UN PASSE TROP PRESENT
Par Leia

Chapitre 2

Terry l'avait regardée s'éloigner, sans un mot, sans un geste, son corps paralysé par l'émotion qui le submergeait. Elle lui avait paru si belle dans sa jolie robe, ses longs cheveux bouclés noués en un savant chignon. Elle n'avait plus ses nœuds démesurés qu'elle arborait dans sa jeunesse, qu'elle avait dû comme le restant d'un passé révolu, placer à l'écart dans le grenier de sa mémoire. Il se sentait gauche, ridicule, d'être là, les bras ballants, ne s'expliquant toujours pas la raison de sa présence au beau milieu de la roseraie des André. Comme il aurait souhaité lui parler, lui dire qu'il la trouvait plus belle, plus désirable que jamais, qu'il l'aimait comme au premier jour de leur rencontre, sur ce bateau qui les amenait vers Southampton, vers l'Angleterre, vers le collège Saint Paul de Londres, lieu empreint de bons mais aussi de mauvais souvenirs et qui avait scellé à jamais leurs deux destinées.

Déjà plus de dix ans qu'il ne l'avait revue, et il la retrouvait à présent, encore plus belle peut-être, plus femme, plus mystérieuse assurément et, désespérément .... mariée! La douleur de cette triste réalité s'était faite plus durement sentir à la vue de ce couple amoureux serrant entre eux leur petit garçon.

"Elle m'a donc vraiment oublié", se dit-il alors que repassaient devant ses yeux les images de leurs tendres étreintes. La piqûre vive de la jalousie vint ajouter à son désarroi tandis qu'il tentait de détourner la tête de la troublante vision de l'indicible silhouette de Candy, au loin, au bout de l'allée. Il voulut risquer un geste, un signe qui ferait qu'elle se retournât, mais il se ravisa dans la seconde qui suivit, trop contrit qu'il était d'avoir cru un instant que tout pourrait redevenir comme avant.

Il s'appuya contre la grille et prit une profonde respiration. Ses jambes peinaient à le soutenir et il dut s'accrocher à un barreau pour ne pas flancher. Il ne fut pas surpris de constater l'état de nervosité dans lequel ils se trouvait. Il venait de la retrouver et de la perdre à nouveau. Il regrettait de n'avoir pas su s'empêcher de venir jusqu'ici. Un irrésistible besoin de la revoir l'avait saisi quelques jours auparavant, alors qu'il était venu à Chicago pour une représentation de sa nouvelle pièce. Etaient-ce ces rues, ces trottoirs qu'il savait qu'elle avait arpentés, qui faisaient qu'il sentait constamment sa présence, ou le doux son de sa voix qui revenait sans cesse à ses oreilles, comme une obsédante mélodie? Il voulait entendre à nouveau ses rires, pouvoir la toucher, la serrer dans ses bras...

- Pour ne plus la lâcher..., laissa-t-il échapper dans un triste murmure.

Ce soir là, lors de la réception qui faisait suite à la représentation, il avait été sournoisement informé par une observation "innocente" d'Eliza,  sur le retour de Candy dans la région. Sans qu'il puisse se l'expliquer, il avait immédiatement abandonné la troupe, hélé un taxi, et s'était lancé en pleine nuit sur la route qui menait à Lakewood. Tout le long du chemin, il s'était répété que son comportement n'était que pure folie, qu'il aurait à son arrivée à faire face à la plus terrible des déceptions : le rejet, la négation, le mépris peut être de la seule femme qu'il avait vraiment aimée. Mais il avait voulu vérifier par lui-même ce que des personnes bien intentionnées lui avaient bien souvent laissé entendre : qu'elle était heureuse en mariage, avec cet homme, cet Albert, son meilleur ami d'autrefois.... Il savait maintenant qu'il n'avait pas eu besoin de tout cela pour comprendre qu'elle était à un autre désormais. Il avait vu le regard qu'elle avait posé sur lui et les gestes tendres qu'ils avaient échangés... Comme il enviait Albert d'être le nouvel aimé, celui qui, par qui quelques paroles pouvait illuminer ou assombrir son regard. Il avait su le faire auparavant, quand il était l'élu, au temps où il pensait pouvoir venir à bout de chaque obstacle dressé entre leur amour, et la ramener un jour près de lui, pour le restant de leur vie. Mais il avait fallu que le sort en décidât autrement, que Suzanne s'interposât entre leur destin et le sauvât d'un accident qui lui aurait coûté la vie, mais libéré de ce poids, de cette culpabilité permanente, qui lui ruinaient l'existence. Combien de fois avait-il ardemment souhaité fuir, loin d'elle, de ses regards pitoyables qu'elle lui lançait, de ses caprices d'enfant gâtée.

