UN PASSE TROP PRESENT
Par Leia

Chapitre 1

Juillet 1927

 

Une belle journée s'annonçait. Déjà les rayons malicieux d'un soleil espiègle s'étaient faufilés entre les épais rideaux de la chambre et venaient agiter leurs pointes aveuglantes autour de Candy. Elle tourna la tête d'un côté, puis de l'autre, le sourcil froncé et la moue boudeuse. La chaleur brûlante de ce matin de juillet commençait à envahir la pièce. La jeune femme se redressa et décida de sortir sur la terrasse en quête de la dernière fraîcheur matinale. Tout en se levant, elle posa un regard attendri sur la silhouette endormie à ses côtés. Silencieusement et avec précaution, elle baissa la poignée de la porte-fenêtre et passa un pied dans l'ouverture.

Une brise légère virevolta autour d'elle, dégageant de son joli visage les longues mèches emmêlées de la nuit. Elle s'approcha du balcon et s'appuya légèrement sur la balustrade afin d'admirer, comme à son habitude, la magnifique roseraie d'Anthony, lovée un peu plus bas, au sein du vaste jardin des André. Le délicat parfum de roses aux essences multiples s'élevait en une farandole enivrante vers Candy. Elle sourit en humant ces tendres odeurs, d'un de ces sourires mélancoliques qui s'étaient si souvent dessinés sur ses lèvres, lorsque les souvenirs pénibles se faisaient plus présents et venaient pincer son cœur endolori.

Oh...Anthony - soupira-t-elle tristement.

Cela faisait maintenant bien longtemps qu'Anthony avait disparu dans ce tragique accident de cheval qui lui avait coûté la vie. Candy gardait depuis ce jour une peur épouvantable des chevaux qu'elle maîtrisait difficilement et dont elle ne se débarrasserait jamais tout à fait. Comme il lui manquait son ami, son frère, son amour d'enfance; ce bel adolescent aux grands yeux bleu azur qui avait su si bien à travers ses poèmes et ses bouquets de roses, la charmer mais surtout la soutenir et la réconforter tout au long des horribles moments qu'elle avait vécus chez les Legrand.

Une seule personne était parvenue à balayer le chagrin immense qui l'avait habitée pendant de longs mois après la mort d'Anthony. Terrence...Terry...Ce prénom résonnait dans sa tête comme un douloureux écho. Elle n'avait eu de cesse de chasser de son esprit cet aristocrate anglais, au tempérament bagarreur et aux mèches rebelles, qu'elle avait rencontré au Collège Royal de Saint-Paul à Londres, et qui avait un jour laissé son cœur en miettes. Combien d'années s'étaient-elles écoulées depuis ce maudit soir enneigé où ils s'étaient séparés sur les marches d'un hôpital de New-York ? Elle s'était résignée à ne plus les compter. Parfois, dans ses instants de doute, elle se demandait la réaction qu'elle aurait si elle le revoyait... Son coeur bondirait-il comme lors de leurs retrouvailles à New-York ? Se serrerait-il de douleur comme celle éprouvée au moment de leur rupture, ou n'éprouverait-elle qu'une réconfortante indifférence ? C'était des questions auxquelles elle ne pouvait répondre tant elle se sentait incapable de donner un véritable sens à ses sentiments pour Terry. Au cours de ces dix dernières années, alors qu'elle était installée avec sa famille en France, le souvenir du jeune homme était devenu plus diffus. A vrai dire, rien là-bas ne pouvait le lui rappeler. Terrence Grandchester était une immense vedette outre-atlantique mais n'avait pas encore conquis l'Europe. Parfois, elle découvrait dans la presse des articles faisant allusion à lui, mais cela se résumait à quelques lignes, aucune photo. C'est ainsi qu'elle avait appris son mariage avec Suzanne, deux ans après leur séparation, et quelques semaines après ses propres noces.  Elle se rappelait très bien la remarque qu'Annie lui avait faite, lors de sa première visite chez elle, à Paris.

- C'est étrange comme le mariage de Terry a eu lieu peu après le tien alors que rien ne le laissait présager...  C'est comme si...

- Comme si quoi ? - avait demandé Candy, irritée. Embarrassée, Annie s'était faite hésitante.

- Comme s'il avait toujours espéré... que vous seriez un jour ensemble... Et que... Informé de ton mariage, il avait fini par se résoudre à épouser Suzanne...

A ces mots, Candy avait éclaté de rire, d'un rire nerveux qu'Annie reconnut sur le champ comme une manifestation de la confusion qui animait son amie.

- Tu as beaucoup trop d'imagination, Annie ! Il était convenu que Terry épouserait Suzanne. Leurs fiançailles ne pouvaient durer éternellement. Ce n'est qu'un banal concours de circonstances qui a mené nos mariages respectifs à avoir lieu presque en même temps...

- En es-tu si sûre ?

Candy la foudraya du regard.

- Que veux-tu me faire dire, Annie ? Que je suis heureuse pour lui ?!!!!!! Je vais te surprendre, ma réponse est OUI, je le suis ! Nous nous sommes dit adieu à New-York. Je ne nie pas que ce fut difficile à accepter et à vivre, mais c'est un choix commun que nous avions fait. Son devoir était de rester auprès de Suzanne, il lui doit bien ça !...

Sa voix vacilla. Elle tourna vers son amie un visage bouleversé.

- Pendant des mois, je me suis demandée si j'avais pris la bonne décision... de le laisser aller vers elle... Je l'avais senti tellement soulagé à ce moment là et si désespéré à la fois, car nous savions que c'en était terminé de nous, pour toujours... En quelques secondes, tous nos espoirs, tous nos rêves, étaient réduits à néant... Nous avions dix-huit ans, et la vie m'apparaissait comme un trou noir béant dont je ne ressortirais jamais... Il nous en a fallu du courage, tu sais, pour accepter de vivre l'un sans l'autre... Et puis, sans que je m'y attende, la chance a voulu que je tombe amoureuse de mon mari ! Et je suppose que c'est ce qui est arrivé à Terry. L'affection qu'il éprouvait pour Suzanne a dû se muer peu à peu en sentiments amoureux. Je suis sûre qu'il est heureux avec elle...

- J'espère que tu as raison - dit Annie, dubitative.

- Allons, ne ressassons pas le passé, Annie ! Laissons-le à sa place, loin derrière nous... Buvons plutôt cet excellent thé tout droit venu d'Inde !

Et Candy avait versé le thé brulant dans la tasse en porcelaine que lui tendait son amie. C'était la dernière fois qu'elles avaient évoqué Terry...

Lors de son retour aux Etats-Unis, sa première crainte, celle de devoir affronter la renommée du jeune acteur placardée sur tous les supports publicitaires du pays, l'avait un peu hantée. Il est vrai que Terry n'était pas resté bien longtemps un comédien uniquement reconnu dans les milieux autorisés de New-York. L'essor du cinéma avait grandement profité à sa carrière. On le surnommait le nouveau Rudolph Valentino, décédé quelques mois plus tôt. Sa voie semblait donc toute tracée... Par chance, sur le chemin qui la ramenait vers Lakewood, rien n'aurait pu supposer de l'existance même du jeune homme. Bien que soulagée, elle s'était convaincue qu'il faudrait bien un jour qu'elle fasse front à cette situation. Néanmoins, c'est plus que tranquillisée qu'elle avait posé un pied sur le sol du domaine familial, enfoncé loin dans les terres de l'Illinois, à des centaines de kilomètres de Chicago... Elle était heureuse désormais, se rassurait-elle, choyée par un époux qui l'adorait, et entourée de l'affection d'une famille à laquelle au fond d'elle-même, elle avait toujours souhaité appartenir. Pourtant, malgré ce bien-être affectif et matériel, elle vivait dans l'inquiétude permanente de perdre cet équilibre, ce foyer qu'elle avait cherché si longtemps. Elle songeait aux êtres chers qu'elle avait aimés et perdus brutalement, comme si chaque personne, chaque chose qu'elle approchait devait être éloignée d'elle ; comme si le sort n'avait de cesse de se jouer d'elle à tout moment et de tester sa résistance face aux aléas de la vie. Elle se dit qu'elle avait eu son compte de malheurs et humiliations de toutes sortes, et qu'elle méritait un peu de paix.

Un appel provenant de la chambre à coucher la tira de ses pensées moroses. Elle retourna sur ses pas et découvrit dans la pénombre de la pièce, son mari se tenant dans le lit, à demi soulevé sur un coude, l'autre bras tendu pour l'accueillir. Elle s'approcha de lui.

