CHAPITRE 2 Lorsque la porte se fut refermée derrière le chef de la famille André, les conversations reprirent de plus belle, mais cette fois avec une curiosité effervescente. Les taffetas des robes s’effleurèrent de plus près, les oreilles convergèrent les unes vers les autres avec plus d’attention et des bribes de paroles s’évaporèrent furtivement, se perdant dans le cliquetis des verres, la douce mélodie d’un quatuor à cordes et les quintes de toux répétées de la tante Elroy, dont la maladie n’avait cependant pas terni l’œil et qui voyait cet isolement silencieux de son frère et sa nièce comme présage à une nouvelle qui lui serait certainement fatale. Candy et Albert, ignorant les causes du remous qu’ils avaient créés, ne se soucièrent que de la raison qu’ils avaient de faire cette conversation privée. Albert offrit une chaise à sa fille adoptive, mais celle-ci refusa, incapable d’exécuter un seul mouvement, tant son espérance contrôlait son esprit et ses membres. Pendant ce silence, que le grand-oncle prolongeait un peu trop longtemps, elle resta suspendue à ses lèvres, attendant impatiemment cette nouvelle qui allait soit la décevoir ou la réjouir. Elle scruta d’un regard perçant la physionomie d’Albert, mais rien dans son attitude ne laissa transpercer quelque émotion qui aurait pu le trahir. Il restait immobile, devant la fenêtre, les bras croisés dans son dos, scrutant ses terres dans la tristesse de l’automne. Candy suivit du regard une goûte de pluie qui s’attardait sur un carreau de la baie vitrée, jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse et meure. En relevant la tête, elle vit le regard d’Albert posé sur elle. Il ne souriait pas, mais semblait être en proie à une émotion très prenante. C’était la première fois qu’elle le voyait ainsi. Elle le vit sortir de la poche intérieure de son habit une lettre qu’il lui tendit. Alors, elle su… Elle n’attendait que les mots imminents qui allaient suivre… " Cette lettre n’a pas été forgée. Elle est réelle. " Candy sentit son cœur éclater dans sa poitrine comme si le paradis s’était ouvert à grandes portes devant elle. Elle éclata d’un rire joyeux, mêlé d’un profond soulagement et des sanglots à la naissance de sa gorge, ce qui aurait certainement parut démentiel pour les autres invités s’ils avaient pu la voir en cet instant. Elle, qui avait refusé de s’asseoir précédemment, sentit ses jambes se dérober sous elle et elle s’écrasa sur le sol. Albert se précipita vers elle pour la relever mais elle repoussa son geste. Elle respirait bruyamment entre ses hoquets. Puis, elle éclata soudainement d’un rire de bonheur incommensurable ; il sut alors qu’elle se portait le plus merveilleusement du monde. Il la serra dans ses bras et elle s’y cramponna à l’étouffer. Après quelques secondes, elle releva la tête vers lui et l’expression qu’il pouvait lire dans ses yeux lui mit du baume au cœur. Elle retrouva alors toutes ses forces, comme elle le faisait toujours en sa présence. Elle se releva avec vivacité, sans toutefois le quitter des yeux. Il vit alors qu’elle attendait qu’il poursuive. " J’ai fait comparer secrètement cette lettre avec celles que tu m’as apportées, il y a quelques jours. Il n’y a plus de doute. C’est bien lui le destinataire.
Candy fronça les sourcils. Elle se détourna et marcha de long en large dans le bureau pendant quelques minutes, dans un silence inquiétant. Albert le respecta toutefois car il savait depuis longtemps qu’il était mauvais d’interrompre une pensée lorsqu’elle s’échauffe ainsi. Il la regarda ouvrir la lettre qu’elle relut pour l’énième fois. " Candy, Cette lettre ne peut être lue que par toi. Ne la montre à personne d’autre, je t’en supplie. Tu dois savoir que je vais bien. Je me devais de te le dire. Tu es la seule qui puisse vraiment me comprendre. On essayerait de me faire revenir et je ne veux pas, pas maintenant. J’ai quelque chose à faire auparavant… Sache que ton souvenir m’est toujours aussi présent… " La jeune femme interrompit sa lecture avec plus de désarroi encore. Un message si bref mais si réconfortant à la fois. Pourquoi elle ? Qu’est-ce qui le poussait à rester dans l’ombre, lui qui avait toujours été à l’avant de toute chose ? Elle le connaissait trop bien ; elle savait qu’il n’agissait jamais sans raison valable. Cependant, se rendait-il compte qu’un tel secret lui était lourd ? Comment pourrait-elle reprendre ses activités normales en possédant cette confidence si pesante à son coeur ? Elle ne pouvait le trahir car cette fois-ci, elle le perdrait peut-être à tout jamais… Non, elle ne pourrait vivre ainsi sans savoir. Elle prit rapidement une décision. Le temps comptait. Lorsqu’elle ouvrit la bouche, Albert retrouva en elle le feu sacré qu’elle avait toujours eu. " Il faut que je sache, Albert. Il faut que je sache pourquoi, vous comprenez ? Je ne peux pas vivre ainsi sans savoir !
