FATUM
par Laerte


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Chapitre 3 - Confrontations

La vague déferla en un torrent violent sur le muret de pierre, éclaboussant de sa verve liquide les flâneurs amassés sur le quai. Ceux-ci reculèrent pour ne pas être les victimes de cette colère marine, plus cruelle encore que le plus irascible des criminels, car elle n'éprouve jamais de remords… Puis, le grognement du tonnerre vint couvrir les cris, qui s'évanouirent par respect. Le Mauritania vomit son encre dans le gouffre de l'eau salée, rendant ainsi son dernier soupir.

La pluie ne pouvait se lasser de déferler en une gifle sur la patience des curieux, pour qui l'arrivée d'un tel navire méritait leur considération. Peu importe s’il y avait des relations, des amis ou des amants qui débarquaient ; l'essentiel était d'espérer qu'il y en ait.

De loin, un homme, à demi trempé sous son imperméable noir peu étanche, regardait les marins aborder avec minutie, admirant ce travail régulier, ce rythme saccadé, robuste, habitué aux intempéries. Pour un instant, il eut souhaité prendre leur place, ne plus penser qu'à l'exécution d'une tâche simple et rituelle, avec pour seul patron un admirable commandant et pour seule maîtresse la fluidité de cette mer automnale qui est, aux dires de ces travailleurs de la mer, plus grisante encore que le lit le plus douillet.

Son front ruisselait d'eau et de cette moiteur, si dangereusement présage de pneumonie. Mais il n'en avait cure. Ses pensées s'évadaient bien plus loin… Il offrit son visage à l'orage, se laissant caresser par le picotement des gouttes de pluie, étudiant la grosseur de chacune, savourant ce dialogue muet entre sa peau et ce ciel en sanglots.

Puis, il baissa la tête en soupirant, s'interrogeant sur sa présence en ce lieu. C'était la première fois qu'il y venait depuis son arrivée en Amérique, quelques années auparavant. Il ignorait pourquoi il s'y attardait puisque rien dans son intérêt ne l'y attendait. Cependant, il avait les pieds soudés au sol, le regard perdu dans l'horizon de son propre esprit et une force étrangère à son bon sens lui disait d'y rester.

Une main sur son épaule vint soudain le ramener à la réalité. Sans se retourner complètement, il contempla cette main féminine qu'il avait tellement embrassée. Esquissant un mince sourire, il regarda de nouveau au devant de lui, cette main fragile maintenant dans la sienne. Puis, une petite tête rousse vint s'appuyer sur son épaule robuste, tentant de savoir ce qui pouvait bien attirer ce regard sombre vers l'horizon, par un soir d'orage particulièrement menaçant, sous une pluie battante.

“ Tu m'intrigueras toujours, tu sais - dit-elle d'une voix douce.

Qu'ai-je de si intriguant ? - demanda-t-il.

Tu t'évades si vite qu'il est toujours difficile de te faire revenir complètement. J'ai cherché longtemps avant de trouver ta retraite…

Comment m'as-tu trouvé ?

Mon instinct, sans aucun doute.

Vraiment ?

En fait, lorsque j'ai vu que tu quittais le théâtre, je t'ai suivi. ”

Le jeune homme sourit franchement. Normalement, il aurait été très mal disposé à accepter que quelqu'un envahisse son espace. Mais il se sentait si seul que la présence de Carine Kliss le comblait en ce moment. Sa beauté et la gaieté de ses traits lui étaient bénéfiques. Il se tourna alors et la prit dans ses bras tendrement. Elle s'y laissa glisser avec affection. Leur étreinte ne dura que le temps de lui redonner cette force qu'il semblait avoir perdue dans l'écume des vagues. Ce fut elle qui rompit leur embrassade et elle posa ses jolies lèvres sur son front, comme une mère panse les blessures de l'âme de son enfant.

“ Allez viens, on rentre. Tu vas attraper la mort si tu restes ici.

Je suis déjà mort. ”

Carine arrêta net le mouvement de son pas. Prise d'une certaine crainte, elle tenta de sonder cette âme en peine, cherchant dans sa physionomie un signe de détresse plus grand encore que la tristesse. Elle ne put voir qu'un esprit voilé, fermé à toute étude du monde extérieur. Puis, sentant un malaise l'envahir, elle le força à s'éloigner du mur et s'installa entre eux deux, comme pour éloigner la mort de ce corps affligé. Il sourit amèrement de la voir si inquiète. Il n'avait pas beaucoup d'amis pour s'inquiéter de lui.

“ Tu vas rentrer avec moi - dit-elle avec assurance.

Où ça ?

Si je t'emmenais chez moi - elle dit ces mots en souriant avec taquinerie - je ne crois pas que Suzanne m'aime beaucoup.

Elle te déteste, en fait.

Oui, je sais. Et savoir que tu es venu en ma demeure ne risque pas de me faire aimer davantage, tu ne crois pas ? Viens, allons prendre un verre chez Phil's.

Je ne bois pas - dit-il laconiquement.

Tu boiras avec moi ! Allez, viens ! ”

Elle le tira par le bas de son chemisier. Il hésita à peine et prit le parti de la suivre. Il avait besoin de sentir la coulée chaude du whisky dans sa gorge, de respirer les vapeurs de cette liqueur qui l'avait maintes fois perdu, de sentir le parfum de cette femme sensuelle se mélanger avec la fumée des cigares, d'entrer dans cet univers si prenant, si condensé, si enivrant du café des artistes qui l'avait accueilli et qu'il désertait à mesure que ses pensées joyeuses le quittaient. Il avait besoin de revivre. Ce verre qui l'attendait était son remède et Carine, celle qui le lui servait sur un plateau d'argent.

