussa de contentement et tourna la tête vers Suzanne.

- Je crois bien que... ça... lui... convient...

Terry se tut, son élan coupé net par la tragédie tant redoutée qui venait de se réaliser. Suzanne ne l'entendait plus. Ses yeux regardaient dans sa direction mais ne le voyaient plus. La main maternelle qui reposait sur le dos de la petite Juliette ne remuait plus, figée dans un éternel sommeil. Suzanne Marlowe Grandchester, la comédienne prometteuse que tout Broadway avait encensée dix ans auparavant avait cessé de respirer, son coeur avait cessé de battre. Elle venait de mourir...

Candy poussa la porte de la chapelle avec une certaine appréhension. Flanny qui avait soigné la blessure au front de Terry et qui l'avait couronné de quelques points, l'avait informée qu'il devait probablement se trouver là. La jeune blonde voulait lui dire qu'il pouvait désormais se recueillir devant la dépouille de sa femme avant que les pompes funèbres se chargent de la rapatrier à New-York. C'était elle qui s'était occupée du corps de Suzanna à leur retour à la fondation, qui l'avait lavé, habillé, coiffé, maquillé pour que la défunte actrice soit la plus belle possible quand son entourage viendrait lui rendre hommage. Elle avait insisté, malgré la fatigue, pour que ce soit elle qui le fasse car elle savait que Suzanne lui en aurait été reconnaissante de ne pas avoir à être manipulée par une inconnue. Elle avait mis tout son coeur à ce pénible ouvrage et les larmes lui avaient bien souvent troublé la vue. Mais elle était satisfaite du résultat : Suzanna semblait endormie, éclatante de beauté dans une robe de couleur crème, à faire pâlir de jalousie les anges qui l'attendaient là haut... C'était une robe qui lui appartenait, sa préférée. En la revêtant ainsi de ce vêtement auquel elle tenait beaucoup, Candy s'était dit que ce serait sa manière à elle de protéger Suzanne là où allait. Encore à cet instant, elle avait du mal à réaliser que la jeune comédienne fut morte. Elle avait tant habité ses pensées toutes ces années, qu'il lui était difficile à présent de se dire que cette présence embarrassante qui l'incommodait quotidiennement, faisait maintenant partie du passé. Candy n'éprouvait aucune amertume vis à vis de sa rivale mais au contraire une profonde et sincère tristesse. L'amour commun qu'elles éprouvaient pour Terry les avaient rapprochées plus qu'elle ne l'imaginait, et un sentiment étrange d'amputation, comme la perte d'une partie d'elle même accentuait le chaos mental qui la secouait.

En pénétrant dans la chapelle, la jeune épouse Andrée s'attendait à apercevoir la silhouette du bel aristocrate prostrée sur l'un des bancs qui faisaient face à l'autel mais ne put que constater son absence en ce lieu de prières. Elle se dit qu'il devait alors se trouver à la pouponnière auprès de la petite Juliette, mais fut déçue une seconde fois. Tout en arpentant les couloirs à sa recherche, l'angoisse grandissait en elle. Elle craignait que Terry, dans une crise de désespoir, cédât à la tentation d'en finir avec la vie, cette dernière lui ayant témoigné un véritable acharnement à le faire souffrir sur bien des plans.

