Tentation
par Helena


 

Chapitre 1

Interrogations



Seule sur le quai de la gare, Annie attend son train.


Elle se remémore avec émotion ces quelques jours passés avec Candy à la Maison de Pony. Sur sa seule initiative, elle est restée passer quelques jours avec son amie la plus chère dans son premier foyer… sans Archibald, contre l’avis de sa mère, avec l’approbation implicite de son père. Elle est heureuse d’avoir renoué avec Melle Pony et Sœur Maria, mais mesure toute la distance qu’elle a pris avec la Maison de Pony. Contrairement à Candy, elle ne voit plus cet endroit comme son « chez-soi », et elle est contente de reprendre le train pour Lakewood. Bien sûr, elle gardera contact avec ses « premières mères », mais à sa façon… peut-être comme bienfaitrice, ou « marraine ».


Tout à l’heure, c’est Jimmy qui l’a conduite à la gare : comme c’est amusant de se déplacer en carriole ! Annie s’amuse beaucoup de l’entendre appeler Candy « Chef », comme si celle-ci était restée âgée de 10 ans ! Jimmy avec son caractère frondeur, son chapeau de cow-boy, son affection pour son père adoptif, Mr Cartwright, la fait penser à Tom, dont l’adoption a précipité leur destin à elles deux. Que seraient-elles devenues si elles n’avaient pas rencontré Mr Brighton ? S’il n’avait pas adopté Annie ? Si Candy, en larmes, n’avait pas rencontré « le prince des collines », qui finalement était à la fois l’oncle William et Albert ?


Un appel l’arrache à ses pensées.


- Annie ! Annie ! Tu es là ?

- Tom ? Oui, oui, je suis là. houhou !


Tom arrive, essoufflé.


- J’avais peur de te rater. Il faut que je te parle à tout prix.

- Bien sur… (elle se demande de quoi !) écoute, mon train arrive dans ¼ d’heure, il ne faut pas que je le manque. C’est très urgent ?

- Il faut que je te parle aujourd’hui, et hors de présence de Candy.


Que se passe-t-il ? Tous les deux s’assoient sur un banc, au bord du quai. Tom a enlevé son chapeau, et le tourne, cherchant visiblement ses mots.


- Candy et Albert, qu’y a-t-il entre eux ?

- Tu es toujours aussi direct ! Personne d’autre n’ose poser la question, même pas Melle Pony ou Sœur Maria.

- Alors ?

- Du côté de Candy, je pense qu’il n’y a que de l’amitié, et de la reconnaissance. Il l’a soutenue et protégée pendant de longues années difficiles.

- Et lui ?

- Eh bien, je me posais la question. Archi en a parlé à ses parents, qui n’avaient jamais rencontré Candy avant le décès d’Alistair. Ils ont été eux aussi frappés par sa ressemblance avec la défunte sœur d’Albert, tu sais, la mère d’Anthony. Il doit la voir comme une « autre soeur », et c’est comme ça qu’il en parle dans la famille.

- Et tu pense que c’est tout ?

- Tu m’as l’air bien curieux, Tom !

- Tu sais, c’est une question que je me pose depuis ce repas, où nous nous sommes tous retrouvés, et où j’ai rencontré pour la première fois Albert. J’ai tout de suite vu qu’il ressemblait à Anthony,et j’ai trouvé ça bizarre. Encore plus ce qu’il a révélé : il s’occupe quand même de Candy depuis des années, c’est bizarre, de toujours se cacher alors qu’on n’a rien à se reprocher.

- J’avais oublié que tu connaissais Anthony, toi aussi. Tu sais, Albert est l’héritier d’une très grosse fortune, mais c’est quelque un de très simple, qui n’aime pas beaucoup les conventions du monde.

- N’empêche que c’est une drôle d’histoire. Mais c’est vrai qu’il arrive toujours de drôles d’histoires à Candy ! Toi comme moi, nous avons eu des vies comme nos parents adoptifs le voulaient, bien dans les règles, ça ne risquait pas de nous arriver.


