Je suis un goéland
par Lachesis

La rencontre

La course s’acheva sur un ensemble de palmiers. Sur le débarcadère, les spectateurs se pressaient pour approcher les héros du jour. Une émotion sans pareille s’empara de Daniel quand sur la plage un peu en retrait, il avait vu la jeune fille au visage fermé. Il avait admiré ce profil si pur, cette silhouette si fine et cette peau d’une blancheur de lait qui accentuait l’étrangeté de cette apparition. Et il se rappelait très bien le collier qu’elle arborait autour du cou et qui dépassait de sa blouse blanche d’infirmière.

Sur le sable, les navigateurs et leurs coéquipières s’éparpillèrent comme des enfants à la fin de l’école. Des groupes se formaient et se reformaient à travers la plage cherchant un semblant d’ombre sous les palmiers. Daniel sauta à terre à son tour. Le dernier à partir, s’attardant express pour voir ce qu’elle allait faire. Puis, comme elle ne bougeait pas, il s’approcha d’elle, les mains dans les poches, l’air désinvolte.

_ Tu es belle ! constata-t-il tout simplement.

Mais elle se détourna, et sans ajouter un mot, elle se dirigea vers l’allée de palmiers que longeait une route. Les spectateurs s’éloignaient à leur tour, rassasiés de cette course à la voile improvisée organisée par les étudiants de l’université toute proche. Les promeneurs rejoignaient la route, errant à leur envie.

Daniel Legrand se reprocha son insolence. Il rageait intérieurement persuadé que jamais elle ne consentirait à l’écouter. La tête basse, il marchait de biais sur la plage ayant rejoint l’abri précaire des arbres. Soudain, il la vit à nouveau. Elle était assise sous un porche d’une maison balnéaire en bois peinte en blanche. Les volets bleus étaient entrouverts pour laisser passer un air frais salvateur. Elle avait posé les mains sous son menton et semblait perdue dans ses pensées. Daniel aperçut les souliers noirs à talons épais et la pauvre robe grise qui dépassait de sa blouse.

_ Me pardonneras-tu un jour ? demanda-t-il.

Elle haussa les sourcils.

_ Je vous pardonne. Mais je dois rejoindre mon patient. Adieu.

Elle fit mine de se lever un pli de contrariété barrant son front.

Le jeune homme la supplia de rester encore. Il le fit si gauchement que le regard de la jeune fille s’adoucit. Elle parlait d’une voix monocorde comme absente ou fatiguée.

_ Que fais-tu ici, si loin de Lakewood ? questionna-t-il ainsi.

Ils suivaient maintenant un sentier qui se perdait dans un bosquet odorant. De temps en temps, quelques promeneurs égarés se pressaient pour rejoindre la ville de Los Angeles.

_ Mon patient a une résidence d’été en Californie. Son état de santé lui a permis ce voyage. Je l’ai accompagné. Cette maison reste inhabitée neuf mois par an. Mais, l’air de l’océan lui fait du bien et c’est l’essentiel.

Elle cueillit une fleur rouge et jaune qu’elle piqua dans ses cheveux blonds et bouclés.

_ Et toi que fais-tu ici ?

_ Je suis étudiant.

_ Tu fais des études ? s’étonna-t-elle. Et ils bavardèrent un moment, avec amitié. Puis l’attitude de la jeune fille changea. Craintive, elle jetait de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule comme si elle avait peur que quelques ennemis ne surgissent des buissons. On eut dit qu’elle redoutait une catastrophe.

Lorsqu’il lui demanda s’il pouvait revenir la voir, elle frémit.

_ Non surtout pas ! Nous n’appartenons pas au même monde. Adieu !

Elle s’éloigna de lui presque en courant. Cependant, Candy Neige André, sa cousine par adoption, se retourna une dernière fois et lui fit un signe.

LES JOURS PASSES A SE DEMANDER …

Trois ans de cela, à cette même époque, en automne, il se trouvait au château des Legrand où l’on donnait une réception pour fêter son entrée à l’université. C’était une arrière-saison fugitive où le temps devient frissonnant et où les arbres se chargent d’or dans la campagne silencieuse. Comme le temps passait vite, déjà il disparaissait à l’horizon emportant avec lui un bout de ciel bleu. Il y avait déjà plusieurs mois et Daniel se le rappelait parfaitement, où amoureux éconduit de Candy, il n’avait pu se résigner à quitter les lieux sans faire éclater son amertume ce que l’oncle William avait fortement désapprouvé trouvant son attitude irresponsable et enfantine.

