Le Secret d'Eleonore Baker
par Gérald

Chapitre 3

 

« Elle a menti ! Elle a menti ! Je suis sûre qu’elle a menti ! »

Candy arpentait son petit appartement comme une lionne en cage. Les révélations de Sarah Currerbell lui avaient apporté plus de doutes que de réponses.

« Je me suis conduite comme une idiote tout à l’heure, mais ironiquement c’est ce qui l’a amenée à se trahir. Je débarque de nulle part, elle ne m’a jamais vue, je lui dis simplement que je viens de la part d’Eléonore Baker, et elle n’exige aucune preuve ? Elle me raconte aussitôt tout ce qu’elle sait, non seulement sur le bébé d’Eléonore, mais aussi sur l’autre enfant ? Soit elle ignore jusqu’à l’existence du mot « déontologie », soit elle m’a raconté une salade ! »

Le seul moyen de le savoir était de retrouver l’acte de décès de Jane Winter.

« A supposer que Madame Currerbell n’ait pas inventé ce nom, pensa Candy. Que ma mère s’appelle Winter, « Hiver », alors que je m’appelle Neige, la coïncidence paraît un peu grosse. »

Le lendemain, à la première heure, Candy était à la bibliothèque, épluchant des quotidiens vieux de plus de vingt ans. Dès le premier, elle se rendit compte que la coïncidence était bien réelle : Jane Winter avait existé sous ce nom, et le journal publiait l’avis de son décès dans les premiers jours de mai 1898.

« Elle avait dix-neuf ans, remarqua Candy. Plus jeune que moi aujourd’hui. »

Elle prit un autre journal, dont le rédacteur avait visiblement été ému par le destin de la jeune fille. Un petit article lui était consacré, indiquant qu’elle était morte en couches. Il ajoutait, sans plus de précisions –et pour cause – que son enfant avait été prise en charge par des personnes charitables. Le quotidien allait jusqu’à publier une photographie de Jane Winter, et c’est en la voyant qu’une petite lampe rouge s’alluma dans la tête de Candy.

Visiblement souffreteuse et mal nourrie, la jeune fille de la photo avait néanmoins dû être très belle, avec d’abondants cheveux noirs et lisses, et de grands yeux sombres. Si on l’avait placée à côté d’Annie, on aurait pu croire qu’elles étaient…

« Demi-tour, décida Candy. Je retourne chez Madame Currerbell, et cette fois il faudra bien qu’elle me dise la vérité. »

Lorsqu’elle revint dans l’immeuble où habitait la sage-femme, Candy se trouva devant une concierge aussi aimable que bavarde.

« Madame Currerbell est sortie, lui dit-elle, elle a été appelée d’urgence pour un accouchement. Mais elle m’a prévenue qu’une jeune dame passerait peut-être la voir cet après-midi. Vous êtes Mademoiselle Elisa Legrand ? »

A nouveau, une petite lampe s’alluma dans la tête de la jeune fille.

« Non, je m’appelle Candy, je suis une cousine d’Elisa. Puisqu’elle aussi vient voir Madame Currerbell, vous permettez que je l’attende ici ? Je voudrais lui faire une surprise ! »

Candy attendit deux heures avant qu’une jeune femme, coiffée d’un chapeau à voilette et porteuse d’un volumineux sac à main, n’entre dans le hall de l’immeuble. Son visage se décomposa lorsqu’elle aperçut la jeune infirmière.

« Bonjour, Elisa. Je sais qui tu viens voir, mais elle a dû s’absenter. Si tu veux, on peut l’attendre ensemble.

- Oh, tais-toi ! Je vois que tu as déjà tout compris. Sois tranquille, je m’en vais. »

La fille des Legrand se retourna pour partir, mais sentit la main de Candy s’abattre sur son épaule.

« Oh non, Elisa, tu ne t’en vas pas. Il y a encore des choses que je n’ai pas comprises, et je crois que Madame Currerbell et toi avez beaucoup à me dire. »

Elisa croisa le regard de sa cousine, et se souvint de l’orpheline qu’elle avait persécutée pendant des années. Avec épouvante, elle se rendit compte que désormais elle ne représentait plus aucune menace pour Candy, que son éternelle victime n’avait plus peur d’elle. En fait, elle semblait même capable de l’étrangler sur place.

« Je ne sais rien, bafouilla-t-elle. C’est ma mère qui m’a envoyée. »

Elle parvint à se dégager ; au moment où elle allait s’enfuir, Candy saisit la bride de son sac à main pour la retenir. Dans la lutte, la pochette s’ouvrit et une partie de son contenu tomba à terre.

« Des billets de banque ! » s’exclama Candy. Tandis qu’Elisa s’agenouillait précipitamment pour ramasser les précieuses bank-notes, elle ajouta « A la réflexion, tu peux partir. Je comprends mieux la situation, maintenant. Madame Currerbell vient de manquer l’occasion de faire une très bonne affaire ! »

A son retour, en trouvant Candy maîtresse du terrain, Sarah Currerbell comprit que ses projets de chantage avaient échoué. Elle jugea préférable de raconter la vérité à la jeune fille plutôt qu’à la police. Mais Candy tenait à ce qu’elle fasse son récit devant un autre témoin.