Annie est surprise par la réflexion de Tom, mais elle est exacte : il a été adopté par un fermier, s’est passionné pour la ferme et son activité, la reprendra sans doute et se mariera avec une jeune fille du village… et elle ? Elle s’est pliée à tous les souhaits de sa mère, évoluant gracieusement dans de jolies robes, elle n’a pas défrayé la chronique au Collège, a noué des liens « sérieux » avec un jeune homme de « bonne famille », et prend la même voie que Mme Brighton : fiançailles, mariage, réceptions, œuvres de bienfaisances…


Tandis que Candy !


- Elle est comme Terry, indépendante et intègre, pense Annie à haute voix.

- Qui est Terry ?

- Un garçon qui était au Collège en même temps que nous. C’était l’éternel provocateur, très narquois, mais avec un cœur d’or, finalement. Son père est Duc, mais il a quitté le Collège pour venir aux Etats-Unis, tout seul, et a renoncé à son héritage.

- Il avait un lien avec Candy ?

- Tu n’es pas au courant ? Candy aimait tendrement Anthony, mais Terry, c’était son grand amour. Ils se sont revus en Amérique, devaient se retrouver pour vivre ensemble, mais ils ont du se séparer à la suite d‘un évènement dramatique. C’est toujours un déchirement pour Candy, je suis persuadée qu’elle pense toujours à lui chaque jour.


Le sifflet du chef de gare retenti, Annie n’a pas le temps d’en dire plus.


- Déjà le train ! Il ne faut pas que je le rate !

- Tiens, Annie, voilà ta valise.


Tom accompagne son ancienne camarade jusqu’au wagon, Annie monte, le sifflet retenti à nouveau.


- Au revoir Tom, au revoir !


Le train s’éloigne, et Tom agite la main. En le regardant, Annie remarque soudain sa pâleur.


- Pourquoi a-t-il posé soudainement toutes ces questions ? Par esprit « fraternel » ? Parce que l’histoire de Candy l’intrigue ? Ou alors- est-il possible que lui aussi ait succombé au charme de son amie, comme les autres : Anthony, Terry, Daniel, et peut-être.

Chapitre 2

Deux visiteuses, un même appel


- Voilà, c’est fini !

- Je n’ai même pas eu mal !

- Je l’avais bien dit, que vous n’alliez pas sentir la petite piqûre avec mes grimaces magiques !


Joignant le geste à la parole, la jeune infirmière en uniforme de fortune affiche une nouvelle grimace pour la petite fille suivante, qui en oublie elle aussi le vaccin en éclatant de rire. Melle Pony et Sœur Maria observent la scène en souriant. Candy est très attentionnée avec les enfants, à la fois professionnelle dans ses gestes d’infirmière, et tellement drôle avec ses mimiques. Elles échangent un regard, et se comprennent : la petite fille a grandi, mais y a gagné en douceur, en réflexion, l’apprentissage de Melle Marie-Jeanne aura loin d’avoir été vain.


La séance de vaccination est finie, les enfants sont dehors à comparer les traces de piqûres.


- Et si je préparais un thé ? Qu’en dites-vous ?

- J’allais le proposer. Fais donc une pause, Candy, je m’en occupe.


C’est à ce moment que John arrive en courant


- Voilà Cookie, voilà Cookie !

- Cookie ? Tu en es sûr ?

- Oh mon dieu, pourvu qu’il n’essaye pas encore de se cacher après avoir fait une « bêtise ».


Candy et ses « mères » se sont précipitées dehors. Effectivement, c’est bien Cookie qui apparaît au bout du chemin, mais il n’est pas seul… deux jeunes filles l’accompagnent, et leur présence la laisse clouée sur place.


- Tu les connais, Candy ? S’enquière Melle Pony

- Oui… Celle de droite est la fille du Capitaine du Seagull, Sandra, et celle de gauche travaillait chez les Legrand avec moi.

- Oui, oui, je la reconnais, dit Sœur Maria. Quand John était allé te voir, elle avait monté un petit scénario pour que tu passes pour « la fille de la maison ».

- Mais que font-elles ensemble ?


Arrivant devant Candy, Sandra et Dorothée semblent à la fois soulagées de la trouver, mais gênées par la présence des directrices du Foyer, et l‘attroupement des enfants rendus curieux par l‘arrivée des visiteuses. Melle Pony, délicatement, propose alors


- Bonjour Mesdemoiselles. Vous connaissez Candy, n’est-ce pas ?

- Oui Madame,

- Eh bien, ma petite, qu’attends-tu pour les faire rentrer ? Nous allions justement prendre un thé.


