QUAND TOUT FINIT...
par Lachesis

CHAPITRE TROIS

RECIT DE MATHEW JAMESON

 

L’étrange voyage ! Il avait pourtant si bien commencé !

Ma mission, au début, m’apparaissait si facile !

O douce illusion !

J’avais pour but de surveiller étroitement les agissements du milliardaire Wallace que mes services soupçonnaient d’accointances avec la Mafia.

Ma cabine se situait non loin de celle de ma cible mais je me rendis vite compte qu’il me serait difficile de l’approcher. D’abord parce que ce n’était pas pour rien que cet homme avait acquis cette réputation de méfiance. et de dureté en affaire. J’avais vite repéré le garde du corps qu’il avait engagé vraisemblablement pour le protéger d’éventuelles attaques pendant le voyage. C’était un ex-boxeur au visage de brute et aux petits yeux chassieux qui traînait toute la journée au bar tout en surveillant du coin de l’œil les allées et venues.

Mes chefs du M15 m’avaient recommandé la plus grande discrétion en ce qui concernait cette affaire.

Léo Wallace dont l’origine de sa fortune était tenue pour suspecte était depuis longtemps l’objet d’une surveillance de la part de nos services. Jusqu’à présent l’habilité de cet homme n’avait pas permis de passer à l’attaque jusqu’à il y a une semaine.

Ayant achevé ma précédente mission, je goûtais quelques repos en déambulant dans les larges avenues de New-York. Mes pas me menaient très loin dans des quartiers populaires où s’entassaient des ethnies différentes dans des bâtiments immenses. Les gratte-ciel poussaient à une vitesse vertigineuse, leur pointe acérée semblant défier le ciel.

Parfois, je longeais les quais noirs de monde du port où les voyageurs fraîchement débarqués jetaient leur premier regard surpris vers la terre promise surchargée de mystères brillante comme des enseignes de magasins.

Un soir, revenu de mes promenades, je trouvais un télégramme qui m’attendait. Le message rapidement décodé je lus :

« Léo Wallace stop achat plan arme nouvelle stop rentrez au plus tôt stop Baalder cabine n° 8 stop L. sur le coup. »

Cela signifiait que le célèbre homme d’affaires avait fait l’acquisition du plan d’une nouvelle arme. Il comptait sans doute le revendre au pays le plus offrant. Baalder ! Cela devait être le nom d’un bateau. L sur le coup ! L était sans aucun doute l’abréviation de Ludivine, agent secret américain, une femme redoutable que je ne connaissais que de réputation. Capable d’endosser plus de vingt identités différentes, elle comptait de nombreux succès à son actif.

On tenait là la possibilité de prendre le milliardaire sur le fait. Les services secrets américains l’avaient compris en y envoyant leur meilleur agent.

Mais, le service auquel j’appartins, le plus célèbre du monde, n’allait pas baisser les bras. C’est ainsi que muni de mon billet reçu en même temps que le télégramme, j’embarquais le cœur plein d’espoir pour j’espérais une des missions les plus importantes de ma courte carrière.

Ma cabine luxueuse dont je pris possession, me fit dire que la vie d’agent secret avait du bon. Je côtoyais les plus grands pendant qu’assis à une des tables de la salle à manger, je goûtais aux plats les plus succulents. Sous le nom de Jameson, jeune étudiant, pressé de voir le monde, je fus rapidement sympathique à tout le monde. Bref, j’appréciais à sa pleine mesure ce voyage et les heureuses rencontres qu’il pourrait occasionner.

Tout se passait relativement bien jusqu’à il y a deux jours.

L’ennemi quel qui soit était passé à l’action et sans plus de ménagement avait frappé la femme de Wallace, une dame rousse, au visage banale que je trouvais pour ma part prétentieuse, issue d’une grande famille américaine.

Plan naïf ! Wallace n’aurait jamais confié à son écervelée de femme son projet de vendre son plan.

