QUAND TOUT FINIT...
par Lachesis

Chapitre 5

C’était encore une belle journée qui s’annonçait. De légers nuages passaient sans s’attarder dans le ciel bleu azur. Les passagers, allongés sur des transats, prenaient leur habituel bain de soleil en bavardant de choses et d’autres. Sur ce bateau, les jours défilaient semblables à d’autres et l’ennui laissait place à un long engourdissement.

Déjà, l’attaque dont avait été victime Mme Wallace s’estompait des mémoires. De même que les vagues berçaient le grand navire, les passagers somnolaient sur leur chaise longue alignée comme à la parade. A deux heures de l’après-midi, le petit groupe décrit par Jameson commentait les rares événements de la journée, emmitouflé car un petit vent frisquet chargé d’humidité soufflait sur le pont.

L’agent du FBI tenait compagnie à Mary Debenhan qui prodiguait, avec sa verve habituelle, de futiles conseils sur la manière d’élever des enfants à la jeune mère, madame Stansfield. M. Chaumont écoutait d’une oreille distraite des bribes de conversation qui roulaient sur l’imminente arrestation du voyou qui s’en était pris à Mme Wallace.

_ Oui ! Mais ce n’est pas encore la veille ! ajouta-t-il plus pour lui-même. Il jeta alors un coup d’œil amusé sur la silhouette fine de la Señora qui vêtue d’une robe légère blanche lançait une balle de tennis à son partenaire, Michaël Crawford, un jeune homme bien en vue de la haute société anglo-saxonne, riche héritier, assez imbu de sa personne, les cheveux châtains courts et bouclés.

_ Bravo Señora ! s’exclama-t-il devant le revers puissant de la belle qui lui renvoya puissamment sa balle.

_ Gracias, Señor, se contenta-t-elle de répondre.

Terrence répétait mentalement les rôles masculins des pièces de Shakespeare et ce d’autant plus, que le commandant du bateau en personne s’était adressé à Mr Strafford pour lui demander une faveur : celle de faire jouer la troupe pour une soirée unique de représentations.

Elle comprendrait un spectacle reprenant les meilleures scènes des pièces de l’auteur anglais ; Terrence y évoluerait tour à tour en roi Lear, Hamlet, Roméo, Othello…

Cette performance pouvait le placer d’emblée parmi les plus grands.

La représentation aurait lieu dans quatre jours et il n’y avait pas de temps à perdre. Le reste de la troupe s’occupait des décors et accessoires et répétait les répliques qui accompagneraient l’acteur.

Allongé sur son transat, son regard allait des notes posées sur ses genoux aux joueurs de tennis qui entourés de spectateurs renvoyaient la balle.

Daniel parut enfin, ayant terminé son travail. Un foulard noué autour de son cou, il sifflotait gaiement, les mains dans les poches de son pantalon. Se glissant sur le fauteuil à côté de Terrence, il lui souffla à l’oreille.

_ Je connais le nom de la belle !

Terrence fronça les sourcils.

_ Oui, elle ! et il lui désigna du menton la belle brune au corps athlétique qui renvoyait la balle avec dextérité.

_ Ah ! oui ! la belle Señora !

_ Ah ! tiens donc ! Elle t’intéresse ? Tu consens, enfin, à sortir de ton état de fiancé sans l’être vraiment ! souligna ironiquement Daniel en clignant d’un œil.

_ Je suis vraiment fiancé…s’indigna son vis-à-vis d’une voix grave et son regard se durcit, en même temps qu’un pincement au cœur vient lui rappeler à quel point ce choix avait été douloureux.

_ Maria-Dolorès Gonçalvez !

_ Quoi ?

_ C’est son nom ! Son père est très riche. Il possède une plantation de milliers d’hectares dans le Sud-Ouest du Mexique. Elle vit dans une grande hacienda…Tu vois ça d’ici ! Mais, à part ça, personne ne semble la connaître ! Elle n’appartient pas à la haute société américaine qui n’accepte que des Anglo-Saxons. Bref, elle se rend en Angleterre pour y rejoindre une obscure cousine en Ecosse.

_ En Ecosse, tiens donc !