Après avoir vérifié sans succès chaque pièce du bâtiment , Candy se résolut à aller dans le dernier endroit qu'elle n'avait pas encore visité : le jardin. Celui-ci se trouvait à l'arrière de la clinique, ceinturé par un mur de clôture recouvert de lierre. Il n'était pas très grand, mais suffisamment spacieux pour se promener sans avoir l'impression d'être emprisonné. De nombreux rosiers, ceux créés par Anthony, avaient été plantés aux quatre coins du jardin et exhalaient généreusement leur parfum délicat, même en cette heure matinale. Les lueurs fauves et bleutées de l'aurore tiraient peu à peu le ciel obscur de son sommeil. Il ne restait de la tempête des jours précédents que des flaques boueuses parsemées ça et là sur le sol de gravillons blancs. Encore une fois, Candy parcourut les allées à la hâte, guettant l'apparition de Terry à la lisière d'une haie de buis ou émergeant de derrière un tilleul ou d'un érable. Sa quête s'acheva devant un kiosque à musique qu'elle avait fait construire au fond du jardin pour divertir ses petits malades. Elle monta les quelques marches qui la séparaient du plancher et aperçut alors le fruit de sa recherche effrénée, dissimulé dans la semi-obscurité du petit édifice à colonnettes métalliques chapeauté d'un toit de verre. Un point rouge incandescent, comme suspendu dans les airs, lâchait à intervalle régulier, des volutes de fumée qui s'évanouissaient par les grandes ouvertures.

- Je croyais que tu avais arrêté de fumer... - lui dit-elle, modulant le ton de sa voix pour dissiper l'inquiétude qui l'avait malmenée.

- Tu m'en veux de ne pas être resté fidèle à notre pacte ? - s'enquit-il, tout en la provoquant d'un nouveau nuage de fumée à son attention.

Elle agita la tête négativement en toussant.

- Je ne te reproche rien, rassure-toi ! - fit-elle en reprenant son souffle - Si ce n'était pas le goût désagréable que cela a et l'odeur pestilentielle que cela dégage, je crois bien que je partagerais une cigarette avec toi ! Et même un verre de whisky si tu en avais amené tant j'ai besoin d'un remontant !

L'oeil de Terry brilla de malice tandis qu'il brandissait une bouteille de rhum cachée derrière lui.

- Il n'y avait que ça dans les cuisines !... - dit-il en gloussant nerveusement, affichant une mine faussement penaude. 

Candy resta muette de stupéfaction quelques secondes, puis comme possédée par une force irrépressible, elle éclata de rire, suivie immédiatement par le jeune homme. Ils reconnaissaient tous deux l'indécence de leur comportement mais ne parvenaient pas à maîtriser la folie qui les secouaient. Ils riaient sans en éprouver de joie, prisonniers de ce réflexe nerveux incontrôlable, conséquence des tensions accumulées qui s'évacuaient.  

Mais peu à peu, leurs rires s'espacèrent, se transformèrent, pour céder la place à des geignements, des cris étouffés mêlés de sanglots. Adossé à l'un des piliers du kiosque, Terry, les épaules voûtées, fixait le sol en grimaçant de douleur. Libéré de sa nervosité, le profond chagrin qui l'habitait pouvait l'envahir dans toute sa démesure. Candy, toute à son impuissance, le regardait pleurer comme un enfant. C'était la première fois qu'elle le voyait dans un tel état de désespoir, et l'afficher ouvertement, sans masque d'arrogance ou d'indifférence. Le coeur brisé devant cette vision insoutenable, elle osa esquisser un geste de tendresse vers lui. Il leva ses yeux troublés de larmes vers elle, tendit un bras pour l'accueillir, et sentit aussitôt le réconfortant contact de son corps contre le sien, qui s'était précipité à sa rencontre. 

- Mon dieu, Candy !... - bafouilla-t-il, le visage plongé dans ses cheveux, sa main à lui enveloppant la partie postérieure de son crane à elle, qu'il sentit frémir sous ses boucles dorées - Je n'arrive pas à croire qu'elle soit partie, comme cela, si vite!...

- J'aurais tant voulu que cela n'arrive pas ! - répondit Candy en l'enserrant un peu plus fort - J'ai tant prié pour que tu puisses enfin vivre en paix !...

Terry soupira en sanglotant, puis repoussa délicatement la jeune femme en ravalant ses larmes. Il avança de quelques pas, lui tournant le dos.

- Je crois que je ne suis pas fait pour le bonheur!... - fit-il d'une voix lasse empreinte d'amertume -  Chaque fois qu'il a croisé ma vie, il m'a été ôté : ma mère, puis toi... et enfin Suzanne...