Je pensais plutôt que l’ennemi avait voulu pousser son investigation trop loin. Depuis Mme Wallace était alitée et surveillée par le docteur de la compagnie. Elle criait à tort et à travers qu’on avait voulu l’assassiner pour lui dérober ses bijoux. Mais le détective du bord, un homme fat, ex-policier à la retraite avait constaté que rien dans la cabine n’avait été dérangé.

Et pour cause, le vol n’était pas le mobile de le ou les agresseurs. Mais ça il ne pouvait pas le savoir. Comme tous les passagers qui tremblaient en songeant que cela aurait pu leur arriver, les dames se barricadaient dans leur cabine la nuit tombée. Une sorte de psychose s’était installée parmi nous. Le soir, on ne s’attardait guère sur le pont.

Un ennemi parmi nous ! Un bandit mêlé aux passagers de ce prestigieux paquebot ! Voilà qui paraissait comme un coup de tonnerre dans un ciel clair ! On échafaudait les histoires les plus étonnantes, les hypothèses les plus invraisemblables.

Allongé sur un des transats du pont supérieur, le nez enveloppé dans un cache-nez car un vent frais chargé d’humidité commençait à nous transpercer les os, les dames qui m’entouraient commentaient l’attaque dont avait été victime Mme Wallace.

_C’est horrible ! Mon fils m’avait bien recommandé de ne pas emporter mes bijoux ! Mais je n’ai pas voulu l’écouter. Les voyages sont si peu sûrs ne cessait-il de me répéter pendant que je faisais ma valise. Et moi qui ai fait la sourde oreille. Bref, quoi qu’il en soit, quand j’ai appris l’agression de Mme Wallace, je les ai enveloppés dans des chaussettes de laine et bien cachés au milieu de mon linge, se plaignit Mme Debenhan.

_Ce n’est guère prudent, souligna le général Abercrombie qui approchait de la soixantaine mais en paraissait beaucoup moins tant ses voyages semblaient le rajeunir de jour en jour. Les ans n’avaient guère de prise sur sa chevelure d’un beau brun roux. Il tripotait son épaisse moustache tandis que sa main droite tenait un cigare de La Havane.

_Pauvre Mme Wallace ! soupira Mme Stansfield en reniflant car son rhume n’arrivait pas à guérir. Mais aussi pourquoi ne pas arrêter celui qui l’a agressée ?

_Le problème est délicat. Nous ignorons tout de l’identité de le ou les bandits.

_Parce qu’ils pourraient être plusieurs ! C’est un scandale ! On n’est plus à l’abri nulle-part ! Mon fils m’avait bien dit que c’était une folie d’entreprendre ce voyage aussi loin. Mais ma cousine a bien insisté pour que je vienne. C’est elle-même qui a retenu les places pour le bateau ! Pouvais-je refuser ?

Mme Stansfield renchérit. Un vent froid s’était levé et faisait frissonner les promeneurs qui erraient sur le pont car les distractions étaient rares sur ce navire. Le ciel bas, surchargé de nuages annonçait peut-être une tempête.

Jetant un coup d’œil sur le groupe, je fis une grimace discrète. Mes chances d’aventures amoureuses s’évaporaient rapidement. Ce n’était guère avec Mme Stansfield encore jeune mais au visage ingrat, qui s’accordait avec son visage froid et hautain que j’aurais pu tenter une galanterie.

Je préférais et de loin ma charmante voisine, une jolie noble mexicaine, appelée Maria-Dolorès Gonçalvez. Sa famille possède une hacienda de dix mille hectares et est fabuleusement riche. Liza Stansfield ne l’apprécie guère et je comprends aisément pourquoi. Il n’y a qu’à jeter un regard vers ce visage aux traits parfaitement dessinés, aux lèvres sensuelles peintes en rouge, à ses yeux vert clair brillant comme des émeraudes sur sa peau brunie pour se rendre compte que ces deux femmes n’ont absolument rien en commun.

Je crois que j’étais en train de tomber amoureux !

