FATUM
par Laerte


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"L'amitié jette des racines bien profondes dans les cœurs honnêtes […] ; croyez-moi, il n'y a que les méchants qui nient l'amitié parce qu'ils ne la comprennent pas."

Les trois mousquetaires, Alexandre Dumas

Chapitre 1

La mort dans l'âme

Dans la chambre sombre, une silhouette se déplace avec lenteur, épousant les coins obscurs comme un spectre dans la nuit. Seul un rayon de lune se réverbère dans la vaste pièce et vient former un halo au milieu, juste assez grand pour qu’il puisse éclairer faiblement les formes et les objets. Soudain, la silhouette s’immobilise dans la lumière et baisse la tête avec ennui, fatigue et exaspération. Puis, elle reprend sa marche monotone, rythmée par la respiration quasi inexistante d’une deuxième personne, endormie paisiblement dans les bras de Morphée. L’ombre s’arrête une seconde fois et contemple la jeune femme couchée sur le lit de plumes. Ses cheveux blonds se dispersent en éventail sur l’oreiller blanc. Sa bouche rosée, légèrement entrouverte, appelle le baiser. Sa peau nacrée illumine sous la lueur faible de la lune, admiratrice de ce sommeil angélique. L’innocence de l’endormie atteint toutes les formes d’âmes, même les plus meurtries.

L’ombre masculine se penche sur la dormeuse avec inquisition. Puis, allongeant la main, déplace doucement une mèche blonde tombée sur un front d’albâtre. Celui-ci se fronce à ce contact et de ces lèvres roses s’échappe un murmure de protestation. Cependant, la jeune femme n'ouvre pas les yeux et retourne à ses rêves.

L’homme se relève avec déception. Il se tourne, s’éloigne du lit et va s’asseoir sur la chaise en rotin du balcon. La tête dans les mains, il accepte avec douleur ces sempiternelles blessures de l’esprit et du cœur que sont la nostalgie et le remords.

Si seulement les choses s’étaient passées autrement… Si seulement il n’avait pas accepté leur séparation aussi vite… Si seulement il s’était battu pour leur avenir… Si seulement il avait été La chercher en Angleterre… Si seulement Suzanne n’avait pas eu son accident… Oui, si elle ne s’était pas sacrifiée, si elle ne l’enchaînait pas comme un prisonnier dans la cellule trop étroite de ses yeux tristes, cellule qui l’étouffe à mesure que les souvenirs refont surface… Peut-être serait-il heureux, aujourd’hui… Son devoir est de protéger cette fragile créature qui repose dans cette chambre. Et pourtant, il donnerait tout pour être dans une autre, à des kilomètres de New York. S’il allait frapper à la porte de cette lointaine chambre, s’ouvrirait-elle ? Il en doute. Il a fait un choix lors de cette terrible nuit hivernale, dans la laideur d’un couloir d’hôpital, dans une puanteur que seul le sang d’un cœur qui saigne peut émettre, alors qu’il disait adieu à toute une vie, à un amour véritable. Il a choisi l'inanition contre la passion. Et maintenant, il subit les conséquences de son choix. Suzanne le tient par la gorge et un seul mouvement peut le perdre à tout jamais.

Il sourit tristement. Il a perdu l’âme sœur, la fougue de sa jeunesse, sa liberté et ses beaux rêves. Sa conscience lui dit : " La vie, mon garçon. La vie vaut la peine d’être vécue. " Son cœur lui répond : "À quoi sert-elle cette vie ? Je suis mort depuis longtemps."

Terry jette un regard dans la chambre, vers ce lit où repose le faible corps de l’actrice. Puis, il s’effondre, la tête entre les deux jambes, les mains s’appuyant sur cette même tête trop lourde, et regarde les joints du plancher de bois francs. Ainsi prostré, il subit son châtiment.

La pluie tombe depuis l'aube et elle ne semble pas vouloir s'arrêter malgré les prières de la famille, réunie autours de la tombe. Les attristés regardent la pierre avec mélancolie. C'est une pierre taillée d'une façon rustique, qui, sans la frange dorée qui la plaque, ressemblerait beaucoup à ces vieilles tombes écossaises qui reposent sur un lit de verdure, dans les hautes terres familiales, près d'Édimbourg. Les gouttelettes ruissellent sur l'épitaphe tel qu'un ruisseau épouse les formes d'une falaise. Pressé l'un contre l'autre, les membres de la famille regardent ce marbre animé par ce soudain filtre clair et sont encore plus émus de voir la vie poursuivre son cours sur le dos de la mort.

Le prêtre récite une prière si poignante sur la solidarité et l'amitié qu'aussitôt son discours terminé, certains se cachent pour essuyer de furtives larmes amères.

