Les reines blondes
par Helena

Sombre, le visage baissé, une casquette enfoncée, le jeune homme marche à vive allure.

Deux femmes se retournent :

Tu as vu ?

C'est lui, j'en suis sure !

Terrence ! Terrence ! Un autographe !

Terrence De Grandchester ne se retourne pas : il prend la fuite en courant, pour échapper à ces «admiratrices encombrantes» qui ne lui permettent pas de faire 3 pas dans la rue sans être reconnu... elles le poursuivent, bientôt suivies par d'autres qui ont reconnu le célebre acteur.

Terrence tourne à l'angle d'une rue, cherche un abri... une enseigne avec une boule de christal attire son attention : personne n'ira le chercher chez elle, que pourrait-il demander, lui, l'acteur à succès fiancé à la non-moins célèbre Suzanne Marlowe ? Il entre donc dans le bâtiment, et referme la porte.

Adossé contre le mur, il reprend son souffle. Une voix l'interpelle 

Vous venez pour connaître l'avenir, où les raisons du présent ?

La voyante qui le dévisage a un côté effrayant... le visage long, nez crochu, cheveux gris... mais son regard est bienveillant. Curieusement, Terrence se souvient alors de ce que lui a raconté sa camarade de collège à l'époque où il n'était encore que Terry, un jeune adolescent frondeur et insolent : Candy était allée voir une voyante avec son « tendre cousin » d'adoption, Anthony, qui lui avait dit à elle que les épreuves étaient terminées, et avait vu la mort prochaine d'Anthony. Terry en avait rit à l'époque, se moquant de la crédulité de son amie... ça avait encore été la cause d'une dispute !

Aujourd'hui, pourquoi ne pas demander « les raisons du présent » ? Souvent, Terry se demandait comment il en avait pu arriver là... bloqué par un mariage de raison comme son père, et tournant le dos à son véritable amour, Candy.

Je voudrais savoir ce qui m'a amené là où j'en suis. Je me marie dans une semaine, et je ne sais toujours pas si j'ai raison d'accepter...

Asseyez-vous, je vais tirer les cartes.

Les cartes sont battues rapidement, posées face contre le tapis. La veille gitane jette un coup d'oeil à Terry avant de les soulever.

Je sens que votre destin est lié à celui de quelqu'un que j'ai déjà vu... et qui a connu des évènements dramatiques alors qu'elle n'aurait du parcourir qu'un chemin bordé de roses...

« de roses »... mais c'est Candy ! Comment savez-vous ?

Taisez-vous. Je commence.

Concentrée, elle tire des cartes...

reine de coeur,

reine de pique,

reine de trèfle,

roi de coeur.

As de carreau.

Terry, tendu malgré lui, attend les commentaires.

Vous (le roi de coeur) êtes à la croisée de chemins de 3 reines blondes... celles qui ont les cheveux lisses et le même métier (reine de pique et de trèfle) sont liées sans le savoir puisqu'elle ne se sont jamais vues depuis l'origine... celle qui a les cheveux bouclés est faite pour vous, c'est la reine de coeur, mais vous êtes séparés à cause de la plus jeune aux cheveux lisses, et de l'as de carreau qui a aussi séparé les reines de pique et de trèfle. Réunissez toutes les reines et l'as de carreau, les questions seront résolues, et la reine de coeur retrouvera le destin de bonheur qui lui était destiné.

Terry est sous le choc... il devine sans peine que la reine de coeur est Candy, et devine que Suzanne est l'une des autres, sans doute la plus jeune. Qui peut être la 3ème reine blonde ? Cheveux lisses, le même métier que Suzanne et qui ne la connait pas... Eléonore, sa mère ! Ce serait elle ? Mais qui est l'as de carreau ? Il s'apprête à prendre congé...

Combien vous dois-je Madame ?

Rien... vous soulagerez ma conscience en revenant me voir avec votre reine de coeur, qui est toute jeune mais se bat depuis toujours pour son bonheur... je ne comprend pas pourquoi il lui a été refusé, ou repris si souvent... et vous aussi, vous méritez d'être heureux.

Dans la suite de l'hôtel luxueux, invitée par William Albert André, amateur de théâtre et futur mécène, Eléonore Baker s'interroge.