Mais cette jeune fille qui n’était guère plus âgée que moi (je lui donnerais à peine vingt ans), m’impressionnait.

Elle avait une étrange manière de fixer les gens en silence comme si elle lisait dans leur pensée. C’était sans doute dû à l’éclat de ses yeux verts qui me fascinaient et me déroutaient tout à la fois.

Enveloppée dans un manteau d’hermine blanche, elle somnolait sur un transat nullement émue par les gémissements de Mme Debenhan.

_Vous ai-je parlé de mon fils aîné ? Il est officier dans la marine !

Bien sûr que j’ai déjà entendu l’histoire de Lincoln Debenhan ! Cela faisait la cinquième fois que cette Américaine fière de sa progéniture nous assommait Mme Stansfield, M. Chaumont un ex-inspecteur de la police française et le général Abercrombie et moi avec son fils, sa fille qui vit en Californie avec ses deux petits-enfants, sans compter sa vieille tante, une dame impotente et sourde. (l’heureuse femme ! ).

_Eh bien ! mon fils m’a recommandé de me méfier de tous les individus louches que je croiserais sur mon chemin ! Vous savez, dit-elle, on raconte que les communistes sont infiltrés partout dans tous les milieux !

_Quel rapport, objectai-je, alors en fronçant les sourcils pour marquer mon étonnement.

_Mais vous savez parfaitement, Monsieur Jameson, qu’ils sont prêts à égorger père et mère pour obtenir de l’argent. Mais croyez-vous qu’il le garde ! Non il confie tout à leur cause !

_C’est horrible ! frissonna la maigre Mme Stansfield. On n’est plus à l’abri nulle-part. J’ai entendu dire qu’il y avait aussi des fils de bonne famille convertis à ce mouvement !

_Où allons-nous ? Les temps ont bien changé. C’est depuis la guerre en Europe, renchérit son interlocutrice. C’est ces barbaries qui ont transformé notre société en un bazar où personne ne s’y retrouve. Vous savez, il y a même des femmes qui travaillent. Et pas que des simples ouvrières. Ma belle-fille s’est mise en tête d’amasser un petit pécule sans rien devoir à mon fils. Vous vous rendez compte.

_Les jeunes filles d’aujourd’hui sont impossibles. Elles se coupent les cheveux, dansent comme des folles sur des airs de sauvage…ajouta le général à la retraite en jetant un coup d’œil vers la belle Señora.

Il devait la soupçonner d’appartenir à cette catégorie car elle fumait de temps en temps et s’affublait de robes de cocktails moulantes et pailletées. Je pouvais le deviner rien qu’au ton de sa voix et de la manière dont il la regardait, ce vieux grigou. Elle lui plaisait même si de sa vie, le militaire n’avait jamais dû fréquenter ce genre de filles, bien trop indépendantes à son goût. Je dois avouer que de par ma vie aventureuse, je n’avais guère l’occasion de fréquenter une jeune fille régulièrement, je préférais et de loin les rendez-vous ponctuels au hasard des rencontres. Mon faible et je n’osais pas l’avouer irait plutôt vers les Ophélies, celles qui sont discrètes et effacées, comme sortant des tableaux de Raphaël, une beauté classique encadrée par des cheveux blonds et un visage à l’ovale parfait, deux grands yeux bleus et une bouche vermeille. Voilà le portrait de mon cœur, celui de la femme idéale à mes yeux. Je n’avais pas eu l’occasion de la croiser jusqu’à présent mais il était dit que cette traversée allait rester gravée dans ma tête pour le restant de mes jours.