_ Oui, pourquoi ? cela t’étonne ?

_ Mon père a une propriété là-bas. Terrence resta songeur une minute en même temps qu’une drôle de sensation glissa dans son cœur. L’évocation des jours heureux pendant ces vacances d’été auprès de Candy, puis tous deux réunis près de la cheminée s’étaient confiés l’un à l’autre.

Cette nuit merveilleuse ! Tout s’ouvrait devant eux …Un avenir radieux un amour infini puis …

Quelque chose s’était cassé, irrémédiablement cassé !

_ L’Ecosse ! répéta-t-il rêveusement. J’y ai de si bons souvenirs.

_ Ouais bon ! interrompit Daniel quelque peu gêné. Les souvenirs appartiennent au passé. Ouvre les yeux Terrence ! Tu ne vas pas attacher ta vie à une infirme qui bien que jolie, pleurniche toute la journée. Quel bel avenir ! Tu plais aux filles, c’est évident !

_ Ce n’est pas tes affaires ! grogna le jeune acteur en baissant ses yeux vers les notes.

_ Cette femme, elle t’attire ! Hein ! Je vois bien comme tu la regardes !

_ Vraiment ! Dany, je te le répète occupe-toi de tes affaires !

Le jeune acteur débutant haussa les épaules.

_ Pour ta gouverne, elle occupe la cabine 17. Celle qui se trouve au bout du couloir ! ajouta-t-il d’un ton rageur.

Terrence ne répondit pas. Levant les yeux vers la Señora, il constata qu’elle le dévisageait à son tour d’un regard ironique. L’éclat de ses yeux verts fut comme un coup de poignard dans son cœur meurtri.

Assis à côté d’elle, le jeune Charles Crawford commentait le match qu’ils venaient de jouer et la félicitait pour son habilité. S’épongeant le front, la jeune femme l’écoutait d’un air indifférent. Puis, enfilant sa veste de fourrure, elle se dirigea nonchalamment près du garde-fou, l’air rêveur. Un coude appuyé contre la barrière, elle contemplait le ciel gris et bas sur l’horizon.

Suzanne fit de même à côté de l’inconnue, appuyée contre sa canne, indifférente aux regards amoureux du lieutenant Jameson, elle contemplait l’océan. 

La belle inconnue, surprise, lui jeta un regard oblique, puis tournant la tête lui dit :

_ J’aime l’océan ! quoi qu’on en dise, il. est toujours différent, toujours mouvant !

Suzanne lissant ses longs cheveux blonds sourit.

_ Oui ! c’est vrai ! ajouta-t-elle. L’océan, parfois, j’aimerais y plonger tout au fond de lui, m’envelopper de son linceul mouvant, couler dans les profondeurs abyssales où la lumière disparaît.

Maria-Dolorès, le regard étincelant, s’approcha de la jeune femme au regard mélancolique perdue dans une tristesse infinie et qui fixait l’océan de manière inquiétante.

La jeune Mexicaine prit ses longues mains blanches dans les siennes.

_ Ne dites pas ça ! Quand tout finit …croyez-moi tout peut recommencer ! Au fond du gouffre, il y a toujours la lumière qui vous appelle à la surface ! Retenez bien ça ! La douleur, les épreuves qui surviennent sont là pour nous faire avancer, pour nous montrer la voie.

Suzanne se tourna surprise vers la jeune héritière qu’elle ne connaissait pas et lui prodiguait ses conseils. Plongeant dans ses yeux verts, les jambes tremblantes, elle fut prise d’un vertige.

A présent, elle se trouvait sur le toit de l’hôpital. La neige tombait sans discontinuer depuis des heures. On n’y voyait rien au-delà d’un mètre. Le monde s’était transformé en un grand mur blanc, hostile comme une frontière infranchissable.

Suzanne était debout au milieu de ce blanc, qui seul, pouvait la purifier de l’acte horrible qu’elle allait commettre.

La vie allait s’arrêter là au bout de cette plate-forme. Son unique jambe ne rencontrerait que le vide et elle basculerait légère comme un papillon.

Des larmes aux yeux, tout se brouilla autour d’elle.