Quelques instants plus tard, ils entrèrent dans le tourbillon de chez Phil's avec cette fluidité de ceux qui s'adaptent à tous les environnements. Des babillages, des corps qui se pressent près du bar, une musique presque sourde se faisant entendre au fond de la salle, badauds et marins s'échangeant des confidences et des rires à en perdre haleine, telle était à ce moment l'ambiance chaotique qui régnait autours des deux jeunes gens. Il faut dire que leur notoriété n'aidait pas leur cause ; ils étaient arrêtés de toute part par des curieux qui mouraient d'envie de se faire voir en leur présence, ainsi que de certains habitués de la place qui accueillaient toujours en leur demeure des patriotes de l'ivresse.

“ Alors comment vont Roméo et sa Juliette ? - s'écria un vieil homme ivre.

Bien, merci. Et toi Bernard ? Toujours amoureux de ton gin ? - demanda sarcastiquement Carine.

Toujours ! ” - répondit en riant le vieil ivrogne.

Un autre homme à la barbe et aux cheveux grisonnants entama alors le refrain d'une chanson grivoise, suivi bientôt par d'autres. La fête allait bon train depuis déjà un moment. Il n'y avait qu'à voir le nombre de bouteilles et de verres vides qui traînaient un peu partout sur le sol. Les marins rentraient de plus de deux mois en mer et célébraient leur liberté entre amis avant d'aller la célébrer auprès d’un lit féminin.

Carine entraîna son compagnon près du bar et se fit servir deux verres de whisky ; elle connaissait ses goûts. Celui-ci, après l'avoir remercié, ingurgita rapidement le liquide qu'il désirait tant. Rassasié de cette étrange soif, il eut l'impression que tout se faisait plus clair dans son esprit. Il savoura l'alcool qui lui brûlait doucement la gorge, en promenant un regard aux alentours à la recherche d'une table vide. Mais sa compagne l'avait déjà devancé dans sa recherche et elle l'entraîna rapidement en retrait de l'effervescence humaine. Après avoir signifié à plusieurs qu'ils désiraient rester seuls, ils se tournèrent l'un vers l'autre en un geste machinal, soupirant presque de retomber dans la réalité.

“ Et puis ? - demanda la jeune femme. Comment te sens-tu à présent ? Mieux, j'espère.

Tu seras ma perte, est-ce que tu le sais, ça ? Je n'avais pas touché à un verre d'alcool depuis…

Depuis longtemps, je sais. Mais ça ne te tuera pas de prendre un verre avec moi ; c'est quand tu bois seul que cela devient dangereux. Il n'y a personne pour t'arrêter alors… Et puis, laissons de côté les fantômes de jadis et parlons de ceux d'aujourd'hui. Comment se porte ta femme ?

T'es pas drôle - répondit-il sans s'offusquer, car sa femme était en quelque sorte un fantôme.

Alors, tu ne réponds pas ? Comment va-t-elle ?

Je n'ai pas envie d'en parler, Carine. De toute façon, cela ne t'intéresse pas. Alors pourquoi prétendre que tu t'inquiètes d'elle alors qu'au fond tu t'en fiches ?

Tu y vas un peu fort, tu ne crois pas ? C'est vrai que l'attitude de Suzanne m'a toujours horripilée mais de là à être sans cœur, il y a des limites. Tu as raison toutefois, ce n'est pas ce qui m'intéresse, mais bien toi. Tu m'inquiètes, Terry.

Ah oui ?

Tu ne parles presque jamais, toi qui avais tellement de fougue avant… avant… enfin, tu sais…

Ma séparation d'avec Candy ? C'est ça les mots que tu cherches ? - cracha-t-il avec amertume.

Ne sois pas amer ; je ne sais même plus ce qui anime tes pensées ; il faut toujours faire attention à ce qu'on dit avec toi, sans quoi on peut être sûr que tout va nous retomber sur la tête ! Tu sais, cela te ferait peut-être du bien d'en parler…

Tu crois ? Parler de la femme que j'ai le plus aimée dans toute ma vie et que j'ai sacrifiée pour une autre, tu vois, pour moi il n'y a rien de soulageant là-dedans !

Tu as des problèmes, Terry. Des problèmes qui te font souffrir parce qu'ils viennent du cœur. Ça mon vieux, je suis désolée, mais le whisky ne peut pas guérir ça, de même que les gestes tendres envers une femme que l'on veut épouser par nécessité ne peuvent combler la passion qui te ronge.

Qu'est-ce que tu suggères, toi qui es si intelligente ?

Quitte Suzanne. ”

À ces mots, Terry s'étouffa presque avec sa gorgée d'alcool. Il avala un peu de travers et regarda Carine dans le blanc des yeux. Jamais elle ne lui avait parlé aussi crûment. Pourtant, elle avait toujours été franche et directe avec les autres ; il appréciait cette qualité en elle. Mais il n'aurait jamais cru qu'elle l'aurait utilisé envers lui, tant elle savait la souffrance qui l'animait à cette suggestion. Il lui lança un regard lui indiquant qu'il ne désirait pas poursuivre cette conversation, mais elle passa outre et continua.

"Je suis sérieuse Terry. Quitte Suzanne et va retrouver Candy, avant qu’elle t’oublie et qu'elle épouse quelqu'un qu'elle apprendra à aimer.

Et Suzanne ? Je dois l'abandonner ? Allons, sois réaliste.

Je le suis. Écoute bien ce que je vais te dire, parce que c'est la dernière fois que je mêle de tes affaires. Je le fais parce que je vois que tu souffres et que je veux t'aider. Quitte Suzanne ; tu ne seras jamais heureux avec elle. Les circonstances de son accident ont été si graves qu'à elles seules, elles sont porteuses de tous les maux du monde. Si tu ne t'en vas pas maintenant, tu vas le regretter toute ta vie, tu m'entends ? Je sais combien Candy t'aimait. Je sais que l'amour que vous éprouviez l'un pour l'autre n'était pas quelque chose qui doit être brisé par un caprice du destin. Fais ton destin, mon ami ; oublie le reste !

