QUAND TOUT FINIT...
par Lachesis

Chapitre 6

Le temps décidément bien capricieux dans cet Atlantique immense s’était fixé au beau fixe. Annie accoudée à la balustrade du pont supérieur rêvait à des jours meilleurs, à une enfance passée à la Maison Pony en compagnie de Candy déjà aventureuse, à son adolescence dorée qui avait commencé par son adoption par des gens riches, au collège Saint-Paul où elle avait retrouvé son amie d'enfance. Quelle avait été donc sotte d’ignorer Candy ! la tendre Candy sous prétexte qu’elle lui rappelait son passé d’orpheline ce dont elle avait honte ! Candy ne niait pas ses origines et même les revendiquait.

            Son caractère fort et courageux écrasait de mépris les moqueurs. Annie l’admirait, capable de toujours relever la tête face aux pires déceptions.

            Sur la longue route qui les avait menées toutes deux à Lakewood, la sienne était pavée de roses. Tout ce qu’elle avait désiré s’était réalisé. Une famille riche, une bonne éducation, Archibald, un enfant ! Elle aurait dû sourire à la vie au lieu de se morfondre face au vide de l’océan.

            Un remords la poursuivait. Celui de ne pas avoir tout tenté pour rendre son amie heureuse. Elle enviait tellement Candy que sa jalousie était comme un obstacle à son amitié. Elle rageait intérieurement en voyant le succès qu’elle avait auprès des garçons surtout auprès d’Archibald au point qu’elle avait souhaité qu’elle soit abandonnée par eux. Par son vœu puéril avait-elle contribué aux malheurs de Candy ?

            _ Excusez-moi ! n’êtes-vous pas une amie de Candy ? demanda une voix douce derrière elle.

            Comme c’était étrange ! elle pensait à son amie et voilà que quelqu’un prononçait son nom à voix haute !

            La jeune femme tourna aussitôt la tête. Le cliquetis des bijoux qu’elle affectionnait suivit le mouvement.

            Terrence Granshester se tenait derrière elle, la bouche légèrement entrouverte sous l’effet de la surprise. Il portait son éternel costume et cape noire qui seyaient si bien à sa beauté romantique. Il n’avait pas changé en cinq ans. Son regard triste semblait être perdu dans quelques rêves !

            _ Oui Mr Granshester ! Terry … je suis Annie Richmond, l’amie de Candy ! je suis ravie de voir que tu vas bien.

            Le jeune acteur à l’évocation de ce prénom baissa la tête pour pas que sa vis-à-vis voit ses lèvres trembler.

            Puis remarquant les deux Mormonnes qui psalmodiaient des paroles sans suite un livre ouvert sur les genoux à quelques mètres d’eux invita Annie à le suivre à la terrasse du bar.

            _ C’est merveilleux que nous nous soyons rencontrés ici sur ce bateau, déclara-t-il en prenant place auprès de la jeune femme. Tu es seule ? demanda-t-il le cœur battant espérant comme un fou qu’elle dise non et qu’elle déclare être accompagnée de sa meilleure amie.

            _ Non mon mari, Archibald, m’accompagne.

            Cachant sa déception, Terrence se força à sourire.

            _ Vous vous êtes mariés. Au vrai, vous alliez bien ensemble. J’espère que j’aurais plaisir de le revoir. Et Alistair le fanatique d’inventions toutes aussi farfelues les unes que les autres ?

            Le visage d’Annie se ferma aussitôt.

            _ Alistair est mort. Il a été abattu par un avion allemand alors qu’il s’était engagé sur le front dit-elle d’une voix contenue.

            L’arrivée du serveur coupa l’atmosphère oppressante installée d’un coup sur le couple.

            _ Je ne savais pas, désolé ! Cela a dû être terrible ! La voix du jeune acteur baissa d’un coup. Elle a dû être si triste !

            Annie fronça les sourcils sachant pertinemment de qu’il y parlait.

            _ Candy oui bien sûr !

            _ Que…que devient-elle ?

            La jeune femme prit une inspiration.

