QUAND TOUT FINIT...
par Lachesis

 CHAPITRE DEUX 

- Terrence Granshester ! Le grand Terrence Granshester en personne ! Quelle surprise ! s’écria une voix nasillarde et haut perchée, provenant d’une jeune femme rousse à l’embonpoint naissant, engoncée dans une robe à dentelles vertes, qui s’était arrêtée devant la table réservée à la troupe du théâtre Strafford.

Le directeur, ayant reconnu d’un coup d’œil, Mme Wallace Eliza, la jeune épouse du milliardaire, dont le nom faisait les délices de la presse mondaine new-yorkaise, se leva pour la saluer. Mais, la jeune femme n’avait d’yeux que pour le jeune acteur, qui l’air ennuyé, ne daigna même pas lever les yeux vers elle. Il devait s’agir encore d’une admiratrice. Il ne pourrait y échapper, même ici sur ce bateau.

Il ne la reconnut point. Comment l’aurait-il pu ? Cette grosse jeune fille au teint rose qui allait parfaitement avec son visage poupin, au nez droit, à la chevelure rousse soigneusement coiffée en un chignon gracieusement relevé ne ressemblait en rien à la grande fille rousse et maigre qui lui avait causé tant de torts au collège Saint-Paul de Londres. Il se rappelait ce jour fatal où croyant ces quelques mots jetés au hasard sur ce billet, il s’était précipité à la grange pour retrouver Candy. Tous les deux étaient immanquablement tombés dans un piège savamment tendu.

- Ne te rappelles-tu point de moi ? Voyons Saint-Paul !

Le jeune acteur redressa la tête soudain intéressé. Cependant, il essaya vainement de mettre un nom sur ce visage inconnu.

- Oui ! Eliza Legrand !

Ses oreilles bourdonnaient du nom encore tant haï prononcé par cette femme sur un ton désinvolte et nullement affectée par le mal qu’elle avait commis. Mais Eliza pâlit brutalement et recula d’effroi devant le visage déformé de haine de l’acteur. Les yeux du jeune homme exprimant d’ordinaire une tristesse continue étaient, à présent, emplis d’une haine sauvage qui ne demandait qu’à se libérer pour frapper le visage tant détesté de cette femme frivole, à qui la richesse donnait encore plus de pouvoir.

- Ah ! euh ! Tu me reconnais ! Je le vois bien ! Tu m’en veux encore pour cette vieille histoire.

Les autres membres de la troupe ne comprenaient guère l’objet de cette conversation, mais assistaient à la scène sans mot dire seulement surpris par la réaction de leur vedette.

L’acteur se dressa menaçant. Un mot de plus et le couteau qui serrait entre ses mains irait se planter dans le cœur de pierre de cette femme inconsciente et cruelle.

Daniel voyait le moment où il allait intervenir pour calmer son compagnon de quelques paroles apaisantes.

- Oui ! C’est évident ! Tu m’en veux ! Tout ça c’est à cause de moi ! …Eliza parut songeuse. Son front se plissa de rides.

- Oui ! continua-t-elle comme se parlant à elle-même. Tout est de ma faute. J’ai tout fait pour vous séparer ! avoua-t-elle.

Suzanne qui écoutait, frappée d’étonnement, les paroles de cette inconnue tressaillit se doutant qu’elle faisait allusion à …

- Candy ! Il a toujours fallu qu’elle se dresse entre toi et moi. A chaque homme que j’ai aimé, elle était là pour nous séparer. Son regard s’emplit de mélancolie. Sa voix s’adoucit.

- De toute façon, elle n’ennuiera plus personne à présent.

Terrence frémit de toutes les fibres de son corps. Il régnait une chaleur torride dans cette salle, pourtant il se sentait glacé, sentant ce que ces paroles contenaient de menaces. D’une voix tremblante d’où perçait une émotion continue, il balbutia :

- Que…que veux-tu dire ?

Daniel se tourna vers l’acteur surpris. Depuis qu’il le connaissait, il avait toujours vu jeter ses émotions que sur les planches et dans sa vie ordinaire, il paraissait si froid et distant. Il se rendait compte que sous cette carcasse d’homme dur et exigeant se cachait un jeune homme souffrant d’un amour contenu.

Eliza fronça les sourcils, étonnée par la question du jeune homme.

- Tiens ! Ainsi tu l’aimes toujours !

Suzanne ferma les yeux comme si ce simple geste pouvait effacer ce spectacle. Elle ne voulait pas entendre la réponse de Terrence.