Désespéré, il avait guetté avec espoir l’arrivée du facteur porteur de la fameuse lettre lui annonçant son départ pour l’université de Los Angeles. Ce jour était arrivé enfin après de longues semaines d’attente où il avait joué au chat et à la souris avec sa sémillante cousine. Quand il s’aventurait à Lakewood il ne pouvait s’empêcher de guetter sa venue comme on attend de voir la mer pour se rafraîchir enfin après ces longs mois de canicule.

Mais la jeune fille n’était jamais là, et peu à peu, Daniel sentait sa douleur s’apaiser et se taire. Parfois le prénom Candy prononcé un peu par hasard lui donnait un vague pincement au cœur qu’il oubliait aussitôt parce que les préparatifs du départ s’annonçaient et parce qu’une nouvelle vie s’ouvrait pour lui.

A la réception, il s’était montré poli mais taciturne guettant parmi la foule des invités cette douce présence féminine qui avait hanté ces nuits de fièvre avant de reconnaître qu’il l’aimait. Sa sœur Eliza le boudait et s’entourait d’une foule de jeunes gens nombreux prompts à lui faire oublier Terrence et Anthony. Cependant ils perdaient déjà tout intérêt à ses yeux car aucun d’entre eux ne connaissaient Candy. Et il est vrai Eliza n’aimait que ceux qui s’intéressaient à cette orpheline pour lui plaisir de lui ravir cet amour.

Daniel étouffait dans cette salle trop pleine où il ne rencontrait aucun regard amical si ce n’est de la compassion, une vague indifférence et une sorte de politesse raffinée qui lui tapait sur les nerfs.

Il descendit aux jardins appréciant à juste titre la bouffée d’air frais qui venait du jardin.

Des grenouilles chantaient dans une mare. Quelques chauve-souris s’envolaient autour des lampes.

Soudain un pas troubla la sérénité de ces lieux que Daniel appréciait d’autant plus qu’il ne pourrait revenir avant un long moment.

C’était elle ! elle avançait droit sur lui. La démarche décidée le visage crispé vers une intense colère contenue. La robe qu’elle portait sombre en dentelles mettait en valeur sa beauté froide. Le jeune homme ne se rappelait guère la couleur mais ce dont il se souvenait c’était un balancement gracieux. Il attendait debout une ébauche de sourire aux lèvres, laissant son cœur battre à reprises dans sa poitrine.

Mais au moment où elle le croisa, son regard étincela de haine à lui glacer le sang.

Comme elle était belle ce soir là ! Ce chapeau à plumes lui allait à ravir encadrant ses boucles blondes. Sa démarche rapide et souple démontrait une vitalité étonnante.

Cette rencontre paraissait irréelle car fugitive et silencieuse. Elle était sortie de l’obscurité pour être engloutie à nouveau.

D’où venait-elle à cette heure de la nuit ? Que faisait-elle habillée ainsi ?

Décidément, il n’était pas capable de la comprendre.

Il repensa à toutes les occasions où au lieu de la blesser, il aurait pu l’aider et la protéger contre les vexations de sa mère et sa sœur. Mais non et puis elle s’était entichée de cet acteur égoïste qui n’avait su que la blesser. Maintenant, c’était une femme forte et indépendante qui affrontait son destin en mordant ce que Daniel aimait par-dessus tout. Oui car cette simple apparition avait suffi à ranimer son désir de l’épouser.

Cependant, elle s’était arrachée de la douce sérénité de ce château pour s’engager sur le front comme infirmière en France pour oublier sans doute son chagrin d’amour.

Des milliers de kilomètres les séparaient comme le plus infranchissable des murs. Et il devait garder dans son cœur le souvenir de cette dernière rencontre.

L’EXPLORATION

Il descendait à grands pas vers le fond de la plage vers des endroits qu’il n’avait pas encore exploré. L’esprit fébrile et la démarche rapide, il arpentait le bord de l’eau à la recherche d’une hypothétique trouvaille.

Il gardait son esprit éveillé à la recherche d’un indice lui permettant de mettre la main sur Candy ou du moins sur l’endroit où elle vivait. Son cœur palpitait à la perspective d’une rencontre fortuite.

C’était vers le déclin du jour et le ciel tout entier devenait violet et rose. La plage tout entière était pratiquement déserte à peine si on découvrait quelques promeneurs égarés qui évoluaient silencieusement.