Je ne peux pas ! ”

Terry avait parlé un peu plus fort qu'il ne lui était nécessaire et quelques têtes se tournèrent dans sa direction. Un silence s'établit dans la salle. Honteux de ce débordement d'émotions, il se leva promptement, enfila son manteau, avala une dernière gorgée de whisky et sortit en trombe du bar.

Il n'avait fait que quelques pas sous la pluie matinale, maudissant le ciel d'ajouter ainsi à la peine de son cœur, lorsque cette même main si gracile et magnifique se posa cette fois fermement sur son bras. Il se retourna avec ferveur, prêt à dire à cette femme trop belle ce qu'il pensait de sa façon de s'interposer dans sa vie privée, mais il s'arrêta lorsqu'il vit qu'elle le toisait dans les yeux avec pitié. Il détestait attirer la pitié chez les autres.

“ Terry, est-ce que tu te rends compte du mal que tu te fais ? Tu te cramponnes à une vie qui n'est pas la tienne, à un vain espoir de connaître dans l'avenir ce que tu as perdu dans le passé ! C'est une illusion de penser que le passé te rattrapera ! Toi, rattrape-le ! Tu le peux encore.

Je ne peux pas abandonner Suzanne… Ce serait lâche…

Arrête avec ça ! Tu me répètes toujours cette charade à propos de lâcheté !

Je ne veux pas être comme mon père, est-ce que tu comprends ?! Si je pars, ce serait fuir mes responsabilités comme lui !

Oh ! Et tu crois vraiment que passer ta vie avec la femme que tu n'aimes pas sera différent de lui ? Tu veux tellement éviter d'être comme ton paternel que tu fais quand même les mêmes erreurs que lui ! Regarde-toi ! Tu es tout trempé, corps et âme ! Tu prêches sans cesse que ton père était un lâche, mais voilà que tu fais la même chose en fuyant tes sentiments ; ça mon gars, c'est encore plus lâche que tout le reste, parce que cette fois-ci, c'est toi-même qui en est l'instigateur ; tu es ta propre influence, Terry, alors que le duc était sous l'influence des autres!

Mais je…

 

Dis-moi, Terry, pourquoi es-tu venu en Amérique ? Tu y es venu pour fuir ton destin, voilà pourquoi tu es venu, quand bien même tu affirmerais le contraire en plaidant la recherche de ta ligne de vie. On te destinait à un position que tu abhorrais, tu l'as fuit au lieu de la refuser. Quand Suzanne a eu son accident, tu as cru que rester auprès d'elle guérirait en quelque sorte les blessures que ton père a infligées à ta mère et toi ; mais au fond tu fuis encore ; tu fuis la cruauté de la réalité en restant avec Suzanne et tu te sauves des véritables sentiments qui animent ton cœur ! ”

Terry, affligé par les paroles de Carine, voyait ces mots se profiler devant ses yeux à une vitesse folle. Il n'y voyait pas très clairement mais il sentait déjà que son amie avait touché juste. L'esprit est comme une plante ; plus on l'illumine de rayons bienfaiteurs, plus elle grandit et plus on lui donne de l'air, plus elle s'épanouit. Le jeune homme recevait par ces paroles brutales une bouffée d'air frais.

“ Terry, tu n'es pas heureux. Cela se voit à ton expression triste. Tu n'aimes même plus ce que tu fais comme métier ; je sens ta lassitude à des lieues à la ronde. Est-ce que tu crois que Suzanne est heureuse, elle ? Elle sait au fond du cœur qu'elle est la cause de ton malheur et que rien ne changera ton état d'esprit. Elle le sait parce qu'elle est femme ; les femmes ressentent ces choses là, elles ont comme un instinct qui annonce au fond d'elle-même la fin de tout. Elle s'y prépare lentement. En la quittant, tu lui feras une immense peine, c'est normal. Elle n'a aimé que toi dans toute sa vie. Mais songe à ceci ; si tu pars, tu ne feras du mal qu'à une personne, et encore ce mal sera-t-il temporaire, puisqu'elle rencontrera un jour quelqu'un qui prendra ta place dans son cœur. Elle est encore jeune et belle et toi tu vieillis vite et tu deviens moins beau par ton désir d'être misérable. Songe qu'en restant auprès d'elle, tu fais mal à trois personnes en même temps ! Trois personnes, c'est beaucoup trop pour tes épaules, Terry. Si j'étais toi, comme tu ne peux pas te sauver de la fatalité d'une façon ou d'une autre, je préférerais choisir de faire souffrir une seule personne, plutôt que trois ! Qu'en penses-tu ?

J'en pense que tu m'étourdis ; il faut que je réfléchisse.

Tu me fais peur quand tu dis ces mots là… Réfléchir pour toi veux dire contempler l'horizon d'une façon lugubre, comme je te l'ai vu faire plus tôt, sur le quai.

Ça, ce n'était pas de la réflexion.

Comment appellerais-tu cela, alors ?

Peut-être… essayer d'oublier… ou fuir la réalité… ”

Dans un geste affectif, elle essuya d'une main ces mèches rebelles qui collaient sur ce front d'enfant inquiet. Il ferma les yeux, savourant ce geste maternel qui lui avait tellement manqué tout au long de sa vie. Avait-il le droit de prétendre au bonheur ? C'est la question sur laquelle il devait poser ses réflexions.

Sans dire un mot de plus, la jeune actrice laissa partir son Roméo, le regard songeur, espérant du fond du cœur qu'il prenne enfin conscience qu'il n'était pas la victime du destin, mais bien la force de son propre espoir. L'homme est souvent confronté à des turpitudes qu'il croit hors de son contrôle, alors qu'il en est le seul maître sur terre. Il n'en tient qu'à lui de briser le cercle du malheur ; c'est seulement ainsi qu'il peut évoluer.

