UN PASSE TROP PRESENT
Par Leia

 

 

Chapitre 6

Candy et Albert repartirent le lendemain pour Chicago. Tout le long du voyage, ils évitèrent d'évoquer le passé, se contentant de discuter de leur projet commun, de leur avenir. Malgré leur réconciliation de la veille, Candy se surprenait par le peu d'enthousiasme qu'elle manifestait. Encore sous le choc des révélations d'Albert et de ses retrouvailles avec Terry, elle peinait à organiser clairement ses pensées. Elle aurait tant voulu que tout soit plus simple, que tout s'efface d'un coup de baguette magique. La nuit l'avait éloignée quelques heures de la réalité mais le réveil s'était avéré un peu plus rude. Elle n'en restait pas moins motivée de parvenir à ce qu'elle s'était promis : de renoncer définitivement à Terry, de ne plus se tourner vers le passé, et de se concentrer sur sa nouvelle vie.

En fin d'après-midi, parvenue à destination, elle demanda à être déposée à la fondation. Elle voulait se retrouver un peu seule pour réfléchir à ces derniers évènements. Albert opina sans discuter, partageant ce besoin de solitude, et se fit conduire par Georges à son bureau dans le quartier financier de la ville.

En pénétrant dans le bâtiment, c'est non sans étonnement que Candy aperçut une jeune personne qu'elle reconnut immédiatement par son allure raide et coincée.

- Flanny ??? Mais que fais-tu ici ???

- Ce n'est pas trop tôt ! - fit Flanny, avec son amabilité coutumière - Je suis arrivée hier soir et j'ai trouvé porte close ! Par chance, il y a non loin d'ici un hôtel dans lequel j'ai pu passer la nuit !… Je sais que j'aurais dû te prévenir, mais enfin, je te croyais plus professionnelle que cela, et non en train de vagabonder je ne sais où !

- Il y a eu un imprévu… - fit Candy en serrant les dents - J'ai dû rester au chevet d'un ami qui a eu un accident…

- Pfff ! - maugréa Flanny - Pendant que Madame s'amusait dans un hôpital, je faisais les cent pas devant le tien !

- Je t'en prie Flanny, ce n'est pas le moment… - rétorqua Candy, lasse, en se dirigeant vers son bureau.

- Tu as vraiment une sale tête ma chère aujourd'hui ! - fit remarquer Flanny en la suivant - Serait-ce cet "ami" qui te porte souci ???

- Il y a de cela oui…

- Alors montre-moi donc le fruit de ton "génialissime" esprit créatif, Candy ! - lança la femme médecin, ironique - Tu penseras moins à ces petits détails…

Candy n'attendait pas tant de "compassion" de la part de son ancienne camarade de Sainte Johanna. Elle savait que sous ses airs bourrus, se cachait une âme sensible, écorchée par la vie.

- Merci… Merci Flanny d'avoir changé d'avis - fit Candy en souriant tristement alors qu'elles marchaient toutes deux le long du couloir aux odeurs de peinture fraîche, croisant des ouvriers qui achevaient les derniers travaux.

- Ne me remercie pas !… - répondit sèchement Flanny comme à son habitude, en réajustant fièrement ses lunettes sur son nez – J'avais besoin de changer d'air de toute façon...

- Merci quand même... - insista Candy, émue.

Ma pauvre Candy !… Tu as toujours la larme à l'œil ! - soupira Flanny, un soupçon d'irritation dans la voix qui cachait sous cette remarque acerbe l'émoi qui venait perfidement pincer son cœur. Puis, dans un regain d'insensibilité, elle ajouta - Allons, allons, ne perdons pas de temps ! Le travail nous attend !!!…

La convalescence de Terry se déroula paisiblement. Au bout d'un mois, il fut complètement rétabli et émit le souhait de rentrer à New-York. Suzanna, restée auprès de lui, se montrait de son côté plus dubitative. Parvenue à son huitième mois de grossesse sans autre désagrément qu'une légère fatigue, elle craignait néanmoins que le voyage en train l'épuisât. C'est pourquoi, en cachette de Terry pour lui éviter tout souci, elle avait demandé conseil auprès du gynécologue de l'hôpital. Ce dernier après l'avoir examinée, la rassura sur sa santé. Le transport devait s'effectuer en couchette, alitée. Il n'y avait dans ce cas aucune raison de le lui refuser.