La scène est étrange… Assis autour d’une table, Dorothée et Sandra semblent « dans leurs petits souliers », Melle Pony et Sœur Maria interrogatives malgré tout, et Cookie embarrassé . Dorothée rompt le silence


- C’est drôle, Candy, tu n’as pas vraiment changé depuis ton départ de chez les André.

- Toi, par contre, Dorothée, je te trouve beaucoup moins sereine que dans mon souvenir. Et toi aussi, Sandra, tu as l’air inquiète.

- Je vais vous laisser, annonce Cookie. Moi, j’ai juste accompagné Sandra qui voulait te voir à tout prix pendant que le Capitaine n‘était pas là, et je dois être revenu au Port pour le prochain embarquement. Content de t’avoir rencontré dans le train, Dorothée, et de vous avoir revues, les dames de chez Pony ! A bientôt !


Cookie enfonce sa casquette, fait un clin d’œil et s’en va sur ces mots. Devinant que sa présence empêchait Sandra de parler, Candy se tourne vers elle.


- Eh bien, Sandra, que se passe-t-il ?

- Oh Candy, j’ai besoin d’aide… j’ai tellement honte, tellement peur que mon père découvre tout ! Aide-moi, je dois me cacher, je t’en prie !

- Te cacher ? Mais pourquoi ?

- J’ai revu Charlie. Tu sais, il a finit sa peine de prison (Sœur Maria sursaute) et est devenu soldat. Il est revenu pendant quelques semaines, nous nous sommes retrouvés. Il était tellement beau dans son uniforme, ce qu’il racontait sur la guerre semblait tellement effrayant… tu sais, depuis toute petite, il m’impressionnait beaucoup.

- Oui, je me souviens. C’était le chef de votre petite bande, et toi, tu étais la seule fille.

- La veille de son départ, je l’ai vu sans toute la bande et.. euh.. Nous avons passé la nuit ensemble.

- Vous êtes fiancés ? S’enquiert Melle Pony

- Oh non, Madame. Mon père m’avait interdit de fréquenter Charlie et sa bande, surtout depuis qu’ils avaient des problèmes avec la police (Sœur Maria sursaute à nouveau). Candy, je suis venue me cacher ici pour que mon père ne me voit pas avant plusieurs mois.

- Plusieurs mois ? S’exclament Candy et Sœur Maria

- Je crois comprendre… vous êtes enceinte, n’est-ce pas ? reprend Melle Pony.

- Oui. Je ne savais pas quoi faire, et puis je me suis souvenue de la fugue de Cookie, et du récit qu’il avait fait de votre « maison ». Vous accueillez bien les orphelins ?

- Les orphelins, mais pas les jeunes filles qui ont « fauté », s’exclame Sœur Maria. Imaginez la réputation que nous aurions ! Plus personne n’adopterait nos petits !


Sandra est blême, et Dorothée défailli. Courageusement, Candy reprend la parole


- Sœur Maria, vous pensez réellement que nous sommes tous là parce que nos parents sont morts ?

- Pourquoi dis-tu ça ?

- Parmi nous, tous les enfants que vous avez aimés et élevés, il y a ceux dont les parents sont montés au ciel, comme pour Jimmy, ceux dont les parents était pauvres, comme Annie qui avait une lettre dans son berceau, et puis les autres… comme moi. On ne sait rien sur mes parents.

- Candy a raison, Sœur Maria. Nos petits ne sont pas responsables des circonstances qui font qu’ils arrivent chez nous, et c’est notre devoir de..

- De les accueillir, oui, mais nous n’avons pas la même vocation pour les mères. Il y a des maisons pour ça.

- Les « foyers » , Ma Sœur ? Mais les enfants sont arrachés à leurs mère qui ne savent pas du tout ce qu’ils deviennent, et ils grandissent dans la honte. Moi aussi, j’attends un enfant sans être mariée, je dois me cacher avant sa naissance, et le mettre à l’abri après, mais je veux être sûre qu’il grandira malgré tout entouré d’affection, et que ses éducateurs ne lui reprocheront pas sa naissance. C’est pour ça que je suis venue dans la maison que Candy chérissait…


La dernière intervention est de Dorothée. Sur le coup de la surprise, toutes sont sans voix…


Chapitre 3

Une grave décision


Le regard de Sœur Maria va de Sandra à Dorothée. Elle est interloquée.