Le jeune homme était malade de devoir chercher celle qui tout le long de son enfance n’avait cessé d’être harcelée et rejetée comme une domestique par sa mère et sa sœur. L’amour qui avait grandi en lui était devenu comme une maladie honteuse, un mal qui le rongeait et qui le rendait presque fou. L’image de la jeune fille ne cessait de hanter ses nuits de fièvre.

Il s’était éloigné de ses amis d’alors et songeait tout heureux à ces retrouvailles qui lui avaient redonné de l’espoir maintenant qu’il savait que la jeune femme était libre.

Parmi les algues se cachaient des poissons qui l’observaient avec des regards mornes.

Assis dans le jardin d’une maison blanche, un vieux monsieur impotent, le visage caché par un bandeau noir se tenait près d’une table sous un porche en bois adossé à une bâtisse en bois datant du XIX° siècle.

Il observait la nature luxuriante autour de lui qui bruissait, brassait l’air et faisait danser les palmes des arbres frémissants. Les oiseaux avaient entamé leur concert discordant et le malade paraissait heureux d’assister à ce spectacle car il souriait de contentement.

Daniel, fasciné par cette vue tranquille de l’homme malade qui s’accrochait à cette nature vivifiante ne détachait pas son regard de l’inconnu.

Soudain, son cœur battit à coups rompre quand surgissant du porche, une jeune fille vêtue d’une tenue d’infirmière, les cheveux bouclés blonds retombant sur ses épaules s’approcha du malade.

C’était elle ! Candy

Après cette longue et douloureuse errance, il l’avait enfin retrouvée. Il regardait les yeux pleins de larmes celle qui un sourire aux lèvres réconfortait son malade et ce dernier heureux se laissait dorlote par la jeune femme.

LA CHUTE

C’était affreux tous le ramenait le jour de la régate. Le jour où il avait revu Candy.

Le ciel était si proche qu’il pouvait sentir son haleine. La chaleur entourait le ciel et la terre dans un même tourbillon. Tous deux s’accouplaient pour offrir l’éternité. Les nuages s’attardaient là-haut. Sur la falaise, les ombres envahissaient les moindres recoins chassant la lumière. Le faux-hiver prenait place à l’été.

Daniel aspira une bouffée d’air et écarta les bras comme s’il était prêt à s’envoler. Une voile parut à l’horizon. Les vagues de l’océan rugissaient contre la falaise éclaboussant sa base. Il avait conscience de ce que sa présence avait d’incongru au bord de ce précipice. Il regarda sa main où des traces de sang achevaient de sécher : celui du goéland.

Il se rappelait le bateau ancré dans le port. Les camarades qui sifflaient tout en remontant les voiles prêts à affronter l’océan Pacifique en entier. Les femmes poussaient des cris de joie tout en courant sur les bateaux toujours dans les pattes des apprentis-marins. Les étudiants heureux de ce jour de vacances merveilleux pensaient à l’amour, au farniente, à profiter de la vie.

Un seul ne partageait pas leur joie. Daniel Legrand, le regard vague, la tête levée, appuyée contre le bastingage, à la merci du ciel sans limites se perdait dans l’infini de ses pensées. Il ouvrait la bouche prêt à avaler le vent qui gonflait sa chemise comme les voiles des fringants navires. Quatre oiseaux, là-haut, tournoyaient vers des cimes inaccessibles. Quatre points noirs qu’il suivait du regard. Il se haussa sur la pointe des pieds pour tenter de savoir à quelle espèce appartenaient les oiseaux. Trois d’entre eux s’éloignèrent sans demander leur reste.

Le dernier resta seul à voler en rond dans le ciel bleu. Une sourde angoisse saisit le jeune homme en regardant l’animal. Et l’oiseau était un petit point qui tournait dans le vide.

Il espérait que la bête descendrait pour qu’elle cessa de n’être qu’une abstraction. Au moins s’il pouvait voir sa tête, il se sentirait rassuré. Ce ne serait plus une trajectoire incessante mais bel et bien un être vivant.

Mais l’angoisse était là qui lui rongeait le cœur.

Soudain, l’oiseau plongea vers l’océan. L’eau l’engloutit un instant sa tête blanche. Et il en ressortit avec dans son bec un poisson argenté tout frétillant.

Il avait conscience de la folie de cet instant. Le poisson qui frétillait dans la bouche du goéland planant au-dessus de l’eau. La beauté de ce jour qui sombrait dans la mélancolie la plus absurde. Son cœur qui lui faisait mal à l’étouffer. Les cris de ses camarades qui ne l’atteignaient plus. Des souvenirs d’enfance remontèrent à la surface de son esprit.