Vers quatre heures, tous les jours que Dieu fassent, sortait d’un pas claudicant, la jeune fille de mes rêves. Traversant le pont comme un fantôme, elle se dirigeait droit vers la rambarde le regard vague, ses cheveux blonds et fins qu’elle portait dénoués, flottant au vent. Vêtue d’une longue cape noire, appuyée sur une canne en bois, elle passait indifférente aux variations de température qui balayaient le pont supérieur. Il est probable que dans son esprit le monde qui l’entourait n’existait pas ou si peu. Ses yeux ne semblaient refléter que le vide quand appuyée sur la rambarde en fer qui entourait notre pont d’une protection efficace contre les chutes, elle observait l’immense océan qui nous cernait de toutes parts de sa grande masse liquide. Même les dauphins, joueurs infatigables, qui suivaient notre navire n’arrivaient pas à la dérider. Mon Ophélie souffrait. C’était visible. Sa peau d’une clarté laiteuse, ses yeux bleus, sa bouche vermeille, oh, je crois que je devenais fou. Elle correspondait trait pour trait à mon idéal. Mais mes sentiments ne devaient pas prendre le pas sur ma mission. Mon esprit s’égarait dans d’autres lieux, d’autres vies et je me disais que si je n’avais été qu’un simple négociant voyageant pour sa firme, je l’aurais abordé sans peine, déridé de sa peine et effacé les larmes qu’elle devait verser seule à elle-même. Je soupçonnais une histoire d’amour compliquée et je rageais intérieurement de ne pouvoir ne serait-ce qu’un instant remplacer l’élu.

Cette vision ne durait qu’un bref instant. A chaque fois, un petit monsieur, à moitié chauve, correctement vêtu d’un costume noir et strict venait chercher l’inconnue et tout en la soutenant la ramener à l’intérieur. Quelque part, dans ce paquebot rêvait mon Ophélie !

_Quel joli manteau, vous avez là, Señora ! s’exclama Mme Stansfield que j’avais oubliée comme le reste du groupe, car ils appartenaient à la réalité. Cette jeune fille avait le don à chacune de ces apparitions de me soustraire de ce monde pour m’envoler vers quelques contrées lointaines en deçà de cette vie.

Maria-Dolorès ouvrit enfin ses adorables yeux verts. En fait, je m’imaginais sans peine qu’elle n’eût pas perdu une miette de la conversation comme pour donner le change. A qui ? Certainement pas à moi !

_Gracias ! Je l’ai commandé à Paris !

_Oh ! il vous va si bien ! renchérit la maigre Américaine avec une pointe d’envie. Elle avait beau se vêtir des tenues les plus élégantes et les plus dispendieuses, elle n’arrivait qu’à se ridiculiser un peu plus. Pour ce genre de femme effacée, les tenues classiques leur valent mieux, car manquant d’originalité, elles choquent moins ainsi. Se mettre en avant par des tenues flamboyantes est une faute de goût impardonnable. Par contre pour la Señora, il en va autrement. C’est une femme incroyablement belle et qui le sait, habituée à être regarder, elle a développé l’art de l’élégance jusqu’à l’extrême. On pourrait croire que n’importe quelle tenue lui irait. C’est une erreur. Ce qu’on prend pour un négligé est en réalité un effet de style savamment recherché qui lui servira à la rendre éblouissante. Maria est faite pour être vue et admirée, flirtée s’étourdir de bons vins et croquer la vie à pleines dents. Ou du moins, c’est l’impression qu’elle donne !

J’ai eu plusieurs fois l’occasion de l’entendre parler. Je suis resté frappé par sa clairvoyance. Elle me fait penser à un fauve, une bête sauvage, indomptable, dangereuse.

Un frisson me parcourut le corps. Un vent léger mais chargé d’humidité soulevait nos couvertures.

_Ah oui ! Ma fille m’a bien recommandé d’emporter des pullovers en laines. Il fait si froid sur ces bateaux ! souligna Mme Debenhan.

_Oui ! Un rhume est si vite attrapé ! renchérit l’ex-inspecteur Chaumont en s’inclinant vers l’Américaine. Son crâne chauve disparaît sous un ridicule bonnet de laine terminé par un pompon rouge.

Mes yeux erraient sur le pont à la recherche d’une distraction. L’immobilité prolongée ne me sied guère.