"Pourquoi l'honneur d'un homme, sa réputation, prévalent tant sur ses vrais sentiments?" pensa-t-il, amer. "Pourquoi n'ai-je pas eu le courage de dire NON ce soir là, et de courir après elle, de la rattraper, pour ne plus la quitter?"

Il repensa à Suzanne et au bébé qu'elle attendait, fruit d'une de ses rentrées nocturnes bien arrosées, et dont elle avait su tirer bénéfice. Il regrettait cette situation. Comment allait-il pouvoir rendre heureux cet enfant, alors qu'il ne l'était pas lui-même, et que le couple qu'il formait avec son épouse ne se résumait qu'à peu de choses ? 

"Je suis désolé, Suzanne", ajouta-t-il plus sereinement. "J'ai essayé, de toutes mes forces, de toute mon âme, mais j'ai échoué. Je ne pourrai jamais t'aimer..."

Il laissa échapper un cri de douleur, sa main blessée par une rose qu'il tenait serrée entre ses doigts, attrapée négligemment alors qu'il était plongé dans ses pensées. Il sortit de sa poche un mouchoir de soie pour essuyer les gouttes de sang qui perlaient de sa main.

"Toi aussi tu me fais payer le prix de mes erreurs...", fit-il en songeant à cet être invisible, dont la présence n'avait cessé de errer autour de lui depuis son arrivée. Il posa un dernier regard sur cette roseraie dont elle lui avait si souvent parlé, et convint, contraint, de sa beauté. Il émanait de ce lieu une âme, une atmosphère d'apaisement, de sérénité qu'il aurait ardemment voulu emporter avec lui. Il en avait tellement besoin en ce moment.... Il leva les yeux vers le ciel et sourit tristement.

- Prends bien soin d'elle, lança-t-il dans le vide, en espérant être entendu de l'esprit mystérieux qui hantait ces lieux.

Il retourna discrètement sur ses pas, s'avisant au préalable de ne pas être aperçu. Le comble maintenant aurait été d'être surpris, ici, caché parmi ces haies de roses, comme un brigand en quête d'un mauvais coup. Il longea le long chemin caillouteux qui séparait le portail de la roseraie de l'entrée principale du domaine. La haute allée de cèdres centenaires dont l'ombre se reflétait sur la route, protégeait par son enveloppe complice, l'anonymat de son passage. Il retrouva le taxi qui l'avait amené jusqu'ici, stationné un peu plus loin, sur un chemin écarté de la route principale. En prenant place sur la banquette arrière du véhicule, il entrevit son reflet dans le rétroviseur intérieur, fixé à l'avant de l'automobile, et découvrit un visage misérable, épuisé et mal rasé, noyé dans deux immenses et désespérés yeux marines. Il se cacha de cette vision désastreuse en chaussant ses lunettes de soleil tout en dégageant les éternelles mèches qui retombaient sur son front. Il réajusta sa veste et ordonna au chauffeur de démarrer. Le moteur du taxi s'ébroua avec vacarme. La voiture recula, s'engagea sur la route, et s'éloigna à vive allure.