L’oiseau survolait le bateau à présent en poussant des cris de bête. Les cheveux hérissés par la peur qui le tenaillait sans qu’il puisse se raisonner, Daniel suivait l’oiseau prêt à toute éventualité, craignant une attaque. Mais le goéland se contentait de voler en cercle autour du mât du yacht guettant les déchets laissés par les restes de cuisine que les hommes ne manqueraient de jeter par-dessus bord.

Le jeune homme tremblait. Les cercles que décrivait l’animal dans le ciel se rapprochaient ostensiblement de lui jusqu’à presque le toucher.

Il sortit de sa poche un pistolet et tira.

La tête de l’oiseau éclata éclaboussant l’étudiant qui se recula surpris. La mer engloutit le corps immédiatement qui coula à-pic. Il ne resta plus rien du drame sinon des traces sur la belle chemise blanche de Daniel Legrand.

Le groupe de jeunes gens s’étaient retournés étonnés par la détonation. De grands nuages recouvraient le ciel comme s’ils désapprouvaient cet acte gratuit. Ses camarades l’observaient à la dérobée. Il avait le pistolet encore à la main dont le canon fumait. Il regardait sa chemise tâchée de sang sans comprendre.

Et maintenant ! il est face à ce ciel qui lui demande d’expier pour le meurtre qu’il a commis. Ses mains ensanglantées gardaient la trace de cette violation de la loi divine.

Le déclin du jour rendait la scène surréaliste, transformant le ciel en tapis or et pourpre.

Il regarda le ciel immense qui le recouvrait de son linceul.

Le sang ! et la bête qui le regardait de son œil mort !

Le regard de l’oiseau figé pour l’éternité et l’angoisse qui l’avait repris aiguë comme une douleur !

Il était malade d’entendre des paroles doucereuses à son égard, malade d’entendre qu’il était sympathique et généreux alors que ce n’était pas vrai. Avec Candy il s’était montré si cruel comme avec cet oiseau. Il n’avait pas laissé le choix d’aimer !

L’amour dont il souffrait était comme un étau qui lui serrait la poitrine.

L’angoisse ! L'angoisse de vivre surgit alors devant ses yeux comme un éclair de sa conscience !

Maintenant, ses pieds touchaient à peine la falaise. Il se tenait en équilibre prêt à vaciller dans l’océan.

Quelques fleurs inclinaient leur corolle vers le sol comme pour saluer son départ.

_ Non-Daniel ! Non ! Hurla la voix féminine derrière lui.

Il l’ignora trop préoccupé à embrasser le ciel de ses bras tendus.

_ Non-Daniel ne fais pas ça ! Ne fais pas ça, ajouta la voix derrière lui tandis qu’un bruit de galopades lui parvenait derrière lui.

Lui regardait avec effroi d’incroyables monstres montaient à la surface pour le dévorer.

Parmi eux nageaient les poissons à la robe argentée.

_ Non-Daniel ! Tu m’entends !

Le jeune homme s’arracha au ciel et regarda enfin celle qui lui tendait la main pour l’empêcher de sombrer définitivement.

Candy se tenait là les larmes aux yeux. Candy souffrait pour lui. Elle pleurait et les larmes (des vraies larmes) ruisselaient sur son visage et ses joues.

_ La vie vaut encore la peine d’être vécue !

Daniel lui sourit. Il se sentait heureux. Elle était venue, partie à sa recherche. Comment l’avait-elle découvert, ça il l’ignorait ! Mais elle était là à présent petite silhouette blanche sur fond de plage.

_ La douleur ! J’ai si mal ! Murmura-t-il. Et ce sang !

Il lui montra ses mains.

_ Regarde bien Daniel ! Il n’y a pas de sang ! S’exclama-t-elle stupéfaite.

Ahuri, il contempla ses mains à nouveau et comme par magie, le sang dis parut évaporé brutalement.

Et si tout ceci n’avait été qu’un cauchemar surgi de son angoisse ?

LES DEUX INFIRMIERES

La voie lactée était au-dessus d’elles comme un blanc ruisseau qui barrait le ciel d’une myriade d’étoiles.

Leur blouse blanche à moitié dégrafée, les deux femmes observaient le ciel en buvant une bière tiède. L’air était tranquille et leur malade dormait en faisant de beaux rêves. Au loin, on entendait les étudiants qui au bord de l’eau prenaient un bain de minuit. Franc poussa un soupir ce qui tira Candy de sa rêverie.