Au téléphone, cet homme lui a indiqué être une relation de Terry à Londres, et apprécier le théâtre... il souhaite s'engager dans des actions de mécénat et, connaissant le talent et la renommée d'Eléonore et ceux de son fils, les associer pour une action caritative.

La porte s'ouvre sur un grand homme blond, élégant, dont le visage est apparu à plusieurs reprises dans les journaux depuis son entrée officielle dans le monde des affaires et celui des mondanités.

Mme Baker ?

Mademoiselle... je ne me suis jamais mariée, mais vous savez déjà que j'ai un fils.

Terry, oui. Et c'est un plaisir de le retrouver, et de vous rencontrer. Ma fille adoptive va se joindre à nous, je pense que nous pouvons mettre en commun beaucoup d'idées : elle est infirmière, et proche des réalités de familles « nécessiteuses ».

Eléonore Baker est surprise d'entendre parler d'une fille de la famille André qui serait infirmière : ce n'est pas dans les usages de la bonne société ! Elle se souvient alors de cette camarade de collège, qui avait l'air d'être plus qu'une camarade pour Terry, qui se démarquait parmis toutes les « jeunes filles du monde » du Collège de St Paul : Candy ! Mais oui, c'est par son biais que Terry a du rencontrer Mr André.

Albert vient de faire servir un thé quand la réception annonce l'arrivée des « autres invités ». Ils sont conduits dans le salon, et là, c'est la surprise...

Candy s'arrête net, surprise de revoir Terry... ils ne se sont pas revus depuis New-York.

Terry, accompagné de Suzanne et de sa mère, ne peut détacher ses yeux de celle qu'il chérit toujours, et dont il avait tenté d'oublier le charme.

Suzanne arrête son fauteuil roulant à la vue de Candy, tourne la tête vers Terry dont le regard dit long sur ses sentiments, et éclate en sanglots.

Et, de façon surprenante, la mère de Suzanne blêmi et reste sans voix à la vue d'Eléonore, qui la dévisage à son tour, puis se tourne vers Suzanne... et s'approche d'elle.

Vous êtes Suzanne ?

Oui... (Suzanne s'efforce d'arrêter ses larmes), et vous, vous êtes Mme Baker, n'est-ce pas ? Comme je vous admire depuis mon enfance, j'ai toujours voulu vous ressembler, ça m'a donné envie d'être une actrice, comme vous.

Et vous y êtes arrivée, mon enfant. J'ai lu les articles sur le roi Lear, vous êtes en bonne voie. 

Suzanne lève les yeux vers Eléonore Baker, et souri. Oui, elle était presque au firmament, en jouant Le Roi Lear. Maintenant, elle vit sa carrière par procuration, à travers Terry. Serait-il possible qu'Eleonore Baker soit vraiment la mère de celui-ci, comme l'assurent certaines rumeurs ? Si oui, comme ce serait merveilleux... elle semble si douce, si compréhensive... rien à voir avec la sienne qui semble toujours chercher une vengeance de la vie.

Candy et Terry arrivent à détacher le regard l'un de l'autre, et se tournent justement vers Suzanne et Eléonore, également observées par Albert. Là, tout apparaît comme une évidence : on dirait une mère et sa fille! Terry a les yeux et la bouche d'Eléonore, mais la grâce, l'élégance, la blondeur de cette dernière se retrouvent exactement chez Suzanne. Et cette complicité spontanée, elle ne doit pas venir que du goût du théâtre, il y a autre chose. D'ailleurs, pourquoi la mère de Suzanne défaillit-elle ?

Mme Baker, que faites-vous là ?

Je vais me joindre à mon fils pour une action caritative initiée par Mr André et sa fille. Mais dîtes, je vous reconnais ? C'est vous, qui étiez à la clinique, avec moi, il y a 18 ans ?

Terrence est votre fils? Ce n'est pas possible, non, ce n'est pas possible... Suzanne, vient, nous rentrons.

Mme Marlowe, paniquée, saisit les poignées du fauteuil roulant. Elle doivent partir, s'éloigner au plus vite d'Eléonore et de son fils, sinon toute sa vie s'effondrerait ! Elle est bloquée dans son geste par Eléonore, qui la tient fermement.

Expliquez-moi. Suzanne est votre fille, que vous avez eue alors que mon bébé mourrait ?