Celui-ci s’approcha de la jeune femme qui lui lançait des regards ironiques, triomphante d’avoir percé à jour ce jeune homme si sûr de lui. Ce dernier d’un geste brusque lui prit le bras et le lui serra :

- Parle ! Qu’est-ce que tu as voulu dire en disant « elle n’ennuiera plus personne ».

- Tu ne le sais pas ! Elle a disparu du jour au lendemain. Cela a fait toute une histoire. Elle n’a pas supporté tes fiançailles avec cette blonde là et elle désigna Suzanne qui pâle observait la réaction de Terrence.

- Oui c’est bien elle n’est-ce pas ! Suzanne Marlowe, mais si ! Eliza s’approcha de la jeune actrice qui ne réagit pas.

- Oui ! elle n’a pas dû supporter que tu lui préfères une estropiée. Elle a préféré partir et je la comprends ! Bon débarras !

Et Eliza partit dans un grand éclat de rire. Mr Strafford qui trouvait à part lui que la jeune dame exagérait dans ses propos mais qui, devant l’épouse d’un de ses principaux producteurs ne savait quelle contenance adopter.

Il triturait la serviette blanc crème assortie à la nappe chargée de plats divers et succulents propres à satisfaire les gourmets les plus exigeants.

Terrence semblait perdu dans un rêve choqué par ce qu’il venait d’entendre. Ses yeux bleu sombre fixaient un point invisible dans l’espace.

- Disparue ! Disparue répéta-t-il tout bas. Puis il tourna la tête vers les convives attablés pour le dîner. Ils bavardaient tranquillement indifférents à sa souffrance. De la salle s’élevait un brouhaha de voix mêlé au tintement des verres et des couverts contre les assiettes et aux claquements de langues.

Un orchestre, sur l’estrade tendue de velours rouge et richement décorée d’anges dorés au sourire figé, jouait un air mélancolique. Des serviteurs stylés faisaient le va et vient entre la cuisine et la salle d’une démarche souple et rapide. Les dames en tenue de soirée souriaient à leur compagnon de table qui leur faisait la conversation.

Tous ces gens, tous ces inconnus qui ignoraient sa douleur et qui même l’avaient connu n’auraient su quoi en faire, il les haïssait du tréfonds de lui-même. Une douleur à la poitrine lui serrait le cœur comme pris dans un étau. Sa vue se brouilla. La salle de restaurant vaste et illuminée par des lustres de cristal, les tableaux qui ornaient les murs, toute cette symphonie de couleurs vives : nappes, bouquets de fleurs reposant dans des corbeilles posées sur les tables, tout disparut dans un brouillard laiteux.

Personne sur ce bateau, même personne sur Terre, ne pouvait saisir la moindre parcelle de sa souffrance. Son sacrifice !

Le temps se confondait : quelques bribes de souvenirs se mêlaient au présent.

Il la tenait dans les bras. Il sentait son souffle court contre lui. Sa tête plongeait dans les boucles blondes de la jeune fille qui ne se retournait pas. Non ! Il ne voulait pas défaire ses bras pour la laisser s’envoler. Il l’aimait trop ! Candy !

Candy ! il descendait les marches quatre à quatre pour rattraper sa silhouette gracile qui s’enfuyait et allait bientôt disparaître dans la clarté laiteuse de la rue qu’on apercevait à travers les portes ouvertes.

Candy !

Dans son cauchemar, elle se retourna. Ses cheveux blonds bouclés voletèrent contre ses joues roses d’avoir dévalé l’escalier. Ses deux yeux verts ne reflétaient que l’indifférence. Elle était habillée d’une robe élégante de couleur sombre du dernier chic, enveloppée d’un manteau de vison comme il avait vu ces spectatrices riches en portaient dans les loges réservées des théâtres. Ses oreilles, son cou s’ornaient de bijoux scintillants.

- Que désirez-vous, Monsieur ? lui demanda-t-elle d’une voix cristalline, d’une voix qu’il ne lui connaissait pas.

- Candy ! murmura-t-il.

Puis, sans attendre de réponse, elle lui tourna le dos et disparut dans la rue lumineuse le laissant seul en haut de cet escalier sombre plongé dans la stupéfaction la plus totale incapable de réagir. Ses jambes tremblaient sous lui comme s’il venait d’assister à une apparition fantomatique.