Elle s’avança en claudicant. Le cœur battant, elle souhaitait que tout finisse là.

Mais deux mains chaudes lui entourèrent la taille. Candy était là l’empêchant de commettre une folie.

_ Vous n’avez pas le droit de mourir hurlait-elle au milieu de la tourmente des éléments.

_ Non ! soyez heureuse avec lui ! protestait-elle en se débattant.

Le visage de Terrence lui apparut en pensée se rendant compte que peut-être plus jamais elle ne le contemplerait. Et puis si on lui avait menti ! Si au bout de la vie n’existait que le néant. Si le ciel n’existait pas, pas de salut pour elle. Riche ou pauvre, malheureux ou heureux, tous unis dans cet acte fondamental. Le doute s’insinua dans son esprit.

_ Laissez-moi ! répéta-t-elle.

Candy lui enserrait les jambes et elle savait, à ce moment là, par une crispation de ses bras qu’elle avait senti le moignon.

_ Lâche-moi ! Fais comme si tu ne m’avais pas vue.

La jeune fille la regardait le cœur empli de pitié.

_ Non, jamais je ne laisserai mourir quelqu’un. Mon destin n’est pas de commettre le mal mais au contraire de rendre la vie plus douce possible aux autres.

On n’a pas désiré ma venue. Orpheline j’ai dû me battre pour survivre. Alors, j’ai contribué à faire le bien autour de moi. Il est inacceptable que tu meurs.

La vie vaut la peine d’être vécue. Tu m’entends !

Suzanne redressa la tête.

Maria-Dolorès la dévisageait avec le même air de compassion qui avait marqué le visage de Candy. D’ailleurs, c’était la même physionomie, le même regard empli de pitié. Voilà ce que les autres lui renvoyaient : de la pitié …

Elle eut envie de courir, de s’enfuir loin de ces gens qui assistaient à leur conversation, l’air étonné.

_ J’aurais dû vous empêcher de partir ce fameux soir. Je n’aurais pas dû me montrer si égoïste ! Ce soir là, allongée sur mon lit d’hôpital, quand vous m’avez parlé, j’ai cru que mon avenir s’ouvrait au mépris de la peine que vous ressentiez, ajouta Suzanne la voix chargée de remords.

Maria-Dolorès tourna légèrement la tête et Suzanne ne voyait que son profil, un nez retroussé, son œil fixait ostensiblement sur elle, reflétant du mépris teinté d’ironie.

_ Je ne vois pas de quoi vous parler ! Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre.

Suzanne, interdite, la dévisageait sans oser ajouter un mot.

Puis, la Mexicaine fronça les sourcils et crispant les poings, jeta un regard plein de haine par-dessus ses épaules.

_ Je n’oublie jamais ! Ni un nom ! Ni un visage !

La jeune fille finit par comprendre que ces mots ne lui étaient pas adressés.

Se retournant, elle avisa les deux hommes vêtus d’imperméables jaunes qu’elle avait remarqués lors du départ. Tous les deux, le sourire figé dans un rictus mauvais, barrant leur visage peu gâté par la nature, observaient la jeune fille les mains dans les poches dans une attitude désinvolte.

La jeune femme, sans ajouter un mot, tourna les talons et disparut engloutie par la foule des promeneurs.

_ C’est elle ! Oui c’est bien elle ! murmura Suzanne. Elle est venue le chercher …Mais non c’est tout juste si elle le regarde !

Elle laissa les deux hommes la dépasser puis d’un air nonchalant les suivit.

_ Daniel Evans ! s’étonna Eliza

_ Oui !

_ Vous travaillez pour la troupe Strafford donc avec le merveilleux Terrence Granshester !

_ C’est cela, répondit le jeune acteur sans relever le ton ironique employé par la jeune milliardaire qui appuyée sur le comptoir absorbait bourbons sur bourbons.

_ Où allons-nous ?

_ De quoi parlez-vous ?

_ Vous m’avez invité pour que nous fassions une promenade ?

_ Moi ! Eliza se récria Je vous aurai invité ! Vous mentez ! De plus, où voulez-vous aller sur ce maudit bateau ! Il n’y nulle-part où aller !