Cette longue pose à Détroit, loin de sa mère et de l'envahissant entourage théâtral, lui avait permis de réfléchir sur son mariage. Malgré sa courtoisie coutumière et la prévenance des actes dont il l'entourait, son époux n'en restait pas moins distant envers elle. Chaque geste tendre qu'il avait pour elle masquait un profond abattement qu'elle discernait dans les pâles lueurs de ses yeux. Elle ne supportait plus de lire cela dans le regard du père de son futur enfant et admit qu'il était grand temps qu'ils aient une conversation sérieuse à ce sujet. Les heures suivantes allaient être décisives, ce qui étrangement ne l'angoissait pas plus que cela. Un seul mot occupait ses pensées depuis quelques jours : agir!... Son plan d'action était en marche et se dévoilerait entre les cloisons de leur cabine personnelle. Terry ne pourrait pas y échapper cette fois!...

Le lendemain matin, Terry et Suzanna, sous les crépitements des flashs des journalistes, quittaient l'hôpital de Détroit. Terry savourait ce retour à la liberté comme un détenu qui venait d'achever sa peine et qui revoyait le ciel, bien que maussade ce jour là, après de nombreuses années d'emprisonnement. Ces semaines à rester confiné entre quatre murs lui avaient semblé interminables. 

Parvenus à la gare, le cri strident du sifflet de la locomotive qui les accueillit, retentit à ses oreilles comme une douce mélodie. Fébrile, il respira à plein poumons le nuage de vapeur épaisse qui les enveloppait, telle une bouffée d'air frais. Il avait hâte de retrouver New-York et de recommencer à travailler! D'un pas leste qui témoignait d'aucune séquelle de ses blessures, il monta dans le wagon. Remarquant l'embarras des deux employés de gare occupés à soulever Suzanna et son fauteuil roulant, il s'empressa de leur porter secours. Ils le remercièrent de son aide entre deux grognements d'efforts. Le passage était étroit et le véhicule de Suzanna volumineux et lourd, et ce fut non sans difficulté qu'ils parvinrent à eux trois à la faire rentrer dans la wagon. Terry leur remit discrètement un bon pourboire et se promit d'écrire à la direction des chemins de fers pour que l'on songe sérieusement à adapter les trains pour les invalides ! Enfin, ils suivirent le porteur de bagages vers leur cabine. Avant d'y entrer, Terry agita une dernière fois la main par une des fenêtres baissées du wagon pour saluer les quelques dizaines d'admiratrices qui s'étaient données rendez-vous sur le quai, puis s'engouffra dans sa chambre.

Le train commença à démarrer, lentement d'abord, puis chaque seconde un peu plus vite, abandonnant derrière lui les hauts immeubles gris de Detroit, puis les quartiers résidentiels, jusqu'à dévoiler une campagne agricole, riche de champs de céréales et de fermes d'élevage. Au dehors, une pluie battante sévissait, entrecoupée de rafales de vent qui venaient s'écraser violemment sur le train. Le mauvais temps perdurait déjà dans la région depuis plusieurs jours et Terry espérait qu'il serait plus clément en approchant de New-York.

Assis confortablement dans un fauteuil, il regardait depuis un long moment défiler sous ses yeux le paysage secoué par le vent et la pluie. Suzanna, assoupie, était allongée sur une couchette en face de lui, la tête reposant sur un coussin. De temps en temps, il l'observait du coin de l'oeil, rassuré qu'elle soit endormie. C'était la première fois depuis son accident qu'ils se trouvait vraiment seul en sa compagnie. A l'hôpital, ils étaient souvent dérangés par le personnel médical et il en avait abusé. A présent, l'éventualité d'avoir à évoquer l'incident causé par la présence de Candy auprès de lui le mettait mal à l'aise. Pourtant, il se doutait qu'il faudrait bien à un moment où un autre qu'il crevât l'abcès et qu'ils en parlassent à coeur ouvert.

Les heures s'écoulaient tout doucement. La fin de l'après-midi approchait, le soleil avait entrepris sa descente et commençait à disparaître sous la ligne d'horizon rougeoyante. Terry réalisa que dans peu de temps, le train ferait un arrêt en gare de Chicago. Chicago... La ville où résidait Candy... Son coeur se serra à cette pensée. Le sourcil froncé, plongeant un peu plus son regard à travers la fenêtre, il soupira de lassitude.