_ Tu y crois encore hein ! ? demanda la jeune femme brune aux longs cheveux noirs dont les yeux noirs étaient cachés habituellement par des lunettes. Mais, là, les cheveux en bataille et la blouse dégrafée, ressemblait à quelques courtisanes sorties tout droit d’un tableau d’Ingres.

_ Quoi ? Répondit sa collègue.

_ A l’amour !

Comme ce nom paraissait à la fois amer et beau ! Franny se rappelait son amoureux un soldat florentin qui avait été abattu par des Bédouins à Mers-el-Kébir.

_ Le plus affreux des mots, rétorqua Candy en se levant.

Puis tendant, la bouteille de bière vers le ciel, elle cria :

_ Amour, je te hais ! Tu vois, moi, je vis sans amour et je vis très bien ! Amour, je te hais !

Franny leva ses sourcils soigneusement épilés et puis se mit à crier comme sa collègue.

_ Tu te trompes ! En réalité tu l’attends hein ! Tu espères au fond de toi que l’amour reviendra et que tu seras heureuse dans les bras d’un homme ! Menteuse !

_ C’est pas vrai ! Mon cœur est mort et mon âme a disparu dans le désert quand les avions nous bombardaient et que mes malades ont été pulvérisés par un obus ! Mon âme est morte à ce moment-là, rétorqua Candy la rage au cœur et les yeux ruisselant de larmes.

_ O que mon cœur et ma tête se vident ! Hein ! De toutes ses horreurs qu’on a vues. ! s’exclama Franny tandis que le ciel se couvrait de nuages noirs annonciateurs de pluie.

Les animaux s’étaient tus et même les étudiants insouciants décampaient de la plage.

_ Je veux vivre, vivre, vivre ! Au mépris des événements qui m’ont fait souffrir ! Vivre ! Oh oui ! Je veux vivre ! Je ne peux pas finir comme eux comme ces gens, des cadavres rongés par le désert ! Criait Candy révoltée face au ciel.

La pluie tombait lentement puis de plus en plus drue. Au loin, des étudiants criaient surpris par ce brusque changement de temps. Des bruits de galopades apprenaient aux deux femmes serrées l’une contre l’autre que les jeunes gens fuyaient la plage transformée en magma confus.

Elles se taisaient à présent écoutant la pluie tomber. Leurs deux cœurs battant à l’unisson, dans cette même communion qui n’a pas besoin de mots pour s’exprimer.

_ La guerre est finie ! Mais nous on ne l’a jamais terminé, murmura Franny, sa bouteille de bière vide roulant à ses pieds.

Daniel s’arracha alors à ce spectacle intime où il n’y avait pas de place pour lui. Prenant garde de ne pas se faire remarquer par les deux filles, il s’éloigna tout trempé mais le cœur troublé par les révélations qu’il venait de surprendre.

RECIT DE GUERRE

 

Assis tous deux sur des rochers à l’ombre des palmiers qui offraient des ombres propices, il avait évoqué sa vie de ces trois années passées loin de l’autre, et maintenant, elle parlait racontant sa décision de se porter volontaire avec une amie pour le front et comment elle s’était retrouvée dans le désert pour aider les infirmières de première ligne :

Nous avions monté la tente médicale dès le matin avant les grandes chaleurs qui m’avaient accablé pendant le voyage d’aller. L’air plus vif de l’aurore fit place à une chaleur si sèche qu’elle me brûlait les lèvres et la gorge. Le ciel n’était que lumière et torture. Le jour tout se taisait sous la tente où des malades gémissaient en silence terrassés par la chaleur. Au loin, on entendait les bruits de fusillades comme une sorte de musique. La guerre était quelque part là-bas au loin peut-être derrière ses montagnes. Mais, en tout cas, elle paraissait irréelle comme absurde et ne signifiant rien pour moi, petite infirmière idiote, qui pleure sous sa tente en se demandant ce qu’elle fait là dans ce désert qui la terrasse au milieu de malades perdus, mutilés affreusement.

La nuit tout renaissait comme si les étoiles qui s’allumaient dans le ciel me redonnaient de l’espoir. La voie lactée était si proche que j’avais l’impression qu’en tendant la main j’aurais pu la toucher.

On attendait des renforts de l’ouest. Mais les jours s’écoulaient sans qu’ils arrivassent et on écoutait les nouvelles sur le poste à galènes du commandant. Assis sur sa chaise, à l’entrée de ses quartiers, il faisait tourner son gramophone et tout le camp profitait des musiques classiques jouées par les plus grands orchestres.