Un léger pli d’inquiétude marqua son front. Cette expression n’échappa guère à Angela Leadburry, la Mormonne, qui venait juste de lever son nez de la bible ouverte sur ses genoux.

_ Bah ! pourquoi pas ! Que faites-vous dans la vie ? demanda la jeune fille enfin remise de sa surprise.

_ Rien ! je m’amuse ! Le théâtre est toute ma vie !

_ Un acteur comme Terrence !

_ Oh ! je me sens flatté d’être comparé à lui. Dites-moi ! il me semble avoir compris que vous avez bien connu Terry étant plus jeune ?

Tous deux formaient un couple moderne. Lui, vêtu, à la gavroche, sans cravate, une casquette en guise de chapeau.

Elle, elle portait une robe de soirée bien que l’après-midi fut à peine commencée. Une petite toque verte était posée sur ses cheveux roux dépeignés.

_ Oui, je l’ai bien connu, répondit-elle les yeux dans les vagues pensant aux jours merveilleux du collège Saint-Paul de Londres où elle avait côtoyé le beau Terrence.

_ Ce n’était pas déjà un garçon facile. Il se faisait mal voir de la mère supérieure. Je ne sais combien de fois elle l’a réprimandé.

_ Ah ! vraiment ! Au fond, cela ne m’étonne guère ! Il a son petit caractère. Et au collège, il ne connaissait pas quelqu’un ? Enfin je veux dire, une fille ?

Eliza se tourna vers le jeune homme brutalement comme pour parer à une attaque. Son visage se rembrunit aussitôt.

_ Oui ! il y avait quelqu’un ! répondit-elle d’un ton rageur.

_ Ah ! je le savais !

La Mormonne leva la tête intéressée par la tournure qu’avait prise la conversation.

_ Elle s’appelait Candy. Ce que je la détestais. Elle est partie de rien. Orpheline, ma mère l’avait engagée comme servante. Puis, mon cousin Anthony, un des garçons les plus remarquables que j’ai jamais connu en est tombé amoureux.

_ Anthony ! J’ai bien connu un Anthony !

_ Ce ne pouvait pas être lui. Anthony est mort si jeune d’une mauvaise chute ! Tout ça à cause de cette fille, car c’est lors d’une fête organisée pour elle qu’il a disparu. Mais, elle avait le diable au corps cette fille. A peine mon cousin parti, voilà qu’elle s’amourache de Terrence Granshester.

_ Vraiment !

_ Oui ! c’est la vérité ! Cette fille était une aventurière et de la pire espèce. Mon cousin William, l’héritier de la famille, trompé par son air innocent, l’a adoptée.

_ Pourquoi parlez-vous d’elle parfois au passé ?

_ Parce que juste après l’annonce des fiançailles de Terrence et Suzanne, elle a disparu.

_ Personne ne sait ce qu’elle est devenue ? demanda Daniel sentant comprendre le fin mot de l’histoire et heureux de saisir le pourquoi de l’étrange attitude de Terrence.

_ Non ! personne. Eliza avait prononcé ces mots en émettant un petit sourire qui en disait long. Daniel sentit qu’elle ne lui avait pas tout révélé.

La jeune femme rousse, les yeux étincelants, garda les paroles prêtes à jaillir de ses lèvres pincées.

_ Je ne sais rien du tout, ajouta-t-elle sentant que son vis-à-vis était prêt à lui poser de nouvelles questions.

L’ambiance avait baissé d’un ton dans ce bar pourtant si animé d’habitude. Etait-ce dû à la grisaille extérieure qui rendait une luminosité blafarde à la pièce. Même les visages apparaissaient sinistres. Les deux Mormonnes jetaient des regards noirs aux alentours et leur teint pâle leur agrandissait les yeux sous leur collerette noire. Deux nouveaux clients, vêtus d’imperméables jaunes, plutôt discrets, lançaient des coups d’œil intéressés vers le couple qui s’en allait chacun de leur côté. Daniel, dubitatif, abandonna la jeune milliardaire en proie à son passé.