            Le ciel bleu sur une mer d’huile ne reflétait pas le paysage triste qui habitait son cœur. Les promeneurs emmitouflés jusqu’aux oreilles évoluaient dans un ballet incessant et vague.

            Il s’attendait à la réponse mais préférait avoir une confirmation.

            _ Candy ! cela fait cinq ans qu’elle a disparu !

            _ Disparu ! répéta-t-il devenant blême.

            _ Volatilisée, envolée ! du jour au lendemain !

            Le monde parut s’ouvrir sur un abîme insondable où il tombait sans pouvoir s’accrocher à quelques aspérités. La réalité lui sembla vide de sens, complètement absurde si l’être qu’il l’aimait le plus sur terre était perdu à jamais.

            Annie remarqua le trouble qui avait saisi le jeune homme. Ainsi il l’aimait toujours !

            _ Mais pourquoi ?

            _ On pense qu’elle n’a pas pu supporter l’annonce de tes fiançailles avec Suzanne Marlowe. Je m’en veux tellement ! ajouta-t-elle après un silence lourd de sens. Je n’ai eu garde des changements d’humeur de Candy les jours précédents sa disparition.

            Cinq ans ! comme c’était long !

            Ainsi là encore, elle avait dû souffrir, injustement souffrir et son amour s’était transformé en douleur encore une fois… une fois.

            A l’évocation de ce passé, le jeune acteur n’avait pu s’empêcher de se dire que la jeune femme ne méritait pas tous ces malheurs, que le destin était cruel et qu’il n’y avait rien sur Terre et dans le ciel qui pouvaient aider Candy car s’il existait une justice divine, elle n’aurait pas permis qu’une jeune fille si belle et si douce soit enfermée dans le malheur comme prisonnière d’un destin inéluctable.

            La fatalité est une force qui nous écrase et de laquelle on ne peut échapper.

            Ils durent se séparer. Annie, le visage triste, le regard accusateur devant ce jeune homme qui avait abandonné son amie, et lui, était resté debout à regarder l ‘océan moutonnant mourir sous le paquebot.

            Terrence appuyé contre la porte de la loge montrait sur son beau visage la souffrance la plus totale. Le miroir lui renvoyait celui d’un jeune homme au visage blafard dont le regard reflétait la douleur la plus totale.

Un murmure de voix lui parvient comme indistinct.

            _ Candy est ici même sur ce bateau !

            Elle lui paraissait comme étouffée mais il entendait les moindres syllabes qui s’inscrivaient dans sa tête.

            _ Candy est ici même sur ce bateau.

            C’est ce qu’il pensait au fond de lui sans oser se l’avouer.

            Mais d’où provenait cette voix ? et à qui appartenait-elle ?

            Il réalisa aussitôt qu’il était appuyé contre une simple porte en bois et que celle-ci ne protégeait pas contre le bruit.

            Il l’ouvrit aussitôt pour voir disparaître la silhouette de deux hommes à un coude du couloir qui les menait à la sortie des coulisses.

            Terrence consulta sa montre. Il avait juste le temps de les rattraper et leur poser quelques questions. Comment connaissaient-ils Candy ? Et surtout était-ce de la même Candy dont ils parlaient.

            Les deux hommes se dirigeaient tranquillement hors des coulisses en longeant des morceaux de toile servant de décor.

            _ Ouais ! elle est déguisée mais il n’y a aucun doute ! c’est elle.

            _ Elle est en mission !

            _ Probablement pourquoi crois-tu qu’elle soit là ?

            L’un était petit trapu et portait un gros pull en laine, l’autre grand et maigre était reconnaissable à son nez crochu. Tous deux portaient des casquettes à carreaux.

            L’un des deux possédait un léger accent indéfinissable.

            Tous les deux se trouvaient à l’autre bout du couloir dans un salon vide et peu fréquenté car il se trouvait en un bout du paquebot là, où personne n’allait jamais. De vagues hublots dispensaient une clarté laiteuse et Terrence, caché derrière un pan de boiseries, ne pouvait voir que leur profil.

            _ Le plan ! il faut s’en emparer ce soir où jamais !