Les deux jeunes filles, qui ont à peu près le même âge que Candy, sont à première vue tellement différentes : Sandra est habillée comme un garçon manqué, elle a l’accent d’une fille qui a grandi près d’un port, un côté gouailleur qui rappelle Cookie ; Dorothée a la retenue qu’elle a du durement acquérir au service des Legrand, quand elle se faisait constamment rappeler son statut de « petite bonne » et apprenait à « être stylée » sous la férule de Madame.


- Qui aurait pu se douter qu’elles étaient dans la même situation ? Pense la religieuse. Il ne faut pas que je me fie aux apparences- et ce qu’elle dit sur les foyers pour « filles mères » est hélas vrai.


Dorothée, sur le coup de sa déclaration, est devenue écarlate.


- Vous attendez donc des enfants toutes les deux, si je comprends bien, dit Melle Pony. Eh bien, c’est avant tout une bonne nouvelle ! Un enfant, c’est avant tout une joie, de l’espoir, et pour nous (n’est-ce pas Sœur Maria ?) une nouvelle raison de vivre.

- Vous avez raison, excusez-moi pour mon emportement, Mesdemoiselles. J’avais oublié la vocation de notre foyer, tu as bien fait de me le rappeler, Candy. Par contre, je me demande où nous allons bien pouvoir vous loger, tous les lits sont pris.

- ça ne sera pas un gros problème : Melle Marie-Jeanne me propose de retourner à l’hôpital où j’ai appris mon métier dans cette lettre, je peux laisser ma place à Sandra.

- et pour moi ?, demande Dorothée.

- J’ai mon idée, dit Melle Pony : Tom m’a fait part de l’état de santé de son père. Il recherche une garde-malade, tu irais au Ranch Steeve.

- Tu te souviens de Tom, Dorothée ? Nous l’avions vu quand nous étions chez les André.

- Oui, oui : ce « petit cow-boy », qui s’était d’abord battu avec Mr Anthony, et qui finalement avait sympathisé avec lui et incité à participer à un rodéo ?

- C’est ça. Son père adoptif avait caché qu’il avait un problème au cœur, et c’est moi qui l’ai convaincu de se faire soigner. Vous avez raison, Melle Pony : Dorothée sera parfaite pour veiller sur lui, et je suis sûre que tu t’entendras bien avec Tom.

- Mais tu viendras nous voir, Dorothée et nous t’apprendrons à t’occuper de bébés et d’enfants, en même temps que Sandra. Vous aurez le temps de vous préparer à vos rôles de mères, toutes le deux, et de nous aider en même temps.

- Je mettrai quand même une condition, Melle Pony, intervient Sœur Maria. Sandra nous a dit qui était le père de son enfant, mais pour vous, Dorothée ? J’aimerais bien le savoir.


Dorothée redevient écarlate, et baisse la tête.


- Pourquoi voulez-vous le savoir ?

- Eh bien, mon enfant, pour savoir s’il y a une chance que le père et vous vous mariez, et éleviez ensemble ce bébé. Sinon, que pensez-vous en faire ?

- Je… je pensais vous le confier… le père de mon enfant ne va certainement pas le reconnaître, il ne m’aime pas, je dirais même qu’il me méprise et… il m’avait… obligée.


Un grand silence s’abat sur la pièce. Dorothée vient de dévoiler un lourd secret, Candy comprend alors pourquoi elle n’est pas allée trouver sa famille. Un doute lui vient.

- Est-ce que tu as été menacée ?

- Non, parce qu’il ne sait pas que je suis enceinte. Mais je ne retournerai pas chez les Legrand, je chercherai une autre place.

- Dorothée, je sais bien qui habite cette demeure. Je n’imagine pas Mr Desrosiers ou Jeff te faire ça, pas plus que Mr Legrand : c’est Daniel, n’est-ce pas ?


Dorothée éclate en sanglots… la déduction est exacte.


- Dorothée, quelque soit la position sociale des Legrand, vous êtes en droit de faire savoir ce qui s’est passé. Ne serait-ce que pour obtenir de l’aide pour l’éducation de votre enfant.