Voilà que cette horrible scène de la séparation avec Candy se substituait à une autre bien réelle qui s’était déroulée devant son appartement. C’était peu après son retour de l’enfer, peu après avoir pris la décision de ne plus boire une goutte d’alcool. Redevenu raisonnable, chassant son passé douloureux d’un revers de la main, il s’était fiancé avec Suzanne.  

Mais on n’efface d’un coup des sentiments aussi puissants.

Oui ! Il revoyait cette scène comme si c’était hier tant elle l’avait marqué. C’était l’hiver ! Il neigeait à l’extérieur. En sortant du fiacre qui l’avait ramené du théâtre, il se souvenait avec netteté s’être sali en tombant dans une flaque de neige fondue. Des enfants jouaient sur le trottoir à se lancer des boules de neige. Leurs cris joyeux se perdaient dans la rue emplie de monde.

Il s’efforçait de ne plus penser à Candy même si elle restait toujours présente dans son cœur En montant les escaliers de bois vermoulu qui menaient à son appartement, il rêvassait pensant à des jours meilleurs, ces jours tant bénis de ces quinze ans partagés avec son unique amour.

Au moment où il tournait les clefs dans la serrure, un claquement de bottines lui fit lever la tête. Surgissant du palier supérieur, une jeune inconnue ressemblant à s’y méprendre à Candy descendait rapidement les marches. Même regard franc, même arrondi du visage, même cheveux blonds bouclés, même bouche sensuelle, même taille de guêpe. ! Elle passa devant lui sans lui accorder le moindre regard, le tant d’un froissement de robe en moire-satinée vert bronze.

Ce ne fut que quand l’inconnue franchissait la dernière marche qui la séparait de l’extérieur. que le jeune acteur stupéfait l’avait hélé frappé par la ressemblance avec la femme qu’il aimait.

- Ma…Mademoiselle ! S’il vous plaît ! bredouilla-t-il.

La jeune fille avait tressailli. Le regard agrandi par une peur bien visible, elle s’était tournée vers lui, épouvantée comme si qu’elle craignait que ce jeune homme pâle, appuyé contre la porte de son appartement ne l’attaquât.

- Que désiriez-vous ?

Sa petite voix cristalline avait résonné sur le palier. Puis, sans attendre de réponse, elle s’était enfuie dans la clarté de la rue, laissant le jeune acteur ahuri ne comprenant guère son attitude

- Can…Candy ? !

Mais l’inconnue n’était plus là pour lui répondre.

Non ! ce n’était pas sa voix ! se rassura-t-il. Oui ! n’est-ce pas ! ce ne pouvait pas être elle ? Mais il dut avouer que c’était trompeur. Hormis ce détail la ressemblance était frappante. Après être revenu de sa surprise, il s’était décidé à courir après l’inconnue. Mais, il avait perdu de précieuses minutes. Quand il déboucha dans la rue noire de monde, il dut rebrousser chemin. La jeune fille semblait s’être évaporée dans les airs.

Obsédé par cette rencontre qui, désormais, hantait ces nuits, il avait fini par la subsister avec la séparation d’avec Candy.

Ce qui l’avait frappé sans aucun était le regard apeuré de la jeune fille qui le dévisageait comme s’il était un ennemi, du moins, un être dont il fallait se méfier, avec ses mêmes grands yeux verts qu’il aimait tant.

Il en devenait fou. Le soir, en rentrant du théâtre, il jetait un coup d’œil du fiacre pour tenter d’apercevoir l’inconnue de l’escalier. Dès qu’il discernait, même de loin, une chevelure blonde bouclée, son cœur battait à coups rompre et il faisait arrêter la voiture pour suivre la jeune femme. Ses course-poursuites le menaient très loin de son monde. Il atterrissait parfois dans les quartiers sordides de la ville où les jeunes filles trop fardées vendaient leurs corps pour quelques misérables sous.

Il s’était imaginé, dans un premier temps, la retrouver facilement en interrogeant ses voisins. Car la belle inconnue était descendue de l’étage au-dessus, c’est-à-dire, qu’elle avait rendu visite à quelqu’un.

Mais il eut beau la décrire aux autres locataires, aucun ne fut capable de lui apporter le moindre renseignement.

Les années passèrent sans lui donner de réponse. Il ne la revit jamais si tant qu’elle eût existé. Il finit par se persuader que cette jeune fille n’était que le fruit de son imagination choquée de la perte de son unique amour.

De temps en temps, quand il se réveillait, il lui restait une impression, quelques morceaux de souvenirs qui remontaient à la surface lui rappelant la plaie toujours ouverte au fond de lui.