Son regard se posa sur sa main qui lui faisait mal. Le mouchoir dont il s'était fait un pansement n'y était plus ! Perdu dans ses pensées, il ne s'était pas rendu compte qu'il l'avait perdu ! Il ne pouvait pas rebrousser chemin, un taxi revenant sur les lieux, errant autour de la propriété, aurait été bien trop remarqué!... 

Il se rassura en se disant qu'il était peu probable que le mouchoir soit retrouvé... Mais il n'en était pas tant persuadé que cela...

"Adieu, cette fois, ma Candy, ... mon amour..., à tout jamais!", se dit-il, tandis que qu'il s'éloignait, le coeur douloureux à l'évocation d'une image dont il avait décidé de définitivement se détacher.

Après le départ de la grand-tante Elroy et d'Elisa, Candy, ayant revêtu des vêtements un peu plus confortables,  s'en était allée, suivie de Capucin,  près de la rivière qui traversait le domaine, pour pêcher avec Arthur. Albert ayant des affaires à régler avec Georges, avait été obligé de leur fausser compagnie.  Candy aimait beaucoup venir ici, cela lui rappelait la maison Pony, et les après-midis interminables qu'elle avait passées en compagnie d'Annie, à tremper les pieds dans l'eau glacée, à la recherche de vers ou d'insectes, parfaits appâts pour capturer quelques truites. Assis chacun sur un gros caillou, leur canne à pêche tendue au-dessus de l'eau, ils observaient en silence les mouvements de leurs bouchons, guettant leur plongeon, signe annonciateur que la proie était prise au piège. A leur grand regret, il semblait que leur friture allait s'avérer bien maigre, à vrai dire, inexistante, étant donné le peu d'intérêt que portaient les poissons aux délicieux mets accrochés au flotteur. Ce fut Arthur qui rompit le silence, prenant néanmoins la précaution de parler à voix basse, afin de ne pas effrayer inutilement ses potentielles captures, et de ne surtout pas réduire à néant la faible chance qui leur restait de ne pas rentrer bredouilles.

- Tu vois, maman, s'il y a un métier que je ne ferai jamais, c'est bien celui de pêcheur!...

Candy rit intérieurement de sa remarque, devinant que la déception de son fils en était à l'origine.

- Pourquoi donc, mon chéri ? - s'enquit-elle, cherchant à garder son sérieux.

- Parce-qu'on est toujours dépendant d'un évènement extérieur ! Je ne peux pas agir selon ma volonté ! Par exemple, si nous n'avions plus rien à manger, et bien aujourd'hui, vu la tournure que prend notre pêche, je ne pourrais même pas te nourrir !!!

Candy éclata de rire devant le ton désespéré de son fils.

- Rassure-toi, mon chéri, nous ne mourrons pas de faim, et je gage qu'aux cuisines on est en train de nous préparer un repas pantagruélique ! Mais tu as raison, il est des métiers bien plus difficiles que d'autres, dont l'effort n'est pas récompensé comme il le devrait... 

L'enfant soupira, fixant son bouchon qui restait impassiblement immobile... 

- Puisque tu ne veux pas être pêcheur, quel métier voudrais-tu faire plus tard ? Homme d'affaires, comme papa ?

- Mieux que ça ! - répondit le garçonnet, un large sourire éclairant son visage taciturne - Je voudrais être comme le cousin Alistair, je voudrais être aviateur !!!

A ces mots, le sang de Candy ne fit qu'un tour, le tragique destin de son vieil ami venant se superposer aux ambitions futures de son fils.

- Tu as encore le temps de prendre de telles décisions! Il se peut que tu changes d'avis d'ici là, et peut être plusieurs fois...

- Détrompe-toi Maman, je sais ce que je veux! - rétorqua fermement Arthur - Je serai pilote!