Candy tressaillit en entendant les paroles du jeune acteur. Elle ne l'avait jamais entendu évoquer Suzanne en ces termes et cela la perturbait. Finalement, Suzanne avait accompli son désir le plus cher : combler son époux...

- La vie fait des choix pour nous que nous ne comprenons pas immédiatement, mais je suis sûre qu'il y a une raison à toute chose... - dit-elle tout en réalisant instantanément le conformisme de son propos et attendit en se raidissant une riposte à la hauteur du caractère impulsif de Terry, riposte qui ne tarda pas à résonner dans l'enceinte métallique.

- Dispense-moi de tes considérations de grenouilles de bénitier ! J'exécrais tout ce cirque à Saint-Paul et cela n'a pas changé !!! 

- Ne te fâche pas !... J'ai été maladroite, excuse-moi !.. - bégaya Candy qui redoutait une véritable crise de colère.

- En quoi devrais-je accepter cette fatalité, dis-moi ??? Qu'ai-je donc fait au ciel pour être l'objet de tant de cruautés ??? Alors que tout allait si bien juste avant !... avant... 

Sa voix chuta en un gémissement sinistre et il s'éloigna un peu plus pour cacher ses larmes qui s'emparaient une nouvelle fois de lui.

"Alors que tout allait si bien.."  répéta en pensée Candy avec un pincement au coeur. Terry venait de prononcer ce qu'elle craignait entendre un jour. Bien que ce fut ce qu'elle avait toujours souhaité, elle recevait cet aveu comme un déchirement. Suzanne l'avait finalement écoutée et était parvenue à se faire aimer de son grand amour. Ces semaines de convalescence avaient dû lui ouvrir les yeux et lui faire apprécier l'affection dont elle avait dû l'entourer. Il était tombé amoureux de sa femme, il n'y avait plus de doute !...

 - Je comprends et partage ton chagrin, Terry... - fit-elle en posant une main compatissante sur son épaule, s'efforçant de dissimuler son trouble - Mais tu ne dois pas céder au désespoir ni au ressentiment. Je n'ai jamais douté de ta force ni de ton courage face à l'adversité. Tu t'es toujours battu comme un tigre même quand tu étais au fond du précipice. Tu dois faire honneur à Suzanne et à l'amour qui vous liait!...

Terry se retourna, interloqué.

- Candy...

- Tu n'as plus besoin  de faire semblant, Terry !... - poursuivit-elle en baissant les yeux pour ne pas avoir à lire dans son regard cette vérité - Cela me réconforte de savoir que tu as été capable d'aimer quelqu'un d'autre après moi, que ton coeur a vibré pour Suzanne, et que cette union qui t'obligeait au début, s'est finalement transformée en sentiments amoureux sincères...

- Quelle folie s'éprend de toi ??? - s'indigna alors le jeune homme, comme si elle venait de l'insulter. 

Apeurée par la violence de sa réaction, Candy recula et buta contre un pilier. Remarquant son affolement, il se radoucit, regrettant son impulsivité :

- Mais qu'est-ce qui te fait croire cela, Candy ? - demanda-t-il en lui prenant tendrement la main.

- Tu... Tu as dit que tout allait bien entre vous... J'ai vu tes larmes Terry, entendu tes cris... On démontrerait à moins son affection pour quelqu'un...

- Oh Candy !!! - s'écria Terry en la serrant tout contre lui - Comment peux-tu encore te méprendre ainsi ? Comment peux-tu encore douter de la réalité de mes sentiments à ton égard ?...

Déroutée, Candy s'écarta un peu et chercha le regard du jeune acteur. Il baissa la tête vers elle et poursuivit sa déclaration.

