Le puzzle reconstitué
par Helena

LETTRE DE WILLIAM MAC GREGOR

Ma petite Candy,

Si tu lis cette lettre, ça voudra dire que mon intuition était la bonne...

A la minute où je t'ai vue, dès l'instant de notre rencontre, tu a représenté pour moi une superposition d' images de mon passé, que je n'ai jamais pu oublier, malgré la douleur que certaines me causaient...

Au jour où tu t'es présentée à mon chevet, j'ai vu une jeune fille qui avait le sourire de ma femme, trop top disparue, les boucles blondes abondantes de ma mère, les yeux d'une jeune femme que j'ai croisée qu'une seule fois, et à qui j'ai tourné le dos. Imagine ma surprise quand tu m'as appelé « Oncle William », et que tu t'es présentée comme « Candy André » ! J'ai cru qu'ils t'avaient envoyée à cause de ces ressemblances, pour mieux me faire souffrir, et j'ai éclaté de fureur à leur nom. Ta réaction, et la dispute qui a suivi m'ont fait revivre autre chose... tous ces conflits absurdes que j'avais avec mon fils, aussi impulsif et entêté que moi ! C'est à ce moment précis que j'ai su qui tu étais, que j'ai compris que cette visite de Rosemary Brown était un appel au secours, que j'avais bel et bien refusé d'entendre...

Je n'ai pas toujours été ce vieux malade aigri et insupportable que tu as rencontré. J'étais un jeune homme de bonne famille, qui adorait la nature, bouillonnait de projets et d'envies de voyages et d'aventures... depuis mon adolescence, j'étais fiancé à une amie d'enfance, mariage arrangé entre nos deux familles mais qui ne me déplaisait pas. Elroy m'aimait, c'était une jeune fille élégante, tout pour devenir une bonne épouse, nous nous connaissions depuis notre plus jeune âge. Et puis un jour, j'ai eu un accident de cheval, et me suis retrouvé à l'hôpital. Et là, j'ai vu un ange tombé du ciel, une jeune infirmière irlandaise qui savait me résister quand je n'étais pas raisonnable, mais tout en douceur... avec un magnifique sourire. Très vite, le sourire de Katleen est devenu essentiel, elle me manquait dès qu'elle quittait la pièce pour s'occuper de ses autres patients. Elroy, avec toute sa finesse, a senti dès sa première visite qu'il se passait quelque chose... elle a traité Katleen comme la dernière des domestiques, et je me suis emporté ! Le jour même, j'avouais mon amour à Katleen... et réciproquement. Je suis passé outre les règles de la bonne société, la désapprobation de mes parents et je l'ai épousée. Katleen et moi avons vécu une année merveilleuse, à visiter le pays par des moyens de fortune, tout en nous découvrant mutuellement. Quel changement, entre une demoiselle guindée, et ma petite Irlandaise qui savait même grimper aux arbres ! Elle n'a cessé de le faire qu'en étant enceinte : hélas, l'accouchement a été long, pénible et Katleen n'a pas survécu.

Je suis revenu avec mon fils, que nous avions choisi d'appeler Brian, chez mes parents, tout en amertume. Les ponts étaient rompus avec la famille d'Elroy, que je n'ai jamais revue, et à qui je n'ai jamais pu dire que ce n'était pas de sa faute si nous nous étions séparés, mais parce que j'avais rencontré un ange. Brian a grandi, mais je dois dire que je ne lui ai pas beaucoup témoigné d'affection... il me ressemblait trop, et pas assez à sa mère. Arrivé à l'adolescence, nous nous disputions sans arrêt, chacun muré dans ses convictions, et sûr d'avoir raison ! Après l'université, il a refusé de travailler pour moi, par contre a voulu une avance sur héritage, une exploitation minière. J'ai refusé au début, il est parti travailler pour d'autres, comme simple mineur, a fait ses preuves, est revenu avec son projet. Là, j'ai cédé, mais lui ai demandé de prendre un associé. Il me l'avait caché au début, mais son associé était marié à une André... J'ai remarqué un changement chez Brian l'année suivante, plus de douceur, des moments pensifs. Avec toute ma maladresse, je lui ai demandé de me présenter l'heureuse élue, mais il a rougit et refusé de parler. Et moi, j'attendais... vieux renard, j'avais reconnu les signes. J'ai fini par penser qu'il avait peut-être lui aussi rencontré une jeune fille de milieu plus modeste, et, pour la première fois, lui ai parlé de sa mère. En même temps, je lui ai expliqué le conflit avec les André, et ai anéanti ses espoirs bien malgré moi.