            _ Tu n’es pas un peu fou ! Elle nous surveille tu le sais bien ?

            _ Cette garce ! ne l’emportera pas au paradis ! cela fait deux fois qu’elle se moque de nous.

            Terrence ne perdait pas une miette de la conversation aux aguets. Il ne remarqua pas Daniel qui était venu à sa rencontre, l’air préoccupé.

            _ Strattford te cherche ! Il t’attend pour la répétition générale, annonça le jeune homme blond les sourcils froncés.

            Terrence agacé se tourna vers lui.

            _ Chut ! fit-il en portant un doigt sur ses lèvres.

            Les deux hommes avaient entendu la voix de Daniel et s’étaient tus craignant que quelqu’un ne les espionnât.

            Terrence pensa la même chose et entraînant son camarade à sa suite prit la fuite. Ne trouvant que comme cachette que sa loge improvisée, il s’enferma avec Daniel qui ne comprenait guère son attitude.

            _ Que t’arrive-t-il ? Tu vas m’expliquer ce qui te prend ?

            _ Chut ! répondit Terrence.

            Des pas lourds passèrent dans le couloir. Quand ils se furent éloignés, il se tourna le visage rayonnant vers Daniel qui l’observait une vague inquiétude marquant son regard.

            _ Une vieille amie à moi est là en ce moment sur ce bateau !

            _ Une certaine Candy ?

            Terrence le regarda ahuri tellement la surprise le cloua sur place.

            _ Comment le sais-tu ?

            _ Pas difficile ! Mme Wallace t’a interpellé la dernière fois à table en te parlant de cette fille. J’ai bien vu que cela t’avait marqué. Alors je suppose…

            _Tu supposes bien ! Mais dis-moi Dany tu ferais un remarquable détective !

            _ On me l’a déjà dit !

            Terrence ne releva pas sa remarque.

            _ Elle est ici ! J’ai entendu deux hommes parler d’elle. Ils ont prononcé son prénom ! déclara exalté le jeune premier en arpentant la pièce exiguë qui lui servait de cabine.

            _ Et alors, cela ne veut rien dire ! répliqua le jeune homme. Des Candy il peut y en avoir des tas ! Rien ne prouve qu’ils parlaient de la Candy que tu connais ! Il peut s’agir d’une autre.

            _ Non je suis sûr que c’était elle ! Ceci explique le malaise que je ressens ces derniers temps ! Je la sens, vois-tu !

            _ Mais enfin, si c’est bien la Candy dont tu parles qui se trouve en même temps que toi sur le bateau, comment se fait-il que tu ne l’aies pas remarquée avant ?

            _ Je ne sais pas ! Peut-être à cause des deux hommes que j’ai suivis ! Elle doit être déguisée pour qu’ils ne la reconnaissent pas ! Oui c’est ça c’est la seule explication ! Ces deux hommes lui veulent du mal !

            Daniel appuyé contre l’unique chaise de la pièce, s’esclaffa.

            _ C’est un vrai roman que tu me racontes ! là ! Une conspiration contre la fille que tu as aimée ! oh pardon que tu aimes toujours ! Tout cela à cause de son prénom que tu as saisi par hasard dans une conversation, ne t’emballe pas et concentre-toi sur la représentation de ce soir ! Strattford est sur les dents ! Il m’a envoyé te chercher car il trouvait que tu mettais un peu trop de temps pour te préparer !

            Terry, ébranlé par l’attitude de son ami, vit ses espoirs fondre d’un coup. Il avait raison comment avait-il pu se laisser emporter comme ceci ? Il était idiot ! complètement idiot !

            _ Mon imagination me joue des tours ! Je crois que je me suis emballé un peu trop vite. Je te suis, avoua-t-il la voix basse et les yeux éteints.

            Daniel avait recouvré le sourire et c’est d’un pas léger qu’il précéda Terry jusqu’à la scène. Il paraissait soulagé d’un grand poids, un peu trop même !