Albert fit une moue exprimant ses idées contradictoires. Il ne voulait pas qu’elle y aille car elle risquerait tout, mais, d’un autre côté, pouvait-il vraiment l’en empêcher ? Il savait qu’elle partirait sans sa permission, la fougue dans son regard étant encore plus éloquente qu’une seule parole prononcée en ce sens. Dans ce cas, ne valait-il pas mieux qu’il la protège dans ses actions ? Candy, quant à elle, comprit le cheminement qu’Albert avait fait dans sa tête et se réjouit lorsqu’il acquiesça à son raisonnement. " Dîtes-moi, est-ce que quelqu’un d’autre est au courant ?
La jeune femme approuva d’un sourire la décision d’Albert. Elle se réfugia doucement dans ses bras et éprouva une indicible reconnaissance lorsqu’il l’embrassa délicatement sur le front, comme il le faisait parfois lorsqu’elle était bouleversée. Puis, il laissa aller sa taille délicate et se dirigea vers la porte. En ouvrant celle-ci, tous les regards se replièrent dans sa direction et l’action qui avait reprit dans le salon privé depuis quelques minutes fut interrompu à nouveau. Albert sembla chercher parmi la foule une tête familière. Tout à coup, il reconnut la silhouette distinguée de Georges épousant un coin tranquille du salon, dans une posture droite et soignée. Le grand oncle William n’émit pas un mot malgré le silence rétabli à cet effet. Il jeta plutôt un regard à celui qu’il cherchait. Celui-ci avisa la demande silencieuse de son maître, traversa la salle sans se poser de questions et entra à son tour dans le bureau. L’émoi fut ravivé parmi les invités. Albert invita son bras droit à s’asseoir, ce qu’il fit avec obéissance après avoir salué la jeune femme. Celle-ci, dont le sourire était plus grand que d’ordinaire, intrigua Georges et fit grandir d’un trait sa curiosité. Il attendit que son maître lui expose les motifs de cette concertation privée, si inhabituelle lors d’une cérémonie d’envergure. Généralement, ses services n’étaient requis que lors des journées ordinaires. Il ne devait pas tarder à apprendre ce qui l’attendait et qu’il était loin de se douter. " Georges, vous devez vous demander ce qui m’a poussé à interrompre une cérémonie aussi importante que celle d’aujourd’hui… Et aussi du fait que Candy, qui a eu elle-même cette idée de transfert officielle de la sépulture d’Alistair, ait brillé par son absence, n’est-ce pas ?
Albert lui tendit cette même lettre qui avait redonné à Candy ce franc sourire, pur et vrai, qui lui avait manqué depuis quelques mois. Georges, qui n’avait pas l’habitude de lire le courrier des autres, hésita. Cependant, le chef de famille insista et il dut s’y résigner. Il fut très surpris, et avec raison, du contenu de la lettre. " Mais… c’est une lettre de M. Alistair !
Pour la première fois depuis longtemps, Georges tomba des nues. Il ne trouva rien à rajouter à cette trouvaille, lui qui était généralement d’un flegme digne des plus grands orateurs. Cependant, il ne pouvait chasser le doute qui assaillait son esprit. Albert avait appris avec les années à lire en lui et sut répondre à sa question silencieuse. " J’ai fait comparer cette lettre avec d’autres qu’Alistair envoyait autrefois à Candy en Amérique lorsqu’il étudiait encore en Angleterre. Il n’y a pas à s’y tromper ; l’écriture est la même.
Georges dévisagea son maître comme jamais il ne l’avait fait auparavant. Puis, il tourna la tête vers la jeune femme en espérant y voir plus clairement dans ce flot d’informations difficiles à assimiler. Celle-ci se pencha vers lui. " Vous devez nous aider, Georges.