- Il faisait si chaud dans cette pièce que je suis sortie prendre un peu d'air - expliqua-t-elle doucement. As-tu bien dormi mon chéri ? - demanda-t-elle en s'asseyant au bord du lit.

Pour toute réponse, il effleura d'une main la joue de Candy, puis l'attira un peu plus près de lui. Il sentit sa chair douce et rafraîchie s'amollir contre lui.

S'il pouvait d'une caresse atteindre son esprit inquiet, pensa-t-il, la meurtrissure des blessures qu'il soupçonne s'apaiserait. Il la sentait souvent s'éloigner de lui, involontairement, perdue dans ses pensées, seule. Son impuissance à contrôler les états d'âme de son épouse ne faisait qu'animer avec d'autant plus d'exagération la passion dévastatrice et douloureuse qu'il éprouvait envers elle. Petit oiseau tombé du nid, elle l'avait ému par ses faiblesses, ses maladresses mais aussi par la force qui émanait d'elle et l'énergie qu'elle y puisait pour surmonter les handicaps de la vie.

Il ne lui avait pas été facile de la conquérir. Au fil des années, il avait su charmer son affection. Il avait dû néanmoins employer maints efforts et stratagèmes pour l'apprivoiser et parvenir à lui faire comprendre mais aussi accepter qu'il pouvait lui apporter le bonheur et la tendresse qui lui manquaient. Il n'oublierait jamais cette magnifique journée au cours de laquelle il l'avait amenée sous ce robuste chêne qui avait assisté à leur première rencontre, alors qu'ils étaient enfants, et cet instant magique où d'une voix tremblante, comme un adolescent à son premier rendez-vous, il avait pris sa main et lui avait demandé de l'épouser.

L'attente de sa réponse lui avait paru interminable bien qu'elle ne dura que quelques secondes. Il savait qu'il risquait de la perdre si elle refusait, car il n'était pas assuré des sentiments réciproques de Candy. Pourtant, ces derniers temps, il lui avait semblé qu'elle s'intéressait différemment à lui, que ses gestes à son égard trahissaient un émoi particulier ; c'est pourquoi il s'était décidé à tenter sa chance malgré le doute certain qu'elle puisse partager les mêmes sentiments que lui, car son amour envers elle n'était plus raisonnable, mais démesurément passionné, troublé, perturbé, par ce garçon manqué aux boucles d'or et aux tâches de rousseur, qui telle un chrysalide sortant de son cocon, s'était transformée en une ravissante jeune femme au caractère bien trempé. Il savait cependant que sous de faux airs enjoués, elle cachait des blessures secrètes qu'il devrait dépasser, qu'il devrait même combattre pour préserver ce bonheur qu'elle avait fini par accepter de lui donner. Il n'en demeurait pas moins contrarié d'avoir pu toucher son cœur sans jamais atteindre son âme, qu'il savait à un autre, cet absent dont on taisait le nom, mais qui revenait en permanence à son esprit chaque fois qu'il la sentait s'échapper de lui. Il connaissait le prix de cette privation et l'avait accepté, du moment où il pouvait la faire sienne, égoïstement et jalousement, comme on jalouse un trésor.

Tel est l'objet de mes souffrances, de mes craintes et de mes joies, se dit-il tandis qu'elle posait ses beaux yeux émeraude sur lui. Avec tendresse, il baisa sa douce épaule.

- Albert ... - fit-elle dans un murmure. Et comme elle frémit un peu, il s'écarta et enfouit son visage dans ses cheveux dénoués au parfum de rose.

- Comme tu as de belles épaules - dit-il avec émerveillement. Il entreprit de dénouer sa chemise, dont la transparence accentuée par les éclats du soleil, révélait sans aucune pudeur, les formes parfaites de sa femme.

Intimidé, comme il l'avait toujours été par elle et elle seule, il l'embrassa par touches puis releva la tête et s'arrêta pour admirer les lèvres douces et pleines de Candy qu'il mourrait de dévorer. Ce fut elle qui lentement chercha les siennes. Elle pensa que ses lèvres de vagabond, d'aventurier, qui avait cessé ses errances pour prendre soin d'elle, avaient le goût de la simplicité et du réconfort, les ingrédients subtils d'une prochaine guérison. Car il la guérissait de ce mal insidieux qui mangeait son coeur et troublait son âme. Qui d'autre que son Prince qu'elle avait cherché si longuement avait le pouvoir de chasser ces ombres encore présentes... bien trop présentes.

Elle écarta ses bras pour mieux l'enlacer et sentit les mains de son mari remonter le long de ses reins, effleurer sa poitrine puis se faire plus entreprenantes. Elle s'allongea dans un gémissement alors qu'il s'étendait contre elle, la couvrant de mille baisers, soulevant sa robe de nuit, le visage blotti au creux de ses seins. Elle ne voyait qu'une chevelure blonde scintillante sous les rayons de lumière, se mouvoir contre son corps qu'elle sentait faiblir, s'enflammer sous les caresses expertes de son ardent époux. Elle aperçut son regard translucide, troublé, enfiévré, se pencher vers son visage, puis des lèvres chaudes, brûlantes saisir les siennes, dans un baiser oppressant, étouffant, qui n'avait de commune mesure que la passion, l'émoi qui animaient Albert.

- Je t'aime... je t'aime tant ! - lui dit-il dans une plainte.

Elle se sentit céder sous la délicieuse émotion qui l'envahissait quand un bruit sourd et fort contre la porte de leur chambre vint rompre le charme de ce moment d'intenses et torrides affections...

Quelqu'un frappait à la porte avec insistance. Maugréant quelques noms d'oiseaux, Albert s'empara de son peignoir et alla ouvrir la porte. Gontran, le majordome, se tenait sur le seuil, arborant sa mine des mauvais jours.

- Milles excuses, Monsieur, mais le gardien du portail de l'entrée nord vient de m'avertir de l'arrivée imminente de votre tante, Madame Elroy accompagnée de votre cousine, Eliza Withmore, et de ses enfants. Leur voiture ne va pas tarder à se garer dans la cour.

Albert remercia le domestique et tourna vers son épouse un regard amusé. 

- Elles n'ont pas perdu de temps ! Cela ne fait pas une semaine que nous sommes de retour au pays, et les voilà déjà qui rappliquent !  - s'écria Candy en sautant du lit. Paniquée, elle ouvrit tout en grand son armoire en quête d'une tenue appropriée pour les accueillir. Il fallait faire vite ! la grand-tante aurait une attaque si elle la recevait en petite tenue !

- Et que vient faire ici Eliza avec ses enfants ?!!! - poursuivait-elle tout en pestant contre la fermeture éclair de sa robe qui s'était coincée. Calmement, Albert vint à son aide. 

-  Ce sont de vrais petits monstres ! - enrageait-elle - Aussi méchants que leur mère et leur oncle réunis !!!

- Ne t'emporte pas si vite ! - fit Albert, dont le ton serein exaspérait son épouse - C'est une visite de politesse, voilà tout !...

Candy le repoussa en bougonnant.

- La curiosité les étouffe, tu veux dire ! Je ne comprends pas pourquoi elles nous rendent visite ! Tu oublies que la dernière fois que nous nous sommes vus, quand nous vivions encore à Paris, cela s'est terminé par un drame. Notre fils et les enfants d'Eliza se sont pratiquement étripés sous nos yeux !!!

- Tu en as fait de même au même âge avec Eliza et Daniel...

Les joues de Candy rosirent d'indignation.

- Ils ne l'avaient pas volé après tout ce qu'ils m'avaient fait subir!

- T'en ai-je jamais blâmé ? - dit-il doucement en l'obligeant à se tourner vers lui, posant des mains affectueuses sur ses jolies  épaules - Me suis-je comporté différemment avec notre fils ? Non !... La réaction d'Arthur ce jour-là était légitime, et malgré les vagissements de la grand-tante, je n'ai pas cédé... 

- Quand je pense qu'elle t'a reproché d'avoir puni les enfants d'Elisa pour avoir suspendu Capucin par la queue à un arbre et de l'avoir laissé ainsi pendant des heures !!! Le pauvre animal tremblait de peur et d'épuisement quand nous l'avons retrouvé. Arthur, malgré ses six ans, ne les avaient pas ménagés!...