Mme Marlowe referma la porte avec une brusquerie qui lui était naturelle. Déposant sa mante sur le dossier d’une chaise qui traînait au cœur de la pièce, elle soupira de désapprobation, juste assez fort pour serrer le cœur de sa fille. Celle-ci abaissa lentement le document qu’elle était entrain de lire et esquissa un si bref sourire que sa mère ne put le voir.

“Tout est toujours si en désordre ici - désapprouva l’intruse.

Maman, je t’en prie, ne commence pas.

Commencer quoi ? Je veux simplement dire que cela peut être dangereux pour toi ! Est-ce que cet acteur pense à toi quelquefois, au lieu de perdre son temps à jouer la comédie sur une scène poussiéreuse et trop éclairée ? ”

Mme Marlowe souffrait autant que sa fille de l’amputation de sa jambe. Actrice dès l’enfance, elle avait tout transmit à sa progéniture, dans l’espoir de voir un jour celle-ci briller au firmament qu’elle n’avait jamais pu atteindre elle-même.

Pour bien comprendre cette substitution, on se doit de démontrer l’essence même de cette nature artistique. Pour qui à mis un pied sur une scène un jour, devant une salle comble et un public suspendu à ses lèvres ; sous le feu de projecteurs aussi brûlant qu’un baiser fiévreux ; avec cette féerie qu’on appelle le trac et qui se transforme lentement en une verve poétique dès que le pied se pose dans un halo de lumière ; cette personne peut alors comprendre cette passion qui ronge.

On voudrait tous être sur cette même scène, se mouvoir dans cet univers des songes, où l’illusion est dépeinte en réalité. Certains diront qu’il faut du talent pour valser dans cette atmosphère chimérique ; il est bon de rajouter qu’il faut aussi un autre élément essentiel : la chance. Mme Marlowe avait manqué de veine. À défaut de connaître le succès qui grise, elle avait transposé toute son espérance au talent de Suzanne. Celle-ci avait été un moment à la hauteur de ses attentes silencieuses. Jusqu’au jour où elle tomba dans l’abîme désastreux que le destin inflige parfois.

La mère Marlowe vit dans cet accident redoutable quelque chose de plus effroyable encore que la perte d’un membre ; elle perdit l’espoir. L’acteur hait parfois le théâtre lorsqu’il ne peut plus jouer… Et la rancœur de Mme Marlowe était très difficile à porter…

Suzanne qui aimait le théâtre par la passion maternelle mais aussi par amour pour Terry, subissait chaque jour l’amertume filiale, comme un fiel empoisonné. Lentement, doucement, son âme s’atrophiait ; ce qui représentait un danger dans cette situation, c’est qu’elle s’en apercevait un peu plus chaque jour et qu’en en prenant conscience, elle développait la haine, sentiment horrible que le cœur comprime jusqu’à éclater.

Mépris de sa mère, pour déverser ses propres rêves dans son esprit, comme on déverse de l’eau froide sur un front brûlant ; mépris envers Terry pour forcer la confrontation avec son égoïsme à elle, car son silence à lui était plus douloureux encore que le moindre reproche cinglant ; mépris envers elle-même pour l’influence des illusions d’autrui ; mépris envers la société pour les regards trop perçants ; mépris envers les enfants heureux car la souffrance était son pain quotidien ; mépris envers les actrices prenant ses rôles, surtout ceux auprès de Terry ; mépris envers les jeunes filles blondes trop belles qui collent leur innocence et leur sourire au cœur et à l’âme ; mépris, mépris, mépris…

Mme Marlowe saisit cette chaise et vint s’asseoir près de la fenêtre ouverte, tout près de sa fille. Puis, en secouant la tête, elle se leva et la ferma. Suzanne ne dit pas un mot. La femme austère prit alors le document déposé sur les cuisses de la jeune femme et en lut le titre ; Othello. La mère leva les yeux vers la fille avec une moue sévère, comptant bien lui faire baisser les yeux. Suzanne, pourtant, soutînt son regard.

“ Qu’est-ce que c’est que ça ?

Tu sais lire, maman. C’est la prochaine audition de la troupe.

Pfft ! Peste que tout cela ! En quoi cela t’intéresse ?

J’ai toujours aimé cette pièce. ”

Mme Marlowe perçut une lueur dans les yeux de Suzanne, mais ne put en identifier la véritable cause. Bientôt, la jeune femme se décolla de son dossier et revînt prendre son bien des propres mains de sa mère. Elle s’était mouvée en silence et avec une telle précision, que la vieille actrice en fut un peu surprise.

“ Que veux-tu, maman ? Pourquoi es-tu ici ?

Mais, je n’ai pas le droit de venir voir ma fille ? ”

Suzanne signifia d’un seul soulèvement de sourcil qu’elle n’en croyait rien. Il lui était apparu évident, dès que sa mère avait posé le pied sur le seuil de sa chambre, que sa visite revêtait un caractère courtois plutôt qu’un véritable désir de la voir. La réclusion développe la perception. Il n’y a pas meilleur loup de nuit qu’un prisonnier, pas de chat plus agile que le naufragé, pas de plus perceptif que le fugitif. Suzanne, dans son retrait forcé de la vie sociale, voyait tout, entendait tout, percevait tout. Et sa mère ne disait pas la vérité. De même que Terry, le matin même, n’allait pas au théâtre comme il l’avait dit.

“ Pourquoi es-tu ici maman ? ” - répéta Suzanne.