La jeune femme s'apprêtait à contester les projets de son fils, quand les couinements de Capucin, qui s'agitait en pointant du museau la rivière, l'alertèrent qu'un heureux évènement était en train de se produire. En effet, le bouchon avait disparu de la surface de l'eau, tirant sur le fil de la canne à pêche d'Arthur avec ardeur. Ce dernier redressa sa canne d'un coup sec, dégageant une magnifique truite à la peau irisée, qui se débattait comme une forcenée. Il poussa un cri d'enthousiasme et attrapa le poisson d'une main ferme, le décrocha et le déposa dans son épuisette. Il adressa un regard adorateur à sa mère.

- Tu ne mourras pas de faim, maman !!! - fit-il en riant, l'oeil pétillant d'ironie. Emue, elle caressa tendrement la joue de son fils, son chevalier, son protecteur... 

- Allons montrer le fruit de tes efforts à ton père !!! Il sera fier de toi ! - fit-elle pour couper court à cet instant d'émotion. Elle ne voulait pas passer pour une pleurnicheuse !...

Bras dessus-dessous, ils repartirent vers la maison familiale, suivis de Capucin qui sautillait en couinant de joie. Le soleil s'était déjà couché derrière les collines, la nuit n'allait pas tarder. Ils hâtèrent le pas.

Après un bon quart d'heure de marche, la maison des André leur apparut, dressant ses hautes colonnes de marbre, comme une provocation terrestre vers un ciel temporairement clément . Elle avait revêtu ses habits de crépuscule, ses grandes fenêtres léchées de rougeurs ocres et de bleus grisonnants. Toute la demeure paraissait embrasée sous les reflets du couchant, qu'étouffait peu à peu l'ombre des arbres alignés de chaque côté de l'allée sur laquelle ils avançaient.

- Bonsoir M. Johnson, fit Candy en apercevant le régisseur, un grand bonhomme, à la cinquantaine bedonnante, qui venait à leur rencontre.

- Je vous attendais Madame Candy car je voulais vous montrer un objet que M. Durosier a trouvé cet après-midi, près du portail de la roseraie.

Innocemment, Candy prit le mouchoir de soie tachetée de sang frais, que lui tendait le régisseur. Ses yeux s'écarquillèrent de stupeur à la lecture des initiales T.G.G sur l'étoffe. Elle connaissait trop bien ces lettres pour ne pas reconnaître celles qu'elle avait si souvent aperçues, au collège Saint-Paul, sur les effets de .... Terry!

"Terrence Graham Grandchester". Ces mots s'entrechoquaient dans sa tête comme un écho douloureux. Elle fit appel à toute sa raison pour ne pas montrer son affolement.

- Arthur, tu devrais aller montrer à ton père ce que tu as pêché... Je te rejoins tout de suite!

Réjoui, l'enfant ne se fit pas prier et disparut en courant, Capucin sur ses talons.

- Avez-vous pu voir le propriétaire de ce mouchoir ? - demanda-t-elle, parvenant péniblement à rester naturelle.

- Non, malheureusement... Il devait être parti depuis un moment déjà. Mais j'en ai fait part au garde chasse et il m'a dit avoir remarqué, aux abords du domaine, un jeune homme monter dans un taxi et s'en aller prestement....

- Ce devait être un rôdeur, sinon il se serait présenté... ajouta-t-il, cherchant sous ses lunettes teintées à capter le regard perdu de sa patronne - Je demanderai au garde chasse de multiplier ses rondes dans les environs, je ne voudrais pas que vous ayez des problèmes avec d'autres individus du même acabit.

- Ce n'était pas un rôdeur..., murmura Candy, en s'éloignant, l'esprit embrouillé par l'émotion.

Interloqué, M. Johnson la regarda marcher d'un pas incertain, vers la roseraie, comme sonnée, soûlée par le choc de la surprise.

"Se peut-il qu'elle connaisse cet étranger?" se demanda-t-il en en la voyant disparaître au détour de la maison.