- Tu penses à elle, n'est-ce pas ?

Terry sursauta. Il aperçut sur la vitre grêlée de pluie, le reflet de la silhouette de Suzanna se mouvoir avec un bruit de couverture que l'on repousse. Elle se tenait assise sur la couchette, le bras tendu sur le côté, prenant appui de la main sur le matelas pour un meilleur soutien. Elle le regardait avec tristesse et résignation. Il baissa les yeux d'embarras.

- Je ne te le reproche pas, Terry. - fit-elle d'une voix étonnament calme - Si j'étais séparée de toi et que je passasse non loin de l'endroit où tu vis, je serais moi aussi saisie de mélancolie.

- Tu lis en moi comme dans un livre ouvert, Suzanna... - marmonna Terry, un peu surpris par l'attitude compréhensive de son épouse. Autrefois, le seul nom de Candy aurait provoqué en elle une crise d'hystérie... – Je regrette d'avoir à te faire subir mes états d'âme...

- Tu n'as rien à regretter, mon aimé - lui dit-elle en essayant de se rapprocher de lui, mais son ventre volumineux, sa jambe raide et le balancement du train, la déséquilibraient outre mesure. Dieu qu'elle détestait être ainsi, incapable de lui tendre ne serait-ce que la main !...

- J'ai eu le temps de réfléchir pendant ta convalescence... - reprit-elle tout en maudissant son handicap qui lui donnait le maintien d'une poupée de chiffon – Avoir manqué de te perdre m'a fait réaliser bien des choses. Cette discussion avec Candy m'a été très bénéfique.

- Avec Candy ??? Tu as parlé à Candy ??? - s'exclama Terry, les yeux grand ouverts d'étonnement.

Suzanna opina en silence.

- Quand je suis arrivée à l'hôpital, le lendemain de ton accident, Candy était encore là. Elle avait visiblement passé la nuit à ton chevet...

Terry détourna le regard à cette évocation. Ces quelques instants passés auprès de Candy avaient été si merveilleux qu'ils lui avaient semblé n'être qu'un rêve, un rêve merveilleux et réconfortant dans lequel il aimait se plonger régulièrement. Les paroles de Suzanna donnaient corps à présent à ce qu'il avait cru être le fruit de son imagination, et son coeur se mit à battre un peu plus vite...

- Elisa m'avait envoyé un télégramme qui m'informait de ton accident. J'avais pris alors le premier train pour Détroit. Elle m'attendait à la gare et m'accompagna à l'hôpital. Apprenant la présence de Candy, elle la fit chasser sans ménagement. - poursuivit Suzanna.

A ces mots, Terry dût faire appel à toute sa force intérieure pour maîtriser sa fureur. Elisa avait ruiné sa vie et celle de Candy en leur tendant un piège à Saint-Paul, et cette harpie continuait sa sale besogne en harcelant Candy à la moindre occasion. Comme il regrettait de ne pas lui avoir tordu le coup lors de leur rencontre sur le circuit de Détroit ! La simple idée de resserrer son étreinte autour de sa gorge et de sentir son pouls s'éteindre entre ses doigts, le transportait vers l'extase.

- Mais Elisa, par son comportement hystérique, fut chassée à son tour – ajouta prestement Suzanna en remarquant le regard empli de haine de son mari – et j'en profitai pour faire appeler Candy auprès de moi afin de discuter avec elle.

- Mais je croyais que tu la détestais ! - fit Terry, surpris – Tu aurais dû être ravie de ce règlement de compte en public !...

Suzanna opina du chef.