- Tu sais combien je déteste que l'on fasse souffrir un animal, mon aimée. Heureusement, je ne fus pas celui qui découvrit notre pauvre Capucin, ma rage en aurait été décuplée! 

- Je me souviens du coup de poing que tu avais mis en pleine figure de Daniel alors qu'il tentait d'empoisonner Cléopatre, le cheval de ses parents...

- J'ai eu une réaction vive en effet... Mon seul regret est que tu aies eu à en subir les conséquences...

La paume de sa main vint caresser affectueusement la joue de la jeune femme.

- Je n'ai pas oublié tu sais... - murmura-t-il, le ton sa voix se troublant d'émotion - Je n'ai jamais oublié la façon dont ils t'ont traitée...

Elle lui sourit tristement en opinant de la tête.  Elle ne savait que trop bien l'importance qu'avait occupé Albert dans son enfance, la protection, même invisible, dont il l'avait entourée, jusqu'à ce qu'elle découvre, à l'aube de ses dix-huit ans, que le vagabond barbu dont elle avait pris soin à Chicago, n'était autre que le grand oncle William, ce personnage mystérieux, connu de tous mais jamais rencontré, et qui l'avait adoptée...

Le bruit d'un véhicule pénétrant dans la cour mit un terme à l'évocation de leurs souvenirs. Des cris stridents retentirent quelques secondes plus tard. Intriguée, Candy se glissa sur le balcon et la scène qu'elle aperçut manqua de la faire mourir de rire :

S'agitant comme des furies, la grand-tante Elroy et Eliza s'évertuaient avec moults brassements d'air, de s'écarter de Capucin, qui venait de remarquer leur chat siamois. Le raton-laveur, vouant une haine féroce envers l'animal, s'était jeté sur lui, lequel, terrorisé, s'empêtrait dans leurs jupes, griffant leurs jambes, miaulant de frayeur. Les jumeaux d'Eliza, fidèles à leurs origines, admiraient le spectacle sans bouger, l'oeil pervers et le sourire narquois. L'inévitable eut finalement lieu : déséquilibrée, la Grand-tante tomba, entraînant sa nièce dans la chute et l'écrasant de son imposante stature.

"C'est le pompon!" s'écria Candy tandis qu'elle faisait signe à son époux de descendre rapidement au secours des deux femmes. Parvenu sur les marches du perron, il ne put que constater les dégâts : son illustre grand-tante, les jupons relevés, son sempiternel ridicule chapeau à plumes enfoncé sur les yeux, vociférait des insanités tandis qu'Elisa s'escrimait dans des efforts essoufflés, à s'extirper de la volumineuse masse de chair qui l'immobilisait. Arthur,le fils de Candy et d'Albert, attiré par les cris, assistait à la scène, hilare. Il appela Capucin, lequel, en entendant son nom, abandonna sa victime, et vint se jeter dans les bras du petit garçon en couinant de joie. 

- Maudit animal! - éructa la vieille femme échouée sur le sol, tandis qu'Elisa se relevait péniblement, aidée d'un domestique. Cette dernière se pencha vers son chat, couché par terre, inerte, le poil en bataille et l'oeil hagard.

- Il l'a tué ! Il a tué mon pauvre Nospheratu !!! - s'égosillait-elle.

Un faible miaulement s'échappa de la gueule de la pauvre bête. 

- Ce n'est plus de peur que de mal, ma cousine, rassure-toi ! Capucin n'est pas un sanguinaire ! Il jouait plus qu'autre chose!... - fit Albert en palpant la bête. Ce chat s'avérait être un excellent comédien...

- Ton raton-laveur n'est qu'un animal sauvage, féroce, cruel ! 

- Tu oublies les coups de griffes que ton chat lui a asséné lors de leur première rencontre, il n'a pas dû l'oublier...

- De toute façon, cette sale bête n'a rien à faire ici ! Si c'était moi, cela ferait bien longtemps que je l'aurais abandonnée dans la forêt !

L'irruption de Candy, un brin essoufflée, ajouta du piquant à la situation. 

- Toutes mes excuses, ma tante, pour ce malheureux incident! Vous auriez dû nous prévenir de votre visite...

L'accueil de la Grand-tante Elroy dépassa toutes ses espérances.

- C'est de cette façon que tu me reçois Candy! - pesta-t-elle, ayant retrouvée la vue et repoussant la main secourable que lui tendait la jeune femme - Ma toilette est fichue et notre chat a failli être assassiné !!!

- Je vous avais bien dit ma tante que c'était inutile de venir jusqu'ici! - lança Elisa sur ton méprisant - On ne peut rien attendre de cette parvenue! - acheva-t-elle en remettant de l'ordre dans sa coiffure ébouriffée et secouant sa robe poussiéreuse.

Stoïque, Albert coupa court à leurs reproche dans un simulacre de révérence.

- Vous devez être fatiguées par ce long voyage, Mesdames?... Puis-je demander à la femme de chambre de vous mener à vos appartements pour que vous puissiez vous rafraîchir et vous reposer avant le déjeuner? 

- Un peu d'égard n'est pas malvenu! - grogna la tante en montant les marches.

Candy ne leva pas un cil vers Elisa qui passa devant elle dans un sifflement dédaigneux, suivie de ses deux rejetons, lesquels ne manquèrent pas de lui tirer leur plus belle langue !

"Calme-toi, tu as connu pire que cela!" se dit-elle pour se contenir tout en les suivant. Elle redoutait cependant que l'état de nervosité intense provoqué par leur soudaine intrusion, réduise à néant les efforts surhumains qu'elle était en train de déployer. Elle sentit la main de son fils prendre la sienne et toutes ses craintes s'évanouirent instantanément. De ce petit garçon de neuf ans, aux boucles blondes comme les blés émanait une force intérieure qui savait parfaitement la rassurer. "Ne t'inquiète pas, maman, je suis là!" - semblait dire son doux regard vert émeraude. Elle posa une main affectueuse sur sa jolie tête, et c'est d'un pas plus léger, qu'ils pénétrèrent dans leur maison.

"Pourquoi diable sont-elles venues ici?" se demandait Candy en s'observant dans le miroir de sa coiffeuse. "Que vais-je donc pouvoir faire d'elles?". Le menton appuyé contre la paume de sa main, l'air pensive, elle fixait son beau regard vert à la recherche d'une réponse qui ne venait pas. La matinée était presque achevée, l'heure du déjeuner allait bientôt sonner, et ces dames n'étaient pas encore sorties de leurs chambres. Finalement, cela convenait très bien à Candy, très réticente à l'idée d'avoir à tenir compagnie à ces deux harpies. Albert lui avait promis qu'il prenait la situation en main. Cela l'avait un peu rassurée, mais pas tout fait, connaissant l'extraordinaire capacité de ces deux femmes à transformer une journée idyllique en votre pire cauchemard.

Pour se détendre, elle s'était fait couler un bain, et avait joué avec les bulles pendant un long moment. Puis, elle s'était occupée à chercher une tenue susceptible de convenir aux exigences vestimentaires de sa grand-tante. Elle espérait que l'avant-garde de la mode française ne choquerait pas trop l'esprit étriqué de la vieille femme. Elle choisit dans sa penderie une robe longue d'un vert pâle satiné aux fines bretelles dont le corsage s'ornait de broderies entremêlées dans un kaléidoscope de couleurs, rehaussant le teint légèrement hâlé de sa peau. Puis elle se chaussa de sandales assorties. Elle posa un peu de rose sur ses joues et sur ses lèvres, caressa ses délicates paupières d'un fard brun, accentuant avec naturel l'éclat de ses yeux. Elle noua ses longs cheveux dorés en un chignon, habilement tenu par une longue épingle en argent sertie de pierreries qu'Albert lui avait offerte pour le premier anniversaire de leur rencontre. Cela remontait seize ans en arrière, quand elle vivait encore chez les Legrand. Ce jour là, excédée par la méchanceté de Daniel et d'Elisa, elle s'était enfuie de chez eux, puis perdue en cherchant le chemin du retour vers la maison Pony. Et il avait surgi devant elle, tel un ermite des bois, effrayant sous sa longue barbe hirsute et ses lunettes de soleil. Mais il avait su la rassurer de sa douce voix et par ses gestes attentionnés, son ombre protectrice se dessinant à chaque appel qu'elle lui lançait. Bien plus tard, alors qu'ils étaient jeunes mariés, il lui avait avoué avoir été séduit dès le premier instant par ce petit être fragile au visage d'ange, qui était venu trouver refuge dans sa cachette, une maison abandonnée, éloignée des André et leurs exigences familiales. Son affection pour Candy s'était muée en une inexplicable attirance au fil des ans, puis en amour exagérément passionné après qu'elle eut prit soin de lui lors de son amnésie, amour qu'il avait tenu secret puisqu'elle n'avait d'yeux que pour un autre, Terry...