            _ Quelle sacrée foire ! s’exclama Daniel des coulisses alors que les spectateurs qu’il espionnait en soulevant un pan de rideau s’installaient dans le brouhaha habituel qui précède les spectacles. La représentation serait un succès, il le pressentait. Mais ses préoccupations étaient de tout ordre. Il avait échappé belle tout à l’heure. Terry n’était pas loin de pressentir la vérité mais il était arrivé habilement à détourner le jeune homme du chemin dangereux ! Rassuré par la tournure des événements, il contemplait le décor de la scène. Vraiment les décorateurs dans ce délai assez mince s’étaient  remarquablement bien débrouillés !

            La toile de fond représentait une scène champêtre avec des bois, des champs dans le lointain et quelques colonnes de marbre dont une était échouée sur le parterre vert. Il était le plus neutre possible !

            Il buvait une bière tout en lorgnant les spectateurs. Il cherchait Maria-Dolorès du regard. Cette dernière lui rappelait des souvenirs. Une route blanche, poussiéreuse à la frontière mexicaine, et un petit garçon abandonné qui pleure, en se tenant le bras…Ce jour-là sa vie avait basculé à cause d’une rencontre mais il n’en prit conscience que plus tard.

            Les acteurs et actrices s’agitaient à quelques minutes de la représentation. Et on retrouvait cette ambiance mélange de tension et d’excitation propre aux coulisses avant un spectacle. Leona Letberry ratissait son épaisse chevelure rousse à côté de Leather qui révisait son rôle ayant une peur panique du blanc. Les autres complétaient leur maquillage. Stephen Stevenson, lui, les yeux fermés essayait de se concentrer quelques instants avant son entrée sur scène. C’était ainsi qu’il opérait depuis des années et cela lui réussissait plutôt bien.

            Bertha Simmons, ancienne cantatrice, et la plus vieille de la troupe se contentait d’agacer le monde avec ses fards qu’elle perdait, sa perruque qui glissait et piétinait allègrement les pieds de sa maquilleuse qui essayait de réparer les dégâts du mieux qu’elle pouvait.

            Les glapissements de cette dernière s’ajoutaient aux vociférations de Mr Strattford qui courait le long des coulisses, houspillait un décorateur, rajustait le costume d’un acteur, s’arrachait les cheveux devant la mollesse de certains et l’extrême nervosité des autres.

Il grimpait en haut du balcon de Juliette, plongeait au fond de la marmite des trois sorcières de Macbeth, tapotait le crâne d’Hamlet et finissait effondrer, enfin sur le fauteuil du régisseur suant et sifflant.

            Suzanne, elle, bien loin de cette agitation était perdue dans ses pensées. Appuyée contre un des murs. Blême, le regard éperdu, les cheveux ternes, elle passait inaperçue.

            Terrence qui arpentait les coulisses de long en large pour se calmer les nerfs déclamait son texte de sa célèbre voix de velours qui subjuguait les foules les plus rétives. Il l’ignorait délibérément.

            _ Je l’ai vu presque pleurer devant cette inconnue ! Que pouvait-elle lui dire ? Que pouvait-elle lui raconter pour le mettre dans cet état-là ? songeait-elle encore.

            _ Suzanne en place ! cria Léona de sa voix rapeuse.

            Comme dans un rêve, la jeune femme quitta son abri précaire pour se diriger vers Terrence. Elle sentait comme un mur qui venait de s’installer entre eux et qu’ils étaient devenus deux étrangers.

                       _ Vous señora ! ici ! à une représentation de pièce théâtrale ! je n’ose pas y croire s’écria Charles Crawford héritier richissime. Il s’empressa aussitôt auprès de Maria-Dolorès Gonçalvès qui venait à peine d’entrer dans la salle de réception transformée en théâtre improvisé. Elle cherchait des yeux quelqu’un quand son regard acéré tomba sur un de ses soupirants.

            _ Venez prendre place auprès de moi ! Ma chère ! c’est un honneur !

            Il en faisait un peu trop mais la jeune Mexicaine ne fit aucune remarque. Au contraire elle se laissa accompagner à sa place sans rien dire et s’assit au premier rang à côté du commandant de bord qui se leva pour la saluer.