Albert se leva alors et alla à son secrétaire, d’où il sortit quelques pièces de monnaie. Il les tendit à Georges en lui disant qu’elles serviraient à payer ce qui était " payable ", c’est à dire tout ce qui pouvait être soudoyé. " Vous partirez dans trois jours. Candy retournera à sa vie ordinaire ou du moins c’est ce qu’elle dira, pour que la famille ne se doute de rien. En fait, elle vous rejoindra un jour plus tard au port, d’où vous vous embarquerez sous de faux noms. Je m’occupe de tout, ne vous inquiétez de rien. Tout ce que vous avez à faire, c’est de vous préparer. Je passe à la banque aujourd’hui même.
Georges sortit promptement de la pièce d’une porte latérale, ainsi sans être vue de la foule se mouvant au-delà de ses murs. Resté seul avec la jeune femme, Albert lui prit les épaules et la sonda en profondeur. " Es-tu certaine que c’est ce que tu veux ?
Candy sourit tristement. " C’est ce que j’avais dit à Alistair même, quelques temps avant son départ… C’était la première conversation véritable que j’avais avec lui… Que ferais-je Albert, si, en supposant que je le retrouve, il ne veut pas revenir ?
Il l’embrassa sur la joue, effaça une trace de larme qui avait sillonné son visage et sortit par la même porte que Georges avait prise quelques secondes auparavant. Restée seule, Candy plongea profondément dans ses souvenirs tel une âme perdue se remémore les plus beaux aspects de sa vie. Alistair… Depuis le premier jour de leur rencontre, il avait été comme un grand frère pour elle. C’est dans les duretés de la vie que l’on reconnaît les âmes charitables. Son cousin était l’une d’elle. Il représentait pour elle la liberté de l’esprit et du corps, dans toute sa folie et sa tendresse. Il ne l’avait jamais failli et imprégnait dans son vécu sa marque joviale et si contagieuse. Le rire, n’est-ce pas le meilleur remède contre la misère humaine ? Le rire se définit en plusieurs facettes ; il y a le rire trop présent qui sonne toujours faux, le rire mesquin qui trahit les intentions belliqueuses, le rire innocent qui annonce une trop profonde naïveté vis-à-vis les choses de la vie, le rire amer alimenté par le regret. Mais quand le rire est pur et sincère, il n’y a rien de comparable; le bonheur est là, juste là, sans farce et sans illusion. Alistair était l’enfant du rire, le neveu du sourire et le cousin de la comédie. Et ce qui épouvantait Candy, c’était qu’il ne le soit plus jamais. La guerre fracture l’âme. On y rencontre souvent la fascination du néant. Elle avait vu tant de blessés à l’hôpital, revenu de guerre et mourir, parfois de corps mais trop souvent de l’esprit. Les horreurs de peuples qui s’entre-tuent pour une portion de territoire sont parfois ce qui brise à tout jamais un soldat, sinon un homme. On peut se sauver du soldat, mais on ne peut se sauver de l’humanité. Le rire meurt avec la souffrance. Il ne renaît pas toujours. Elle se souvenait d’une magnifique journée d’été où il lui avait confié que l’honneur d’un homme résidait en sa capacité à bien défendre ce qu’il était. Il était si différent ce jour-là. La flamme qui animait son regard n’était plus tournée vers le soleil. Il était déjà tourné vers le feu des baïonnettes. L’Alistair rieur avait fait place à l’Alistair guerrier. La triste destinée de l’homme est de tendre toute sa vie au bonheur mais de le sacrifier trop tôt à un idéal qui n’a pas sa raison d’être. Et ce pourquoi ? Pour revenir en héros. " Peut-on se sentir héroïque d’avoir tué des hommes ? " - se demanda Candy. L’honneur de se battre n’est qu’une excuse ; le véritable héros est celui qui est capable de se survivre à lui-même en sachant que la guerre a détruit son humanité. Le véritable héros est celui qui peut sourire à travers sa souffrance. Elle sentait que son devoir n’était pas seulement de ramener Alistair en Amérique. Elle sentait au fond d’elle-même que ces raisons mystérieuses avaient un rapport avec le patriotisme prêché autrefois par son cousin. Le devoir de la jeune femme était donc de découvrir ces raisons et d’emmener Alistair à prendre conscience qu’elles n’étaient pas assez valables pour qu’il se cache de ceux qu’il aimait. Oui, elle devait le retrouver. Avant qu’il ne soit trop tard…
© Laerte novembre 2000 Merci à Magnus Nono pour cette superbe image de Candy. ^_^
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