"Terry..." se dit-elle, "Combien je t'aimais au point de ne pas m'être rendue compte qu'Albert avait fini par partir pour s'éloigner de moi, tant il souffrait de ne pas pouvoir partager ses sentiments avec moi.... Combien je deviens aveugle quand il s'agit de toi!...."

Elle se reprocha d'avoir de nouveau une pensée pour celui qu'elle croyait avoir oublié définitivement. Elle se dit non sans un pincement au coeur que la tâche serait rude, les souvenirs nostalgiques revenant de façon récurrente à son esprit.

Elle se regarda dans la psyché et se trouva simplement jolie. Le jugement sévère de Candy dénotait du peu d'estime qu'elle avait de son physique, incapable qu'elle était d'évaluer le pouvoir de séduction qu'elle avait sur les hommes et les gens en général. Comment pouvait-elle ignorer la rare beauté que le reflet du miroir lui renvoyait, cause de la jalousie des femmes et de la convoitise des hommes de la région? Comment pouvait-elle être indifférente devant ce corps gracile aux courbes harmonieusement parfaites, objet de tentation pour Albert, qu'agrémentait un délicat visage au nez mutin et aux yeux rieurs, dont le vert lumineux rappelait les Highlands d'Ecosse, berceau de la famille André? Une dernière fois, elle lissa d'une une main les plis de sa robe, et quitta sa chambre en soupirant de lassitude. Un tintement de cloche provenant des cuisines annonça que le déjeuner était servi.

Candy poussa la lourde et imposante porte de la salle à manger et constata que toute la famille était déjà attablée, trépignant d'impatience. 

- Nous avons bien failli attendre ma chère! - fit la Tante, ne se séparant jamais de son humeur acariâtre coutumière

Candy marmonna quelques mots d'excuses et alla s'asseoir au bout de la longue table nappée de blanc, à l'extrémité d'Albert qui jouait au maître de cérémonie. Elisa, toute froufroutée de rose et de rouge,  se tenait à sa droite. La grand-tante, plus austère que jamais, était assise à sa gauche. Les jumeaux avaient pris place à côté de leur mère, Arthur leur faisant face. Ce hasard des emplacements s'annonçait divertissant pour les amateurs de confrontation. Tout le monde se toisait sans un mot. Albert fit signe aux domestiques de commencer à servir. Le repas débuta dans le silence le plus complet. Seul résonnait le bruit des couverts en argent contre les assiettes en porcelaine aux armoiries de la famille, accompagné par moments par le clapotis de l'eau ou du vin que l'on versait dans les verres de cristal finement ciselés. Candy se serait bien abstenue d'un tel faste, mais il fallait faire bonne figure devant la Grand-tante et Elisa, connaissant trop bien leur susceptibilité à cet égard. la vieille dame était habituée à être reçue avec considération, et il n'était pas question de déroger à la règle.

- Vous ne m'avez toujours pas donné la raison de votre visite, Ma Tante ? - finit par demander Albert , désireux de rompre cette atmosphère oppressante.

La Grand-tante Elroy leva les yeux de son assiette, posa un regard dédaigneux sur Candy puis se tourna vers son interlocuteur.

- Je suis venue ici pour vous parler d'Arthur... pour être plus précise, de sa scolarité...

- Moamoan !!! - s'alarma le petit garçon, la bouche pleine parsemée d'éclats de tourte aux champignons - De quoua poarle-t-elle ?

La jeune femme posa une main rassurante sur celle de son fils. 

- Que voulez-vous dire, tante Elroy ? - demanda alors Candy. 

- Arthur vient d'avoir neuf ans, n'est ce pas? - commença l'aïeulle.

- En effet, le mois dernier.

- Comme je l'ai constaté en arrivant cet enfant est isolé de tout ici. J'ai d'ailleurs pu remarquer que son éducation laissait à désirer. Un peu de discipline ne lui ferait pas de mal...

- Allez droit au but Ma Tante! - Fit Candy avec virulence - Auriez-vous l'intention de me séparer de mon fils?

- Maman!!! - hurla Arthur en se précipitant dans les bras de sa mère - Je ne veux pas te quitter!

- Ne crains rien mon chéri - lui dit-elle doucement en le serrant plus fort contre elle.

- Cet enfant est destiné à de hautes responsabilités plus tard! - dit la Grand-tante, crispée - Il est l'unique héritier en droite ligne de la famille André. Il lui faut donc une éducation digne de notre nom.

- N'en bénéficie-t-il pas déjà d'une actuellement? - Répliqua Candy avec énervement.

- Pfff! - ricana Elisa - Comme si aller à l'école du village de Lakewood était un enseignement!

- Nous souhaitons qu'il connaisse et apprenne à vivre avec les enfants des familles que nous employons! - protesta Candy - Comment pourrait-il bien gérer la fortune des André s'il grandissait à l'écart du monde, enfermé dans sa tour d'ivoire!

- Ne t'emporte pas ainsi mon enfant - fit la Grand-tante en prenant un ton plus doucereux - J'avais pensé qu'un pensionnat de ma connaissance en Virginie...

- Il n'en est pas question! - rugit Candy en tapant du poing sur la table, des flammes de colère jaillissant de ses yeux - Ni vous ni quiconque ne se mêlera de l'éducation de mon fils! Mais qu'attends-tu pour le lui dire, Albert !!!

Etrangement, son époux restait silencieux, indifférent aux éclats de voix qui s'élevaient vers le haut plafond décoré de moulures de plâtre sculptées,se répercutant en écho contre les quatre murs de la pièce, secouant les tableaux des ancêtres que la vivacité des propos échangés semblait avoir éveillés.

- Mon frère y est bien allé lui, jusqu'à douze ans! Il n'en est pas mort!...  - lança Elisa, réjouie de la violente réaction de sa cousine.

- On voit bien ce que cela a donné! - ironisa Candy dans un haussement d'épaules - Un pleutre qui a demandé à se faire exempter de l'armée!

- Sale Menteuse! Chipie! Il avait les pieds plats!!!... - aboya-t-elle sous les ricanements d'Arthur. Ce dernier reçut en échange un grand coup de pied de son cousin Harry, lequel regarda immédiatement dans une autre direction, feignant l'ignorance. Arthur porta la main à son genou en hurlant de douleur. Candy foudroya du regard le misérable qui avait lâchement frappé son fils.

- Je crois que cette discussion est close! - intervint alors Albert, sur un ton glacial. Les cris cessèrent instantanément. Puis il s'adressa à la Grand Tante Elroy :

- Je vous prierais à l'avenir de ne plus vous immiscer dans nos affaires familiales! Il fut un temps où je fermais les yeux sur vos malveillances, insultes et injustices envers mon épouse. Maintenant que nous sommes de retour, vous n'avez trouvé d'autre moyen de l'atteindre qu'en vous attaquant à notre fils! Mal vous en a pris car je ne vous laisserai pas faire!

Stupéfaite, la vieille dame bafouilla quelques mots.

- Mais voyons, mon neveu... Ne te méprends pas, je voulais seulement te faire part de mon souci vis-à-vis de l'avenir d'Arthur.

- Nous sommes assez grands pour savoir ce que nous avons à faire ! Tant que nous serons à Lakewood, Arthur ira à l'école du village. Il n'est pas question qu'il soit éloigné de nous ! J'ai bien trop connu cela dans mon enfance sans avoir à le faire subir à mon fils...

La tante Elroy leva vers lui un regard étonné.

- Ton éducation fut sévère mais pas dénuée d'affection...

- Parlons-en ! Un père toujours absent, trop occupé par ses affaires, une mère décédée bien trop tôt, ma soeur qui ne tarda pas d'en faire de même. Et vous trônant dans vos appartements, surveillant mes faits et gestes, m'empêchant tout contact avec l'extérieur afin que personne n'apprenne que j'étais l'héritier, un héritier incapable vu son jeune âge d'en assumer la responsabilité... J'ai vécu caché, oublié de tous, même de vous !!! Le plus désastreux dans tout cela, c'est que vous étiez en train de répéter la même chose avec Anthony ! Le pauvre enfant n'avait droit qu'à la visite de ses cousins l'été ! Heureusement qu'il a rencontré Candy, cela a égayé les quelques mois qui lui restait à vivre!...