            _ Je suis ravi que vous ayez changé d’avis, s’exclama le jeune Crawford dès lors entreprenant. Il lui serra la main fine couverte de mitaines dont les doigts s’ornaient de bagues scintillantes.

            Elle était habillée avec élégance. Une robe rouge décolletée qui se terminait par une jupe corsetée couverte de dentelles noires. Ses cheveux noirs étaient relevés en chignon et son regard reflétait le mépris le plus total pour l’homme fou d’amour qui rampait à ses pieds. Elle aimait les frivolités à tous les niveaux.

            Le lieutenant Jameson s’en rendait compte en prenant place à son fauteuil auprès de Mme Debenhan toute excitée de pouvoir contempler son acteur fétiche. Ainsi, la belle Mexicaine était quand même venue malgré sa haine pour les acteurs, ces gens qui mentent.

            Lui espérait voir la belle jeune fille qui avait enchanté son cœur. La belle Ophélie qui allait encore une fois le subjuguait par son air de compassion et de souffrance contenue.

            En même temps montait en lui une sourde angoisse. Il se sentait oppressé comme à l’approche d’un danger. Il se traita d’idiot mais souvent son pressentiment avait été vérifié dans le passé.

            Le détective Chaumont prit place à côté de son client. Une bonne tasse de café lui éviterait de somnoler car il avouait que le théâtre ce n’était pas son fort. Mais bon, le milliardaire Wallace tenait absolument à voir cet acteur dont sa femme lui avait rebattu tant les oreilles avant sa maladie nerveuse qui l’a laissée prostrée dans sa cabine.

            Debout près de la porte, il fumait un cigare et en aspirait chaque bouffée. Ses ennemis n’avaient qu’à bien se tenir. Ils pourraient s’en prendre à sa femme mais lui ne céderait pas au chantage. La main dans la poche intérieure de sa veste, il sourit rassuré par la présence de certains papiers cousus dans la doublure de sa veste.

            Il vendrait les plans à bons prix aux communistes ou aux Chinois selon l’offre la plus alléchante.

            Le colonel Abercrombie prit place en bousculant les deux Mormonnes qui en grommelant se levèrent pour lui céder la place. Enfin après s’être assis et relevé plusieurs fois pour y trouver la meilleure position, il fut enfin satisfait et commença à jouir du spectacle. Il se trouvait à l'arrière au dernier rang et cela lui convenait parfaitement. Le théâtre ne l’intéressait pas trouvant futile cette agitation autour d’acteurs. Il se souvenait d’avoir lu quelque chose sur cette troupe qui était paraît-il remarquable mais pour l’instant, il ne parlait avec personne se contentant d’observer d’un œil aigu les alentours. La Mormonne plus jeune était assise en bout de rangées et ses yeux parcouraient la salle du regard quand ils tombèrent sur une certaine personne qui se trouvait bien là, elle parut rassénérée et s’enfonça dans son fauteuil, le sourire aux lèvres.

            Mme Stansfield attendait comme Mme Debenhan l’arrivée du jeune acteur qui faisait battre son cœur.

            A côté d’elle, Annie, l’air songeur, cherchait Archibald qui tardait à venir. Elle lui avait gardé une place.

            Mais ce dernier qui longeait l’estrade qui servait de scène tomba en arrêt devant la ravissante Mexicaine qui agitait un éventail en tissu rouge et noir bordé de dentelles et dont les yeux verts lançaient des éclairs. Elle se penchait gracieusement pour écouter le jeune Crawford en souriant.

            Elle semblait être la reine de la soirée et elle rayonnait c’était visible.

            Fasciné, le jeune homme ne pouvait s’arracher à cette vision. Ses yeux verts ! ses yeux verts ! répétait-il bêtement en prenant place à côté de sa femme qui lui jetait des regards inquiets.

            Finalement, le silence s’établit dans la salle comme par enchantement tandis que la lumière baissait.

            Le lourd rideau de brocart rouge se leva enfin péniblement et la scène apparut sous les applaudissements de la foule.