Puis il haussa les épaules et retourna aux cuisines terminer son dîner.

"Terry! Terry était là!" se dit Candy en arrivant devant la roseraie.

Le souffle court et le coeur battant, elle se mit en quête de l'allée de roses dans laquelle il aurait pu se cacher. C'est près de la grille, à la limite du labyrinthe de rosiers grimpants, comme lui avait indiqué le régisseur, qu'elle distingua, malgré la pénombre, les quelques tâches de sang que Terry avait laissées en se piquant à une rose. Elle se baissa et caressa d'une main les stigmates de sa furtive présence. Le sol était encore chaud du soleil de la journée, donnant l'impression que la blessure venait juste d'être faite, et que peut être, si elle osait se mettre à sa recherche, elle pourrait le retrouver quelques mètres plus loin, en suivant l'empreinte de ses pas sur l'allée ensablée.

Le souvenir de son beau visage revenait à sa mémoire comme un rêve qu'elle avait conservé tout au long de ces années : ses longues mèches brunes, ses grands yeux d'un bleu profond au fond duquel elle aimait tant se plonger, quand il s'approchait d'elle et l'enlaçait tendrement. Malgré le temps, elle avait gardé le goût de ses lèvres sucrées sur les siennes, comme au jour de leur premier baiser.

"Il était là et je ne l'ai pas vu!" - Se dit-elle avec regret, serrant plus fortement le mouchoir entre ses mains, les battements précipités de son coeur cognant dans sa poitrine, rythmant les mouvements de sa respiration.

"Pourquoi est-il venu jusqu'ici? Que voulait-il?" S'interrogeait-elle, incapable de trouver une réponse aux questions qui l'assaillaient.

Elle manqua de défaillir quand elle réalisa qu'il avait du être le témoin des gestes tendres échangés avec Albert.

"Voilà pourquoi tu ne t'es pas fait connaître... "pensa-t-elle, la gorge serrée. "Comme tu as du souffrir de me voir avec un autre!... Comme je t'ai fait du mal sans le vouloir!..."

Une nausée soudaine la saisit. Pliée en deux, elle ne trouva l'apaisement qu'en s'appuyant contre la grille, similaire refuge salutaire qu'avait trouvé Terry, quelques heures auparavant. Elle respira profondément pendant de longues minutes pour chasser son malaise. Comme elle avait mal subitement! Se pouvait-il que Terry puisse encore la bouleverser au point qu'elle perde tous ses moyens! Etait-il possible qu'elle l'aimât encore jusqu'à en oublier Albert et sa réconfortante compagnie? Se pouvait-il qu'elle l'aimât plus que son mari, qu'elle avait épousé, dix ans auparavant, devant Dieu et les hommes?...

- Oh Terry! Pleura-t-elle, pourquoi es-tu venu jusqu'ici me torturer de ta présence? Fallait-il que ton existence soit bien médiocre pour que tu risquas une visite sur la propriété d'Albert?...

- Tu dois être si malheureux! conclut-elle dans un sanglot, les mains recouvrant son visage pour étouffer ses pleurs.

Elle songea à Suzanne et à la promesse que cette dernière lui avait faite de le rendre heureux. Candy n'était pas étonnée de cet échec. "On ne peut pas obliger quelqu'un à vous aimer..." jugea-t-elle avec amertume. Pourtant, elle y avait cru, sur les marches de l'hôpital, quand il avait détaché ses bras de sa taille, pour retourner auprès de Suzanne. A ce moment là, l'unique lien qui l'avait retenue vers la vie, avait été la conviction qu'ils pourraient vivre heureux ensemble, si elle s'éloignait d'eux, devenant une image du passé dans le coeur de Terry. Elle comprenait aujourd'hui combien ses efforts se révélaient vains face à l'amour qui les unissait tous deux.