- Je comprends tes doutes car tu me vois bouleversé, à juste raison, mais plus particulièrement parce que Suzanne et moi étions enfin parvenus à faire fi de nos différends. Je suis triste de l'avoir perdue, d'autant plus parce que je m'en veux de ne pas lui avoir prodigué l'attention qu'elle méritait. Je l'ai toujours considérée comme l'objet de mon malheur, une contrainte que je devais subir pour le restant de mes jours. Je me suis centré sur ma propre souffrance sans tenir compte de la sienne. Pendant toutes ces années, je lui en ai voulu de m'avoir empêché de vivre auprès de toi, de t'aimer, et d'avoir dû te laisser épouser un autre que moi... Je lui ai fait payer le prix fort de mon indifférence, jusqu'à lui faire un enfant un soir de beuverie. On m'aurait détesté pour bien moins que cela, tu ne crois pas ?

- Tu sais être cruel avec les gens que tu aimes... - opina Candy en se remémorant quelques épisodes féroces de Saint-Paul.

- Et Suzanne n'y a pas échappé malheureusement - soupira Terry - J'ai été parfois odieux avec toi car je te détestais pour les sentiments que tu faisais naître en moi. Mais je l'étais avec Suzanne parce qu'elle me faisait éprouver tout le contraire : le néant, le vide sidéral quand je la regardais. Et quand dans ce train nous avons parlé en toute franchise pour la première fois, j'ai réalisé le gâchis accumulé toute ces années, ces dix ans qui au lieu de nous rapprocher peu à peu nous avaient tant éloignés. Tout à l'écoute de son discours, je me rendais compte de mon inqualifiable attitude envers elle qui ne méritait aucune complaisance alors qu'elle me pardonnait tout. Elle...

Il se tut, réalisant qu'il allait trop en dire et que cela ne servait à rien. Il était inutile de faire souffrir Candy en évoquant sa liberté retrouvée. A quoi bon remuer le couteau dans la plaie ? Dans ce train, après la déclaration de Suzanne, il s'était senti égoïstement capable de se battre pour reconquérir la femme qu'il aimait. Mais les circonstances présentes l'avaient fait changer d'avis et convaincu qu'il semait le malheur partout où il passait.  Il valait mieux renoncer à un bonheur qui fatalement s'achèverait tragiquement. La gorge nouée, il poursuivit :

- Je regrette de n'avoir pas été un meilleur mari pour elle, parce-que avec un peu d'efforts, quitte à refouler mes propres sentiments, un de nous deux aurait été heureux... C'est trop tard à présent. Je vais devoir vivre avec cette culpabilité, ce regret qui me hantera chaque jour, mais je n'ai pas d'autre choix que celui-ci. C'est le prix à payer de n'avoir pas eu le courage, dix ans auparavant, de dire dès le début à l'entourage de Suzanne, que je t'aimais, que tu étais ma raison de vivre et que de m'obliger à m'occuper de cette pauvre fille, revenait à nous sacrifier elle et moi. Comment aurait pu germer du bonheur de cette mascarade ? Oh, Candy, je pleure Suzanne, je pleure l'épouse et la mère de mon enfant, je pleure sur mes regrets et la honte qui m'habitent, mais Candy, ne comprends-tu pas que si c'était toi qui était allongée dans ce cercueil à sa place, je ne serais plus là pour en parler, je me serais déjà tué pour te rejoindre !!!

- Terry... - murmura Candy, les yeux plein de larmes, une main sur la bouche pour étouffer un sanglot.

Tout à sa confession, il ne pouvait que maudire le destin qui s'était depuis toujours acharné contre eux. Mais il voulait qu'elle connaisse ses pensées les plus secrètes car il n'ignorait pas que ce serait certainement la seule occasion où il pourrait le faire. Serrant les dents d’amertume, il parvint à bredouiller :

-  J… Je suis désolé, Candy, j'aurais tant souhaité que les choses se déroulent autrement entre nous. Si j'avais su, quand nous étions encore en Angleterre !... Je t'aurais enlevée du Collège St Paul et nous ne nous serions plus jamais quittés ! J'ai été si stupide !...