            La foule n’était désormais qu’un seul regard fixe et froid qui épiait les acteurs sur leur estrade mise à nu.

            Terrence commença alors de sa voix riche et puissante qui emplit, aussitôt, la salle d’un frémissement qui devient frisson. Mmes Debenham et Stansfield en pâlissaient mais d’autres spectateurs ne furent pas insensibles à ce charme puissant qui s’était établi. Il avait du talent c’était indéniable ! Il vivait son rôle à la perfection.

            Il était loin le temps où ne supportant plus la rupture avec Candy, il buvait pour oublier sa douleur et jouait dans un théâtre de pacotille avec de mauvais acteurs et un décor inexistant sous les huées d’une foule ignare.

            Pendant qu’il jouait sur cette estrade, il se rappelait qu’il revenait de très loin. S’il n’avait pas eu cette vision ! Candy dans la foule ! Jamais il n’aurait repris le chemin de la gloire !

            Elle était son ange !

            Qui sait peut-être était-elle là qui le regardait précisément à cet instant bien que Daniel lui ait dit le contraire ? Même si sa raison lui disait non ! Son cœur, lui, disait oui.

            Suzanne dans son balcon lui donnait la réplique comme Juliette Capulet. Et lui nouveau Roméo des temps modernes lui répondait ayant en tête une autre jeune fille qui se substituait à « ce fantôme » qu’il avait choisi comme fiancée. Non il ne l’épouserait pas ! Il n’en avait pas le droit ! Il la rendrait malheureuse.

            Tandis que s’il tournait la tête parmi les spectateurs, il la verrait c’était sûr ! Il verrait son ange !

            Et brusquement, il interrompit une réplique et se détournant de Suzanne s’approcha du bord de l’estrade.

            Dans les coulisses ce fut la consternation.

            _ Mais qu’est-ce qu’il fait ? Il est fou ! s’étonna Stephen Stephenson.

            Mr Strattford crut avoir une attaque.

            _ Mais qu’est-ce qu’il lui prend ? chuchota-t-il s’approchant de la scène par le côté jardin, il souffla à Terry qui ne l’entendait guère de se retourner vers Suzanne qui au désespoir s’était laissée glisser sur le balcon.

            Les spectateurs stupéfaits ne disaient mot. Tous écarquillaient les yeux se demandant ce qui arrivait à ce jeune premier.

            Pendant un moment, Terrence ne vit rien qu’une obscurité voilée tant la scène était lumineuse. Puis ses yeux s’habituant, il la vit.

            Ses yeux verts étincelaient mais c’étaient les mêmes qu’il connaissait depuis si longtemps. Ce regard ! il y plongea avec délices. C’était un ouragan terrible qui l’emporta, le souleva vers des sphères de bonheur inaccessible aux communs des mortels.

            Et il poursuivit sa réplique, lentement avec bonheur, il se mit à réciter les répliques de Roméo sans en attendre de réponses, exalté, l’amour se répandait sur ses traits, le transfigurant. Ce n’était plus Terrence Granshester jouant Roméo Montaigu mais Roméo lui-même incarné dans le corps de ce Terrence Granshester qui parlait par sa bouche, qui avouait son amour par sa bouche à sa « Juliette ».

            Maria-Dolorès, interdite, crut d’abord à une plaisanterie. Quelqu’un avait dû rapporter ses paroles déplaisantes sur les acteurs à Terrence et ce dernier la taquinait en se tournant vers elle. Mais bientôt, elle comprit que ce ne pouvait être une farce. Ce regard c’était l’amour, cette bouche c’était l’amour que le jeune acteur éprouvait pour elle.

            Une sourde colère s’empara d’elle. C’en était trop ! Quelle impudence ! Pour qui se prenait-il pour se moquer d’elle et de faire la risée de la salle dont les regards étaient tournés vers elle.

            Archibald se posait des questions et tout dans sa tête tournait mélangeant les scènes et les souvenirs.

            Candy ! Etait-ce Candy ? Non impossible ! Il devait se tromper ce ne pouvait être elle ! Cette Maria-Dolorès Gonçalvès n’avait rien en commun avec sa cousine ! Jamais Candy ne pourrait se comporter ainsi comme une reine !