Jusqu’au jour où brusquement devant nous, sur toute la dune, des lames étincelantes nous éblouissent accompagnées de détonations épouvantables. Des trous apparaissent dans le sol à la suite des obus qui ont éclaté un peu partout. C’est un rideau de fumée qui nous encercle notre campement. Je me suis arrêtée stupéfaite, suffoquant à cause de la fumée. Mon corps vibre de partout à cause des explosions. Des rafales monstrueuses se déchaînent brutalement et c’est terrible plus rien n’existe autour de moi. Ni le ciel ni la terre. Tout n’est qu’un infâme brouillard blanc bruyant et malodorant. Je sens passer au-dessus de ma tête des éclats de balle qui tombent un peu partout. Je m’allonge sur le sol et mets mes mains sur ma tête. La tempête bat son plein. J’ai le cœur soulevé comme une envie de vomir qui me prend à la gorge. Les yeux me piquent. Je tousse. Le nez dans le sable, je ne perçois rien autour de moi si ce n’est des cris et des explosions. C’est comme si le monde entier n’était que cris et explosions. Des formes indistinctes passent dans le brouillard et disparaissent aussitôt. Je reste seule avec ma peur.

C’était mon baptême du feu. C’était ça la guerre de la poussière, des larmes et des explosions qui vous arrachaient les tympans. Le courage, le patriotisme le sens du sacrifice n’étaient que des vains mots. Je n’étais qu’une femme misérable perdue loin de ceux qui l’aimaient ayant fui une douleur. Je tombais sur une plus grande. L’ennemi nous assaillait de toutes parts. Dans ce désert immonde où j’avais fait connaissance avec la soif, le manque d’hygiène, voilà que j’affrontais la mort en face bien qu’allongée sur le sable.

Puis, je rampais la tête dans le sable m’éloignant du campement où il ne devait pas rester grand-chose. Brutalement des grondements sourds apparurent au-dessus de moi. Une puissance étouffante ne laissait plus de place dans mon cœur pour réfléchir. La mort arrivait du ciel.

L’avion vira au-dessus du camp. Je me redressais furtivement et courus à perdre haleine à travers le brouillard indifférente aux balles qui me frôlaient. Derrière un monticule où étaient enterrés nos morts, je m’allongeais sur le sable pendant que l’avion bombardait le camp en arrachant un peu plus mon cœur à chaque explosion.

Je hurlais sans que j’entendis mes cris : Assez ! Allez-vous-en ! Assez !

Les mains sur mes oreilles, je restai là prostrée en pleurant.

Quand je me relevais, il ne restait plus rien de mon camp. Des ennemis vêtus de burnous et fusils à la main poussaient des cris de hourrah en achevant les soldats qui se débattaient pour survivre.

Je ne devais être que l’ombre de moi-même quand ils m’emprisonnèrent et m’emmenèrent dans leur camp de pierre avec d’autres prisonniers au visage blême.

Là j’attendis des mois avant qu’une ambassade anglaise ne me délivre pour m’envoyer à Londres.

La nuit était descendue petit à petit. Daniel avait écouté sans l’interrompre le récit de la jeune fille sidéré par ce qu’il avait entendu. Elle avait vécu une expérience horrible que jamais il ne connaîtrait dans toute son existence. Lui qui avait mené une vie calme. Il se reprochait en cet instant ces crises d’angoisse qui le tenaillaient et pour lesquelles il n’avait aucune explication. Candy lui échappait plus sûrement que si elle lui avait préféré un rival. Elle appartenait à un autre monde, un monde qui était la vraie vie. Une vie de souffrance et de solitude !

Elle se taisait. Les genoux repliés sur elle, elle contemplait les étoiles.

Des promeneurs discutaient à voix basse en passant sur le sentier. Ce n’étaient que deux ombres indistinctes qui se perdirent dans l’obscurité. Un grand silence s’était abattu entre eux. Et le jeune homme ne trouvait rien à dire si ce n’est à lui serrer la main.

LA DECOUVERTE

 

Le lendemain de ce récit poignant, Daniel parcourait la plage la tête encore pleine des images affreuses qu’avait évoquées l’histoire de sa cousine. L’endroit était quasiment désert si ce n’est quelques pêcheurs qui ramassaient des coquillages rejetés par la marée.

