Le Secret d'Eleonore Baker
par Gérald

Chapitre 4

« Tu devrais te préparer, maman, finit par dire Candy. Ton public t’attend, et ce soir tu es censée le faire rire, il ne faut pas qu’il voie que tu as pleuré. Mon père et moi tenons à ce que tu sois brillante ! »

« Est-ce qu’il sera dans la salle ? » se dit-elle. La question était secondaire : dans quelques heures, où qu’il soit, Albert apprenait la vérité. Et ce n’était pas sa réaction qui inquiétait le plus Candy. La jeune fille était de toute façon trop épuisée pour s’inquiéter longtemps de quoi que ce soit. Après avoir accepté un sandwich préparé par Eléonore, elle se laissa tomber sur le divan de la loge et s’y endormit aussitôt.

A son réveil, elle sentit auprès d’elle la présence d’Eléonore et d’Albert. La représentation s’était apparemment terminée peu de temps auparavant : l’actrice portait encore son costume de scène. Mais en échangeant un regard avec Albert, Candy comprit que sa mère lui avait déjà parlé. L’héritier des André avait l’air d’un enfant malheureux. Candy se souvint du jeune homme, au physique encore adolescent, qu’elle avait rencontré sur la colline Pony, bien des années plus tôt. « Après tout, songea-t-elle, il n’a que seize ans de plus que moi ».

« Candy, ma chérie, commença Albert, je suis désolé. Dès notre première rencontre, j’aurais dû comprendre ce qui nous rapprochait. Pardonne-moi.

- Il n’y a rien à pardonner, dit-elle. Je vous aime tous les deux ».

Candy ouvrit les bras, et étreignit ses deux parents.

« C’est toi qui nous as réunis, dit Albert au bout de quelques instants. Je suis resté loin de ta mère pendant toutes ces années. Si grâce à toi je n’étais pas devenu l’ami de Terry, si tu n’étais pas devenue l’amie d’Eléonore, je n’aurais jamais osé l’approcher à nouveau. Mais nous allons rattraper le temps perdu, maintenant. Tout le monde saura bientôt que tu es notre fille.

- Je préfère attendre un peu, répondit Candy. Nous avons découvert un autre secret : celui d’Annie ! Si elle espère toujours retrouver ses parents, ce serait trop cruel de lui dire que je connais les miens, et de la laisser dans l’ignorance.

- Elle n’a pas de père, sa mère est morte à sa naissance et doit être enterrée à la fosse commune… Tu crois qu’elle est prête à l’accepter ?

- C’est justement ce qui m’inquiète. Mais peut-être aussi qu’elle se satisfait d’être, tout simplement, la fille adoptive de Monsieur et Madame Brighton. Je leur poserai la question, ils sauront ce qu’il faut dire à Annie. »

Le tout-New York était venu applaudir la reprise d’Hamlet à Broadway. Au troisième rappel, les applaudissements étaient toujours aussi forts. Ils redoublèrent lorsque l’acteur qui jouait Hamlet souleva Ophélie dans ses bras pour la présenter au public. Pour la plupart des spectateurs, c’était simplement un geste de tendresse entre deux comédiens, dont tout le monde savait qu’ils étaient partenaires à la ville comme à la scène. Ils ignoraient que Suzanne, bien qu’elle ait oublié sa douleur pendant la représentation, souffrait atrocement de sa jambe mutilée. Elle se serait évanouie si elle avait dû rester debout une minute de plus. Mais, Terry et tous ses partenaires le savaient, elle aurait fait scier sa jambe valide sans anesthésie plutôt que de renoncer à monter sur scène.

Terry soutint Suzanne jusqu’à leur loge, la déposa dans un fauteuil, et, pendant qu’elle reprenait son souffle, commença à lire le volumineux courrier d’admirateurs qui les attendait.

« Tiens, remarqua-t-il, il y a une lettre de ma mère. Elle a dû quitter Chicago, maintenant, et partir continuer sa tournée dans l’Ouest. Ecoute ça :

« Terence, mon chéri… »

Hum ! Si elle m’appelle par mon prénom complet, c’est qu’elle a des choses importantes à me dire. « Je sais que tu es très proche d’Albert William André. Tu seras tout de même surpris, et peut-être choqué, d’apprendre que…» ». Sa lecture fut interrompue par un juron en dialecte écossais.

Suzanne lui jeta un regard inquiet.

« Mauvaises nouvelles ?