Quel bébé ?, demande Terry

Une petite fille... j'ai eu une liaison passagère avec un autre homme que ton père, alors qu'il parlait déjà de me quitter. Enceinte, j'avais quitté temporairement la scène, nous sommes partis toi et moi dans une maison discrète, et le moment venu, je t'ai confié à la mère de ton ami Charlie. J'ai accouché dans une clinique, et je partageais la chambre de cette femme.

La mère de Suzanne tente de se dégager, en vain. Jamais on ne supposerait autant de force et de détermination chez Eléonore Baker, décidée à connaître la vérité qu'elle soupçonne de plus en plus.

Souvenez-vous... nous sommes arrivées le même jour à la clinique, mais vous êtes descendue au bloc avant moi. Quand j'y suis allée, j'avais entendu une conversation entre les sages-femmes : vous aviez eu une petite fille, mais toute fragile, et elles pensaient que le bébé ne survivrait pas longtemps. J'ai été anesthésiée pour l'accouchement, et quand je me suis réveillée, j'ai demandé mon bébé. Là, l'infirmière s'est penchée sur le berceau et a alerté le médecin... ma petite fille était morte.

Mais ce n'était pas de ma faute ! Vous me faisiez peur avec vos pleurs, alors j'ai voulu quitter la clinique avec mon mari et mon bébé pour retrouver ma maison, quoi de plus naturel ?

Je me souviens maintenant que tout le monde trouvait bizarre que vous repartiez aussi vite, après un accouchement difficile et surtout avec un bébé « fragile », sans le faire ausculter. C'était Suzanne ? 

Visiblement, Mme Marlowe ne sait quelle contenance prendre. Suzanne l'interroge à son tour.

Maman, Maman, c'était moi ? Réponds, je n'ai jamais entendu parler de cette histoire... par contre, tout le monde se demandait à qui je ressemblais dans votre entourage...

C'est justement la question que se posent les témoins de la scène. Terry, Candy, Albert, observant cette curieuse conversation à 3, ne peuvent s'empêcher de penser que Suzanne ressemble beaucoup plus à Eléonore Baker qu'à celle qu'elle a toujours pensé être sa mère. Une pensée vient subitement à l'esprit de Terry :

Suzanne, tu pourrais être la fille de ma mère, avec un échange au berceau : regardez-vous ! Je te l'ai déjà dit, je t'ai toujours vue et aimée comme une soeur, c'est sans doute parce que tu me rappelles autant Eléonore.

Cette famille est folle, s'écrie Mme Marlowe, viens, Suzanne, nous partons, et plus jamais tu ne les verras.

Non, Maman, je veux savoir. Papa n'est plus là, mail il n'a jamais semblé m'aimer comme sa fille, quand j'ai parlé d'être actrice, il avait seulement dit « il fallait s'y attendre ». Explique-moi !

Mise au pied du mur, la mère de Suzanne s'explique :

J'ai eu du mal à avoir mon enfant, et, après sa naissance. le médecin ne m'a pas caché que je ne pourrais pas en avoir d'autres. Quand ton père est arrivé, il a vu que le bébé ne respirait plus... alors que celui de Mme Baker, cette fameuse actrice que nous avions reconnue, dormait paisiblement, comme sa mère. J'ai supplié mon mari d'échanger les petites filles : c'était injuste ! Cette femme avait la beauté, la célébrité, la richesse, un enfant en plus, et moi rien de tout ça !

Comment avez-vous pu ? Oh, Maman, tu m'as tout caché pendant des années !

C'était pour ton bien. J'avais entendu le personnel dire que Mme Baker n'allait sûrement pas garder un enfant qui allait desservir sa carrière, qui n'aurait pas de père. Moi, je t 'aimais déjà, et ton père t'a acceptée par amour pour moi. Hélas, il a fallu que tu veuilles devenir actrice, et que dans ce maudit milieu tu rencontre celui qui t'a coûté ta jambe et ton avenir.

Mais Terry est mon frère ! Tu m'aurais laissé l'épouser ! Oh, mon dieu...

J'ignorais le lien entre ce garçon et cette femme légère. Maintenant, je comprends : ce milieu est tellement immoral ! Viens, ma chérie, partons, je te protègerai, et nous ne nous quitterons pas. Tu étais bien trop adorable pour devenir une de ces enfants abandonnés, tu comprends ?

La scène est insupportable... Candy choisi alors d'intervenir.