- Oh, Ma Sœur, je ne peux pas, j’ai trop peur. C’est tellement horrible, ce qu’il m’a fait. Et sa mère et sa sœur diront que j’invente tout ça, et me discréditeront auprès de toute personne qui pourrait m’employer. Non, non, je préfère rester cachée.

- Qui est ce Daniel , Candy ?, interroge Sandra, choquée par la réaction de Dorothée, visiblement terrorisée


Candy résume : Daniel Legrand, ce garçon gâté et égoïste, qui l’a fait tant souffrir, pendant qu’elle était au service des Legrand… Puis qui a cherché à lui nuire pendant des années, quand elle était au Collège, puis en École d’Infirmière, et qui, finalement, avait voulu forcer un mariage contre son gré.


- Mais il est abominable ! Et personne ne l’arrêtera jamais ?

- Si, moi, j’avais été protégée par ses cousins, puis par Albert. Mais toi, Dorothée, tu ne pouvais compter que sur toi. En as-tu parlé à quelque un d’autre ?

- J’avais trop peur. Candy, je pense… je pense qu’il est devenu fou.

- Pourquoi ?

- Il n’a pas fait attention à moi pendant des années, et semblait même ne plus me voir. Et puis, au Printemps dernier, il était venu dans sa maison, et a commencé à me « tourner autour ». Il s’était souvenu que nous étions toutes les deux à leur service en même temps, et que nous étions devenues amies.

- Et alors ?

- Alors, Mme Legrand m’avait attribué ton ancienne chambre. Et une nuit, il est venu, après avoir bu toute la soirée seul dans le salon… il a enfoncé la porte et il m’a… il m’a…

- Tu n’es pas obligée de tout me dire.

- Tu sais, cette nuit-là, il m’appelait « Candy » et n’avait jamais prononcé un autre nom. Les autres fois non plus…


Candy et ses éducatrices échangent un regard horrifié. Daniel Legrand s’est vengé : n’ayant pas eu celle qu’il désirait, quand Albert s’est opposé au mariage, il s’en est pris de la plus basse façon, sur Dorothée. Mais les révélations de cette dernière laissent penser qu’il a du perdre la raison. Melle Pony prend une inspiration et reprend la parole.


- Vous avez toutes les deux bien fait de venir. Nous vous aiderons à attendre vos enfants, qui ne sont nullement responsables des circonstances. Par contre, nous allons exceptionnellement mentir, pour le bien de tous.

- Mentir ?

- Nous dirons tous que vos fiancés sont morts à la guerre, ça vous donnera une respectabilité, et personne ne viendra vous ennuyer. Etes-vous d’accord ?

Chacune des personnes acquiesce. Toutes sont désormais liées par le secret.


Chapitre 4

Une amie de collège


Réajustant ses gants, Elisa se regarde avec complaisance dans le reflet de la porte vitrée.


Une fois encore, le couturier de sa mère a fait des merveilles : la robe met en valeur sa carnation de rousse, et épouse sa silhouette tout en minceur sans pouvoir être perçue comme « indécente »- en fait, elle est juste assez affriolante pour attirer les regards masculins sans choquer les dames de la soirée. Rien à voir avec la tenue d’Annie, au bras d’Archibald, qui fait encore « petite fille » au yeux critiques de Melle Legrand.


Alors qu’elle s’apprête à rejoindre son frère, Elisa entend un rire qui la fait se retourner.. Elle l’aurait reconnu entre 1000 : celui de Louisa, son amie du Collège Royal de St Paul ! C’est bien elle : elle est accompagnée (ou plutôt, elle accompagne) une homme barbu et ventripotent, plutôt âgé, dont le visage est familier à Elisa, mais d’où ? Rapidement, Elisa fend le groupe qui les sépare.


- Louisa ! C’est bien toi ?

- Elisa… toi ici ? Mais oui, c’est vrai, ta famille était à Chicago.


Les deux filles se retrouvent avec bonheur, sous le regard amusé de l’homme mystérieux qui accompagne la jeune anglaise.


- Mais je ne savais pas que tu avais des relations en Amérique, ma petite coquine. Tu me présentes ton amie ?

- C’est Elisa Legrand, nous étions toutes les deux au Collège Royal de Saint Paul.

- Et nous étions les meilleures amies du monde ! Oh, comme je suis contente de te revoir. Et vous, Monsieur, vous êtes un parent de Louisa ?