- Je dois t'avouer avoir éprouvé une certaine satisfaction, au début tout au moins... - confessa-t-elle en baissant les yeux – Je l'observais, prise au piège, tentant de se défendre face aux accusations calomnieuses de sa cousine. Je la haïssais et pourtant peu à peu, un profond sentiment de respect m'envahit. J'enviais la femme qui se tenait devant moi, une femme capable de faire fi des convenances, de tout sacrifier pour la personne qu'elle aimait. Tout s'écroulait devant elle et pourtant je pouvais saisir dans ses yeux l'étincelle de satisfaction qui l'animait. Elle acceptait d'en payer le prix, pour toi, rien que pour toi!... A ce moment là, j'ai compris pourquoi tu l'avais aimée si fort, parce que cette femme est l'essence même de la vie, dans toute son intensité et qu'il faudrait être fou pour ne pas être attirée par sa lumière. Quand nos regards se croisèrent, je l'affrontai avec orgueil, escomptant une rebuffade pleine de suffisance. Contre toute attente, elle se confondit en excuses que la surprise de ma présence l'amenait à balbutier. Toute l'énergie qu'elle avait déployée pour lutter contre Elisa s'évanouit en l'espace d'une seconde. A ce moment là, elle m'exposa toute sa fragilité, humblement. Je la vis alors capituler sous les assauts virulents d'Elisa, abandonner toute résistance. Je compris ce qu'elle voulait me faire entendre : qu'elle éprouvait de la considération à mon égard et qu'elle ne voulait pas me porter ombrage. C'est pourquoi, par la suite, j'insistai auprès du médecin pour qu'on la retînt tandis qu'on la chassait comme une criminelle. Il fallait que je découvre qu'elle n'était pas aussi parfaite que ce qu'elle voulait me laisser croire ! Je voulais déceler en elle la faille qui m'aurait permis de revendiquer ma légitimité : mon statut d'épouse qui aurait dû être le sien...

- Mon dieu, Suzanna, qu'elle folie s'est donc emparée de toi ! - gémit Terry, en s'appuyant des coudes sur la petite table qui les séparait, la tête entre ses mains.

- Une folie, je te l'accorde... - soupira-t-elle – une folie d'avoir agi ainsi envers vous durant toutes ces années!...

Terry releva la tête, hébété, une mèche rebelle retombant sur son beau visage. Son imagination lui jouait des tours ou sa femme délirait-elle ? Le regard sincère qu'elle lui renvoya sans ciller le déstabilisa un peu plus.

- P... Pardon ??? - bredouilla-t-il non sans se pincer discrètement la cuisse pour se prouver qu'il n'hallucinait pas.

- Il ne m'a fallu que quelques minutes pour comprendre l'être exceptionnel qu'elle était... - poursuivit Suzanna en refoulant un sanglot sournois – Je l'ai toujours considérée comme une rivale alors qu'elle ne me voulait que du bien. Qui d'autre qu'elle m'aurait encouragée à persévérer dans mon amour égoïste alors que j'étais la source de ses tourments? Depuis toujours, je t'ai voulu Terry, avidement, égoïstement. Peu m'importait ce que tu ressentais du moment où tu restais mien. J'en étais venue à remercier la providence d'avoir perdu cette jambe qui me permettait de te retenir. J'en ai joué, abusé, sans scrupule. Parfois, quand le désespoir se lisait trop sur ton visage, un sursaut d'humanité s'emparait de moi et me donnait envie à te crier le dégoût que j'avais de moi-même. Puis la crainte de te perdre m'envahissait de nouveau et toutes mes bonnes résolutions s'évanouissaient comme par enchantement. Quand je me suis retrouvée enceinte, j'ai espéré que tu me regarderais différemment, que tout l'amour que tu n'éprouvais pas pour moi allait se reposer sur cet être qui grandissait dans mon ventre, et qu'en y croyant très fort, tu pourrais aimer si ce n'est la femme, mais au moins la mère de ton enfant . Une nouvelle fois, le destin était de mon côté. Mais je m'étais trompée... Quand j'ai su qu'elle était de retour au pays, j'ai remarqué ta fébrilité et la violence avec laquelle tu te défendais quand je t'accusais de penser encore à elle. J'ai bien vite réalisé que cet enfant ne te retiendrait pas plus que moi, que tu serais toujours à elle, quoi qu'il arrivât...

Suzanna s'arrêta un instant, reprenant son souffle. Elle n'en revenait pas de sa volubilité. Elle avait l'impression d'être un sac trop gonflé de secrets qui s'était ouvert dans une explosion libératrice. Comme il était agréable de pouvoir enfin traduire en paroles toutes ses pensées !...