Le jour où un télégramme m'a annoncé que la mine s'était effondrée sur mon fils, j'ai su que ma vie faisait de même... veuf, fils unique, j'avais perdu ma seule raison de vivre, Brian, et ne l'ai reconnu que devant son cerceuil. Mon avocat, que j'avais chargé de gérer la dissolution de la compagnie minière m'a appris sans ménagement que Brian avait été abandonné dans cette affaire par son associé, sans doute sous pression de la belle-famille de celui-ci, les André, et que ça lui avait coûté la vie ! Cet associé s'est présenté, j'ai refusé de le recevoir. Une jeune femme l'a suivi quelques semaines plus tard... les larmes aux yeux, elle m'a supplié à travers la grille de l'écouter, qu'elle devait me parler de Brian. Malheureusement pour elle, mon avocat était là, et m'a indiqué son nom de jeune fille : Rosemary André ! J'ai cru que c'était l'épouse de l'associé, venue réclamer les parts de son époux, ou un quelconque autre dédommagement. Je l'ai renvoyée sans pitié, et ai déchiré toutes les lettres qu'elle a pu m'envoyer sans les lire. A propos de lettres, j'ai aussi remisé toute la correspondance de Brian, je n'avais pas le coeur de redécouvrir mon fils. Je me suis ensuite enfermé dans la solitude, avec quelques échos de la vie mondaine qui m'arrivaient... le frère d'Elroy et sa femme avaient laissé deux enfants, dont un fils que personne ne voyait, et une fille prématurément décedée... Elroy, restée célibataire, élevait ses trois petits neveux... Mes voisins, les Brighton, avaient perdu une fille, mais en avaient adoptée une autre, fille de parents isolés... Un « William » André faisait parler de lui par son originalité et son mystère... il avait entre autre adopté sans l'avoir jamais vue une petite orpheline qui ressemblait curieusement à la jeune mère décédée... un des petits neveux d'Elroy était mort pendant une chasse, brutalement, et la famille avait quitté Lakewood... l'orpheline adoptée avait une conduite scandaleuse au collège où elle avait été envoyée.. la fille des Brighton venait finalement du même endroit que cette orpheline, ils avaient menti à tout le monde...

Je ne faisais pas attention à ces racontars, mais, bizarrement, déjà, le récit de tes « frasques » me faisait sourire... je n'ai finalement jamais été quelqu'un de très conventionnel, et ma Katleen non plus ! Brian avait aussi fait des siennes au collège, en université... J'imaginais aussi avec délectation la tête d'Elroy, qui était déjà tellement collet-monté à 18 ans ! Sans le savoir, j'avais déjà de la sympathie pour toi, Candy... et je suis très heureux de t'avoir connue. Quand tu m'as amené Mina, ton dévouement faisait encore plus ressortir ta ressemblance avec ta grand-mère. Là, j'ai failli tout te dire, mais je me suis retenu : après tout, ce n'était peut-être que des illusions. Melle Marie-Jeanne, que j'avais interrogée sur ton passé, m'avais dit que tu venais d'un foyer pour orphelins tenu par une de ses amies, et que tu avais rompu tous liens avec ta famille adoptive, riche et reconnue. C'était donc toi, cette gamine qui défrayait la chronique, comme je l'avais fait, avec autant d'indépendance que ton père en son temps ! Mon vieux coeur en est tout réchauffé, et si je dois partir avant la fin de l'enquête de ce détective, au moins j'aurai retrouvé le bonheur.

Je ne te dis rien pour l'instant de peur de te décevoir. Par contre, ma petite fille, méfie-toi de tes impulsions, et ton bon coeur : les choix d'une vie sont essentiels, pèse les bien, et ne te laisse pas entraîner par des excès de générosité ou d'orgueil. Je me dis aujourd'hui, en repensant à ma jeunesse, que je ne regrettais pas d'avoir épousé Katleen... mais que si j'étais retourné voir Elroy pour lui expliquer les choses, elle aurait pu être une deuxième mère pour Brian, et qu'il aurait grandi entouré de chaleur familiale, et connu Rosemary avant qu'elle ne se marie. Je me dis aussi que j'aurais du laisser parler ton père, au lieu de le taquiner puis de le harceler, et ouvrir la porte à cette jeune femme aux yeux verts inoubliables, qui sont aussi les tiens.

J'espère avoir le temps de te dire tout ça, mais je me sens faible, et ne veux pas gâcher nos moments précieux avec le passé. Mon avocat (fils du premier) te donnera donc cette lettre. N'oublie surtout pas que tes choix de vie n'appartiennent qu'à toi, et qu'ils méritent que tu te battes, pour toi comme pour la famille que tu crééra. Je t'embrasse encore affectueusement,

Ton grand père,

William Mac Grégor

© Helena 2007