Candy secoua la tête en signe de désaccord, puis chercha à capter le fascinant regard du jeune homme.

- Nous étions si jeunes, Terry, et si ignorants de la vie !… En réalité, ma présence n'aurait été qu'un obstacle à ta carrière. Le théâtre est ta vie ! Il n'y a pas de place pour moi.

  • Tu te méprends !.. Rien, ni même le théâtre, ne peut surpasser en intensité ce que je ressens pour toi!... Tu n'imagines pas combien tu es précieuse pour moi!... - fit-il d’une voix sourde en caressant la joue de la jeune femme, emportant dans son geste affectueux les larmes qui y avaient roulé - Quand je suis sur scène, Candy, c'est pour toi que je joue, et les vers d'amour que je déclame, se destinent uniquement à toi, même si tu n'es pas là pour les entendre... 

Elle baissa les yeux pour cacher ses larmes.

  • Quand je te regarde, Candy - fit-il, d'un air solennel, en l'obligeant à tourner son visage humide vers lui - je vois ce que j'ai toujours ardemment désiré et que je ne pourrai jamais posséder. Parce que tu es à un autre, et que je n'ai plus le courage de lutter contre cela...

    - Ne parle pas ainsi, je t'en supplie !... - fit-elle, troublée, en cherchant à s'écarter de lui - Ce sous-entendu est malvenu. Mon devoir est d'être auprès d'Albert, tu le sais bien...

    - L'aimes-tu, Candy ? - demanda-t-il non sans une certaine ironie.

    - Quelle question ! - répondit-elle avec virulence - J'ai une profonde affection pour lui !...

    - Mais l'aimes-tu, Candy ? - insista-t-il - J'ai le souvenir d'un court instant d'intimité que nous avons partagé il n'y a pas si longtemps, mais qui me laissera songeur pour le restant de mes jours. Pas toi ?

    - Tais-toi, je t'en prie ! - le supplia-t-elle à court d'argument, le rouge lui montant aux joues - Je n'ai pas envie de parler de cela dans les circonstances actuelles. Nous allons enterrer ta femme très bientôt, Terry. N'as-tu pas d'autre préoccupation que de chercher à savoir si je suis amoureuse de mon mari ?

    - Tu dois bien me détester pour user d'une telle perfidie ! fit-il, blessé - Les cercles mondains des André t'ont-ils ôté toute lucidité ?

    Il la saisit par les épaules, l'obligeant à le regarder.

    - Tu manies bien le verbe quand il s'agit de me remettre à ma place, Madame André ! Es-tu devenue insensible au point de ne pas pouvoir remarquer que ta seule présence ici apporte à ma misérable existence, que le malheur a plongé dans le néant, la consolation de n'avoir pas vécu pour rien, parce que j'ai eu la chance un jour de croiser ton chemin ?...

    - Pardonne-moi, Terry... - répondit Candy, tremblotante d'émotion - Je ne voulais pas être aussi méchante. J'ai eu une réaction défensive car je sais bien... Je sais bien que je... (Elle baissa la tête, sa voix n'étant plus qu'un murmure) que je perds tout contrôle quand il s'agit de toi. Tu m'accuses de ne pas te comprendre, mais c'est bien parce que mon âme est unie à la tienne, qu'il est d'autant plus difficile et inhumain pour moi d'avoir à renoncer à toi. Ne peux-tu pas comprendre à ton tour combien cela peut me révulser de reconnaître que je suis mariée à un homme que j'aime moins que toi, que je pense à lui moins que je ne pense à toi ? Comment vivre avec ce sentiment de trahison, de manque de loyauté vis à vis de quelqu'un qui ne vit que pour me rendre heureuse, qui m'a donné un fils, un foyer? Peux-tu imaginer un seul instant le dégoût de moi-même qui me poursuit quand je pense à l'ambiguïté de mes sentiments, alors que tout devrait être sans équivoque, fidèle à la promesse que j'ai faite devant Dieu et les hommes ? J'ai failli à tous mes voeux par la simple faiblesse d'être un jour tombée passionnément amoureuse de toi et de n'avoir jamais cessé de l'être, malgré tous mes efforts pour t'oublier. N'as-tu pas conscience de la torture que cela peut être pour moi de tant... t'aimer ?