Candy restait prisonnière de son cœur malade.

Pourquoi avait-il fallu que Suzanne se sacrifiât pour lui ? N’aurait-il pas mieux valu qu’il mourut écrasé sous ce projecteur ? De toute façon, dans les deux cas, il perdait Candy, alors…

Le passé réapparaissait sous ses yeux, net comme un film projeté devant lui sur écran géant.

Toutes les images se mêlèrent pour former un tableau coloré et inconsistant fait de tâches lumineuses.

Sa vision, cependant, s’éclaircit brutalement. Les couleurs lui sautèrent à la figure. Ses yeux qui regardaient dans le vide, se fixèrent brutalement sur une jeune fille brune aux cheveux noirs artistiquement noués en un chignon élégant. Elle portait avec élégance une robe de soirée décolletée rouge à paillettes ornée de plumes colorées. Un fume-cigarette à la main droite fine couverte de bagues et terminée par des ongles soigneusement vernis, elle exhalait de la fumée tout en écoutant d’une oreille distraite, les paroles de son voisin, un ridicule petit homme rondouillard au trois-quart chauve dont la bouche s’ornait d’une belle moustache recourbée aux deux extrémités. Un lorgnon avait tendance à tomber de son œil droit et il devait régulièrement le replacer.

- Vous comprenez, Señora, voyager seule de nos jours pour une jeune femme de votre rang, c’est de la folie, si vous me permettez cette remarque.

De nouveau, Terrence pouvait entendre le brouhaha des voix, des bribes de conversation qui s’élevaient de la salle.

- Les bateaux sont si peu sûrs de nos jours, ajouta le petit homme engoncé dans son smoking étroit à sa charmante voisine. Celle-ci battit ses faux-cils noirs feignant l’indifférence.

- J’ai été emmené à protéger la comtesse Razky lors d’une croisière en Méditerranée. Elle avait emporté avec elle plus de dix mille dollars de bijoux. C’était de l’inconscience…Je lui avais bien dit. …Ces bandits sont d’une audace folle.

Mais la jeune femme ne l’écoutait guère. Ses yeux verts clairs aussi brillants que ceux d’un chat, se fixèrent sur le jeune acteur, qui, à son tour, debout, au milieu de la salle, lui lançait un regard étonné.

Alanguie sur sa chaise, elle lui sourit tout en lui jetant un regard empreint de mépris.

Ses faux-cils battirent encore une fois. Son maquillage raffiné (poudre de riz, rouge à lèvres brillant...) lui donnait l’apparence d’une femme frivole uniquement préoccupée de mondanités, de toilettes et de bals. Pourtant, l’éclat vif de ses yeux, qui tour à tour, pouvaient se montrer froids, ironiques ou indifférents démentait cette première impression.

Elle continuait à fixer Terrence.

Ce dernier pâlit. Voilà que ça recommençait ! Ses visions ! Il croyait revoir Candy sous les traits de cette parfaite inconnue qui le toisait d’un air important.

Pourtant, de prime abord, cette femme était l’exacte opposée de Candy : peau brune, cheveux noirs et lisses, l’air hautain. Celle qui l’aimait était blonde, cheveux bouclés dont le regard reflétait la pureté de l’âme.

Elles n’avaient donc aucun point commun. Mais la courbe du visage et ces yeux ! Ces yeux verts dont l’éclat hantait ses nuits de fièvre.

Ne supportant plus ce doute qui le tenaillait et n’osant perdre pied au milieu de ces inconnus qui discutaient, il quitta la salle sans ajouter un mot.

Mr Strafford, constatant le trouble de son acteur favori, ne le rappela pas à l’ordre. La Señora lui lança un coup d’œil quand il quitta la salle et puis, s’intéressa de nouveau aux paroles de son voisin, M. Chaumont, un ex-inspecteur de la police française.

Cependant, Suzanne ravala les larmes qui lui montaient aux yeux.

- Il est parti ! murmura-t-elle.

Sa fierté en avait pris un coup. Il avait suffi que cette dame rousse évoqua le prénom de cette jeune femme pour mettre Terry dans tous ses états. Alors il l’aimait toujours ! Les mains tremblantes, elle baissa les yeux vers son assiette. Elle le savait ! Avec elle, il se montrait si froid et si dur !