Mme Marlowe prit son air innocent. Suzanne lui aurait donné le bon Dieu sans confessions, si seulement elle n’était pas la chair de sa chair. Même regard angélique, même douceur dans la voix, même rougeur sous ses joues poudrées. Seulement, Mme Marlowe manquait de pratique dans l’art de jouer la comédie. Elle se trahissait par le tremblement de ses mains. Prenant une respiration creuse qui faillit l’étouffer sous son collet en dentelles, elle se repositionna, cligna des yeux et fit cette petite moue critiqueuse qui lui déformait si mal le visage. Suzanne savait qu’un secret tremblait sur le bord de ses lèvres et que sa mère mourrait d’envie de lui en faire part.

“ Ma fille, j’ai quelque chose d’important à te dire.

Je m’en doute.

Ne m’interromps pas, je te prie. Ce que j’ai à dire est assez difficile comme ça. J’ai un très lourd secret qui me pèse sur le cœur depuis quelques jours déjà et j’hésitais à t’en parler. Je veux t’épargner d’énormes souffrances, ma fille.

Maman ! Arrête de tourner autours du pot !

D’accord, d’accord. Ne t’énerve pas, ce n’est pas bon pour ta santé.

Il me manque une jambe, maman. Ma santé n’est pas fragile pour autant.

Suzanne ! Tu en as une de ses façons pour dire les choses, toi ! Bon, puisque tu insistes, je vais droit au but. J’ai vu M. Hathaway ce matin. Il cherchait Terry.

Et alors ?

Il n’était pas au théâtre, Suzanne ! Quelqu’un m’a dit que Carine Kliss n’y était pas non plus… ”

La jeune femme partit d’un grand éclat de rire. Sa mère perçut ce rire comme un signe évident de folie. Suzanne riait si mal à propos depuis un certain temps qu’il était prudent de se demander comment se portait l’état de son esprit. À cet instant, la mère Marlowe se promit de la surveiller de plus près. Avoir une enfant infirme, cela se supportait. Avoir une enfant folle, cela n’était plus de son ressort. Suzanne, qui voyait un début d’épouvante chez sa mère, arrêta net son rire faux.

“ Maman, ne t’énerve que lorsque tu as quelque chose d’important à m’annoncer. Je sais que Terry n’était pas au théâtre ce matin.

Tu le sais ?!

Il n’y était pas non plus hier, ni mercredi.

Mais… où va-t-il alors ?! ”

Suzanne ne pouvait en être certaine, mais si ce qu’elle pensait était juste, elle ne l’avouerait jamais à sa mère. Celle-ci, bien qu’actrice, était issue d’une famille assez fortunée, qu’elle avait abandonnée pour suivre l’homme de sa vie. Elle en payait d’ailleurs le prix aujourd’hui. Mais, sous cette poudre, ce maquillage et ces costumes, derrière ce décor et sous les feux de la rampe, elle avait toujours eu ce sang bourgeois qui bouillait dans ses veines. Ses pores s’ouvraient en ce jour maudit où elle devait dire à sa fille que son fiancé n’était pas au théâtre le matin même. Le comble de l’indécence ! Il valait mieux ne pas donner foi à ces pensées peu subtiles.

“ Ma fille, je crois bien que Terry se moque de toi !

Il fait pis que cela, mère ; il me trompe dans son âme. ”

Mme Marlowe n’y comprit rien. Ce qu’elle vit pourtant, c’est le ton amer de cette confidence. Suzanne volait son secret et avait l’audace de l’alimenter par des paroles encore plus obscures. Elle bougea sur sa chaise pour signifier son impatience, mais la jeune fille resta sous silence, devant le concert qu’offrait la pluie sur le mince carreau de sa fenêtre.

Soudain, la porte s’ouvrit. Terry les salua timidement, en posant son imperméable trempé sur le portemanteau. Il s’approcha avec hésitation des deux silhouettes féminines et déposa un baiser sur le front de Suzanne. Celle-ci ne réagit pas, au grand malheur du jeune homme, dont l’affection commençait à diminuer devant cette impassibilité.

“ Qu’est-ce que tu lis ? Ah ! Othello. J’aime cette pièce.

Où étais-tu ? ”

Cette question demandée à brûle pourpoint déstabilisa Terry. La brusquerie de Suzanne était alimentée par la trop grande attention que sa mère leur portait ainsi que par la certitude qu’il allait lui mentir à l’instant. Elle voulait seulement voir jusqu’où il irait.

“ Au théâtre. Où voulais-tu que je sois ?

Et tu as passé une bonne journée ?

Euh… très bien, merci. Toi ?

Des plus charmantes, sois-en sûr ! ”

Suzanne détourna enfin le regard de cette fenêtre mouillée, qui l’ayant charmé quelques instants plus tôt, lui donnait maintenant froid dans le dos. Le visage blanc, déconfit par le doute, elle ne proféra plus une parole et roula sa chaise jusqu’à sa table de travail. Sa mère, qui avait enfin comprit qu’elle n’existait plus dans leur univers, se prépara à partir.

“ Ma chérie, je dois y aller. Je vais revenir ce soir, si tu le veux bien.

Ce n’est pas la peine, mère. Terry et moi avons besoin d’être seuls, ce soir. N’est-ce pas, mon chéri ?

Euh… je suppose… ”

Il n’y avait pas lieu de discuter. Mme Marlowe sortit en trombe, indignée d’être ainsi congédié. Sa fille savait pourtant que cette indignation venait plutôt du fait d’être laissé ainsi dans l’attente, alors qu’un secret lui échappait.

Seuls, ils se regardèrent un moment sans parler. Le jeune homme sentait toutefois que la conversation qui allait suivre n’allait pas être des plus dociles. Il avait l’impression d’être à nouveau au collège, sous le regard inquisiteur de la Mère Joseph, prête à rugir au moindre de ses gestes. Suzanne, quant à elle, avait les yeux limpides et clairs.