- Le diable m’en préserve (l’homme éclate de rire), sans ça, elle ne serait pas ici pour m‘amuser. Et tu ne porterais pas cette jolie bague, hein ?


Familièrement, l’homme exhibe la main de Louisa, et la sert contre lui en la prenant par la hanche. Elisa remarque alors la tenue de son amie… très seyante, certes, et même un peu trop.. Trop décolletée, trop courte, et ce maquillage ! C’ est alors que la voix de Mme Legrand interrompt


- Elisa, rejoins-nous dans la loge, la Tante Elroy nous attend.


Mme Legrand considère avec sévérité le couple avec qui sa fille parle. Elisa s’empresse d’aller la retrouver, mais souffle discrètement à son ancienne complice « Retrouve-moi pendant l’entracte devant les coulisses ! ».


Pendant l’opéra, elle trouve du mal à se concentrer. Louisa à Chicago, quelle surprise ! Jamais elle n’aurait imaginé retrouver ici sa meilleure amie, qui avait du quitter rapidement le Collège à l’annonce de la ruine de son père. Elle est heureuse de la revoir, mais se demande ce qui a bien pu lui arriver depuis… Louisa incarnait la parfaite « jeune fille du monde », elle ne connaissait que la richesse et les vœux exaucés, comme elle, et ça avait créé des liens entre elles. Elles s’étaient souvent liguées pour obtenir le discrédit de Candy, estimant chacune que l’orpheline n’avait rien à faire au Collège, et avaient presque réussi à la faire renvoyer.


Au premier baisser de rideau, Elisa se lève, mais est arrêtée par sa mère.


- Où vas-tu ?

- Me « repoudrer le nez », Maman.

- Je te défends de reparler à cette fille. Je t’expliquerai, mais tu m’as bien comprise ?

- Oui, Maman.


Elisa sort de la loge, intriguée par la réaction de sa mère. Celle-ci s’est exprimée en chuchotant, pour ne pas être entendue par la Tante Elroy, mais le ton était clair.


- Tant pis, pense la jeune Legrand, je veux savoir ce qui s’est passé. Et puis, ça ne sera pas ma première cachotterie avec Maman !


Devant les coulisses, Louisa attend, agitant son éventail. Son allure voyante attire des regards masculins, mais elle n’a pas l’air de s’en soucier- par habitude ?


- Raconte-moi ! Lui assigne Elisa, toujours aussi autoritaire.

- Et bien voilà… J’étais rentrée chez mes parents, qui avaient vendu tous leurs biens immobiliers à part une maison à la campagne. C’était d’un ennui terrible ! Moi qui me préparait à mon entrée dans le monde depuis des années ! J’étais condamnée à rester avec eux, et pour finir, Maman m’a conseillé de chercher un emploi de « dame de compagnie » ou de « gouvernante », puisqu’ils ne pouvaient pas me fournir une dot. Tu sais, ça m’enlevait toute chance de mariage…

- Oh, ma pauvre Louisa, toi « fille de compagnie », tu méritais tellement mieux ! Et tu as refusé, j’imagine ?

- J’ai tenu bon pendant plusieurs mois. Et puis un jour, Philip Gold, le plus gros créancier de mon père est venu à la maison pour récupérer sa dette, du moins une partie. Mon père a été obligé de le garder à dîner, et il m’a remarquée.

- Remarquée ?

- Oui… il a proposé de réduire de moitié la dette à rembourser s’il pouvait repartir avec moi pendant un an. Et si, au bout d’un an, je lui « donnais satisfaction », il m’épouserait sans dot, et mon père n’aurait plus de dettes.

- Et tes parents ont accepté ? s’exclame Elisa

- Non, tu penses bien. Par contre, moi, je ne demandais qu’une chose : retrouver les belles robes, et découvrir les voyages, les bijoux… alors, le lendemain, j’ai pris un cheval et je me suis enfuie. J’ai rejoins Philip à son hôtel (j’avais retenu le nom dans la conversation), et depuis, je l’accompagne.


Elisa est sidérée… son amie est devenue une cocotte, délibérément ! Contre tous les principes de leur éducation, reçues dans leurs familles et au Collège ! Mais il faut bien reconnaître que la bague est ornée d’un beau diamant, sûrement coûteux.


- Et tu te plais avec lui ?