Il y a cinq ans, sans doute pour apaiser les craintes de sa mère, il avait annoncé qu’il se désirait se fiancer avec elle. Mais, n’était-ce pas dû à ce sentiment de culpabilité qui avait coûté la jambe de la jeune fille ? Suzanne ferma les yeux un instant. Elle revoyait l’horrible scène où allongée sur ce lit d’hôpital, elle avait soulevé le drap qui lui cachait le spectacle de son moignon de jambe. Mutilée dans sa chair, elle avait souhaité mourir car seule la mort pouvait être sa consolatrice. Mais sa mère, toujours avisée, avait reporté la responsabilité de cet accident sur les épaules du jeune acteur qui, atterré, n’avait su quoi répondre. Bien sûr, il était venu tous les jours pour lui rendre visite ! Bien sûr, il lui avait annoncé ce fatal soir d’hiver qu’il la choisissait à elle rejetant son amour de jeunesse. Cependant, son cœur n’avait pas pu supporter longtemps cette décision. Descendu dans les bas-fonds de la société, ivrogne et débauché, fuyant une réalité inique, il avait été entraîné dans un théâtre de troisième ordre où son talent s’éparpillait aux quatre vents sous les huées des spectateurs ignares.

Il était revenu. Mais, la jeune fille, chaque fois, qu’elle le regardait dans les yeux, se rendait qu’il paraissait perdu, toujours, dans quelques pays lointains. Bien sûr, il lui avait promis le mariage. C’était il y a cinq ans…

Depuis…Depuis, lors, Terrence reculait l’échéance prétextant ne pas avoir réuni assez d’argent pour fonder une famille. Au mot de famille, Mme Marlowe soupirait et sa colère apaisée renouvelait sa confiance au jeune homme.

Suzanne avait repris le chemin des planches jouant des petits rôles ne demandant pas de grands efforts sous l’œil paternel de Mr Strafford.

Les années, les semaines, les jours passèrent semblables à d’autres. Terrence devenait populaire auprès des jeunes femmes américaines qui s’arrachaient les portraits du jeune homme qui les faisait rêver.

Et puis…Terrence, avant d’embarquer sur le Baalder avait promis du bout des lèvres de prendre une décision à la fin de la tournée européenne.

Plus sa mère insistait, plus Suzanne doutait de l’attachement du jeune acteur. Il ne l’aimait pas. Elle en était certaine. Peut-être ne l’aimerait-il jamais ? Il pouvait l’épouser devant Dieu et les hommes mais son cœur ne lui appartiendrait jamais. La réalité lui apparaissait nettement et comme un coup de flash aveuglant. Une douleur atroce parcourut son frêle corps. Tous ces gens, autour d’elle, qui riaient et bavardaient lui fut comme un spectacle intolérable.

Elle eut envie de se lever, sortir sur le pont, respirer l’air pur de l’océan, sentir le vent apaiser sa douleur comme une caresse invisible.

Eliza Wallace ayant accompli son office, satisfaite du trouble qu’elle avait semé autour d’elle, occupation dont elle se délectait avec un plaisir évident rejoignit son mari assis à la table du commandant qui la présidait.

Mr Wallace, le célèbre milliardaire, se présentait sans ostentation comme un homme cynique, froid, uniquement préoccupé par le fait de s’enrichir. Un requin impitoyable, un sens des affaires aigu, dur pour lui-même et son entourage, sans pitié pour ses ennemis qu’il écrasait sans vergogne.

La cinquantaine grisonnante, encore robuste, un cou de taureau reposant sur un corps musclé c’est ainsi, que ses concitoyens le décrivaient facilement. Le regard froid de ses yeux noirs écrasait ceux qu’il considérait avec mépris. Les sourcils arqués, le nez un peu fort, une bouche disparaissant au milieu des joues, l’homme aimait la bonne chère et les bons vins. Il n’avait rien pour plaire physiquement si ce n’est sa fortune acquise mystérieusement. Sa passion pour les diamants l’avait poussé à acheter de nombreuses mines sud-africaines. On disait aussi qu’il affectionnait les armes nouvelles misant avant tout sur l’avenir.

Eliza, sa quatrième femme, ressemblait aux autres en plus jeune, capricieuse, sans cervelle. Elle l’amusait avec ses grands airs. Il n’était pas dupe de son attachement, sachant qu’elle s’était amourachée de lui que pour écraser de sa supériorité acquise par la fortune, son entourage. Froide et dure, il lui trouvait beaucoup de points en commun. Lui désirait un peu de distraction, l’illusion de se rajeunir quand elle tenait à son bras. Elle souhaitait toujours se montrer aux bals ou à l’opéra pour exhiber de nouvelles parures achetées à Paris.