Moi, homme d’action, ne vivant que pour l’aventure et les découvertes, il me faut des distractions.

De là où je me trouvais, je voyais le colonel Abercrombie, qui nous avait faussé compagnie, écouter d’un air béat, les paroles de la jeune femme vêtue de noir, qui je pensais appartint à une secte quelconque. Elle voyageait en compagnie d’une dame plus âgée qui portait une robe noire à col montant. De loin, on les aurait pris pour deux sœurs tant elles mettaient tout leur soin à se ressembler mais de près, il était évident que les deux femmes n’appartenaient pas à la même famille. La plus jeune, blonde, aux cheveux fins pourrait être jolie si elle ne s’obstinait pas à exhiber un chignon sévère qui durcissait ses traits pourtant fins. La plus âgée arborait la même coiffure qui ne mettait guère en valeur son nez en trompette et son menton en galoches. Des cheveux gris se mêlaient à ses cheveux châtains. Celle-ci ne sortait guère de sa cabine car je ne la voyais qu’au dîner à la salle à manger en compagnie de sa camarade. Toutes les deux ne se séparaient pas d’un livre à couverture noire qui pourrait être la Bible.

_Brr, frissonnai-je en sentant le froid s’insinuer sur le pont promenade. Les quelques passagers courageux qui arpentaient les lieux avaient regagné les salons intérieurs. La plupart étaient confinés dans leur cabine ou dans le bar noir de monde que j’apercevais de ma place.

Un jeune homme aux longs cheveux noirs et fins s’était installé sur l’un des transats à côté de notre groupe. Je le reconnus aussitôt. C’était Terrence Granshester le célèbre acteur du théâtre Strafford, celui qui a scandalisé les foules il y a quelques années en devenant alcoolique manquant de faire basculer sa carrière.

Il répétait consciencieusement son rôle un fascicule à la main. Je sais que lui et ses camarades se rendaient en Europe pour une tournée exceptionnelle dans laquelle ils joueront les œuvres de Shakespeare.

_Cet acteur est impressionnant, soulignais-je alors sincèrement admiratif. Il possède une grande capacité de concentration. Au milieu de ces gens qui vont et viennent, il arrive encore à retenir son rôle.

La Señora se redressa pour se rendre compte de qui je parlais. Elle jeta un coup d’œil mais de là ne voyait qu’une tête aux longs cheveux noirs penchée sur des feuillets.

_Hum ! murmura-t-elle et élevant la voix :

_Je hais les acteurs !

Je montrai l’ébahissement le plus total, tout en soulevant mes sourcils en signe d’incompréhension.

_Je ne comprends pas Señora ! Pourquoi les haïssez-vous ? Je peux vous approuver en disant que tous ne sont pas bons. Il en ait même d’exécrable. Peu émergent du lot. Mais ce jeune homme appartient incontestablement à l’autre catégorie.

_Vraiment ! répondit-t-elle d’un ton peu convaincu.

_Vous n’avez jamais entendu parler de Terrence Granshester ! Le célèbre acteur ! s’étonna à son tour, Mary Debenhan.

_Il a été un merveilleux Roméo, renchérit Mme Stansfield les joues roses.

Même moi, malgré ma vie tumultueuse, j’en avais entendu parler, alors elle, une dame qui vivait dans le monde !

_Nunca ! répondit-elle avec fermeté. Au ton de sa voix, on sentait monter une certaine impatience.

_Jamais ! s’écria la grosse Américaine, qui j’étais surpris, possédait quelques notions d’espagnol.

_Je le connais loui pas plous que les autres ! Je déteste les acteurs et ce qu’ils représentent. Ce sont tous des menteurs. Ils ont ça dans la peau. Pour faire ce métier, il faut être un tricheur né. Ils sont incapables d’exprimer leurs sentiments véritables et ne savent que répandre la douleur autour d’eux. .

Je plissais le front d’étonnement essayant de comprendre le raisonnement de mon vis-à-vis.