Partout où elle passait, elle traînait derrière elle toutes sortes de rancunes tenaces exacerbées par l’agression dont elle avait été victime.

Elle quitta le bar à son tour et descendit les quelques marches qui la menaient à sa cabine.

Mais, bientôt, des bruits de pas derrière elle, lui indiquèrent qu’elle était suivie par les deux hommes aperçus au bar. Elle se retourna.

L’un était maigre, grand, une petite barbiche terminée en pointe ornée son visage taillé à coups de serpe. Le deuxième trapu, petit, le visage rond, transpirait avec abondance et soulevait de temps en temps sa casquette à carreaux pour s’éponger le front. Tous deux portaient des imperméables jaunes à la propreté douteuse.

_ Mme Wallace, commença le premier d’une voix de basse, teintée d’un léger accent non identifiable.

_ Eliza Wallace ! termina l’autre d’une voix nasillarde.

Eliza, sans qu’elle ne puisse l’expliquer eut peur. Pourtant les deux hommes lui souriaient aimablement et avaient ôté leur casquette pour la saluer.

_ Vous êtes bien l’épouse du milliardaire Wallace ?

_ Ca y est, pensa-t-elle encore des quémandeurs !

_ Je suis Bill Boston et voici Jimmy Johnson. Nous sommes détectives.

Et le plus maigre exhiba une carte à l’effigie d’une agence privée : Johnson et Boston dont le siège se situait à New-York.

_ Je…ne comprends pas que me voulez-vous ?

_ Si vous le permettez, Mme Wallace, pourrions-nous avoir un entretien avec vous en particulier concernant une affaire privée ? reprit le plus maigre.

Eliza d’un air hautain, détailla l’apparence misérable des deux hommes. Il ne lui inspirait guère confiance. Mais, sa curiosité l’emporta sur ses considérations.

Elle fut entraînée dans une cabine à deux places petite mais confortable qui servait de salon privé pour les passagers désireux de parler loin des oreilles indiscrètes ;

_ Nous avons surpris par mégarde une conversation avec cet acteur ! continua Johnson. Et nous sommes désireux de connaître plus de détails.

_ Notre client qui nous a demandé la plus grande discrétion souhaite que nous retrouvions une jeune fille.

Eliza, assise toute droite, sur un fauteuil de peluches rouges se pencha vers Bill Boston, le cœur battant se doutant de qui il parlait.

_ Nous recherchons une jeune fille appelée : Candy, Neige, André, âgée probablement de 25 ans. Adoptée par Mr William Albert André à l’âge de 12 ans. Infirmière stagiaire à l’hôpital de Chicago à l’âge de 16 ans après une année d’études au collège Saint-Paul de Londres. Blonde, 1 m 75, yeux verts. Je pense Mme Wallace qu’il ne peut avoir de doutes sur la personne que nous recherchons, continua James.

_ Candy ! murmura-t-elle.

_ Nous voudrions savoir si vous possédez de plus amples renseignements sur elle et surtout comment a-t-elle fait pour disparaître ?

Eliza baissa la tête. Elle se rappelait très bien le jour précédent la disparition de la jeune femme. C’était en plein mois d’août 1915. Une chaleur étouffante régnait dans la campagne environnante malgré la nuit fort avancée. Il était impossible en contemplant cette campagne paisible que de l’autre côté du globe, des hommes se battaient dans leur patrie. Alistair s’était engagé comme aviateur et avait péri de bien triste manière. Et combien d’autres anonymes ne reviendraient plus ? Eliza s’en moquait. Sa seule préoccupation était de trouver un mari acceptable pour couvrir les exactions de son frère qui avait sali le nom des Legrand. Exilé sur la côte ouest, soi-disant censé poursuivre des études à l’université de Los Angelés, elle ne l’avait pas revue depuis. Les parents espéraient que l’on oublierait bientôt les petites escroqueries dont s’était rendu coupable leur fils.

Eliza glissa un coup d’œil vers le balcon de la plus belle suite du manoir où résidait Candy. A quoi pensait-elle ?

Un coude appuyé sur la balustrade, elle rêvait la tête dans les étoiles. La jeune Legrand l’espionnait à travers les volets à moitié clos.