A cette évocation, Candy sentit des larmes de tristesse embuer ses yeux.

- Tu es bien cruel avec moi, et bien ingrat aussi... - fit l'aieulle des André, d'une voix sourde - J'ai tâché d'agir au mieux de tes intérets et de ceux de la famille. Que crois-tu qu'il se serait passé si on avait appris que le grand-oncle William n'existait pas mais que c'était un jeune garçon de 14 ans ?!!!! Les banquiers ne nous auraient jamais soutenus, nos actionnaires nous auraient abandonnés, nous aurions été ruinés !!!

- Cessez ce mélodrame, ma tante ! Vous vous êtes très bien débrouillée sans moi quand j'ai quitté la famille... Remerciez donc Candy d'avoir croisé mon chemin, sans elle, je ne serais jamais revenu parmi vous !...

- Parlons-en !!! Tu as manqué me faire mourir en m'annonçant vos fiançailles !!! Epouser sa fille adoptive, on aura tout vu !!!

- Je ne l'étais plus depuis des années, ma tante, souvenez-vous. J'avais renoncé à mon adoption au moment de mon départ du Collège Saint-Paul... - dit Candy, étonnament sereine. Il lui semblait revivre la discussion similaire qui avait eu lieu dix ans auparavant, laquelle avait été particulièrement houleuse et s'était achevée par la décision d'Albert de quitter les Etats-Unis pour aller vivre en Europe, loin de tout ce que pouvait lui rappeler les André. Aussitôt leur mariage célébré, ils avaient prolongé leur voyage de noces dans le sud de la France, puis s'étaient finalement établis à Paris, où Albert avait développé une succursale de l'empire familial. Les années s'y étaient écoulées tranquillement, loin des sarcasmes de la grand-tante ou des coups bas de sa nièce. La naissance d'Arthur vint parachever cet état de grâce. Il était leur plus grande joie. Candy se demanda, vu les circonstances, si cela avait été une bonne idée de revenir en Amérique. Mais il est vrai que la maison Pony, ses amis Archibald, Annie, Patty lui manquaient. De plus, Albert voulait que son fils découvre le pays où il avait grandi et y devienne un homme, puis celui qui lui succèderait. Candy s'était attendue à quelques accrocs dans le contrat familial, mais n'aurait jamais songé que l'on ait encore autant à leur reprocher, après tout ce temps.

- Il est certain que tout le monde ne peut pas réussir un mariage comme le mien ! - persiffla Eliza - L'héritier des fonderies Withmore, c'est quand même autre chose qu'une orpheline sans le sou !

- Pour ma part, je me garderais bien de faire appel aux services de ton cher et tendre époux, ma cousine, car il est de notoriété nationale que son entreprise à participé à la construction du Titanic, paquebôt soit disant insubmersible qui a coulé en deux temps trois mouvements après avoir un peu trop frôlé un iceberg - rétorqua Albert, sarcastique - Réjouis-toi qu'il n'ait pas fait faillite après cela !!! 

Eliza s'étrangla de rage.

- Ce ne sont que médisances et racontards ! Je m'étonne que tu donnes foi à ces rumeurs !

- J'ai surtout de bons informateurs, ma chère !

- De toute façon, les bâteaux, cela ne rapporte pas assez, la société a concentré depuis ses effectifs dans l'armement.

Albert fut secoué d'un petit rire moqueur.

- Je suis rassuré sur ton compte, Eliza. Rien de tel qu'une bonne petite guerre pour enrichir les sociétés comme celles de ton époux. Les clients ne manquent pas et les conflits non plus. Que Dieu nous garde d'avoir un jour à pleurer l'un des notres, tué par une balle fabriquée par ton mari !

Sur ces paroles, et sans prononcer un mot d'excuse, Albert jeta sa serviette sur la table et quitta la pièce. Muette, Candy n'osait relever la tête, craignant le pire, lequel survint très rapidement.

- Tout ceci est de ta faute, Candy ! - s'écria la grand-tante, rouge de colère - Si tu n'avais pas pris tes grands airs, si tu avais écouté ce que j'avais à dire, nous n'en serions pas là!... Ah, maudit soit le jour où tu es rentrée dans notre famille !...

- Tu es vraiment une sorcière, Candy ! - ajouta Eliza, la bile au bord des lèvres - Je n'ai jamais vu Albert dans cet état. Tu as vraiment une influence néfaste sur lui.

Candy émit un soupir las.

- Malheureusement, il y a bien longtemps que j'ai compris que je serais sujette à vos reproches, quoi que je fasse... Vous pouvez penser ce que vous voulez, me rendre responsable de tous vos maux, même de la canicule si cela vous chante, cela m'indiffère au plus haut point. 

- Voyez Ma Tante! - S'éxclama Elisa - Chassez le naturel et il revient au galop! Aucune Dame de ce nom n'oserait vous parler ainsi!

- La Dame vous salue bien! - lança Candy, sentant la fureur lui monter au nez - Je n'ai plus peur de vous ni de vos manigances, qui sont allées jusqu'à indisposer Albert. Vous devriez avoir honte ! Quant à toi Eliza, comment peux-tu oser juger ma famille alors que la tienne s'enrichit sur le malheur des autres. As-tu oublié que ton cher cousin, Alistair, est mort à la guerre, une guerre dont ton époux a tiré profit?!!!! Mais cela ne me surprend pas que tu n'y aies même pas songé, ton esprit étroit se limitant à ton petit confort. Moi aussi, j'ai perdu l'appétit en déjeunant en votre compagnie! Je vous laisse donc tranquillement terminer votre repas! Vous pourrez à loisir délier vos langues de vipère derrière mon dos!

Elle se leva dignement et se dirigea vers la sortie, Arthur sur ses talons, profitant de l'occasion pour s'éclipser et aller jouer avec Capucin. Avant de quitter la pièce, elle se retourna vers les deux femmes dont le regard étonné la satisfit intérieurement.

- Je vais demander à ce que l'on serve le café à la terrasse de la bibliothèque. Vous êtes invitées à m'y rejoindre..., si vous n'êtes pas trop pressées de rentrer à Chicago!

Le message était on ne peut plus clair. Candy disparut dans un claquement de porte puissamment assené si bien que la tenture moyenâgeuse fixée sur le mur, autre vestige de la longue lignée des André, dégringola sur le sol, dégageant un volumineux nuage de poussière accumulée depuis des années.

- Quelle mouche l'a piquée? - toussa la Grand-tante, surprise de la franche indocilité de sa nièce par alliance.

- La grosse tête! - Répondit Elisa en haussant les épaules, son œil sournois clignant sous l'effet de la poussière.

- Pauvre Albert! - Soupira l'aïeule des André en reprenant une bouchée de flan au potiron. Je ne comprendrai jamais ce qu'il a pu lui trouver au point de vouloir l'épouser...

- C'est un faible! Et elle excelle dans l'hypocrisie! Il ne pouvait que tomber dans ses filets...

- Pourtant, elle s'est bien occupée de lui quand il était amnésique... observa la Grand-tante Elroy, songeuse.

- Que vous arrive-t-il Ma Tante? s'étonna Elisa. Oubliez-vous la façon dont elle vient de nous traiter?

- Non bien sûr!... Mais tu sais, à propos des affaires de ton époux, ils n'ont pas tellement tort...

- Vous aussi vous me critiquez !!! - gémit Eliza, l'oeil faussement humide - C'est quand même vous qui nous avez présentés, je vous le rappelle !!!

- En effet, en effet... Pardonne-moi... Cette discussion m'a chamboulé l'esprit... Je suis épuisée...

- Ne vous inquiétez pas Ma Tante! cracha Elisa, vénéneuse, en lui prenant la main. Je suis là et je veille! Candy ne nous ennuiera pas bien longtemps. Je suis à l'affût de la moindre de ses fautes. Elle fera bien une erreur à un moment ou à un autre..., et ce jour là, je ne la manquerai pas!

"Oui, très chère Candy" pensa-t-elle avec délectation. "Je te ferai payer au centuple toutes les humiliations que tu m'as fait subir. Il est déjà loin le temps où tu pouvais encore t'enorgueillir d'être une André..."