En posant le pied dans la roseraie, Candy regarde cette foule noire et sans vie. Elle esquisse un mouvement d'impatience. Ce n'est pas Alistair, toute cette tristesse. Ils ont déjà tous pleurés sur sa mort. Le deuil ne peut se prolonger. Alistair ne le permettrait pas. Elle sait que celui-ci rirait probablement en voyant autant d'hypocrites verser des torrents, alors que ceux-là même s'étaient souciés de lui comme d'une guigne en sa présence. Elle passe une main sur son front, puis dans ses boucles blondes et se met à rire. À ce moment, on se tourne vers elle avec curiosité. Elle ne peut reprendre l'air affligé qu'il faudrait et préfère s'éloigner pour se laisser aller à ses états d'âme.

En quittant le groupe, elle passe devant la tante Elroy et celle-ci détourne le regard. Elle est soudain prise d'une émotion si forte que son corps devenu rêche s'étouffe en spasmes. Pour la vieille fille, la présence de la jeune orpheline est beaucoup plus éprouvante que la maladie.

Candy s'attarde quelques instants devant sa rose, qu'elle contemple comme un lointain souvenir à demi effacé par l'usure du temps. Anthony, Alistair… Deux âmes tellement opposées dans leur ensemble et qui pourtant entrent en communion dans les profondeurs de ses pensées. Elles les aiment tous les deux comme des frères, des amis, des confidents. Ils appartiendront toujours à ce charme des souvenirs de jeunesse qui s'estompent un peu pour laisser place à l'avenir. Cependant, elle sent que le vide laissé par eux ne pourra jamais être comblé totalement. Même Archibald ou Terry ne réussiraient pas à prendre leur place. Ils seront toujours uniques dans son cœur.

La jeune femme, qui a longé la roseraie du côté de la maison, s'arrête de nouveau. Elle se rend compte que c'est la première fois depuis l'annonce de la mort d'Alistair qu'elle prend conscience de la place importante qu'il pouvait occuper dans sa vie. Les événements se sont succédés à une vitesse folle ces derniers temps, l'empêchant de chérir le souvenir des moments passés ; le piège des fiançailles avec Daniel, la découverte du grand-oncle William, son retour à la maison de Pony, son nouvel emploi auprès du docteur Léonard et puis maintenant, ce transfert de la sépulture d'Alistair à Lakewood depuis Chicago. Tout s'est déroulé si vite qu'elle vit à présent dans une sorte de chimère, l'empêchant d'avoir les idées en ordre.

Un murmure de voix sourde lui parvient depuis la maison. Les invités entrent maintenant pour la réception qui va suivre. Elle sourit en pensant qu'Albert avait accepté sa proposition de poursuivre la cérémonie dans la fête, comme l'aurait désiré le soldat disparu. Elle se rapproche donc de la tombe et s'assurant que tous les invités sont rentrés, s'agenouille devant la pierre. Dans un geste affectif, elle passe une main sur l'écriture.

"Alistair Francis Cornwell. Notre héros tombé au champ d'honneur. 8 octobre 1917."

Candy ferme les yeux et le sourire aux lèvres, se perd dans ses souvenirs. Puis, quelques temps plus tard, une main ferme se pose sur son épaule. Elle se retourne tranquillement et est surprise de voir Daniel, l'air hagard, fixer de ses yeux sombres la pluie qui tombe du front de la jeune femme. Il est tout trempé, lui aussi. Il l'épie probablement depuis déjà un bon moment. Elle esquisse un mouvement d'impatience.

"Qu'est-ce que tu veux ?"

Son ton brusque touche la susceptibilité de Daniel.

"Je me demande ce que tu fais ici, puisque je croyais que tu avais renoncé depuis longtemps à la famille. Il est vrai que les choses sont plus reluisantes pour toi depuis que tu as la protection du grand-oncle…"

"Qu'est-ce que tu insinues ?!"

Daniel laisse tomber le sarcasme et les allusions en voyant la fureur se lire sur ce visage angélique tacheté de rousseurs, la rendant encore plus farouche. Il lève le menton avec dignité, qualité qu'il manie très bien depuis l'enfance, et la toise d'un air hautain.

"Justement, le grand-oncle veut te voir. Il m'a envoyé te le dire."

"Pourquoi toi ? C'est bien, dis-lui que j'arrive."

"Je ne suis pas ton messager !"

Candy pousse un soupir et secoue la tête. Le titre de gentleman ne va pas à tout le monde, évidemment. Elle se tourne vers la pierre tombale, fait un signe de croix, baise de ses doigts la date du décès et se lève. Sans même lui accorder un seul autre regard, elle contourne Daniel et se dirige vers la maison. Celui-ci l'arrête en lui retenant le bras.