- Tout au long de ces années – poursuivit-elle, consciente qu'elle ne pouvait plus se dérober - j'ai voulu croire qu'elle ne te méritait pas, que j'étais l'unique détentrice de ton coeur, car je t'aimais, avec une telle ferveur que je considérais que personne ne pouvait m'égaler dans la passion. Mais quand j'ai entendu sa voix s'étrangler en prononçant ton prénom, et ses yeux se voiler de larmes alors qu'elle m'exhortait à garder espoir, le ridicule de notre situation m'a éclaté en pleine figure. Bien qu'elle s'efforçât de manifester le contraire, je lisais dans son regard le même désespoir que j'avais si souvent aperçu dans le tien, malgré toutes mes tentatives de séduction pour te conquérir... Encore une fois, elle s'effaçait pour moi, convaincue que c'était la meilleure des choses à faire. Et pourtant, tandis qu'elle s'éloignait, un goût amer me restait dans la bouche. Elle me laissait le champ libre mais je n'en restais pas moins insatisfaite car je savais, en dépit de toutes ses bonnes paroles, de ses encouragements, que la place que j'occupais n'était pas la mienne et ne l'avait jamais été, que je la lui avais volée un soir d'hiver à New-York, alors que vous étiez tout au bonheur de vos retrouvailles... La vérité, c'est qu'elle t'aimait plus que moi, plus qu'elle-même, et ceci depuis le début, d'un amour tellement généreux, si pur, qu'elle avait préféré ton bonheur au sien. J'en aurais jamais été capable et cela, je te l'ai prouvé tout au long de ces années... - acheva-t-elle avec amertume.

Médusé, Terry maîtrisait difficilement les tremblements de son corps, son coeur battait si fort dans sa poitrine qu'il lui semblait qu'il allait exploser. Il ne reconnaissait pas sa femme !

Suzanna tourna son beau visage vers lui, les yeux plein de larmes.

- Me... Me pardonneras-tu un jour, Terry ? - lui demanda-t-elle comme dans une supplique.

- Suzanna... - parvint à déglutir Terry, la gorge serrée. Ses oreilles bourdonnaient sous l'effet de l'émotion. Dans un état semi-comateux, il regardait son épouse livrée à ses confidences. Il se leva pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. Rien n'avait changé pourtant : pas de nuages vaporeux autour de lui, ni de voix qui se répercutaient en écho dans la pièce... Tout semblait bel et bien réel. Il ne voyait qu'une explication : Suzanna avait dû abuser de médicaments, il ne pouvait en être autrement !

Devinant ses pensées, la jeune femme objecta d'une main volontaire.

- Je te rassure, je ne délire pas. J'ai au contraire longuement réfléchi à ce que j'allais te dire. Ma décision est prise depuis plusieurs jours. J'ai fait le choix d'attendre de te parler dans ce train car je savais que personne ne viendrait nous déranger et que tu ne pourrais pas t'échapper...

Suzanna regarda son époux fixement comme si c'était la dernière fois qu'elle s'adressait à lui, prit une profonde respiration et prononça ces mots qui firent l'effet d'un coup de tonnerre.

- Je vais te quitter, Terry... Je vais non seulement te quitter, mais je vais aussi demander le divorce!...

- T.. Tu vas quoi ??? - demanda instinctivement le jeune homme, un frisson d'effroi lui parcourant l'échine. Les jambes coupées, il se laissa choir dans le fauteuil, serrant fortement les accoudoirs tant il lui semblait qu'il glissait vers un trou béant.

- Divorcer !... De toi ! - répondit-elle du tac-au-tac, comme amusée par la vive réaction de son époux.

Si on lui avait dit qu'un jour elle prononcerait ces mots, elle ne l'aurait jamais cru. Ne serait-ce qu'en évoquer la possibilité lui aurait été impossible encore quelques semaines auparavant. Mais elle appréciait à présent le soulagement que cela procurait. La tristesse restait bien présente, néanmoins elle éprouvait de la joie à faire quelque chose de bien dans sa vie. Elle qui n'avait vécu que centrée sur elle-même tout ce temps, commençait à comprendre la satisfaction que cela apportait d'être généreuse avec autrui. C'était un sentiment étrange et inconnu dont elle devait faire l'apprentissage, une singulière compensation pour le sacrifice extrême qu'elle venait de faire.

De son côté, Terry manquait mortellement d'air. D'un doigt nerveux, il déserra son noeud de cravate qui l'étranglait, tirant dans tous les sens sur son cou pour aller plus vite. Les murs de la pièce semblaient se rapprocher autour de lui comme un étau dont son corps était prisonnier. Titubant, comme sous l'effet de trop d'ivresse, il s'approcha de Suzanna et prit place à côté d'elle.