    A bout de force, elle s'effondra contre lui et redoubla de sanglots. D'un geste hésitant, il chercha à la consoler et entoura de ses bras sa taille fine. Le contact de leurs deux corps l'un contre l'autre agit comme un aimant, les rapprochant tous deux si bien qu'ils peinaient à respirer.

    - Ne me lâche pas, Terry... - murmura-t-elle en fermant les yeux - Serre-moi aussi fort que tu le peux...

    - Oh, Candy!... - fit-il, fébrile, en enfouissant sa tête dans ses innombrables boucles blondes - Je voudrais pouvoir arrêter le temps, et rester ainsi, contre toi, pour toujours !...

    Les sanglots de la jeune femme diminuèrent peu à peu, cédant leur place aux battements endiablés de son coeur, bondissant contre sa poitrine, se mêlant avec exaltation aux galops effréné de celui de Terry, dont les gestes hésitants du début, devenaient plus entreprenants, s'attardant le long de son échine, qui ne protestait point. Enivré du parfum de fleurs des champs qui enveloppait la chevelure ensorcelante de Candy, les lèvres de Terry dévièrent vers sa nuque, qu'il effleura délicatement, comme le ferait un papillon sur une rose... Elle s'écarta vivement de lui, le repoussant un peu, mais pas trop, et l'observa, chercha à lire les pensées de ce visage aux traits raffinés, dévoré de longues mèches brunes, au regard pénétrant et si communément déstabilisant, qui commençait à se voiler d'un trouble qu'elle reconnaissait, dont elle avait fait délicieusement l'expérience, quelques semaines auparavant, dans une chambre d'hôpital.

    - Candy... - prononça-t-il, d'une voix tremblante, tout en posant une main amoureuse contre sa joue, main sur laquelle en retour elle appuya la tête, les paupières closes. Et quand elle le sentit se rapprocher d'elle à nouveau, elle n'envisagea plus de le repousser, trop émerveillée de cet instant magique qui se reproduisait, de ce bonheur intense qui l'envahissait, au point de faire exploser son coeur et son âme en des milliers d'éclats de lumière. Le doux contact de la bouche de Terry sur ses lèvres réveilla en elle une sensation divinement agréable qu'elle croyait avoir oubliée, ou tout du moins mise en sommeil, et qui se manifestait à présent avec une ardeur qu'elle ne contrôlait plus. C'était la première fois que Terry l'embrassait depuis cette fin d'après-midi en Ecosse. Elle avait gardé le souvenir d'un chaste baiser dont sa pudeur de l'époque avait freiné les élans. Elle ne se sentait pas disposée à réitérer la même erreur, s'étant trop bien souvent reprochée par la suite son inconséquence. Tant de nuits n'avait-elle pas rêvé de ce baiser et d'en prolonger la découverte ?

    Langoureusement, elle s'alanguit contre la poitrine du jeune homme, subissant avec complaisances ses assauts enflammés. Les lèvres de Terry se montraient plus insistantes, butineuses par instant, puis conquérantes. Grisée, Candy noua ses bras autour de la nuque gracieuse de Terry, et ce fut elle, cette fois, qui manifesta clairement son désir de l'avoir tout à elle, cette bouche sensuelle, aux lèvres pleines et aux lignes parfaites, qu'elle scella aux siennes dans un baiser fougueux, auquel se mêlaient leurs souffles brûlants, se diffusant dans leurs veines comme un délicieux nectar. Le rythme effréné de leurs respirations balançait les mouvements de leurs corps, serrés l'un contre l'autre, au point de ne faire presque qu'un. L'ombre des colonnes sur l'une desquelles ils s'appuyaient les masquait avec complaisance mais ne pouvait étouffer les soupirs que la rage de leurs retrouvailles laissait échapper.