L'ombre des peupliers qui entouraient la maison préservait la fraîcheur de la terrasse de la bibiothèque. Un souffle de vent léger venait la caresser, distrayant les dames, dans leur réflexion intérieure. Albert avait fait savoir qu'il avait une affaire urgente à régler et regrettait de ne pas leur tenir compagnie. Candy se doutait qu'il n'était pas encore calmé de la discussion du déjeuner et qu'il avait dû préférer s'isoler un moment. Comme elle aurait souhaité en faire de même !... Elle remercia d'un sourire la domestique qui venait de lui servir une tasse de café puis la congédia. La bonne sortit, manquant de quelques centimètres de fermer la porte sur la queue du siamois qui errait silencieusement dans la pièce, comme une ombre néfaste. Elle jeta un regard craintif vers la Grand-tante Elroy et Elisa, lesquelles n'avaient rien remarqué, trop absorbées qu'elles étaient à boire leur café. Les jumeaux quant à eux, n'avaient trouvé d'autres occupations que de capturer des mouches et de leur enlever les pattes. Le pied de Candy se désespérait d'attérir sur leurs glorieux derrières, mais se contenta de rester ancré bien au sol, soumis à la volonté de sa propriétaire, laquelle usa de toute sa réserve de patience pour s'adresser le plus aimablement possible à ses visiteurs.

- Un petit gâteau peut-être ? - Proposa Candy en tendant le plateau de mignardises vers ses hôtes.

La grand-tante acquiésça d'un signe de tête et engouffra deux biscuits au chocolat.

- Tu ne t'ennuies pas trop ici ? - Demanda Elisa, sarcastique, tout en remuant la cuillère dans son café, l'auriculaire snobement relevé - Tu es si loin de tout!

- Je n'en ai pas le temps! fit Candy avec lassitude. Je travaille sur un important projet...

- Un projet? Toi? - S'écria Elisa, feignant l'intéressée. Quel genre de projet?...

- Un hôpital pour enfants à Chicago... - marmonna Candy, regrettant déjà d'en avoir trop dit. Son retour aux Etats-Unis avait entre autre été soumis à une condition de sa part : pouvoir récréer en Amérique ce qu'elle avait fondé à Paris et qui s'était avéré un grand succès. Un hôpital pour enfants... Un lieu de paix, un lieu où l'on soignerait les souffrances du corps et du coeur... Un lieu où les plus fragiles seraient protégés et aimés... C'est ce que Candy avait ardamment souhaité après avoir été constaté les atrocités résultant de la guerre qui avait sévi en France. Son installation à Paris, même dans les beaux quartiers, ne l'avait pas isolée de la misère quotidienne qui siégeait quelques rues plus loin. Candy s'en désolait, et proposa son aide à la Croix Rouge. C'est ainsi que cruement immergée dans le bain de la pauvreté et de la détresse, des estropiés et des malades, qu'elle réalisa combien son travail d'infirmière était important pour elle, au point d'en remercier le ciel de lui avoir donné cette vocation. A présent, elle pouvait se consacrer aux autres, avec la bénédiction d'Albert. Candy fut particulièrement touchée par le sort des enfants malades, que l'on mélangeait aux adultes, sans se préoccuper de leur détresse physique mais surtout morale. Elle avait aussi beaucoup souffert de son impuissance à réconforter des parents déchirés, obligés de se séparer de leur enfant, pour la durée du séjour à l'hospice, parce qu'ils n'avaient pas les moyens de se payer une chambre d'hôtel pour rester près de lui. C'est cette situation tragique qui la décida à faire appel à la fortune de son époux pour créer cet hôpital. Il y avait urgence pour ces pauvres enfants séparés de leurs parents, sans compter ceux qui n'en avaient plus du tout... Candy ne les comprenait que trop, et c'est avec une volonté farouche qu'elle se lança dans cette entreprise. Tout d'abord, elle créa une fondation, la fondation Anthony Brown, dans le but de recueillir les donations des riches relations que comptait en France et à l'étranger la famille André. Puis on acheta un immeuble dans le centre de Paris, qui fut entièrement rénové en l'espace d'une année et dôté des moyens techniques les plus modernes. Les patients affluèrent. Candy se réjouissait de participer à leur bien-être et de voir des larmes se changer en éclats de rire. Avant son départ, elle reçut les honneurs de la capitale, à travers une réception à l'hôtel de ville, dont le maître des lieux lui remit les clés ainsi qu'une médaille au titre de grande bienfaitrice, pour tout ce qu'elle avait accompli envers les nécessiteux. Le nom de Candy Neige André était devenu plus populaire que celui de son propre époux, ce qui amusait grandement Albert. Dans les soirées, il était plus aisément présenté comme le mari de Candy que réciproquement. Cette jeune américaine, débarquant de son Illinois natal, sans grande éducation, ni grande culture, avait prouvé au gotha français, que la gentillesse et le don de soi valaient toutes les richesses du monde, avis que semblait partager son mystérieux époux. Ce cercle fermé de gens bien nés avait beaucoup appris de Candy et s'était ému de n'avoir pas su discerner dès le début, la noblesse d'âme de la jeune femme au lieu d'en avoir retenu que la pauvreté de ses origines; origines qui auraient pu être ignorées si une personne bien charitable, du nom d'Eliza Withmore, ne s'était pas empressée de les confesser sous le "sceau du secret" dans les salons privés de la capitale... Le retour de bâton lui fut fatal : Eliza Withmore était à présent reconnue comme langue de vipère, tandis que Candy était devenue une sainte ! 

Ayant confié la direction de l'hôpital entre des mains de confiance, Candy s'en était partie vers les Etats-Unis, le coeur bien gros de quitter ses nouveaux amis, mais impatiente de pouvoir mettre à profit son expérience dans son pays. La remarque moqueuse d'Eliza ne manqua pas de la déstabiliser... durant une seconde...

- Un hôpital pour enfants!... Tsssss! Cela a peut-être attendri les français dans leur petit pays bien arriéré, mais tu es aux Etats-Unis ma chère, tu joues dans la cour des grands !  Pouvez-vous croire cela, Ma Tante? ricana-t-elle .

Pour toute réponse, la chipie reçut en retour les ronflements et sifflements de la Grand-tante Elroy, assoupie dans le confortable fauteuil aux larges accoudoirs qu'on lui avait installé sur la terrasse. Candy se retenait de l'étouffer avec ses stupides anglaises.

- Dommage, ton plus fidèle public a l'air endormi..., observa Candy, réjouie - Tu es même parvenue à fatiguer ta plus fervente admiratrice!... 

Elisa secoua les épaules d'indifférence.

- Ma pauvre Candy, Tu fais la fière car Albert a été assez fou pour te passer la bague au doigt, mais tu ne relevais pas le menton si haut quand ton aristocrate anglais a eu la sagesse de te laisser tomber! Pour une unijambiste en plus! 

- Tais-toi! - ordonna Candy troublée, aucune autre répartie ne lui venant à l'esprit - Tu ne sais pas de quoi tu parles!

- Ouuuh ! je vois que j'ai fait mouche ! - Fit Elisa en pointant son doigt vers le cœur de Candy.

Une diabolique jouissance s'empara de cette dernière, son esprit perfide savourant le désolant spectacle que lui renvoyait Candy. "Elle l'aime encore!" se dit-elle en observant la réaction auto protectrice de la jeune femme, ses yeux absents et ses gestes brusques quand elle avait évoqué le nom de Terry. "Maudite Candy! S'il ne t'avait pas rencontrée, il serait à moi! Je serai Madame Grandchester, l'épouse du célèbre comédien...." se plut-elle à penser avec amertume. Dieu qu'elle détestait Candy pour lui avoir ravi chaque personne pour laquelle sont cœur s'était enflammé. Tout d'abord Anthony, qui s'était tué à cheval en cherchant à ramener un trophée de chasse à sa bien-aimée, puis Terry, cet arrogant mais mystérieux jeune homme, qui s'était amouraché on ne sait comment de ce garçon manqué qui grimpait aux arbres, volontairement indifférente à toute règle de bienséance. Comme son cœur saignait au souvenir de Terry, qu'elle avait aimé jusqu'à s'en faire détester, quand elle les avait dénoncés, lui et Candy, dans la grange du collège Saint-Paul. Le mépris manifeste de ce dernier depuis lors n'avait fait qu'aviver la blessure qui s'était formée quand elle avait fait un jour le choix de ne marquer son esprit que par les manigances qui la caractérisaient. "Au moins, ainsi, il ne pourra plus m'oublier" avait-elle pensé quand elle avait réalisé qu'il ne l'aimerait peut être jamais. Elle avait cru sa chance revenue lorsqu'elle avait appris sa rupture avec Candy. Elle s'était empressée, vêtue de ses plus beaux atours, d'aller à New York frapper à sa porte pour lui apporter un peu de réconfort. Quelle ne fut pas sa surprise quand une jeune femme se tenant sur des béquilles lui avait ouvert, se présentant comme la fiancée de Terry. Honteuse, elle avait bredouillée quelques mots incompréhensibles et s'en était retournée à Chicago, auprès de sa mère et de la Grand-tante Elroy et leurs continuelles et ennuyeuses parties de bridge.