- Chéri ! Devinez qui j’ai rencontré ! Une vieille connaissance du collège Saint-Paul ! déclara Eliza après avoir salué les convives.

Léo Wallace fronça les sourcils ne goûtant guère les anciennes relations de sa femme.

- Mais voyons Léo ! C’est quelqu’un de célèbre ! L’acteur dont tout le monde parle, Terrence Granshester !

Wallace qui jouait les mécènes lançant plusieurs spectacles à la fois mais n’avait guère le temps d’en profiter, haussa les épaules en démontrant son ignorance.

- Ah ! oui ! émit-il avant de déguster son Bordeaux 1910.

- Il est tout à fait remarquable ! souligna Mary Debenan, la jeune dame bouclée et bavarde, aperçue sur la passerelle d’embarquement par Suzanne et qui se trouvait être la veuve d’un officier de la marine. Ses joues rosirent et ses yeux pervenche s’illuminèrent à la simple évocation du nom du jeune acteur. Cette dame à la quarantaine bien frappée que l’embonpoint rajeunissait sembla soudain rêveuse.

- Il est remarquable vraiment ! renchérit-elle. Je l’ai vu jouer dans Roméo et Juliette ! Quelle fougue quand il a déclamé les mots d’amour adressés à Juliette ! Ah ! j’ai senti la salle entière vibrer de douleur. L’avez-vous dans Macbeth ? Il ne monte sur scène que pour des grands rôles ! Hollywood souhaiterait l’engager !

J’ai appris que toute la troupe Strafford se rend à Londres pour y donner des représentations d’Hamlet. Bien sûr, je ne manquerai pas cette occasion d’aller l’applaudir.

- Ma chère ! Comme vous en parlez ! A croire que vous en êtes amoureuse ? souligna le commandant, un vieil homme barbu, qui sourit d’un air amusé.

- Elle n’est pas la seule ! Croyez-moi ! approuva Mme Stansfield, une jeune dame d’une trentaine d’années, au visage ingrat dont le menton se terminait en galoches touchant presque son nez pointu, assise au côté de son mari, un homme d’affaire, un rival de Wallace, mais qui laissait dans son bureau ses oppositions.

- Et vous ! Mme Wallace ! Vous qui vous dites son amie, comment est-il dans la réalité ? demanda cette dernière en se penchant vers Eliza.

- Ma chère ! gronda Mr Stansfield gêné. Songez où vous vous trouvez ! Nous sommes entre gens du monde. N’ennuyez pas Mme Wallace avec vos questions.

- Mais, elle ne m’ennuie pas ! Dans la réalité, c’est un mufle. Un vrai goujat ! Il a des goûts déplorables en ce qui concerne les femmes. Vous voyez ! A l’âge de quinze ans, il s’est entiché d’une orpheline, une aventurière qui s’est arrangée pour être adoptée par mon cousin, le chef de notre famille. Puis se rendant compte que j’aimais Terrence Granshester, elle a comploté pour qu’il s’éloigne de moi.

- Quelle intrigante ! s’indigna Mme Stansfield. Les gens des basse-classes me font toujours un peu peur. On ne sait jamais ce qu’ils pensent. Ils me paraissent tous fourbes.

- A qui le dites-vous ! Cette jeune fille s’est montrée de mauvaise foi et n’a jamais voulu admettre que Terrence m’aimait. Mais ceci ne lui a guère été profitable car elle a été abandonnée par ce dernier quand il s’est rendu compte quelle fille perfide se cachait sous son apparence candide !

Mary Debenan s’agita sur sa chaise, tout en jetant un regard surpris à la jeune femme rousse assise en face d’elle, qui, heureuse de pouvoir répandre des paroles offensantes sur sa rivale, ne prêtait guère attention à sa voisine.

- Ne supportant pas cette humiliation, elle a préféré disparaître, quand Terrence a annoncé ses fiançailles avec Suzanne.

- Mariage qui n’a pas encore eu lieu ! intervint sa vis-à-vis.

Mme Stansfield approuva d’un coup de tête.

- C’est exact ! et tout en rougissant ajouta : « Ils ne sont que fiancés. L’espoir demeure !

Son mari toussota quelque peu gêné.