    A bout de souffle, ils s'écartèrent un instant l'un de l'autre, s'observant, cherchant réciproquement dans leur regard, une bonne raison qui leur intimerait d'arrêter. N'obtenant aucune réponse, leurs lèvres se rivèrent de nouveau l'une à l'autre, comme un sceau, puis s'entrouvrirent dans la quête d'un échange plus intime de leur baiser, instaurant un dialogue muet, une langage connu d'eux seuls, mystérieux et envoûtant, qui les possédait. Elle sentit sa langue à lui venir à la rencontre de la sienne, la frôler, puis la caresser avec plus d'insistance, avec une audace désarmante mais excitante qui aiguisait chaque terminaison nerveuse de son corps. Elle goûtait à la bouche de Terry avec délice, à la fois demandeuse et tentatrice, jusqu'à l'impudeur. Terry sourit intérieurement de cette métamorphose. Il avait gardé un souvenir nostalgique de leur baiser d'adolescents qu'il conservait comme un précieux trésor, mais n'en appréciait pas moins ceux que les deux adultes qu'ils étaient devenus étaient en train d'échanger. Il prenait plaisir à sentir le corps de Candy frémir sous ses caresses, ses lèvres gourmandes partir à la recherche des siennes. C'était une impression nouvelle pour lui, le plaisir charnel se limitant auparavant à des mécanismes sans âme. Il découvrait à présent combien les sentiments amoureux pouvaient décupler l'intensité des sensations qu'il éprouvait, car il aimait tenir cette femme dans ses bras et pas une autre, toucher sa peau, l'écouter haleter des mots tendres au creux de son oreille. Cela le bouleversait car il savait qu'il était perdu pour toujours, que plus rien ne souffrirait la comparaison. Il lui appartenait corps et âme.

    - Je t'aime tant, Candy ! - s'écria-t-il, emporté par l'enthousiasme de la révélation qui venait de se faire à lui.

    Elle plaqua son index contre sa bouche pour le réduire au silence, et l'entoura de nouveau avec ses bras, avide du doux contact de son corps contre le sien, emmêlant ses mains autour des longues mèches du jeune homme. Leurs lèvres poursuivaient ce jeu nouveau, s'effleuraient puis fusionnaient, se crispaient sous un désir de plus en plus vif et violent qui laissait parfois échapper un cri, une plainte voluptueuse et ensorcelante, annonciatrice d'une prochaine, plus ardente et moins maîtrisable. Leurs gestes aussi se faisaient plus audacieux, plus exigeants, une envoûtante possession vers laquelle leurs corps et leurs âmes affamés s'abandonnaient sans retenue, répondant avec volupté à la tentation. Candy sentait sa chair s'enflammer sous le poids de celui qu'elle aimait, son esprit défaillant de plaisir et de sensations grisantes qui l'attiraient vers les abysses d'une communion charnelle contre laquelle le peu de contrôle qu'il lui restait succombait, vaincue de trop de fièvre...

    C'est au prix d'un effort surhumain, un inconscient geste de survie pour son âme, qu'elle parvint à le repousser. Ils se regardèrent longuement, hébétés, comme sous l'effet d'un euphorisant, cherchant à retrouver leur respiration, réalisant peu à peu ce qu'il étaient sur le point de commettre...

    - Pardon, Candy !... - émit-il d'une voix rauque en baissant les yeux, reculant un peu plus pour éviter de céder une nouvelle fois à la tentation.

    - Ne t'excuse pas... - fit-elle pour le rassurer, rougissante - J'en meurs d'envie autant que toi!...