- Oh… (Louisa rougit) pas vraiment. Tu sais, il a des drôles de manières, il n’est vraiment pas un gentleman comme j’en rêvais. Et puis, j’ai bien vu que des personnes « du monde » me tournaient le dos, comme ta mère tout à l’heure, qui m’avait déjà rencontrée, pourtant ! C’est sans doute parce qu’ il est lié au « milieu », et nous sommes à Chicago pour ça, pour ses « affaires ».

- Tu pourrais retourner chez tes parents ?

- Ils ne veulent plus entendre parler de moi. Non, ce que j’espère, c’est rencontrer pendant une soirée ou une fête quelque un qui me convienne mieux, et qui refasse de moi la dame que je dois être.


Une idée surgit alors dans la tête d’Elisa.


- Écoute-moi, Louisa et si je te faisais rencontrer un célibataire, très riche, avec beaucoup de relations, tu saurais l’intéresser ?

- Crois-moi, Elisa, j’ai appris beaucoup de choses depuis le Collège, surtout avec Philip (et même si ça me dégoûtait). Mais pourquoi ferais-tu ça ? C’est risqué pour toi, non ?

- Parcequ’une fois mariée avec lui, tu pourrais enfin faire sortir cette fichue Candy de ma vie…Et en plus, ma petite Louisa, tu ne sais pas le meilleur, il est jeune et beau, mais je ne peux pas l’épouser moi-même puisque c’est mon oncle.


Les deux amies se regardent, et sourient- la complicité est renouée, Candy n’a qu’à bien se tenir !

Chapître 5 - Baisers volés


Arrivé devant la porte de la chambre d’enfants, où une infirmière lui avait indiqué qu’il trouverait Candy, Tom prend une inspiration. Des rires parviennent de l’intérieur, ce qui semble étonnant dans un hôpital- mais si Candy est là, ça explique beaucoup de choses, elle a toujours eu un talent comique.


La porte s’ouvre avant qu’il n’ait le temps de frapper, et l’infirmière sort vivement et le heurte.


- Pardon, Monsieur, je ne vous avais pas vu…oh ? Tom ? Que fais-tu là ?

- Je te cherchais- au fait, Bonjour Candy !

- Est-ce que tu as du ramener ton père ? Il a fait une rechute ?

- Non, non, je suis venu tout seul. Mon père est au Ranch, avec Dorothée. Est-ce que je peux te parler ?

- Me parler ? Mais Tom, j’ai un service à assurer. Écoute, retrouvons nous à l’heure du déjeuner, nous mangerons des sandwichs. Dans le parc, devant le bassin, à midi, d’accord ?

- Si tu veux.


Tom a répondu sans grande conviction- qu’attendait-il ? Qu’elle lui saute au coup, et le suive sans discussion ? Ce serait mal la connaître : Candy n’en a toujours fait qu’à sa tête (ou presque) depuis qu’il la connaissait. En la regardant s’éloigner dans le couloir, il est doublement troublé : de retrouver la petite fille qu’il a toujours connu, et de rencontrer une jeune femme insoupçonnée jusque récemment. Poussant un soupir, il prend le sens inverse, vers la sortie : tant qu’à manger des sandwichs, autant aller les chercher en attendant.


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Pendant ce temps, à New York…

Assise derrière le metteur en scène, Suzanne admire Terry qui répète Hamlet. Une fois encore, il joue brillamment une tragédie de Shakespeare, et sait fasciner le spectateur. Il est étonnant dans le rôle du prince qui joue la folie, et celle qui interprète Gertrude, la mère d’Hamlet, lui donne magnifiquement la réplique : le directeur de la compagnie a fait appel à… Eléonore Baker ! Jusqu’à ce jour, chacun avait appris son texte chez lui, mais là, réunis sur scène, la ressemblance est criante entre eux, et l’interprétation en prend encore plus de profondeur.


- Ils sont incroyables, n’est-ce pas, Suzanne ?

- Oui… je crois que je n’ai jamais vu Terry atteindre ce niveau.

- Je suis bien d’accord. Il est avec celle qui le rend à son rôle de fils, nous aurions sûrement eu le même résultat si Candy avait joué Juliette.