_A croire, ma chère que vous avez vécu une expérience douloureuse avec l’un d’entre eux !

Alors, aussitôt, je me mis à regretter mes paroles, car le visage habituellement si fin de la Señora se ferma d’un coup. Redevenue hautaine, elle me lança un regard noir et par la même au bel acteur qui se trouvait sur sa ligne de mire.

La jeune dame se renfonça sur son transat feignant l’indifférence.

_Mais ma chère ! avant de juger ainsi Mr Granshester, vous devriez le voir d’abord jouer dans une de ses pièces. A croire que Shakespeare a pensé à lui en écrivant ses rôles ! souligna Mme Stansfield dont le visage habituellement ingrat s’éclairait d’une grâce inconnue.

_Oui ! Il est époustouflant dans Macbeth et Hamlet. Je compte le voir à Londres. Je pourrai vous obtenir une place si vous le désirez, ajouta Mme Debenhan. Alors elle se lança dans une histoire compliquée de cousine issue de la noblesse anglaise sortant dans la grand monde chez qui elle allait séjourner.

_No gracias ! avait répondu la Señora. Ne vous donnez pas cette peine ! Je n’irai certainement pas !

Je jetai un coup d’œil à Terrence Granshester qui, à présent, regardait dans notre direction, soit qu’il eut compris que l’on parlait de lui soit, probablement à cause de la belle Señora qui de nouveau avait fermé ses paupières.

Moi, je divague entre rêve et réalité.

Ma mission passe en priorité ! Mais qui sont mes ennemis ? Quels sont ceux qui s’en sont pris à la femme de Wallace. Les Américains sont sur le coup. Ils y ont envoyé Ludivine. Mais les autres. Les Français, peut-être ! La présence de l’ex-inspecteur Chaumont, reconverti en détective privé me paraît suspecte. C’est la couverture idéale pour mener une activité parallèle.

Les Russes ! Leur service secret est réputé et ils ne reculent devant rien pour arriver à leurs fins.

Et cette arme ! De quoi s’agit-il ? Les rumeurs penchent soit pour un sous-marin suréquipé soit pour un pistolet mitrailleur d’une conception toute nouvelle. Du moins, c’est ce que m’ont précisé mes informateurs avant d’embarquer sur le Baalder.

Wallace compte donc le revendre au plus offrant. Des clients sont-ils déjà sur ce bateau ?

Mon esprit s’était évadé un moment vers cette énigme. Je n’ai aucun suspect en vue, aucun indice.

Cependant, mes sens aux aguets m’avaient averti que la conversation avait pris un tour bien curieux.

_Parfaitement ! Se déguiser, c’est si facile de nos jours. Une fausse moustache, une fausse barbe et le tour est joué, expliquait le petit détective français aux deux Américaines qui étaient toutes ouïes.

_C’est étonnant ! s’exclama Mme Stansfield.

_Il est arrivé lors de mes enquêtes de changer de nombreuses fois d’identité, garçon livreur, chauffeur de taxi, et même en chanteur d’opéra.

_Vous savez chanter, vous ! s’étonna Mme Debenhan d’un ton qui me fit sourire.

_Non, je n’en ai pas eu besoin. Mon suspect s’est fait appréhender avant que je n’écorche les oreilles des spectateurs.

Des rires fusèrent.

_L’apparence physique est facile à changer. Tenez même les accents sont aisés à prendre. Ecoutez ceci « Té ! ma bonne mère » dit-il alors en contrefaisant la voix d’un Français méridional. Ou alors ceci « File-moi une bière ! Jack ! ». Là, on se serait cru devant un Londonien des bas quartiers.

Les deux dames, stupéfaites, applaudirent devant cette démonstration.

Seule, la Señora qui triturait nerveusement une des boucles de ses cheveux noirs ne semblait pas partager cet enthousiasme.

-Un peu de teinture sur vos cheveux et vous voilà, Mme Stansfield, aussi brune que la Señora.