Malgré l’heure tardive, sa rivale ne portait pas de tenue de nuit mais avait revêtu une robe noire et une tunique couvrait ses épaules.

De temps en temps, elle tournait ses regards vers l’intérieur de sa chambre semblant guetter le moindre bruit ou peut-être guettait-elle l’heure à la pendule suspendue au mur en face d’elle.

Une voiture s’engagea dans l’allée aussi silencieuse qu’une ombre. Eliza, intriguée, se pencha à la fenêtre pour essayer de distinguer les traits du chauffeur. Mais ce dernier avait revêtu une tunique sombre dont le col remontait jusqu’au visage.

Debout au pied du balcon, il siffla brièvement en direction de Candy. Nullement surprise par cette visite inattendue, la jeune femme se saisit alors d’une valise qu’elle alla chercher à l’intérieur de la chambre. D’un geste brusque, elle la jeta à l’inconnu qui la rattrapa à temps et la posa sur le siège arrière de la voiture.

Puis, munie d’une corde, Candy entreprit de descendre du balcon.

La grande cour intérieure était décorée de nombreux massifs et buissons ordonnés autour d’une allée de graviers là où se trouvait la voiture. Un chêne centenaire faisait bruire son feuillage. La lune s’était cachée noyant le décor dans l’ombre.

Quand elle réapparut, Candy sautait prestement dans l’automobile que l’inconnu poussa pour éviter que le bruit du moteur ne réveilla le manoir endormi de Lakewood.

L’inconnu démarra au détour d’une allée.

Bondissant de sa chambre, la jeune Legrand dévala quatre à quatre un des escaliers qui menaient vers le hall central. Derrière la vitre d’une des porte-fenêtres, elle eut tout juste le temps d’apercevoir la voiture s’éloignait sur la route.

Elle ne pouvait croire à la scène à laquelle elle assistait. Les jours qui suivirent furent comme un coup de tonnerre dans un ciel clair. L’oncle William, Archibald et Annie, frappés par cette disparition harcelaient la police pour tenter de retrouver la jeune femme. Eliza se tut. Depuis, elle gardait son secret soigneusement enfoui au fond d’elle.

_ Je n’ai rien à vous apprendre. Si ce n’est des suppositions qu’elle a dû s’engager sur le front occidental, finit-elle par répondre.

_ C’est certain, approuva Bill. Nous avons retrouvé sa trace en France. Mais, nous savons aussi qu’après la guerre, elle a regagné les Etats-Unis.

Eliza enfonça ses ongles dans le fauteuil.

_ Ainsi, elle vivait ! Cette garce !

_ Mais nous perdons sa trace au moment où elle a débarqué à New-York.

_ New-York est une si grande ville, si grande qu’on peut s’y perdre, ajouta le dénommé James. Pour une femme seule, même une vétérane, la vie ne doit pas être facile tous les jours.

_ Peut-être n’est-elle pas restée à New-York ?

_ Peut-être a-t-elle poussée jusqu’en Utah ou Amérique du Sud ? ajouta son associé.

Eliza fronça les sourcils ne relevant pas les sous-entendus de ces deux hommes qui ricanaient.

_ Vous savez en cinq ans, elle a pu changer de caractère, ajouta Bill.

_ Bah ! soupira James. Cela n’a aucune importance. Quoi qu’il en soit, cette jeune femme n’a jamais essayé en aucune façon de rentrer en contact avec vous ?

_ Non ! jamais ! Quelle idée saugrenue ! Nous n’étions pas tellement intimes. Mais vous êtes sûrs qu’elle était sur le front ?

_ Oui comme infirmière. Cela vous étonne ?

_ Et elle est repartie vivante de France ?

_ Oui même si cela était sur une fausse identité ?

Eliza lui lança un regard incrédule.

_ Une fausse identité !

_ Oui ! mais bah ! peu importe ! Elle se faisait appeler Fifi et ce surnom lui est resté depuis. Mais son prénom était Francine. Un nom de code probablement !