Mr Wallace que cette conversation « de bonnes femmes » agaçait, changea de sujet et aborda le problème de la reconstruction allemande qui se trouvait entravée par les réparations exigées par les Alliés

 

Eliza s’était attardée au bar un peu plus longtemps que prévu et n’avait pas vu le temps passer. Son troisième whisky lui faisait tourner la tête et tout en titubant, elle s’engagea sur le pont supérieur.

Le clapotis de l’eau, à peine perceptible, annonçait une mer calme pour la nuit. La lune montrait son visage souriant qui se reflétait dans l’eau calme. Une légère brise fit voleter quelques mèches rousses contre les joues rougies de la jeune femme.

Quelque part dans le ventre de ferraille du navire, des hommes qu’elle ne connaîtrait jamais travaillaient sans discontinuer pour faire avancer le paquebot.

Eliza n’était pas pressée de rentrer chez elle. L’air frais de la nuit apaisait son esprit. Appuyée contre la rambarde du pont, elle admirait le paysage immuable qui l’entourait de toute part. Une douce torpeur envahissait ses sens.  

« A la claire fontaine m’en allant promener

J’ai trouvé l’eau si claire que je m’y suis baigné

Il y a longtemps que je t’aime

Jamais je ne t’oublierai » chanta une voix de femme en français impeccable sans l’ombre d’un accent étranger.

Eliza sans connaître l’identité de la chanteuse noctambule qui devait errer sur le pont se laissa aller à la mélancolie. Son mariage ! Un désastre ! La richesse ! Ah ! oui elle était devenue riche à milliards ! Elle pouvait s’offrir les plus belles robes, les plus beaux bijoux mais pas l’amour. Ce n’est qu’en portant le nom de Mme Wallace qu’elle avait, enfin, compris que l’amour ne s’achetait pas. Anthony ! Terrence ! Jamais leur cœur ne lui avait appartenu ! Anthony avait disparu mais Terrence ! Il était là à portée de main. Mais il suffisait de prononcer un prénom pour le faire basculer dans la tristesse la plus noire ! Candy !

Pouvait-elle lutter contre elle ? Non, car il lui semblait que la jeune fille à présent paraissait plus dangereuse une fois disparue, que vivante parmi les siens à Lakewood. Dans la propriété ancestrale, il lui était facile de l’épier, de surveiller ses moindres faux pas, de mettre au point ses plans machiavéliques pour faire tomber la naïve jeune femme dans les pièges les plus sournois. Mais, elle était impuissante à présent. Idéalisée par le souvenir, Candy incarnait un être parfait, un fantôme qu’il était difficile de démolir en quelques mots.

En soupirant, elle s’éloigna de la rambarde. Il était temps de rejoindre sa cabine. La nuit avançait à grands pas.

Longeant la coursive, elle aperçut une silhouette de femme penchée sur la barrière en fer du pont arrière. Fort occupée à contempler l’immense océan, elle sifflotait un air country. Ses deux pieds posés sur le premier barreau, elle se tenait en équilibre, comme pour défier les éléments. Avec sa taille mince, ses épaules fines enveloppés d’un châle en laine claquant au vent, on aurait dit qu’elle allait s’élancer dans l’eau.

Eliza, intriguée, s’approcha et reconnut la jeune femme sud-américaine ou espagnole très belle que son mari lui avait désigné tout en admirant la grâce altière de l’inconnue. Elle discernait à cette distance la robe pailletée rouge de la jeune inconnue disparaissant sous un châle en laine noire terminé par des franges.

La jeune femme se demanda si elle avait là sous ses yeux la chanteuse de tout à l’heure qui avait récité en français sans accent, cette vieille romance.  

- Belle nuit ! n’est-ce pas se risqua-t-elle d’un air timide qui ne lui ressemblait pas ayant l’habitude de mépriser ses contemporains rien qu’en leur adressant la parole.

L’inconnue interrompit son sifflotement et tourna la tête vers la femme du milliardaire.

Cela fut si soudain. Eliza voyait nettement le visage de l’inconnue. Celle-ci parut contrariée d’être surprise là, seule, en contemplation devant l’océan. Puis, son regard se durcit en un éclair. Sa bouche bien dessinée se crispa en un rictus horrible. En un instant, Eliza recula croyant que l’inconnue allait se jeter sur elle.

- Il …Il fait une soirée magnifique ! si calme ! C’est bien agréable ! continua-t-elle impressionnée par la métamorphose de la jeune fille.

L’inconnue qui tremblait de tous ses membres tant ses nerfs paraissaient mis à rude épreuve lui jeta un regard méprisant sans daigner répondre à la remarque de son interlocutrice.