"Comment vais-je faire pour vivre maintenant en sachant cela?" se demanda-t-elle, incapable de refréner ses larmes, elle, qui avait bâti sa nouvelle existence autour d'Albert, fragile construction qu'un seul geste de Terry venait de balayer.

Pourtant, il fallait réagir! Le régisseur semblait avoir remarqué son comportement étrange. Il fallait éviter que l'on jase sur son désarroi. 

"Albert ne doit rien remarquer ! Il ne faut pas qu'il apprenne que Terry est venu ici! Cela le détruirait!..."

Instinctivement, elle sécha rapidement ses larmes et se hâta de rentrer. En chemin, elle fit un léger détour par la cour pour rafraîchir son visage à la fontaine et ôter les marques de son chagrin. La chaleur de la journée serait un bon prétexte si on la surprenait dans ses ablutions.

En pénétrant dans la maison, elle entendit les rires d'Arthur et d'Albert provenant du salon. Elle s'empressa de courir à l'étage. 

"Sois forte Candy!" se dit-elle fermement en montant les hautes marches qui menaient à ses appartements. "On ne doit rien soupçonner!"

Elle prit un air enjoué, lorsqu'en longeant le sombre et long couloir faiblement éclairé par quelques lumières diffuses, elle croisa des domestiques. Elle lança un signe amical aux uns et aux autres, puis prit le soin, parvenue à sa chambre, de s'enfermer précautionneusement. Le dos appuyé contre la porte, se sentant en sécurité, elle put enfin libérer le flot de larmes qui bousculaient ses paupières, depuis, lui avait-il semblé, une éternité.

Candy ne pouvait fermer l'oeil. Lassée de chercher vainement le sommeil, elle était sortie sur la terrasse prendre place dans un de ces larges et confortables fauteuils en rotin qu'Albert avait ramenés de son dernier séjour d'Indochine. Le frôlement d'une chauve-souris, le hululement d'une chouette, n'avaient pu entamer la profonde réflexion dans laquelle elle était plongée. Elle leva la tête vers le ciel, dont la noirceur du bleu renforçait l'éclat des myriades d'étoiles qui peuplaient cette chaude nuit d'été. L'atmosphère était moite, étouffante, et pourtant elle avait froid, frigorifiée d'incontrôlables tremblements qui agitaient son corps meurtri par les émotions de la journée : la visite impromptue de la grand-tante Elroy et d'Elisa, puis la venue de Terry, qui, tel un fantôme, n'avait laissé de son furtif passage, qu'un mouchoir tacheté de sang, et quelques pas dans l'allée sablonneuse de la roseraie. L'humeur enjouée qu'elle avait dû simuler tout le long du souper, fut une épreuve insoutenable à surmonter. Rongée de remords, elle se détestait de ne pouvoir avouer la vérité à son époux. Elle se sentait honteuse et coupable de devoir mentir à l'homme qu'elle respectait le plus au monde. C'était un sentiment d'autant plus insupportable qu'elle savait que malgré tous ses efforts, elle ne parviendrait pas à faire taire cette passion pour un autre qui l'habitait. Son coeur se serra plus fortement en repensant à Terry, auquel elle avait renoncé, plus de dix ans auparavant, afin de le libérer d'elle et de leur amour, pour qu'il puisse s'occuper pleinement de Suzanne. Le soutien et l'affection d'Albert l'avaient aidée à l'oublier, du moins l'avait-elle cru jusqu'à alors. Elle savait bien au fond de son coeur, qu'elle avait conservé un attachement particulier pour Terry dont elle garderait jusqu'à la fin de ses jours le souvenir éternel d'un impossible mais merveilleux amour. Jamais pourtant elle n'aurait songé que la seule idée de sa présence à Lakewood puisse la bouleverser à ce point.  Elle avait cru que la distance qu'elle avait mis entre eux durant toutes ces années, avaient tout effacé. Mais avait-elle simplement voulu s'en convaincre ? Elle reconnaissait cependant avoir ressenti une pointe douloureuse chaque fois qu'elle entendait prononcer son nom, elle se surprenait parfois à s'enrager contre les rumeurs d'infidélité ou d'alcoolisme propagées sur son compte, refusant la description d'un personnage imaginé par les journalistes qu'elle ne reconnaissait pas. Qu'était donc devenu ce beau jeune homme idéaliste et passionné par son métier, qui sous des airs arrogants cachait une personnalité d'écorché vif et de torturé que seule Candy était parvenue à apaiser ? Elle le savait maintenant : la gloire, la richesse, la renommée, n'avaient pas réussi à guérir sa peine, qu'il traînait comme un boulet, et dont il avait pensé se débarrasser en lui rendant visite, ultime aveu du désastre de sa vie personnelle. Elle le comprenait trop bien, subissant comme lui depuis toutes ces années, la douleur réciproque du manque qu'elle avait de lui mais et dont elle avait appris à taire les manifestations par son caractère enthousiaste et son altruisme naturel. Les multiples frasques de Terry qu'on lui avait "innocemment" rapportées, prenaient aujourd'hui tout leur sens, révélant son mal de vivre et son impossibilité à accepter leur rupture, qu'il avait dû accueillir comme un deuxième abandon, alors qu'il avait déjà connu cette souffrance en ayant été, enfant, séparé de sa mère. Elle réalisait à cet instant combien elle l'aimait encore et combien il serait difficile de vivre en sachant cette vérité, car elle était mariée à un autre, qu'elle aimait, peut-être différemment, mais tendrement certainement, et qu'elle ne voulait en tout point blesser.