Le cœur meurtri mais plein d’espoir, il ne pensait plus à cette histoire angoissante qui l’avait tenaillé auparavant. Le goéland mort ne hantait plus sa vie. Le cœur en paix, il avait foi en l’avenir en se demandant si elle accepterait de le revoir cette nuit.

Soudain, des cris se firent entendre. Les pêcheurs avaient interrompu leurs activités et s’étaient rassemblé au bord de l’eau la tête penchée en avant pour observer quelque chose.

Daniel s’approcha du groupe qui instinctivement s’écarta pour le laisser passer.

Alors il vit. L’oiseau mort qui l’observait de son regard noir.

Le goéland à la tête éclatée comme par une balle exactement semblable à celui qui l’avait abattu le jour de la régate.

L’océan ne l’avait pas abîmé et aucun prédateur ne paraissait s’y être intéressé.

Un grand frisson parcourut le jeune homme qui recula d’effroi. Le cœur battant, le regard exorbité, il regardait le cadavre sans comprendre. Les pêcheurs l’observaient à présent inquiets par le visage blême du jeune homme et son air épouvanté.

Brutalement, il jeta un dernier coup d’œil à l’oiseau qui le poursuivait de son regard mort et poussa un cri d’horreur. Il tourna les talons et s’enfuit des lieux en poussant un hurlement. Cette plage si paisible se transformait en enfer. Chaque pas qui s’enfonçait dans le sable semblait plus lourd. Le sentier, la route. Fuir ! fuir ! Les oiseaux là-haut le regardaient d’un air indifférent en tournoyant dans le ciel lumineux.

Ne sachant où aller, il parcourut la route qui longeait la plage. Se mettre à l’abri ! Il fonça dans le sentier et courut tout droit chez Candy.

La maison en bois blanc semblait dormir avec ses persiennes closes Tout paraissait silencieux. Les oiseaux dans le ciel s’étaient rassemblés en nombre nombreux. Ils se regroupaient pour l’attaquer, pour venger la mort de l’un des leurs.

Il tambourina à la porte.

_ Candy ! Candy au secours ! Candy !

Une servante noire lui ouvrit la porte et l’observa les yeux ronds.

_ Missié désire ?

_ Mlle Candy s’il vous plaît ! L’infirmière !

La dame à forte corpulence l’observa en agrandissant ses yeux.

_ Quel nom dites-vous, missié ?

_ Candy neige André !

_ Il n’y a personne de ce nom là ici, missié ?

Daniel la regarda sidérée.

_ Mais si l’infirmière

_ Il n’y a pas d’infirmière ici, missié ?

_ Votre maître il est malade, non ?

_ Oui missié ?
_ Alors une infirmière doit venir le voir ?

Cette conversation avait un ton absurde. Il prenait conscience qu’il devait avoir l’air bizarre, pâle échevelée à demander une infirmière en tapant à une porte inconnue.

_ Oui Missié !

_ Alors vous voyez bien

_ Mais elle ne vit pas ici ? et de plus elle s’appelle Mlle Franc

 

Interloqué, il recula d’un pas.

_ Franc !

_ Oui missié ! tenez la voici !

Il se retourna brutalement. Une jeune femme brune, au visage quelconque, les cheveux noirs retenus par une queue de cheval venait de faire son apparition en ouvrant le portillon qui menait au bungalow. Ses lunettes lui donnaient un air sévère. Elle s’avançait la tête basse comme perdue dans ses rêveries. C’était la jeune fille qui parlait à Candy un soir sous le porche de ce bungalow.

Daniel en était sûr.

_ Mlle Franc !

Elle releva la tête étonnée par la présence de ce jeune homme qui paraissait souffrant tant il semblait pâle.

_ Oui ! Elle lui sourit gauchement comme si elle était peu habituée à ce genre de prévenance.

_ Excusez-moi ! Il s’avança vers elle. L’entraînant sous un palmier haut et dominant les autres arbres, il lui demanda brutalement.

_ Est-ce que vous connaissez une infirmière du nom de Candy Neige André ? Est-ce qu’elle ne vous a pas remplacé ces derniers temps ? Cette servante ne veut rien me dire.

Franc aux premiers mots de la question le regarda en écarquillant les yeux.

_Candy ! Candy !

_ Oui vous la connaissez ! je le vois bien et il saisit par les épaules pour lui demander :

" Où est-elle ? Il faut que je lui parle immédiatement ! "

Elle l’observait sans comprendre. Ses yeux verts le regardaient comme si elle avait affaire à un dément.