            Soudain, la lumière s’éteignit totalement.

            Ce fut la confusion la plus totale. Des rires fusèrent d’abord puis ce furent des cris et enfin la confusion la plus totale.

            Mr Strattford s’arrachait les cheveux. La représentation était un désastre. La crise de son jeune premier, puis cette panne inexplicable, il serait impossible de rattraper le coup.

            Il était lui aussi dans le noir sans la possibilité de faire quoi que ce soit sinon de crier des ordres aux formes mouvantes qu’il devinait autour de lui.

            Les cris continuaient en même temps qu’un brouhaha confus.

            Mais de ces bruits indistincts surgirent soudain deux bien sonores qui couvrirent le reste.

            Ce fut deux coups de feu qui claquèrent dans la salle.

            Alors ce fut la panique la plus totale ! Les spectateurs criaient, escaladaient les fauteuils, d'autres par prudence se mettaient à quatre pattes ayant peur des balles perdues et rampaient sur le sol en évitant de se faire écraser par leurs concitoyens.

            La voix forte du commandant de bord résonna alors pour ordonner le calme mais apparemment personne n’en tenait compte tant la panique avait pris la place de la raison.

                       Enfin après quelques minutes de peur totale, les marins apportèrent des bougies et des lampes à pétrole qui éclairèrent les lieux.

            Des fauteuils avaient été renversés, des spectateurs se faufilaient, pâles, échevelés entre les allées pour essayer de sortir de ce carnage.

            On apercevait les visages apeurés, les jeunes femmes qui pleuraient et les hommes, qui le regard surpris par l’arrivée soudaine de lumières jetaient des coups d’œil autour d’eux.

            La scène était quasiment vide seule Suzanne était restée prostrée dans son balcon.

Terrence avait dû rejoindre les coulisses ou alors était tombé sur le devant de la scène. Maria-Dolorès ainsi que son chevalier servant avaient disparu. Mme Stansfield effondrée sur le sol tant la peur lui faisait perdre tout mouvement sanglotait à fendre l’âme.

            Mr Strattford restait immobile dans les coulisses et observait la scène sans dire un mot comme transformé en statue de sel.

            Les acteurs s’étaient tous réfugiés dans leur loge où Bertha Simmons eut une belle crise de nerfs. Daniel était anéanti, écroulé sur un fauteuil il n’osait faire aucun mouvement et se répétait mentalement des paroles toujours les mêmes : « Pas possible ! pas possible ! »

            Représentant de la loi à bord du paquebot, le commandant chercha alors s’il y avait eu une victime suite aux coups de feu qui avaient claqué dans le noir.

            M. Chaumont, le détective français, franchit d’un bond les quelques fauteuils renversés sur sa route, les quelques spectateurs qui se précipitaient vers la sortie et rejoignit ce dernier.

            _ Commandant ! vous devriez venir voir ! et aller chercher un docteur ! demanda le Français d’une voix basse à un marin qui passait par là. Celui-ci regarda le commandant qui lui fit signe de la tête.

            Le petit homme le guida jusqu’à un des fauteuils situés au troisième rang. Tout d’abord, le commandant ne remarqua qu’un filet de sang sur un dos de fauteuil du deuxième rang puis il vit enfin le cadavre.

            Il n’y avait aucun doute. L’homme avait été abattu de deux coups de revolvers sur la tête et gisait à présent sur le sol.

            Le commandant le considéra un instant. Ce qui le frappa c’est que l’homme n’avait plus sa veste de smoking. Machinalement, il la chercha des yeux mais ne la vit pas.

            Puis il se reporta sur l’homme mort qui les yeux dans le vague avait affiché sur son visage la surprise la plus totale.

            Mr Léo Wallace, le célèbre milliardaire dont l’origine de sa célèbre fortune faisait l’objet d’une polémique n’était plus de ce monde.

 

A suivre...

 

FIN DU CHAPITRE 6

© Lachesis - avril 2002