_Mes cheveux sont parfaitement naturels, se récria la belle étrangère avec colère. Tous la regardèrent surpris par ce changement d’humeur.

Agacée par le tour qu’avait pris la conversation, Maria-Dolorès nous quitta pour aller se calmer les nerfs en commandant un bourbon.

Les coudes appuyés sur le comptoir, elle ignorait délibérément les admirateurs qui lui jetaient des regards envieux.

_Tiens ! Tiens ! la Señora n’aime pas qu’on mette en doute son identité !

Je suivis la belle étrangère au bar et commandai un whisky.

_Ce petit homme fait de curieuses réflexions. Ne trouvez-vous pas ?

_Si, il devient agaçant, parfois.

La jeune femme fixait un point dans la glace devant nous qui reflétait notre image. Son regard se chargea d’une mélancolie inhabituelle. Elle était partie très loin dans un passé que j’ignorais, auprès d’un amoureux qui l’avait fait souffrir plus que de coutume sans doute.

Nous restâmes l’un à côté de l’autre, silencieux ayant conscience des regards jaloux qui glissaient derrière mon dos, des prétendants qui n’osaient l’aborder.

Ludivine ! Etait-ce Ludivine ?

Elle voyageait seule, se prétendait noble mexicaine. En admettant que je puisse envoyer un télégramme à mes chefs pour vérifier son identité, cela prendrait des semaines, voire des mois avant qu’une réponse ne me parvînt.

Et puis Ludivine n’était pas une agent débutante. Je la voyais mal être le point de mire de tout le monde par ses tenues vestimentaires et son attitude excentrique.

_Me permettez-vous de vous inviter ? demanda une voix timide derrière nous.

Le jeune Terrence Granshester, un peu pâle, mais le regard quelque peu attristé, s’était approché de nous.

La jeune femme se retourna décontenancée par cette invitation qui visiblement elle n’attendait pas.

Sa poitrine, sous sa robe vert bronze ornée d’un liseré orange qui apparaissait sous son manteau d’hermine se soulevait rapidement contenant une émotion qu’elle cherchait à cacher par un regard redevenu froid.

Je crus qu’elle allait lui parler, lui dire des mots qui dépasseraient ses pensées. Mais, non, elle se contenta d’un regard méprisant et lui tourna le dos sans ajouter un mot, rompant le minuscule lien qui rattachait peut-être ces deux jeunes gens où que je croyais devoir exister.

_No gracias, Señor ! répondit-elle d’un ton sec.

Je vis distinctement les lèvres de l’acteur qui avaient déclamé de si belles phrases dans les plus grand théâtres américains, trembler. Son regard s’emplit de tristesse et il s’éloigna rapidement la tête basse comme un écolier pris en faute.

_Señora, vous vous êtes montrée fort dure avec lui ! soulignai-je alors.

_Peu importe ! C’est un acteur no ! Je vous ai déjà dit que je les déteste ! répondit-elle agacée.

_Oui ! mais celui-ci est différent ! Il semble souffrir quotidiennement Je l’ai vu sur scène. Il est fascinant !

La Señora fit un geste de la main me faisant comprendre que cette conversation l’agaçait. Elle me fusilla du regard et ces lèvres peintes en rouge terriblement sensuelles ne formulèrent que des mots cruels envers le jeune acteur.

_S’il souffre ! C’est tant pis pour lui !

Ainsi ils se connaissaient. Elle venait de se trahir, du moins je le pensais. Je soupçonnais une histoire d’amour compliquée entre ces deux êtres.

_Vous avez vécu une liaison avec un acteur qui a mal tourné, Señora !

Pendant, une demi-seconde, je crus voir une autre femme se dessiner sous son visage.

Des larmes montèrent à ses yeux vert clair, ses lèvres tremblèrent et elle dut se contenir pour ne pas chanceler dans mes bras bien que je me serais trouvé trop heureux de la consoler.

Mais, aussitôt, l’hautaine comtesse mexicaine réapparut dans un clignement de paupières.