_ Mais, de quoi parlez-vous ? Vous auriez vu Candy ici, récemment ?

_ Oui bien sûr !

_ Vous êtes malade et vous me faîtes perdre mon temps. Elle se dégagea de lui d’une brusque poussée et poursuivit son chemin.

Daniel s’interposa sur sa trajectoire.

_ Pourquoi dîtes-vous que je suis malade ? Je vous ai dit que je l’ai vu comme je vous vois.

_ Mais parce que Candy est morte.

Brutalement, la réalité bascula dans un tourbillon terrible qui lui donna la nausée. Le ciel et la terre ne furent plus qu’un pâle décor sur lequel il ne pouvait se reposer.

_ Vous …Candy morte !

_ Oui ! On était toutes deux volontaires pour le front ! Seulement on nous a envoyés à Mers-el-Kebir ! Notre camp a été bombardé par les Allemands. J’ai été la seule survivante avec Mr Chrison qui est présent ici. Candy m’a sauvé la vie. Elle m’a plaqué contre un monticule de terre avant que l’avion ne bombarde le camp. C’est grâce à elle que je suis en vie.

Daniel ne pouvait croire ce qu’il entendait.

_ Vous mentez ! Vous êtes une menteuse. Candy est vivante ! Je l’ai vu le jour de la régate. Elle était sur la plage. Et puis, je l’ai vu vous parler sous le porche de cette maison.

_ J’ai parfois l’impression moi aussi qu’elle est encore vivante, interrompit-elle d’une voix songeuse.

_Et puis, l’autre jour, elle m’a empêché de me suicider alors que je voulais expier le crime du goéland.

_ Le goéland ! Répéta-t-elle sans comprendre.

_ Oui le jour de la régate ! J’ai abattu un goéland qui tournait autour de notre bateau.

Franc leva le nez au ciel comme frappé de stupeur.

_ C’est curieux que vous me dites ça. Le jour où Candy est morte, j’avais cru voir, moi aussi, un goéland dans le ciel. Mais ça devait être une hallucination. Ce dont vous êtes victime visiblement dite en le regardant froidement dans les yeux. Il y a de bons instituts où on soigne ce genre d’affection de nos jours.

Ayant conclu là cette étrange conversation, elle le laissa là en proie à ses angoisses. Là haut dans le ciel les oiseaux chantaient à tue-tête pour saluer le jour.

_ Non ! Pas ça ! Pas Candy ! morte non !

Le goéland ! Le jour où il avait abattu ce goéland, ce jour-là, elle lui était apparue, belle, le regard sombre.

Tout avait commencé avec ce satané oiseau !

Il courut sur la plage pour retrouver le cadavre de l’animal qui devait croupir au bord de l’eau. Mais il eut beau fouiller la plage tout entière. Il n’y avait plus d’oiseau, plus rien. Les pêcheurs s’en étaient allés vaquer à leurs occupations, remplacés par des surfeurs au cœur joyeux qui ignoraient tout de sa peine.

Il restait là, debout sur la plage, le regard fixé de peur sur les goélands qui tournaient autour de lui, le cernant de leurs ailes blanches. Ils formaient un cercle impénétrable qui l’empêchaient de voir quoi que ce soit. Le monde n’était plus qu’un tourbillon nauséabond qui sentait les algues des profondeurs et le poisson pourri.

CONCLUSION

Le policier, Lester Chester, recouvrit le visage affreusement mutilé du jeune homme. Il avait vu des choses étonnantes dans sa vie mais certainement pas ça. Il n’avait pas envie de revoir cette bouillie infâme qui avait dû être un être humain, un jour : un être comme lui

Les touristes se pressaient sur la plage autour des forces de police qui empêchaient les journalistes et les curieux d’approcher.

Le commissaire Pedro Gonsalez, adipeux, les cheveux gras, fit la grimace.

_ Une drôle d’affaire Lester ! Commenta-t-il à l’intention de son adjoint le plus proche.

_ Oui, Mr le commissaire !

_ Attaqué par des oiseaux c’est la première fois que j’entends parler de ça.

_Moi aussi, Mr le commissaire !

Des ambulanciers chargèrent le corps mutilé dans un véhicule. N’ayant plus rien à voir, la foule s’éloigna frappée par cette terrible affaire.

Seule une jeune femme blonde, vêtue d’une blouse d’infirmière, resta sur la plage à observer les lieux vides où ne restait qu’une trace informe : celle du lieu du crime.

Rassérénée, elle s’envola.

© Lachesis - avril 2003