- Suzanna, tu sais très bien que je ne te quitterai jamais... Tu as trop besoin de moi ! - fit-il sur un ton qui se voulait convaincant.

Elle le regarda droit dans les yeux, affichant une détermination sans faille. Son coeur se mit à battre un peu plus vite quand il lui prit la main. Au contact de sa peau contre la sienne, une douce chaleur s'empara de tout son être. Son Terry, son beau Terry !... Comme elle l'aimait en cet instant !... Ce n'était pourtant pas le moment de flancher !

- N'inverse pas les rôles, Terry... - répondit-elle en secouant négativement la tête - C'est ma décision, il faut que tu me laisses partir. Je me suis toujours reposée sur toi. Je t'en prie, laisse-moi grandir!... Près de toi, je n'y parviendrai jamais!... 

- Et notre enfant ? As-tu pensé à lui ???? - demanda-t-il, presque accusateur, certain de l'effet persuasif de sa question.

- Notre enfant aura un père, toi, mais ce père ne vivra pas avec lui... - rétorqua-t-elle le plus calmement du monde - Je ne serai pas la première actrice divorcée à élever seule son enfant. Je suis une artiste et cela m'autorise quelques excentricités dans notre société, tu ne crois pas ?

Terry restait sans voix. Les idées fusaient dans son esprit mais ne parvenaient pas à s'ordonner.

- Ecoute... Mon accident t'a bouleversée, tu as eu peur de me perdre et tu réagis ainsi par crainte de souffrir une nouvelle fois... - dit-il finalement, usant de principes de psychologie convenue pour donner un sens à l'irrationnalité de leur conversation - Quand nous serons chez nous à New-York, nous pourrons parler de tout cela et trouver une solution moins radicale. Je ne veux pas me séparer de toi, mon devoir est de rester auprès de toi!...

- Ton devoir... Ton devoir, Terry... - fit Suzanna, blessée, d'une voix qui cachait mal son émotion – Cessons de nous voiler la face... Quoi que tu fasses, tu n'as jamais prononcé de mots d'amour envers moi, mais seulement ce mot « devoir » que je déteste !... Je ne t'en veux pas... Tu n'y es pour rien. On ne peut pas obliger quelqu'un à aimer une personne pour laquelle on n'éprouve rien...

Un flot de tristesse empreint de culpabilité se saisit de Terry.

- Pardonne-moi... - fit -il d'une voix rauque en baissant la tête. - Pardonne-moi de n'avoir pas su être un bon époux pour toi...

Elle attira sa main avec précipitation sur ses genoux et la serra de toutes ses forces.

- Non, c'est à toi de me pardonner, pour tout le mal que je t'ai fait. Du fond du coeur, je te supplie de me pardonner !...

Pour toute réponse, il posa avec tendresse une main sur sa joue et l'enveloppa toute entière dans sa paume. Elle appuya un peu plus sa tête contre cette main rassurante et réconfortante. Une larme brûlante s'échappa de ses paupières closes et s'écoula le long de son joli visage. Elle hoqueta d'un sanglot refoulé sentant le corps de son époux venu à la rencontre du sien. Ses bras à lui l'enlacèrent puissamment tandis qu'il enfouissait sa tête dans le creux de son cou.

- J'aurais tant souhaité, tant souhaité être capable de te rendre heureuse !... - l'entendit-elle, d'une voix étranglée, murmurer à son oreille.

- Tu m'as comblée plus que tu ne l'imagines!... - répondit-elle en le serrant un peu plus fort contre elle, laissant couler ses larmes qu'il ne pouvait voir. - Je te rends ta liberté à présent, je te dois bien cela, après toutes ces années de bonheur passées près de toi...

Terry recula et affronta le regard troublé de larmes de son épouse. Il voulait protester, s'opposer à sa décision mais son corps et son esprit ne lui obéissaient plus. Bien souvent, il s'était surpris à désirer qu'elle disparaisse de sa vie, ne serait-ce que quelques instants, puis il se ravisait instantanément, contrit et honteux d'avoir pu penser cela. Ce qu'il croyait impossible se réalisait à présent, de la propre initiative de sa femme, et paradoxalement il n'en éprouvait aucune joie. Bien qu'il n'eut jamais éprouvé d'amour pour elle, la tendresse s'était installée dans leur couple, et il lui était même arrivé parfois d'apprécier sa compagnie. Il s'était habitué à ce quotidien sans joie ni tristesse, avait imaginé le restant de son existence dans la même continuité, et la rupture brutale de cet équilibre imposé le déstabilisait.