Je suis une enfant abandonnée, Madame, et j'ai construit ma vie. Mr André m'a adoptée, m'a donné une bonne éducation, mais j'ai choisi un autre destin et j'en suis fière. Nous ne sommes pas que ce que nos parents font de nous, mais aussi ce que nous choisissons d'être. Suzanne, que veux-tu ?

Je ne veux plus suivre cette femme. Vas-t'en, je ne veux même plus t 'appeler Maman ! C'est toi qui a poussé Terry à rester avec moi, comme tu m'as toujours culpabilisée... Vas-t'en !

Eleonore Baker a enfin lâché le bras de Mme Marlowe... celle-ci, sentant que Suzanne ne reviendra pas sur sa décision quitte la pièce. Le silence tombe.

Plusieurs semaines se sont passées. 

Suzanne est partie avec Eleonore Baker, qui se charge de lui redonner goût à la vie, et à sa carrière d'actrice. Elle a entre autres prévu de lui faire rencontrer Sarah Bernard, cette actrice talentueuse, qui, amputée, continue à jouer « malgré tout ».

Candy et Terry se sont retrouvés, avec autant de passion qu'autrefois, leurs chamailleries en moins... après ces épreuves, ils ont choisi de vivre sereinement. Il lui a parlé de la vieille voyante, dont elle se souvient, et, aujourd'hui, Candy vient la voir.

Vous me reconnaissez ?

Oui, tu es cette petite fille qui devait connaître le bonheur, et qui trouvait tant d'obstacles. Tu es aussi la reine de coeur de ce garçon brun. A-t-il réuni les reines ?

Oui, et nous nous sommes retrouvés. Je voulais vous remercier.

Veux-tu que je tire les cartes ?

Pourquoi pas ?

Tu es courageuse. Commençons.

Cartes battues, retournées, Candy et la gitane revivent la même scène que bien des années avant, quand la mort d'Anthony était apparue.

Tu ne le sais peut-être pas, mais tu as retrouvé ta vraie famille. Je vois ta mère parmis ses roses...

ça, je m'en doutais, et mon père adoptif aussi... mais par respect pour la mémoire de sa soeur, qui était sans doute ma mère, je ne souhaite pas en savoir plus. Vous savez, j'ai choisi l'indépendance, et je crois que si j'étais une vraie André, je ne mènerais pas la vie que je veux.

Je vois aussi tes amis, qui ont joué un grand rôle dans ta vie. Ta « soeur » va connaître le bonheur avec celui qu'elle aime depuis l'enfance, et qui a enfin renoncé à toi ; ils vont se marier, et partir en voyage de noces en Europe après la guerre... et ils retrouveront ton autre ami, celui qu'on croit mort, mais qui a perdu la mémoire comme votre oncle à tous à un moment. Ils reviendront tous les 3 à Chicago, vous retrouverez ton autre « soeur » d'école, et même si vous vivez loin les uns des autres à certains moments, vous resterez unis dans vos coeurs.

Et pour Albert ? 

Ton bienfaiteur ? Je le vois repartir sur les routes, pour oeuvrer dans le bon sens. Des nuages noirs sont à venir en Europe, qui déclencheront une vraie tempête dans le monde. Il prendra position pour ceux qui seront poursuivis injustement, et tu le soutiendras. Tu ne me demandes rien pour le « roi de coeur » ?

J'ai peur de votre réponse... je me souviens d'un jeu d'enfants qui s'est terminé dramatiquement.

Je ne pouvais pas changer l'avenir. Le destin du garçon blond qui t'accompagnait était le même que celui de sa mère : trop doux pour ce monde, ils ne pouvaient pas y vivre longtemps. Mais toi, tu es forte, et maintenant, je peux te dire que tu seras vraiment heureuse. Le temps de ton bonheur, que j'ai vu il y a quelques années est vraiment arrivée. Sans vengeance, juste en vivant simplement ta passion des autres, et en laissant celui qui t'accompagne vivre la sienne, celle d'aller au devant des foules. Tu auras enfin ta famille, puisque tu vas la créer.

Candy se sent enfin soulagée. Peu lui importe de savoir qui étaient ses parents, elle sait que les portes s'ouvrent enfin devant elle, et que Terry, muri par les derniers évènements, l'accompagnera pour toujours. Elle prend congé de la bohémiène, sachant qu'elle n'aura plus besoin de la revoir.

FIN

© Helena 2007