"Il faut que je te parle."

Candy se dégage de cette brusquerie.

"Rien de ce que tu pourrais dire ne m'intéresse vraiment. J'ai fait une croix sur ta mère, ta sœur et toi depuis le jour des fiançailles et peut-être même bien avant."

"C'est important."

"Ça ne l'est pas pour moi."

"Je n'ai pas renoncé, Candy."

"Quoi ?!"

La jeune femme se fige et le regarde sans vouloir comprendre. Cependant, la lueur malicieuse qu'il a dans les yeux est plus qu'éloquente. Elle fait cette moue méprisante qui se dessine souvent aux commissures de ses lèvres lorsqu'elle est irritée. Elle lève les mains au ciel en signe de renoncement. Oui, elle renonce à le comprendre. Il a subi une cuisante humiliation suite au refus d'Albert de les fiancer, en plus de cette animosité naturelle de la jeune femme, qui aurait du le décourager depuis longtemps, et voilà qu'à présent, il revient à la charge. Il est vrai qu'il a du Legrand dans les veines et ceux-ci ont la réputation de ne pas abandonner facilement suite à un échec. La vengeance est leur pain quotidien. C'est bel et bien une vengeance car on ne peut parler d'amour. Les grands élans amoureux, elle en a rêvé toute sa jeunesse. La passion, elle l'a vécue. La persistance de Daniel est, quant à elle, omniprésente et déplacée.

Elle ferme les yeux, prend une grande respiration et le regarde en face, prête à lui faire subir un autre rejet. À ce moment-là, Archibald apparaît sur le seuil et s'adresse à elle avec un certain détachement.

"Candy, le grand-oncle veut te voir."

"Je le sais."

"Alors, ne le fais pas attendre, je te prie."

Candy oublie aussitôt son problème avec Daniel pour regarder Archibald à la dérobée. C'est la deuxième fois depuis qu'elle le connaît qu'il lui parle de cette façon.

"Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi es-tu si… distant ?"

Archibald se tait. Candy s'approche de lui.

"Je t'ai posé une question…"

Son cousin garde le silence. Il la toise de bas en haut pour la sonder. Puis, sans rien dire d'autre, il tourne les talons et rentre. Daniel se met à rire derrière elle, tandis que celle-ci fait volte face.

"Il n'y a pas de quoi rire !

Daniel lui enlève une mèche collée sur sa joue. Elle recule devant cette marque d'affection qu'elle ne désire pas. Lui ne s'en formalise pas ; il y est habitué.

"Tu aurais du te présenter ce soir. En mémoire de ton Alistair chéri. Tu n'es pas venue. C'est la deuxième fois que tu te sauves dans un moment pareil."

Candy comprend l'allusion.

"Je ne pouvais pas me présenter aux obsèques d'Anthony. C'était plus fort que moi, je ne pouvais pas. Mais j'ai assisté à celles d'Alistair. On ne peut pas me le reprocher."

"Si, on le peut. C'était ton idée de déplacer sa tombe. Le grand-oncle a accepté car il t'a prise sous son aile. Si ce n'avait été que du reste de la famille, elle serait restée à Chicago, avec les autres. Mais pour ton caprice, l'ancien vagabond amnésique a donné des ordres."

"C'est ce qu'Alistair aurait voulu. Vivre pour l'éternité dans le lieu qui l'a vu grandir."

"L'intention était honorable. Il y a seulement un petit détail que tu as oublié…"

"Lequel ?!"

"Te présenter ! Ton absence s'est fait grandement remarquer et en a déçu plusieurs, à commencer par Archibald et la petite O'Brien… Patricia, je crois. Et moi aussi, d'ailleurs."

Candy écoute Daniel, se pinçant la lèvre inférieure.

"Pourquoi étais-tu absente ?"

La jeune femme ne répond pas mais il est évident qu'elle cache quelque chose. Ses mains tremblent. Daniel les regarde, de plus en plus curieux. Candy surprend son observation et s'empresse de les cacher derrière son dos. Soudainement troublée, elle regarde aux alentours en cherchant un moyen de se sauver des yeux trop interrogateurs du jeune homme. Elle voit alors Albert qui semble la chercher dans la foule. Saisissant cette occasion, elle se dirige vers le grand-oncle, pressée d'échapper aux regards inquisiteurs. Daniel la voit disparaître avec William André dans ses appartements.

"Elle cache quelque chose. Je devinerai bien ce que c'est…"

Puis, il prend une rose de Candy dans ses mains, pique intentionnellement son doigt avec une épine et écrase finalement la fleur sous son pied, en sifflant une balade romantique.

Fin du chapitre 1

© Laerte septembre 2000

Merci à Magnus Nono pour cette superbe image de Candy. ^_^