Une larme brûlante roula sur sa joue, expression du pénible mais nécessaire choix qu'elle se devait de faire : se consacrer à sa famille, à Albert et à son fils, et ne plus se retourner, vers le collège Saint-Paul, l'Ecosse, New-York, lieux et moments merveilleux qu'elle avait partagés avec Terry.

"Adieu, Terry..., mon amour..." se dit-elle, le coeur gros mais convaincue que sa décision était la bonne. "Bonjour, Terrence Grandchester..., mon ami....".

La voix d'Albert la fit sursauter.

- Que se passe-t-il, mon aimée, tu ne dors pas ?

Elle s'empressa de sécher ses larmes, ses traits gonflés salutairement cachés par les ombres de la nuit. Il s'approchait... Elle s'enfonça un peu plus dans son fauteuil, espérant qu'il ne remarquât point son désarroi.

- Je crois que les émotions de la journée m'ont un peu énervée... - fit-elle, simulant l'insouciance.

- Elles ne t'on pas ménagée, en effet !... 

Il lui prit la main.

- Que dirais-tu si nous allions rendre visite à Mademoiselle Pony et Soeur Maria, demain ?

Les yeux de Candy s'écarquillèrent de joie, et elle se jeta au cou de son époux. Déjà, passait devant ses yeux l'image apaisante de la Maison Pony. Quoi d'autre que cet endroit avait le pouvoir de la ressourcer et l'aider à retrouver ses forces? Elle ne s'y était pas encore rendue depuis son retour de France et cette perspective emplit son coeur d'allégresse. Sœur Maria et Mademoiselle Pony, ses mères adoptives pour lesquelles elle vouait un amour sans limite, lui avaient tant manquée ! Un petit séjour chez elles serait le bienvenu. Elle ferma les yeux, humant déjà l'air de sa colline, de son chêne, des fleurs sauvages dans les prés, du vent puissant qui soufflait parfois sur cette hauteur.... Elle avait tellement hâte de les retrouver! 

- Allons, viens te coucher à présent. Il faut que tu dormes un peu si tu veux être en forme pour demain...

Ragaillardie, elle se dressa promptement sur ses jambes et suivit son mari dans leur chambre. Elle était déjà impatiente de voir le jour se lever...


Fin du chapitre 2

© Leia novembre 2006