- Tout va bien se passer... - lui dit-elle avec douceur, devinant son trouble. Elle posa avec insistance un regard bienveillant sur lui – C'est la meilleure des choses qui puissent nous arriver... Ce que je regretterai par contre, c'est d'avoir pris cette décision trop tard... A cause de moi, celle que tu aimes est mariée à un autre et je n'ai aucun pouvoir pour délier cette union...

Les prunelles de Terry s'assombrirent. Cela faisait une éternité qu'il s'était fait une raison, qu'il avait accepté que Candy ne soit jamais à lui. Les circonstances, bien que différentes maintenant, ne changeaient rien de toute façon, et pourtant, cela le contrariait, comme à chaque fois qu'il évoquait le couple Candy et Albert.

- Tu n'as rien à regretter, Suzanna... - prononça-t-il enfin – Nous ne pouvons pas revenir en arrière. C'était le destin, et si c'était à refaire, j'aurais fait le même choix qu'il y a dix ans... Je suis sincère...

- Merci, Terry... - murmura-t-elle, visiblement émue.

Tout avait été dit et une paix intérieure l'envahit. Un sourire serein se dessina sur ses lèvres. Elle affichait, sans masque, un visage paisible, débarrassé des tourments de la désillusion. Elle ne voulait que retenir, graver sur ses rétines, l'éclat azur des yeux de son époux posé sur elle, ce regard qui l'avait bouleversée lors de leur première rencontre et qui avait capturé son coeur, son âme, pour le restant de ses jours. Pour la première fois depuis leur première rencontre, leurs coeurs battaient à l'unisson, et elle en savourait la fragilité de l'instant. Dès qu'il aurait fait un mouvement, cet éphémère moment de communion s'évanouirait avec le restant de ses espoirs chimériques. Il lui faudrait alors apprendre à vivre sans lui. Une nouvelle vie s'annonçait pour elle, une vie qui la terrorisait mais à laquelle elle voulait faire face. Il lui semblait qu'elle sortait d'un profond et long sommeil, et qu'elle devait tout apprendre comme un nouveau-né...

Plongée dans ses pensées, elle ne ressentit pas sur le moment le coup de frein brutal du train, ni le crissement assourdissant des roues lancées à toute allure. Le choc violent qui s'ensuivit la fit basculer vers l'avant, déchirant le ciel sans nuages dans lequel elle s'était immergée. Elle sentit une main qui tentait de la retenir, entendit un cri de frayeur, le sien, se perdre en écho dans le bruit fracassant des tôles qui s'entrechoquaient. Elle roula violemment sur le sol et buta contre quelque chose de volumineux. Elle ne pouvait plus bouger, prisonnière de la ferraille qui l'enserrait si férocement qu'il lui sembla qu'elle allait mourir écrasée. Elle poussa un cri de terreur ! Puis tout s'immobilisa. Tout devint sombre, une fumée épaisse s'engouffra dans le wagon éventré. Elle suffoquait.

- Terry ! - appela-t-elle, prise de panique – Teryyyyyyyyyyyyyyy !???

Terry ne répondit pas. Elle voulut se relever mais une douleur vive au ventre lui fit échapper un hurlement, un gargouilli inhumain qui la saisit d'effroi. La douleur se faisait de plus en plus intense, insoutenable. Il lui semblait que son corps se déchirait en deux. Dans un ultime effort, elle redressa la tête pour essayer de localiser Terry, mais une nouvelle salve brûlante la paralysa, tuant dans l'oeuf le cri de souffrance qu'elle allait pousser. Le souffle coupé, elle sentit que sa conscience l'abandonnait, qu'elle sombrait dans le néant, et se laissa peu à peu entraîner par le voile de ténèbres qui l'enveloppait. Elle ne sentait plus son corps, elle n'avait plus mal, seul persistait à son oreille le son d'un léger battement, celui de son coeur, qui ralentissait tout doucement, perturbé par l'écho lointain d'une voix familière qui l'appelait. Un flot d'amour s'empara d'elle, comme une chaleur intense qui la fit trembler d'émotion. Puis tout devint noir, tout cessa d'exister...

Fin du chapitre 6

© Leia mars 2009