Sa main gantée, sertie de bagues scintillantes retomba mollement sur le comptoir de marbre, et sans attendre de réaction de ma part, prit congé de moi.

Au moment où elle s’éloignait, une voix d’homme à l’accent fort prononcé retint mon attention. L’inconnu, masqué par un paravent de fleurs monumentales qui décoraient l’entrée, s’exprimait dans un anglais vulgaire en s’adressant à une dame.

_Eh toi ! la Donzelle, si tu crois emporter le pompon tu te trompes, disait-il.

Me dirigeant vers cette voix, je trouvais Maria-Dolorès en bien mauvaise posture, aux prises avec deux individus à l’aspect sinistre. L’un d’eux, celui qui parlait, grand et maigre, une écharpe jaune lui cachant le bas du visage, serrait le bras de la Señora. L’autre, petit, trapu, avait enfoncé sa casquette à carreaux sur son front mais je le voyais de profil. Une face de brute, un nez allongé en forme d’aubergine tout piqueté de points rouges et des lèvres épaisses qui laissaient filtrer un sourire de mauvaise augure.

_C’est bien toi, hein. On t’a reconnu. Tu ne trompes personne ! Surtout pas ce bon vieux Joe, ajouta le susnommé en traitant la jeune femme en dépit des convenances. L’entrée était surveillée par un groom vêtu de rouge : pantalon et veste décorée de boutons dorés. Le petit jeune homme observait la scène bouche bée ne sachant que faire, sans doute étonné qu’on bousculât une dame de si haut rang comme une vulgaire fille de mauvaise vie.

L’expression de Maria-Dolorès avait changé. Son visage reflétait une crainte soudaine même si elle s’efforçait de garder son calme. Elle se rejeta contre le mur pour tenter de se séparer de la poigne de fer qui ne la lâchait plus.

_Je ne sais pas de quoi vous parlez ! Lâchez-moi où j’appelle ! , Souffla-t-elle. Visiblement, elle était désireuse d’éviter un scandale, car il lui était facile d’appeler à l’aide. Il y avait encore beaucoup de monde au bar même si quelques clients avaient regagné leur cabine.

En pensant à part moi que cette fille ne manquait pas de cran, je me précipitai pour voler à son secours.

Le petit groom eut la même idée.

Les deux individus se sentant cerner lâchèrent leur proie qui faillit tomber et sortirent sur le pont. Je tentais de les poursuivre mais ils eurent tôt fait de disparaître au milieu des promeneurs.

La Señora était retournée à sa cabine où je m’étais rendu pour prendre de ses nouvelles. Je la trouvais chantonnant une romance espagnole de sa voix claire tout en songeant à la robe qu’elle allait porter pour le dîner de ce soir.

_Señora ! je vous admire ! Vous venez de vous faire agresser par deux individus en quête probablement de mauvais coups et vous réagissiez comme si rien n’était. Ce sont peut-être les mêmes qui ont attaqué Mme Wallace.

Maria-Dolorès m’observa par-dessus ses longs faux cils.

_Ces deux hommes me faisaient la cour. C’est tout ! Ne vous imaginez pas des choses !

_Tout de même, ils avaient l’air bien empressés.

_Bah ! dans mon pays, on a l’habitude !

Son calme m’impressionnait et tout en regagnant ma cabine, je me disais que mes ennemis s’étaient enfin montrés et qu’il me serait facile à présent de les reconnaître. C’était sans doute eux pas de doute. !Ils avaient commis une erreur de taille mais ils ne pouvaient pas connaître ma mission.

Mais je me demandais pourquoi ils s’en étaient pris à Maria-Dolorès Gonçalvès. Il était évident qu’ils la menaçaient.

Mes pensées revenaient sans cesse à elle.

Ou je trompe fort ou cette fille a l’habitude de mener une vie dangereuse !

 

FIN DU CHAPITRE TROIS

© Lachesis Février 2001