“ Alors Roméo, ta Juliette va bien ? ” - ricana Suzanne.

Terry croisa les bras et baissa la tête. Ses épaules s’abaissèrent comme s’il venait d’attraper un boulet de canon, lancé du haut des airs. Il n’osa pas la regarder. Mais il jugea à propos de ne plus lui mentir.

“ Elle va bien, oui.

J’en suis enchanté ! - ironisa-t-elle. Alors, elle est aussi docile et gentille que moi ?

Ne tombe pas dans la bassesse Suzanne, cela ne te va pas.

Tu m’excuseras, mais l’homme que j’aime se désintéresse de moi. J’ai bien le droit d’être de mauvaise humeur, non ? Dis-moi, est-ce qu’elle t’a inspiré ?

Assez Suzanne !!! ”

Celle-ci vit jaillir le regard pétillant du Terry d’autrefois. Il se leva avec une telle rapidité que Suzanne crut qu’il allait bondir sur elle. Mais aussitôt levé, il ralentit ses ardeurs. Tournant et retournant ses pas dans la pièce, il la regardait maintenant, cherchant à savoir la véritable raison de cette attaque. Un trop long silence mutuel s’en suivit.

Revenus un peu sur leurs émotions tous les deux, Terry s’approcha et s’agenouilla près d’elle. Affectant le calme, il ignora ce regard trop perçant et parla d’une douceur presque chuchotée.

Envoûtée par cette tranquillité libre de toute tension, Suzanne ne résista plus.

“ Que cherches-tu ? Que veux-tu vraiment savoir, Suzanne ?

- Si… si tu es encore amoureux d’elle… et je ne parle pas de Carine… ”

La simplicité de cette requête lui apparut comme une évidence. Carine n’était que l’excuse ; cette douleur thoracique qui les tiraillaient tous les deux avaient une toute autre source. Il n’aimait pas mentir à cette âme fragile qui, contrairement à son mutisme quotidien, daignait enfin lui confier son cœur. Suzanne n’était plus la fragile jeune fille qui l’avait accueilli à son arrivée sur le seuil du théâtre, quelques deux ans auparavant ; elle était devenue une femme. Et une femme qui souffre mérite deux fois le respect naturel qu’on doit lui accorder.

“ Oui, je l’aime… je l’aime… ”

Suzanne prit cette tête brune dans ses mains blanches, essuya de ses pouces les larmes qui les mouillaient, s’efforçant à oublier les siennes qui naissaient. Elle plongea dans cette tristesse de tout son être et s’y imprégna. Elle en était la cause. Par son inhumanité, elle ne voulait plus en être la conséquence.

“ Tu diras à Carine que je veux la voir demain. Seule à seule… ”

La silhouette de la jeune prima donna emplit le seuil d’une prestance que Suzanne sentit depuis sa fenêtre, sans même se retourner. Elle se mordit la lèvre en songeant qu’elle n’avait pas à faire à une nature simple et naïve ; Carine avait vu beaucoup d’eau couler sous les ponts, et certaines eaux n’avaient pas toujours été calmes et limpides. Elle se composa une figure grave, qu’elle agrémenta d’un soupçon de dépit, démontrant ainsi que le but de cette rencontre n’était pas amical et fit enfin face à Carine ; cependant, Suzanne se déstabilisa un peu en voyant un sourire se dessiner sur les lèvres de sa rivale. Mais elle fit un effort sur elle-même et lui indiqua d’un geste gracieux à prendre place sur son fauteuil en velours rouge. Carine prit une chaise de bois qui traînait dans un coin et s’assit juste en face de la jeune infirme. Durant toute cette démonstration un peu effrontée, l’actrice ne perdit en aucun temps son sourire cinglant.

“ Bonjour Suzanne - repartit-elle.

Bonjour Carine. Merci d’être venue - lui répondit Suzanne avec une certaine émotion dans la voix.

C’est tout naturel lorsqu’il s’agit de Terry. ”

La femme de Terry, comme l’aimait à l’appeler Carine, lui lança un regard tranchant, mais cette dernière lui souriait toujours. Il y a parfois quelque chose de cruellement indécent à se moquer de ceux pour qui avouer un trouble ou une difficulté s’avère être aussi douloureux que l’extraction d’une dent cariée. Cependant, Suzanne reprit son assurance.

“ Oui, en effet. Il s’agit de Terry. Et de toi aussi…

De moi ? Qu’ais-je avoir avec votre relation ? - lui demanda-t-elle, avec un étonnement bien joué, mais que Suzanne déchiffra facilement ; elle avait été actrice elle aussi.

Tu sais de quoi je veux parler…

Non, je ne le sais pas.

Toi et Terry, vous êtes très proches…

Et alors ? Ne dis-t-on pas dans le métier que ceux qui jouent Roméo et Juliette finissent par créer un lien profond ? Un certain dicton affirme même qu’ils finissent par se marier… ”

Suzanne sentit la rougeur monter à ses tempes tandis que le reste de son visage blanchissait sous l’affront. Elle détourna la tête, comme si le seul éclat des yeux bleus de sa rivale l’avait aveuglé un instant. Les maintes moites, Suzanne contempla le coin droit du plafond pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’elle prit conscience qu’un coin poussiéreux n’aidait en rien à cacher son désarroi. Lorsqu’elle revint vers Carine, celle-ci de souriait plus. Elle n’avait plus cette lueur maligne dans son regard, n’affectait plus la naïveté exaspérante qu’elle avait vêtue en entrant dans l’appartement. Au contraire, sa physionomie était passée en un éclair à une colère silencieuse, si bien que Suzanne perdit toute l’assurance qui lui restait. Le comble était que la visiteuse semblait s’en rendre compte au fur et à mesure.