De son côté, Eléonore Baker avait passé deux journées infernales. A voir le trouble de Candy lors de son départ, elle s’était doutée que sa jeune amie soupçonnait quelque chose qu’elle n’osait pas lui dire. Se souvenant qu’elle ignorait la date de naissance exacte de Candy, elle tenta de calculer son âge, de le comparer avec celui de sa propre fille.

« Ce n’est pas possible, se dit-t-elle. Elle pensait à une autre orpheline qu’elle connaît, pas à elle-même… »

Elle en était là de ses réflexions et s’était installée dans sa loge au Grand Théâtre, bien qu’il restât quelques heures avant le début du spectacle, lorsque le vigile frappa à sa porte.

« Excusez-moi, la jeune fille d’avant-hier est encore là, mais elle n’a pas l’air bien, et il y a une autre dame avec elle.

- Faites-les entrer. »

En effet, Candy n’avait « pas l’air bien », et c’était un euphémisme. Visiblement, elle n’avait pas dormi et à peine mangé depuis sa rencontre avec Eléonore. D’un geste las, elle présenta la femme qui l’accompagnait.

« Vous reconnaissez Madame Currerbell ? Elle va vous dire la vérité sur votre fille. »

La sage-femme commença son récit. En cette année 1898, elle avait été appelée par Eléonore Baker, comédienne entretenue par un lord mais engrossée par le chef d’une des plus riches familles de Chicago. Apprenant que la jeune femme désirait se débarrasser de son enfant, elle y avait tout de suite vu l’occasion de monter un fructueux chantage. Pour que celui-ci eût une chance de fonctionner, il lui fallait être seule à savoir comment retrouver l’enfant, donc brouiller les pistes autant que possible. Elle devait non seulement abandonner la fillette dans un orphelinat lointain, mais échanger son identité contre une autre.

La mort de Jane Winter était arrivée à point. Sarah Currerbell avait donné la poupée de la jeune morte à la fille d’Eléonore, qui était devenue Candy. Il n’y avait plus qu’à la déposer anonymement devant la maison Pony, en compagnie de la véritable fille de Jane, à laquelle la sage-femme avait donné un prénom très courant. Même si l’on retrouvait la piste, seule Madame Currerbell pourrait désormais dire qui, de Candy ou d’Annie, était l’enfant d’Eléonore et d’Albert.

Ce placement à long terme produisit ses effets une douzaine d’années plus tard. Candy Neige venait d’être adoptée par la famille André. Inquiète de voir cette enfant trouvée entrer dans le clan, grand-tante Elroy avait exprimé le désir, en présence des Legrand, de connaître ses origines. Madame Legrand avait alors proposé d’engager un détective privé, et s’était chargée de la démarche.

Il avait fallu plusieurs mois d’enquête. Le détective avait cherché à repérer les enfants qui auraient pu être abandonnés, en mai 1898, dans un rayon de cent kilomètres autour de la maison Pony, et les sages-femmes qui auraient pu s’en occuper. Enfin, il remit la main sur Madame Currerbell. Celle-ci lui fit comprendre qu’elle seule connaissait le secret de Candy. Contre une forte somme, elle accepta de le révéler à Madame Legrand, et à personne d’autre.

Il est vrai que l’information était de taille. Candy était la fille du très respecté Albert William André, et ce dernier, même s’il s’en doutait vraisemblablement, ne pouvait en avoir aucune certitude ! La mère d’Elisa était bien loin de se douter qu’au moment où elle découvrait la vérité, le « très respecté Albert William André » atteignait à peine trente ans et vivait de braconnage dans les bois environnants. Elle décida néanmoins de garder le secret pour elle, fit croire à grand-tante Elroy que le détective n’avait rien trouvé, et recommença à dormir sur ses deux oreilles. Personne, y compris l’oncle William lui-même, ne pourrait jamais prouver que l’insupportable sauvageonne avait tous les droits d’entrer dans la famille.

L’alerte avait de nouveau sonné la veille, lorsque Candy était venue voir Madame Currerbell. A voir l’émotion de la jeune infirmière, et à entendre son prénom, la sage-femme avait rapidement compris qui elle était. Elle avait pensé que puisque une autre personne, et cette fois des plus directement concernées, s’intéressait à l’histoire d’Eléonore, on pouvait extorquer quelques dollars supplémentaires à Madame Legrand. Après avoir donné à Candy une réponse destinée à l’égarer, elle avait donc prévenu la châtelaine qu’il lui faudrait, une fois de plus, acheter sa promesse de se taire. Madame Legrand n’avait pu qu’envoyer sa fille, qu’elle avait mise dans le secret, apporter la somme requise à la sage-femme.

« Mais, fulminait Elisa en ce moment même, pourquoi cette idiote de Currerbell a-t-elle parlé du deuxième bébé ? Elle aurait dû se douter que Candy ne se laisserait pas tromper aussi facilement ! »

Sarah Currerbell sortit du théâtre, en se disant que finalement elle s’en tirait à bon compte. Elle laissa Candy et Eléonore face à face.

La jeune fille avait souvent pensé que si un jour elle retrouvait sa mère, elle ne pourrait rien faire à part la serrer dans ses bras en pleurant. Effectivement, elle ne put rien faire d’autre.

(A suivre … Merci à Sophie et Alys pour leurs encouragements)

 

© Gérald Juin 2000