- Tiens, j'ai oublié de te dire que j'ai vu Terry, il y a deux jours...., dit-elle soudain. Candy écarquilla des yeux hébétés.

- Il y a deux jours?.., où donc?..., fit-elle d'une voix monocorde.

- Il est vrai que les nouvelles ne parviennent pas rapidement à Lakewood! lança Elisa, sarcastique. Figure-toi qu'il était à Chicago pour la représentation de sa nouvelle pièce de théâtre, "Le Cid". Toute la ville avait les yeux de Chimène pour Terry!

Candy ne dit mot. Elle ignorait qu'il fut en tournée mais cela ne l'étonnait pas, si isolée elle était ici, dans cette grande bâtisse. Cependant, elle se consola en se disant que même en en ayant l'opportunité, elle ne serait jamais allée le voir jouer, trop cruelle aurait été la vision de son ancien amour, déclamant des vers enflammés à une autre, à Suzanne peut-être bien.

- Suzanne était de la troupe?..., interrogea-t-elle sur le ton le plus détaché.

- Pense donc! S'exclama Elisa, se délectant de la souffrance qu'elle lisait sur le visage de sa rivale. Elle est enceinte de plus de six mois!

- Enceinte? S'écria Candy. Je l'ignorais....

- On en a fait peu de publicité car Terry a souhaité que cela reste secret. Il est déjà suffisamment assailli par la presse ! Je me demande bien ce qui a pu le pousser à lui faire un enfant..., ajouta-t-elle, sa langue vipérine claquant en des sifflements stridents - L'alcool devait lui piquer le nez ce soir là, pour qu'il en vienne à honorer son handicapée! J'ai ouïe dire qu'il préférait ses partenaires féminines et les chanteuses de cabaret....

Candy se leva, lasse et fit quelques pas sur la terrasse. Les yeux perdus dans le vague, elle n'entendait plus les médisances d'Elisa ni les chuintements nasillards de la Grand-tante Elroy. Seule revenait à son esprit l'image de Suzanne enceinte, le ventre arrondi de l'enfant de Terry. "Pourquoi cela me fait-il aussi mal?!" se demanda-t-elle, consternée. "Pourquoi ai-je envie de maudire Suzanne alors qu'elle a sacrifié sa vie pour sauver celle de Terry? Si elle ne l'avait pas poussé ce soir là, il serait peut-être mort...." Elle pensa tout à coup à son fils Arthur et admit qu'elle aussi avait un enfant d'un autre. Il n'y avait donc aucune raison pour qu'elle ressente de la jalousie envers Suzanne, c'était pourtant bien ce sentiment là qui tiraillait son cœur à présent, alors que quelques heures auparavant elle s'était juré de ne plus penser à Terry. Arriverait-elle un jour à le chasser de ses pensées, tant ses efforts pour y parvenir se confrontaient aux résistances du destin pour l'en dissuader?

- Tu es toute pâle Candy. Observa "innocemment " Elisa. Quelque chose ne va pas?

Candy sursauta, n'ayant pas remarqué sa désagréable présence derrière son épaule.

- Je vais très bien! Répondit-elle en souriant. J'avais besoin de me dégourdir les jambes.

Elisa la regarda d'un air perplexe, un rictus narquois s'esquissant sur ses lèvres. Candy fut sauvée par le brusque réveil de la Grand-tante Elroy, s'agitant dans son fauteuil avec des raclements de gorge étouffés.

- Me serais-je endormie? Dit-elle, simulant la surprise. Qu'as-tu mis dans mon café Candy, du soporifique?!

Candy leva les yeux au ciel dans un haussement d'épaules.

- Ce n'est que le bon air de Lakewood qui vous a enivrée, Ma Tante! fit Candy non sans ironie, se remémorant le vif et réel intérêt qu'avait porté la Grand-tante sur l'excellent Saint-Émilion qu'on lui avait proposé au déjeuner....

- Tsss! Tsss! Balivernes! Lança la vieille femme embarrassée.

Puis jetant un œil sur l'horloge de la bibliothèque :

- Où est donc passé Albert ?!!!! Je souhaiterais rentrer à Chicago avant la nuit ! Va-t-il me laisser partir sans me saluer ?

- Je vais partir à sa recherche, ma tante. Veuillez m'attendre ici quelques instants, je ne serai pas longue... Si vous voulez bien m'excuser...

La vieille femme répondit par un signe de la main, dont la vivacité exprimait son exaspération. Candy ne se fit pas prier et se dirigea vers le bureau d'Albert. Il ne se trouvait point là. Elle croisa Gaston dans le vestibule qui lui confia que son époux et son fils étaiten partis en direction de la maison dans les arbres, une cabane construite par Archibald, Anthony et Alistair quand ils étaient adolescents, volontairement établie dans les arbres, afin de pouvoir surveiller du haut de leur observatoire, les allées et venues de la Grand Tante Elroy qu'ils cherchaient constamment à éviter. Candy hâta le pas dans cette direction. Plus tôt la grand-tante et sa clique seraient parties, mieux se serait !!!

Quand Candy  poussa la trappe de la cabane, elle fut surprise de n'y trouver personne. L'aménagement intérieur n'avait pas changé comme si le temps s'était arrêté après le décès d'Anthony, puis celui d'Alistair : toujours les mêmes images, les mêmes croquis accrochés aux murs, dans leur majeure partie effectués par Alistair dans le cadre de ses inventions. Elle se souvenait pourtant y être revenue à plusieurs reprises entre ces deux tristes épisodes. Il fallait bien se donner une raison de vivre. Annie était là, se déguisant des vieilles robes suspendues et entassées sur le mannequin de bois estropié. Archibald toujours aussi précieux, s'investissait dans la difficile tâche de la décoration intérieure, tandis qu'Alistair peaufinait une de ces farfelues inventions que seul le hasard parvenait à faire marcher, sans éviter les prévisibles explosions, qui, comme de coutume achevaient précocement la vie de ses machines, mais aussi parfois celle des matériels et des locaux environnants....

"Nous étions si jeunes et insouciants!" se dit-elle. C'était le bon temps!"

Une odeur de vieux meubles et de poussière se dégageait de la pièce. Les planches qui servaient de parquet craquèrent bruyamment sous l'effort de Candy en s'extirpant de l'ouverture. Un fauteuil démodé au velours râpé et terni par les années, trônait dans un coin et faisait face à elle. Elle alla s'y installer aussi confortablement que possible étant donné la vétusté du mobilier, évitant les quelques ressorts récalcitrants qui ne demandaient qu'à se manifester, tels des diables surgissant de leur boite. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'était pas montée jusqu'ici. La pièce lui parut plus petite que dans ses souvenirs, avec ses papiers peints décolorés auréolés de moisissures qui s'étalaient comme des ombres sur les murs. La chaude lumière de début d'après-midi, tapait contre la petite lucarne, éclairant une boîte dont on avait ôté le couvercle, perdue au milieu de la pièce, comme sur une scène de théâtre, dans un cône lumineux parsemé d'infimes grains de poussières en suspension. 

Le regard de Candy s'attarda sur des journaux fanés éparpillés sur le tapis à ses pieds. "La France déclare la guerre à l'Allemagne" titrait le Chicago Tribune.

"Nous étions en 1914." se remémorait Candy. "Quelques mois plus tard Alistair nous quittait pour s'engager dans l'aviation et combattre l'ennemi. Il n'en est jamais revenu..."