“ Que veux-tu, Suzanne ? Tu m’as certainement pas fait venir ici pour savoir si Terry partage ma couche, n’est-ce pas ? Douter ainsi de l’homme que tu prétends aimer n’est pas digne de la confiance qu’il te porte lui-même.

Comment l’homme que je prétends aimer ?! J’aime Terry de tout mon cœur !

Permets-moi d’en douter.

Assez Carine ! Je ne permettrai jamais que l’on mette en doute l’amour que j’ai pour lui !

Et moi je ne permettrai jamais qu’on doute de ma sincérité ! ”

Le ton avait monté d’un cran. Les deux jeunes femmes se lançaient mutuellement des éclairs. Mais le feu de Carine était beaucoup plus violent et Suzanne baissa une seconde fois le regard. Ce geste d’abandon facile exaspéra l’actrice qui soupira d’impatience. Un silence éloquent s’établit alors, où elles se lancèrent des injures derrière une bouche close.

“ Que veux-tu Suzanne ? Pourquoi m’as-tu fait venir ? Tu ne sais pas ? Alors, je pars ! - lâcha finalement Carine en se levant. Mais Suzanne la retint par un pli de sa robe.

Non, attends ! Il faut que je te parle ” - répondit la blonde jeune femme, plus fragile qu’une soie en cet instant.

La prima donna se sentit touchée par cette insistance qui montrait l’étendu d’un désespoir qu’elle avait, bien malgré elle, si souvent rencontré dans sa misérable existence. Mais elle s’efforça de ne point s’attendrir devant le regard flamboyant d’une femme habituée à la manipulation. Elle se rassit avec une certaine hauteur, conférant un port altier à sa silhouette parfaitement dessinée.

“ Tu as raison ; je ne t’ai pas fait venir parce que je soupçonne Terry de m’être infidèle avec toi, mais avec quelqu’un d’autre… - laissa tomber Suzanne, péniblement affectée de sa confession.

Avec qui ? - s’étonna Carine.

Avec un fantôme…

Un fantôme ?! Ciel, je me trouve devant une folle !

Un fantôme de son passé… ”

Suzanne plongea alors son regard au plus profond de l’âme de Carine, sans pourtant y voir une once de vérité dans ce propos lâché avec désespérance. L’actrice savait dissimuler ses états d’âme et Suzanne était trop bouleversée pour faire un tour dans le labyrinthe de son esprit. Aucune émotion intérieure ne vint se trahir sur son visage.

“ Explique-toi, Suzanne.

Toi qui semble plus près de Terry que de moi, ne t’a-t-il jamais confié de souvenirs sur… un amour de jeunesse…

Non - mentit Carine.

C’est impossible ! - s’écria Suzanne. Je ne conçois pas qu’il ne t’ait pas confié ses états d’âme un jour ou l’autre de vos petites rencontres clandestines ! Hier, par exemple, lorsqu’il est revenu de chez Phil’s, il avait l’air plus défait que d’habitude.

Comment sais-tu qu’il était chez Phil’s hier ? Tu le fais suivre ? ”

Suzanne ne répondit pas. Devant cet aveu silencieux, Carine se leva promptement avec indignation, comme si elle venait de mettre la main sur un complot outrageant. Elle esquissa un sourire empli de colère et de dégoût, mis la main sur son front d’albâtre et fit quelques pas dans la pièce en se croisant les bras ; la stupéfaction l’avait atteinte telle une vive morsure de serpent.

“ Je ne peux pas y croire ! Espionner Terry ! S’il savait ça… C’est vraiment le geste le plus disgracieux que je t’ai vu faire jusqu’à présent… et Dieu sait qu’il y en a eu et qu’il y en aura d’autres ! ”

Suzanne fit une moue hautaine, repoussant ces allégations d’une façon dédaigneuse, refusant de croire qu’espionner les moindres mouvements d’un être aimé pouvait avoir quelque chose de répugnant, compte tenu du fait que cela servait à atteindre la vérité qu’elle recherchait. Là où elle sentit titiller son amour-propre fut devant cette l’accusation haineuse de Carine. Elle releva la tête avec toute la fierté qui lui restait et qui savait si bien peindre ses traits lorsqu’elle se sentait touché d’une flèche empoisonnée. La femme cherche partout les moyens de défense ; surtout ceux qui se forment dans le cœur et qui attaquent par la bouche.

“ Je ne crois pas que tu sois en position de me faire la morale sur la disgrâce de mes actions ; est-ce moi qui encourage Terry à boire ? À me mentir ? À espérer un avenir meilleur en espérant retrouver le passé ? ”

Cette fois-ci, Carine bondit sur elle avec rage, telle une panthère protège ses petits qui ne peuvent se défendre. Elle s’écarta de sa chaise, qui se renversa suite à ce mouvement brusque, empoigna fermement la chaise roulante de Suzanne pour l’empêcher de bouger et ne put retenir la haine qui se dessinait en des lignes pures sur sa parfaite figure. Suzanne se cala au fond de sa chaise avec frayeur, son nez délicat à seulement un pouce de celui de sa rivale. Elle tremblait maintenant de voir toute la fougue de Carine qui ne cacha rien de son animosité.

“ Tu vas m’écouter bien sagement, petite écervelée ! Toi qui m’accuses de vouloir corrompre Terry, Terry que je chéris comme un grand frère, regarde-toi plutôt dans une glace et tu verras un portrait défiguré par l’intérêt. Tu me demandes pourquoi il boit, pourquoi il ment, pourquoi il espère retrouver le passé ? Je vais t’en dire les raisons ; ce n’est pas mon influence qui lui est néfaste, mais la tienne ! C’est de ta faute s’il souffre autant ! Il te fuit parce que tu le tiens en laisse comme un animal ; il te fuit parce que la confiance que tu lui portes est éphémère ; il te fuit parce qu’il ne peut plus supporter de voir que tu l’aimes lorsque ça t’arrange. Il te fuit parce que ce que tu demandes de lui, c’est d’oublier son passé, c’est-à-dire ce qu’il est fondamentalement. Il a peur de t’aimer car il trahit ainsi sa mémoire et par le fait même démontre un déshonneur qu’il tient de bien loin, laisse-moi te le dire ! Mais en même temps, il a peur de te détester car ce serait un outrage à ton sacrifice. ”

Carine regarda Suzanne baisser les yeux une troisième fois. Furieuse, elle lui prit sauvagement le menton et le redressa pour plonger encore son regard perçant dans ces yeux brouillés de larmes.