Eliza hocha la tête, abasourdie par ce flot d’informations qui lui montrait une Candy qu’elle ne connaissait pas. Il lui semblait que la jeune fille s’éloignait de son monde confortable à toute vitesse. Tout cela semblait appartenir à un autre monde. La guerre, les noms de codes…

_ Francine, répéta-t-elle.

_ Oui est-ce que ce prénom évoque quelque chose pour vous ?

Eliza s’efforça de plonger dans ses souvenirs.

_ Non ! rien !

_ Excusez-nous de vous avoir fait perdre votre temps !

Mr Boston tendit une carte de visite avec les coordonnées de l’agence. La jeune milliardaire l’enfouit dans un sac assorti à sa robe de soirée.

_ Si quelque chose vous revenez, n’hésitez pas à nous contacter ! souligna James.

Eliza laissa les deux détectives et s’en fut vers sa cabine en proie à de sombres pensées. Ainsi, Candy vivait et avait regagné les Etats-Unis sous une fausse identité. Mais pourquoi donc ? Qu’avait-elle à cacher ? Avait-elle commis des actions irréprochables en France capable de ternir le nom des André ? Est-ce pour cela qu’elle se cachait de sa famille ?

La jeune femme sourit. Elle le saurait un jour ou l’autre. Et elle se délectait de la surprise et de la déception qui se liraient sur le visage d’Archibald, Annie et William qui l’avaient toujours défendue.

Elle enfila le couloir qui la menait à sa chambre. La main sur la poignet de la porte, elle s’apprêtait à la pousser quand une poigne de fer s’abattit sur sa main.

Levant la tête, surprise, elle tomba nez-à-nez sur la jeune Mexicaine, le regard étincelant de colère, la bouche grimaçante. Plaquant, la jeune femme contre la porte de la cabine, elle la menaçait de la pointe d’un poignard à manche de nacre d’une main et de l’autre avait enserré ses mains.

_ Mais que signifie ? bredouilla Eliza morte de peur.

_ Toi ! que t’ont dit ces deux hommes ? apostropha Maria-Dolorès Gonçalvès.

_ Mais , je …

_ Que t’ont-ils raconté ?

_ Les deux détectives ! cela ne vous regarde pas, eut le courage de dire Eliza mais la pointe du poignard appuya fortement contre son cou.

_ Deux détectives, répéta la jeune Mexicaine et secouant la milliardaire elle la somma de tout répéter.

_ On a parlé de quelqu’un qu’ils recherchaient, expliqua Eliza.

_ Son nom ?

_ Candy Neige André !

_ Qui est-elle ?

_ Une cousine par adoption. La fille de mon oncle William ! Elle a disparu depuis cinq ans.

_ Ca va, ça va ! Que savent-ils sur elle ?

_ Elle s’est engagée sur le front. Puis la guerre finie, elle a regagné les Etats-Unis sur un faux nom ?

_ Vraiment ? Quel nom ? aboya la jeune femme rouge de colère.

_ Je…

_ Quel nom ?

L’autorité de la jeune femme rendait impossible toute résistance.

_ Fifi dite Francine !

_ Ah ! s’exclama-t-elle surprise.

Elle relâcha aussitôt sa victime qui se massa le cou endolori.

_ Vous êtes folle ! râla-t-elle Qu’est-ce qui vous a pris ?

Maria-Dolorès Gonçalvès sembla reprendre ses esprits. Elle dévisagea Eliza Wallace d’un sourire ironique qui plissa ses lèvres sublimes. Elle ajouta d’un ton tranquille :

_ Ce ne sont pas des détectives. Ils vous ont trompé.

Puis, se rapprochant de la jeune Américaine, épouvantée, elle déclara :

_ Si vous racontez ce qui vient de se passer à quiconque, il vous en cuira.

La menace n’était à prendre à la légère. Eliza s’en rendit compte et se reporta contre le mur du couloir épouvantée.

Brusquement, la jeune Mexicaine aux yeux verts brillants, s’en alla et disparut à un coude de couloir aussi rapide qu’un fantôme.

Eliza, abasourdie, sentait ses jambes se dérober sous elle, et, tremblant de tous ses membres, elle s’évanouit sur le sol dallé.

FIN DU CHAPITRE V

© Lachesis septembre 2001