Celle-ci, décontenancée, ne sut que penser de cette attitude. Il était manifeste que cette Sud-Américaine manifestait quelque animosité envers elle. Mais elle en ignorait la raison. Il ne lui semblait pas de sa vie avoir fréquenté une famille espagnole ou mexicaine…Les Legrand rattachés aux André par sa mère, ne vivaient que dans les sphères mondaines essentiellement anglo-saxonnes.  

Elle eut beau réfléchir tout en longeant le couloir qui menait à sa cabine. Elle ne connaissait pas cette jeune fille. Pas du tout !

Et brutalement, elle s’appuya contre le mur du couloir, le cœur battant, une bouffée de chaleur lui monta au visage. L’éclat de ce regard ! …Ces yeux verts …. ! Les traits parfaits de ce visage ! Cette silhouette fine ! Elle pâlit ! Cela lui évoquait un autre visage, quelque chose de fugitif qui lui échappa aussitôt.

Glacée d’effroi, plongée dans la plus profonde des détresses, elle songea alors que cette Sud-Américaine ressemblait à…

Absurde ! Elle avait trop bu voilà la vérité !

Candy était loin à présent ! Morte probablement, en France ou ailleurs ! Peu lui importait ! Elle n’allait quand même pas se laisser abuser par une vague ressemblance.

Non ! Ce n’était pas la même femme. Cet air hautain, ce regard froid et méprisant, c’était ce genre d’attitude que la naïve Candy n’aurait jamais eu. Jamais !

Eliza regagna sa cabine plongée dans le noir à demi rassurée. Le hublot ouvert lui dispensait une faible clarté. D’un bond, elle se glissa dans la salle de bain qu’elle partageait avec son mari. Le luxe de la cabine toute tendue en bois d’acajou faisait oublier l’exiguïté de la pièce. Une baignoire recouverte de tablettes en bois précieux voisinait avec un lavabo qui distribuait l’eau froide ou l’eau chaude à volonté et s’ornait de robinets en or étincelants. Deux armoires de toilettes couvertes de glaces complétaient la pièce.

La jeune femme se déshabilla prestement n’osant déranger sa gouvernante, Greta, une Suédoise engagée récemment.

Sans allumer la lumière, elle regagna rapidement sa chambre pour se glisser dans le lit, car seulement vêtue de sa chemise de nuit, la pièce lui apparaissait fraîche à cette heure avancée de la nuit.

Fermant les yeux, elle s’efforça de se remémorer le visage de Terrence Grandchester, que la maturité auréolait d’un prestige encore plus grand.

Elle plongeait dans un rêve rose où elle se voyait marcher au bras du jeune acteur sous les regards rageurs de ses rivales, quand, soudain, un petit bruit la glaça d’effroi.

Ce n’était pourtant pas quelque chose d’extraordinaire comme ça à priori, seulement le petit bruit d’une respiration autre que la sienne. La jeune fille, les yeux fermés, se raidit. Son cœur battait à la chamade et la peur lui serrait les entrailles.

Un autre bruit qu’elle identifia aussitôt lui parvint aussi. Celui de pas légers qui frôlaient le plancher.

Mme Wallace, les lèvres tremblantes, glacée d’effroi n’osait proférer aucun son.

Un bandit ! Un de ceux qui assassine les dames bien nées pour leur dérober leurs bijoux s’était glissé dans la pièce profitant de son absence.

Une voix de femme qu’elle ne reconnut pas comme étant la sienne se fit entendre :

- Qui …Qui va là ? C’est vous mon ami ! espérant que les mains calleuses de son mari lui caressassent les cheveux pour apaiser ses craintes.

Au fond d’elle-même, elle savait que ce n’était pas lui.

Le bruit de la respiration se fit plus fort. L’intrus se rapprochait à pas de loup. Eliza ne bougeait pas plus d’un millimètre.

Elle se voyait déjà battue, violée, peut-être.

Un cri mourut sur ses lèvres. Elle sentait le souffle de l’être tout proche penché sur elle.

De toutes ses forces, elle souhaitait que tout ceci ne fût qu’un horrible cauchemar qu’elle allait se réveiller et rire de sa peur absurde.

- Au sec… eut-elle la force de crier avant qu’une douleur lui vrillât la tête.

La jeune fille sombra, alors, dans un trou sans fin où la peur et le mal faisaient place à un oubli bienfaisant.  

FIN DU CHAPITRE DEUX

© Lachesis Février 2001