- Excellentes, au contraire, répondit Terry en souriant largement. Mais un conseil, Suzanne, reste assise : ma mère se marie, et tu ne devineras jamais avec qui ! »

Les invités, accueillis par Albert, commençaient à affluer devant l’église de Lakewood. La tournée d’Eléonore était finie depuis quelques semaines, et son mariage devait être célébré dans la résidence campagnarde des André. Il y avait là toutes les grandes familles de la région : les Legrand, les Brighton, les Brown et autres Cornwell qui, en attendant la fiancée, échangeaient des réflexions très partagées sur cette union inattendue.

Leur attention fut un moment détournée lorsque d’un autocar débarqua la Maison Pony au grand complet, accompagnée de quelques anciens pensionnaires, dont Tom le fermier et Candy. Pendant que les enfants jetaient des regards admiratifs aux calèches et aux robes des invitées, la jeune fille courut embrasser Annie et Archibald. La haute société locale n’était ni plus ni moins choquée que d’habitude par la présence de l’enfant trouvée. Le nom de ses parents restait encore ignoré de tous.

Seuls, comme l’avait prévu Candy et Albert, les Brighton avaient été mis au courant. Mais ils hésitaient encore à aborder le sujet avec leur fille. Ils ignoraient donc si Annie avait l’envie ou la force d’apprendre la vérité sur sa naissance. Tant que l’on ne saurait pas à quoi s’en tenir, personne d’autre, selon le vœu de Candy, ne saurait ce qu’avait révélé la sage-femme. Pas même Terry…

Cette dernière pensée incita Candy à jeter des regards impatients vers la route. Elle vit enfin arriver, dans une calèche, Eléonore accompagnée de son fils et de Suzanne. Après avoir aidé les deux femmes à descendre, Terry alla serrer son futur beau-père dans ses bras.

« Albert, tu m’étonneras toujours ! La première fois où j’ai vu ce grand diable avec des cheveux partout, qui m’avait ramassé à moitié mort sur le pavé de Londres, si l’on m’avait dit qu’un jour il épouserait ma mère ! »

La joie de Terry n’était pas feinte. Une seule pensée la ternissait : sa vie et celle de Candy se trouvaient à nouveau mêlées. Depuis quatre ans, il n’avait pas revu son premier amour, et pouvait offrir à Suzanne un bonheur relativement paisible. Mais il ne lui serait désormais plus possible d’éviter Candy : ni en ce jour où ils assisteraient ensemble à la cérémonie, ni dans l’avenir puisque la jeune fille ferait désormais partie de sa famille proche. Il se jugea incapable de prévoir leurs réactions à tous les deux… ou plutôt, en comptant Suzanne, à tous les trois.

La question était pour le moment mise de côté. Candy resta à distance, et se contenta d’adresser au couple un timide signe de la main, auquel ils répondirent de même ; puis la foule entra dans l’église.

Si grand-tante Elroy était choquée de voir Albert épouser une comédienne nantie d’un enfant naturel, elle ne le montra pas. Après la cérémonie, elle vint, avec une dignité impériale, serrer sa nouvelle nièce dans ses bras et lui souhaiter la bienvenue dans la famille André. A sa suite, tous les cousins vinrent embrasser la mariée, quoique Madame Legrand et ses enfants eussent visiblement plutôt envie de la mordre. Puis on monta en calèche pour se rendre au manoir de Lakewood. En attendant que le repas soit servi, les invités se dispersèrent dans le parc, où les avait accueillis un chœur de cornemuses.

« Si Anthony et Alistair pouvaient voir ça… » soupira Archibald, moitié pour lui-même et moitié à l’adresse d’Annie.

Il sentit une main serrer la sienne.

« Ils le voient, Archie. Et je t’assure qu’ils sont sacrément contents ! »

Archibald et Annie se retournèrent, mais Candy s’était déjà éloignée, se dirigeant vers un couple qui restait - la femme assise sur un banc, l’homme debout auprès d’elle - légèrement à l’écart des invités.

 

La suite (…et probablement la fin, désolé Nancia) pour bientôt. Vous remarquerez que j’ai quelque peu tiré sur la corde quant à la différence d’âge entre Candy et Albert. Dans ma version, le Prince des Collines a environ 25 ans lorsqu’il rencontre notre héroïne. Mais c’est à peu près l’âge de Leonardo Di Caprio (qui a été pressenti pour le rôle !) et on le croirait facilement beaucoup plus jeune, alors…

© Gérald Juin 2000