Suzanne sursaute, et se retourne vers Karine- Karine, sa rivale, qui avait finalement joué Juliette à sa place ! Non, elle ne semble pas agressive, pourtant elle regarde pourtant Terry curieusement.


- Mais Candy n’est pas une actrice ! Et puis d’abord, d’où la connais-tu ?

- Je l’avais rencontrée, peu de temps avant la première, alors que je ne devais être que ta doublure. Tu as raison, Suzanne, elle n’a rien d’une actrice, mais c’était bien elle la femme de la vie de Terry. Et je suis sûre qu’il pensait à elle à chaque réplique, et que ce n’était ni à toi, ni à moi qu’il s’adressait vraiment. Dommage, d’ailleurs, il a tout pour plaire.


La répétition de la scène prend fin. Terry quitte la scène, sans échanger un mot avec sa mère, qui le suit du regard. Encore une fois, son fils la rejette, il a refusé toute conversation à titre personnel entre eux. Elle aurait tant voulu qu’ils se parlent à cœur ouvert, qu’il se confie et sollicite son avis sur ce qu’il vit, ce qu’il doit faire… Par la rumeur, elle sait qu’il ne s’est engagé auprès de Suzanne que par culpabilité- elle a aussi entendu parler d’une mystérieuse jeune fille qui était venue le retrouver pour la première de « Roméo et Juliette », et que le personnel de l’hôpital aurait vu repartir en larmes après une tentative de suicide de Suzanne.


- Non, je n’ai pas accepté ce rôle pour « relancer » ma carrière. Certains disent que je n’ai plus l’âge des « jeunes premières », mais en fait je voulais te voir, Terry. Et tu me fuis à nouveau, pense-t-elle dans sa loge. Qui était cette jeune fille ? Aurais-tu revu Candy, pour la quitter ?


Pour l’heure, Mère et Fils, à quelques mètres l’un de l’autre se posent chacun la même question. Les répétitions sont commencées, pourtant tous les rôles ne sont pas attribués : qui va jouer Ophélie, la fiancée tragique? Le metteur en scène refuse de le dévoiler. Avec les mêmes gestes, dans leurs loges, ils se démaquillent, scrutent leurs reflets sans y trouver une réponse.


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Assis sur l’herbe, Candy et Tom ont fini leur déjeuner. Elle se sent observée par son camarade d’enfance, et pourtant continue d’évoquer leurs souvenirs communs, petit à petit gagnée par une gène.


- Et ce soir où je t’avais découvert, t’entraînant au lasso, tu te souviens ? Comme c’était drôle, toi qui est devenu un vrai cow-boy, tu dois beaucoup mieux t’en servir que moi, maintenant ! Et ce jour…

- Candy, arrête de pipeletter. Je ne suis pas venu pour ça, je veux en savoir plus sur ta vie de maintenant.

- Ma vie de maintenant ? Et quoi, par exemple ?

- Est-ce que tu vas te marier avec cet Albert, ou rester vieille fille infirmière à Chicago ?

- Tu es bien indiscret ! C’est Melle Pony qui t’envoie ?

- Non, je viens à ma propre initiative. Écoute, depuis mes fiançailles ratées avec Daisy, j’ai repensé à ce que mon père voulait : qu’on se marie. Et je crois que ce serait une bonne idée.

- Nous marier ? Nous deux ? Mais enfin, Tom, nous sommes comme frère et sœur !

- Nous ne le sommes pas, et nous avons fini par grandir séparés. Moi, je veux créer une famille, mais pas avec n’importe quelle fiancée qu’on me proposerait encore en mariage arrangé.

- Et pourquoi moi ?

- Parce que je te connais depuis des années, et puis parce que tu as changé. Je t’ai découverte si belle, belle comme la femme que je veux.


Sans lui laisser le temps de répondre, Tom saisit Candy par les épaules, la tourne vers lui et s’empare de ses lèvres. Et elle se laisse faire ! Elle répond même au baiser !


- Il m’embrasse… avec quelle fougue… je me sens toute drôle, j’ai l’impression de partir… le soleil sur ma joue, l’odeur de l’herbe, un garçon qui m’embrasse… c’est comme avec...


Comme avec Terry, la première fois. Mais Candy n’est pas avec lui- elle ne le voit pas répondre lui aussi à un baiser qui l’a surpris, celui de Karine, ni lui caresser les cheveux…

© Héléna 2008-2009