Elle soupira tristement, se rappelant ce dernier jour où il était venu sur le quai de la gare pour lui faire ses adieux. Elle aurait tant voulu pouvoir retourner en arrière et le serrer contre son cœur pour lui dire toute son affection et combien son amitié était importante pour elle. Peut-être cela l'aurait fait hésiter à partir vers son tragique destin. Mais elle était tellement excitée à l'idée de retrouver Terry à New-York qu'elle n'avait rien remarqué de ses paroles étranges, de son comportement inhabituel qui aurait dû la faire réagir et tirer la sonnette d'alarme. Malgré les années, elle s'en voulait encore de n'avoir pas su ouvrir les yeux au moment opportun et de n'avoir pas su le retenir.

Elle secoua la tête énergiquement comme pour chasser ce permanent sentiment de culpabilité qui l'habitait. "Ma pauvre Candy, quand cesseras-tu donc de te sentir responsable du choix de vie de ton entourage!..." semblait lui souffler une petite voix. Elle acquiesça en son for intérieur, décidée à cet instant de cesser un tant soit peu de vivre constamment dans le passé.

- "Ne garde que les bons moments Candy, uniquement les bons!..." lui chuchotait à nouveau cette petite voix à l'oreille. Elle se tourna sur le côté et aperçut une photographie jaunie par le temps sur laquelle posaient Anthony, Alistair et Archibald en tenue écossaise. Elle sourit au souvenir de cette soirée où elle les avait retrouvés tous les trois, pour le retour de la Grand Tante Elroy à Lakewood, et où ils s'étaient si bien amusés. La petite voix avait raison : penser aux heureux moments réchauffe le cœur...

Un bruit de moteur assourdissant la soutira de ses pensées nostalgiques. Intriguée, elle regarda par la lucarne et entrevit un espèce d'objet volant qui tournoyait dans les airs. Cela ne pouvait être qu'Arthur et Albert. Candy sortit précipitamment de la cabane et partit en direction du curieux bruit. Parvenue au sommet de la colline qui dominait le parc de la propriété, elle aperçut deux silhouettes familières.

- Regarde Maman comme il vole haut ! - S'exclama Arthur en remarquant la présence de sa mère.

La bouche de Candy se fendit d'un large sourire en reconnaissant l'invention d'Alistair, un avion télécommandé, qui ne semblait pas avoir souffert malgré toutes ces années où il n'avait pas été utilisé. Il ne laissait échapper de temps à autre que quelques petits nuages de pétrole enrhumés, qui, après quelques toussotements, relançaient la machine dans des loopings et figures de style qui faisaient s'extasier Arthur d'admiration. Ses yeux d'enfant regardaient avec émerveillement les cabrioles aériennes qu'effectuait la maquette, sa bouche criant quelques "oh!" et "ah!" d'étonnement à chaque prouesse artistique exécutée involontairement par Albert, qui maîtrisait difficilement son matériel. Le père et le fils riaient gaiement de sa maladresse.

Candy s'approcha un peu plus d'eux et se tint face aux champs verdoyants qui s'étendaient sur des hectares, faible superficie en comparaison de l'immensité du domaine de Lakewood. Candy reconnut l'endroit, la plus haute colline qui dominait la propriété et sur laquelle elle allait souvent avec Anthony, lors de leurs nombreuses promenades à cheval. N'était-ce pas en ces lieux d'ailleurs qui lui avait timidement murmuré son amour à l'oreille? Elle avait cru sur le moment que le bruit du vent avait déformé ses paroles, mais le tendre regard qu'il avait posé sur elle l'avait confortée dans son impression et fait monter le rouge aux joues. Comme ces souvenirs pouvaient redevenir réels parfois! Il suffisait simplement d'une odeur, d'une couleur, pour que toutes ces émotions remontent à la surface et fassent battre son cœur comme au moment vécu....

Très loin, à la limite de l'horizon, on distinguait le lac Michigan de son enfance, qu'elle adorait admirer, perchée sur une branche de son arbre de la Maison Pony. Les chênes verts se mêlaient aux sapins, dont le dégradé de couleurs formait un relief naturel qui descendait en couronne autour des vastes prairies vallonnées. Candy ne s'était jamais lassée de ce paysage et aimait venir s'y promener il y a bien longtemps, quand le besoin de calme et de tranquillité se faisait ressentir. Elle pouvait rester ainsi des heures durant, couchée sur ce tapis d'herbes grasses, à observer le ciel, écouter le murmure du vent se faufilant dans les arbres, le gazouillis des oiseaux sautillant sur les branches, et à contempler ce tableau champêtre, habile exercice d'un créateur divin. Comme cet endroit lui avait manqué !...

- Attention Maman! - l'alerta Arthur, tandis que l'avion passait un peu trop près de la cime des arbres, emportant dans son passage une poignée de feuilles, qu'une brise légère vint déposer à leurs pieds.

- Oups! - Fit Albert, dans un rictus embarrsé, en récupérant son erreur de manipulation.

Albert riait aux éclats et semblait d'humeur joyeuse. Sa rancoeur du matin paraissait s'être envolée, légère et éphémère, telles les traces floconneuses que laissait sur son sillage le vieil avion d'Alistair...

- Tu devrais réfléchir à ce que je t'ai proposé, Albert... Le pensionnat serait une bonne solution pour cet enfant..., - fit la Grand-tante, la tête penchée à la fenêtre de l'automobile, dans une ultime tentative pour convaincre son neveu.

Albert fronça le sourcil pour abréger la conversation.

- Vous savez déjà ce que j'en pense, ma tante. Ma décision est irrévocable, n'en parlons plus !

La vieille femme émit un soupir de résignation. Elle caressa nerveusement son chat siamois, assis sur ses genoux, dont la queue noire battait la mesure, tel un métronome.

- Au plaisir de te revoir Candy! - s'écria hypocritement Elisa en prenant place aux côtés de sa tante - J'espère te revoir bientôt à Chicago, baignant dans les couches de tes petits malades!

- Ce sera avec joie Elisa! Je savais que ton bon coeur te pousserait à me proposer ton aide !

Eliza bégaya quelques mots confus.

- Mais!.. Euh !... Tu te méprends, Candy, je n'ai jamais eu l'intention de...

Albert ne put s'empêcher d'intervenir pour lui donner le coup de grâce.

- Halala, Eliza, ne sois pas si timide ! Il fallait le dire que tu voulais assister Candy ! Je ne manquerai de t'ajouter à notre liste de bénévoles !

Démunie devant tant de sarcasmes, Elisa, fulminant de rage, fit signe au chauffeur de démarrer. Candy les regarda s'éloigner, leurs chapeaux emplumés sautillant telles des perruches sur leur perchoir, tandis que les jumeaux, le nez collé à la vitre arrière s'épanchaient dans des gestes d'adieux peu élogieux. Elle ne se sentit soulagée qu'en les voyant disparaître au loin et dépasser le porche principal, dans un nuage de poussière.

Epuisée, elle s'assit sur un des bancs de pierres qui ornaient la cour et se demanda à quoi elle devrait s'attendre dans les prochains jours, un soupçon de paranoïa lui effleurant l'esprit. Une main réconfortante se posa sur son épaule.

- Nous avons survécu, une nouvelle fois ! - fit Albert, usant d'une ironie qui ne parvint à dérider son épouse. Cette dernière posa sur lui un regard inquiet.

- J'avais oublié combien elles étaient méchantes !... J'en viens à regretter de ne pas être restée en France...

- Je suis à tes côtés à présent. Elles ne pourront rien te faire, j'y veillerai...

- Moi aussi ! - ajouta Arthur en simulant les gestes d'un boxeur en plein combat - Je suis aussi fort que papa maintenant. Je te protègerai !

Candy esquissa un sourire de gratitude, les bras tendus vers son petit soldat de fils, lequel vint se blottir prestement contre elle. Elle caressa sa tête blonde comme les blés et la couvrit de baisers. La main d'Albert vint à la rencontre de la sienne, qu'elle serra de toutes ses forces à la recherche d'une énergie bienfaitrice. Ce dernier plongea ses yeux dans les siens et esquissa quelques paroles muettes. Candy comprit aisément les mots d'amour qu'il lui adressait et tout son être blessé se gonfla d'une chaleur revigorante. Sans un mot, ils reprirent tous trois, serrés l'un contre l'autre, le chemin vers leur maison, savourant ce sentiment d'intimité qu'ils partageaient.

Perdue dans ses pensées, Candy n'avait même pas remarqué ce léger bruit provenant des haies de roses qui entouraient le portail, ni ce regard des profondeurs marines, qui l'observait depuis un moment, sa longiligne silhouette d'aristocrate essayant en vain de contrôler les explosions de son coeur....


Fin du chapitre 1

© Leia novembre 2006