    Il releva la tête et lui adressa un sourire triste mais complice, un de ces sourires qu'elle seule pouvait comprendre et qu'elle lui renvoyait à l'identique, ultime message d'amour dont ils connaissaient tous deux l'impossibilité.

    - Va retrouver ta fille, Terry - parvint-elle à prononcer après un long silence - Prends-la avec toi et pars au plus vite !...

    Il opina de la tête.

    - C'est peut être la dernière fois que l'on se voit, Candy... - fit-il en se rapprochant d'elle, plongeant ses yeux couleur océan dans l'émeraude des siens.

    Elle acquiesça en secouant son joli menton qui tremblait de sanglots contenus.

    - Mais je voulais que tu saches... Je voulais que tu saches que je ne pourrai jamais aimer que toi !... De l'aube au crépuscule, mes pensées seront pour toi, ce sera ma punition pour ne pas t'avoir retenue ce soir là, à New-York, pour avoir cru que je pourrai t'oublier, alors que tu es inoubliable, mon aimée... ma femme... - acheva-t-il, la voix cassée par l'émotion.

    Oh Terry!... - s'écria-t-elle en se précipitant contre lui, lequel répondit à son appel en l'enserrant de plus belle, mêlant leurs pleurs et leurs soupirs, étouffant leurs sanglots sous la pression de leurs deux corps, un dernier instant de communion qu'ils auraient souhaité préserver à l'infini.

    - Toute ma vie... - prononça-t-il finalement au creux de son oreille. Puis, à contre-coeur, il s'écarta d'elle, étreignant une ultime fois sa main menue et fragile, comme pour garder son empreinte. Alors le froid vint chasser la chaleur, un froid glacial et pénétrant qui fit trembler tout son être. Elle se retourna et ne perçut autour d'elle que le vide de l'absence. Elle poussa un cri de désespoir, un cri grave, empli de douleur, et se laissa tomber à genoux sur le plancher. Elle laissa longuement parler son coeur, libérant bruyamment son chagrin, hoquetant et gémissant, ses petits poings s'abattant avec colère en débit régulier sur le sol. C'est alors que les douces paroles de Terry lui revinrent à l'esprit, des promesses d'amour éternel qui ravivèrent en elle une force qu'elle croyait à jamais disparue. Elle prit une profonde inspiration, puis passa la main sur une dernière larme qui venait de rouler sur sa joue.

    - " Toute ma vie... " - murmura-t-elle à son tour, comme un serment envers son amour interdit, ce sentiment féroce dont elle avait fini par accepter la présence et avec lequel il faudrait partager l'existence. Une paix intérieure l'envahit alors, comme un répit venu tout droit d'un ciel miséricordieux qui prenait pitié de son âme perdue. Elle entreprit de retourner sur ses pas, vers la fondation, vers ses petits malades qui devaient être en train de se réveiller. Elle appellerait son fils en arrivant dans son bureau pour s'assurer qu'il avait bien dormi, puis parlerai à son époux pour le rassurer sur la terrible nuit qu'elle avait passée. Elle devait se tourner à présent vers tout ce qui représentait sa vie et son avenir, et se promit que plus jamais, non plus jamais, elle ne verserait de larmes en pensant à Terry.

    - Pendant toutes ces années - se dit-elle - nous avons combattu ce choix que nous avions fait à New-York. Cette lutte acharnée contre le destin se devait d'être perdue, car telle était sa volonté, dès le commencement, de nous écarter l'un de l'autre. Je l'ai compris à présent, et je l'accepte - fit-elle en s'adressant à Dieu - Donnez-moi seulement la force de regarder droit devant, c'est mon ultime requête.

    Elle repartit d'un pas plus alerte, ignorant qu'un peu plus loin, caché à l’écart dans l'ombre des arbres, se tenait un élégant gentilhomme, dont l'éclat doré de ses cheveux contrastait avec les ténèbres que l'effroi et la douleur venaient de provoquer dans son coeur quelques instants auparavant...

 

Fin du chapitre 7

© Leia avril 2009