“ Regarde-moi ! Ne baisse pas la tête devant le spectacle de tes actions ! Ce que je vois dans tes yeux, c’est de la honte Suzanne et non de la fragilité. Tu n’es pas aussi innocente que tu en as l’air et tes petits jeux de sainte ne prennent pas avec moi ! J’ai vu dans ma vie bien des coupables et je sais les reconnaître partout où je passe. En venant ici, je me suis posée la question longuement à savoir ce que tu attendais de moi. Et maintenant je le sais ; tu as une faveur à me demander, n’est-ce pas ? - Suzanne hocha la tête - Oui, c’est bien ce que je croyais. Et je sais d’ailleurs la nature de cette requête ; en imputant à ma réputation une légèreté, tu sais que Terry est malheureux, qu’il souffre et tu veux que je l’aide à oublier Candy ! Tu veux que je lui offre mon lit pour qu’il oublie Candy ! Car tu peux combattre un être humain mais pas un souvenir ! J’ai raison ?! ”

Suzanne ouvrit la bouche de stupéfaction et les yeux d’horreur à l’idée que son secret avait été percé à jour aussi limpidement. Elle voulut reculer pour se dérober à cette agression vive mais Carine tenait toujours fermement sa chaise roulante avec nulle intention de la lâcher avant d’avoir dit tout ce qu’elle avait à dire.

“ Terry est venu me voir après votre petite conversation ; il m’a tout raconté. Il faut être bien naïve pour croire que ton petit jeu aurait put subjuguer une femme comme moi. Au premier abord, on aurait pu croire que tu rendais à Terry sa liberté, mais là où tu as fait défaut, c’est en me convoquant. En te parant de bonnes intentions, tu apparais comme une vertueuse, alors qu’au fond, attirer la pitié, tu sais le faire avec brio. Tu sais que si Terry venait dans mes bras pour de bon, il se lasserait un jour ou l’autre de te voir triste et de te mentir, car il est honnête envers tous sauf lui-même, et te reviendrait en ayant l’impression de revenir à bon port. Quel ange tu serais alors, Suzanne ! Un vrai modèle à suivre ! Cependant, tu as oublié une chose… ”

Carine esquissa un sourire sournois devant les sentiments honteux qui animaient Suzanne.

“ … C’est que je doute sincèrement qu’il puisse oublier Candy malgré la rigueur de mes caresses. Une chose est certaine, c’est qu’il serait plus heureux avec une ribaude comme moi qu’avec une manipulatrice éhontée comme toi ! Et qu’en suivant cette pensée, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l’éloigner de toi, ne serait-ce que pour sa santé morale. C’est très mal me connaître de penser que j’allais agréer à ta folle demande. Cela prouve que l’on ne doit pas toujours se fier à ce que disent à haute voie certains amis car ceux-là même font partie des hypocrites qui partagent en silence la volupté de mon lit ! ”

Le silence s’installa de nouveau. Carine lâcha la chaise de Suzanne avec dégoût, comme si elle venait de toucher à la plaie ouverte d’un contagieux. Cette dernière, qui retrouva ainsi sa liberté de mouvements ne put cependant pas bouger, tant la verve de la visiteuse l’avait cloué sur place. Carine remit son chapeau et ses gants, retrouva la prestance qu’elle avait perdue en se nivelant à la bassesse de Suzanne et fit un détour pour sortir. Cette fois, Suzanne n’eut plus la force de la retenir. Cependant, la prima donna, la main sur la poignée de la porte, se retourna une dernière fois vers elle.

“ Une dernière chose ; ne t’avise pas de rallier Terry à ta cause en faisant pitié, sans quoi je serai dans l’obligation de tout lui dire. Et crois-moi, je serai me montrer persuasive… Terry ignore, heureusement pour toi, ton âme tordue et il se sent tellement coupable que sa vision en est devenue floue. Quant à moi, ta condition, je ne m’en soucie guère ! La seule infirmité que je vois chez toi c’est celle du cœur et il n’y a pas de prothèse pour celle-là. Et cependant, vois comme je suis magnanime ; je te laisse ce jour pour le sortir de ta prison, sans quoi j’aviserai. Je ne crois pas qu’il aimerait connaître la Suzanne que je connais, moi. Laisse-le donc vivre sa vie, sans quoi je prends sur moi de faire de la tienne un calvaire !

C’est une menace ? - répliqua Suzanne, tentant un dernier effort, sachant bien que sa cause était perdue.

Tu comprends vite ! ” - termina Carine en claquant violemment la porte.

Suzanne ferma les yeux et comprima la rage qui la taraudait. Elle eut envie de crier, d’appeler à l’aide, sachant que Terry ou sa mère finirait bien par l’entendre. Puis elle se ravisa. Elle avait perdu la bataille. Et continuer la guerre eut été dangereusement périlleux pour elle. Il y a parfois des êtres qui foncent dans le néant mais si aveuglément qu’il frappe trop souvent le mur de la conscience… Et sa conscience lui disait que Carine l’avait vaincue… Il valait mieux abdiquer que de permettre à Terry de découvrir la vérité...

 © Laerte mars 2001

Merci à Magnus Nono pour cette superbe image de Candy. ^_^