Le Secret d'Eleonore Baker
par Gérald

Chapitre 2

- Albert et moi, expliqua Eléonore, cela fait bien des années que nous nous connaissons. Tout a commencé ici, à Chicago, et tout a très mal commencé : j’avais vingt ans et lui seulement seize, c’était encore un collégien, et j’étais une actrice sans emploi, qui pensait surtout à se faire entretenir par Lord Granchester. Terry était déjà né, à l’époque. Bref, un jour, j’ai été très dure avec Albert, et il est parti en claquant la porte. Quelques semaines après, je me suis rendu compte que j’étais enceinte. J’ai tout de suite détesté cet enfant, le souvenir qu’il me rappelait et le risque qu’il représentait si Granchester apprenait quoi que ce soit. Heureusement, il était reparti en Angleterre pour un an. J’ai dissimulé ma grossesse et, quand l’enfant est née – c’était une petite fille – je me suis arrangée avec la sage-femme pour qu’elle la confie à un orphelinat. Granchester a tout de même fini par le savoir. Il s’est mis dans une colère noire, m’a coupé les vivres et m’a retiré la garde de Terry. J’ai dû me mettre sérieusement au théâtre pour subsister.

- Vous y avez plutôt réussi.

- Mais me voilà, vingt ans après, alors que ma vie peut recommencer avec Albert. Qu’est-ce que je vais lui dire, Candy ? Qu’il a une fille dont je ne lui ai jamais parlé, et que je l’ai abandonnée dans un orphelinat ?

- Vous le lui direz, mais pas tout de suite. Vous allez d’abord retrouver votre fille, lui dire qui sont ses parents, et vous la présenterez à Albert. Il en sera tellement heureux qu’il ne pensera pas à vous en vouloir. Vous savez où elle est ?

- Non. Je n’ai même pas demandé à la sage-femme dans quel orphelinat elle irait. A l’époque, je voulais mettre le plus de distance possible entre elle et moi.

- Vous vous souvenez du nom de la sage-femme, au moins ? Bon, je m’occupe de tout. Je connais beaucoup de gens dans les milieux médicaux, surtout ceux qui s’occupent d’enfants. Nous allons retrouver votre fille en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Eléonore en pleurait de reconnaissance.

- Mais ensuite ? Vous me voyez venir et lui dire : « Ma chérie, me voilà, excuse-moi de ne pas m’être occupée de toi pendant vingt ans » ? Comment va-t-elle réagir ? Vous connaissez cela, Candy. Qu’est-ce que vous feriez ?

- Si je retrouvais ma mère, vous voulez dire ? J’en ai rêvé des centaines de fois. Je pense que je la prendrais juste dans mes bras et que je pleurerais. Mais chacun a sa réaction. Vous risquez d’avoir encore plus de difficultés qu’avec Terry. Mais votre fille aura un père et une mère unis, et qui l’aiment. Et de toute façon, j’essaierai de la préparer à la rencontre.

- Je vous devrai vraiment tout.

- Nous devrons toutes les deux beaucoup de choses à Albert, ne trouvez-vous pas ? Alors, le nom de cette sage-femme ? Et la date de naissance de votre fille ? 

Les yeux baissés, comme plongée dans ses souvenirs, Eléonore lui indiqua la date.

- La sage-femme s’appelait Sarah Currerbell, je ne sais pas si elle exerce encore. Et comme je vous l’ai dit, je ne sais pas à quel orph…

Elle croisa le regard de Candy, et s’interrompit avec un mouvement de recul. La jeune fille était littéralement devenue d’une pâleur de marbre.

- Je me mets à sa recherche dès demain, bafouilla Candy en se levant… Je vous préviens dès que je sais quelque chose.

La fille d’Eléonore et d’Albert était née à Chicago, au début de mai 1898. Quelques jours avant qu’Annie et Candy Neige ne soient découvertes devant la Maison Pony.

- Ce n’est pas une preuve, se répétait Candy en rentrant chez elle. On abandonne des enfants tous les jours, dans ce maudit pays. Et la Maison Pony est à plus de cent kilomètres de Chicago. Pourquoi la sage-femme aurait-elle emmené le bébé si loin ? Et même si c’est le cas… Il y a une chance sur deux. Albert trouve que j’ai les yeux de sa sœur. Par la couleur, peut-être, mais à part cela, je ne lui ressemble guère. On pourrait tout aussi bien trouver un air de famille entre Annie et Albert. Pardonne-moi, Annie, mais j’ai tellement envie que ce soit moi !

Elle ne tarda pas une minute à commencer ses recherches.

Grâce à l’argent d’Albert, la Maison Pony avait reçu quelques améliorations. Sœur Maria se félicitait en particulier d’y avoir fait installer le téléphone - un luxe, en cette année 1919 - qui permettait de prévenir rapidement le médecin si l’un des enfants était malade. Elle s’en félicita moins lorsque la sonnerie la réveilla en sursaut.

- Sœur Maria ? C’est Candy. Excusez-moi, je sais qu’il est minuit, mais je crois que j’ai découvert quelque chose d’important. Cela a un rapport avec Annie et moi.

- Non, il n’est pas minuit, il est une heure du matin. Tu es sûre que c’est si important ?

- Je vous en prie, juste une question. Vous nous avez déjà raconté comment vous nous aviez trouvées ensemble, devant la Maison Pony. Vous vous souvenez d’autre chose ?… Dans le berceau d’Annie, il y avait juste cette lettre qui disait son prénom ?… Et pour moi, cette poupée avec le prénom « Candy »  brodé dessus ?… Vous les avez toujours ? La lettre et la poupée ?… Oui, je crois que j’ai trouvé quelque chose, mais reste à savoir si ça concerne Annie ou moi. En fait, ça ne concerne peut-être aucune de nous deux … Non, je ne lui en ai pas parlé. Je ne sais pas si Annie pense encore à ses parents, et de toute façon ce serait terrible pour elle de vivre avec cette incertitude. Je préfère d’abord savoir à quoi m’en tenir… Merci, sœur Maria. Mais vous savez, Annie le mérite aussi. »

- Tu as une tête de déterrée, remarqua la collègue de Candy lorsqu’elle vint prendre son service au dispensaire, le lendemain matin.

- Pas étonnant, je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai peut-être découvert pourquoi j’étais venue au monde. Cela secoue.

Sa collègue lui jeta un regard inquiet.

- Tu es sûre que tu ne veux pas prendre un ou deux jours de congé ? C’est plutôt calme ici en ce moment, pas d’épidémie en vue…

- Merci, c’est ce que je vais faire. Justement, il faut que je trouve une sage-femme.

- Quoi !? Je comprends pourquoi tu as l’air secouée ! Tu es enceinte de combien ?

- Laisse tomber. Je cherche une sage-femme bien particulière. Elle s’appelle Sarah Currerbell, et elle exerçait à Chicago il y a vingt ans. Toi qui connais tout le monde, est-ce que ce nom-là te dit quelque chose ?

- Je crois que oui. Elle travaille encore…

Quelques heures après, Candy frappait à la porte de Madame Currerbell. Lorsqu’elle se fut présentée et eut dit venir de la part d’Eléonore, la sage-femme ne fit aucune difficulté pour lui raconter ce qu’elle savait.

- Oui, je me souviens bien d’Eléonore Baker. Elle m’avait demandé d’être la plus discrète possible. Elle voulait absolument que son bébé soit abandonné anonymement. J’ai même fait un peu trop de zèle : je l’ai emmené dans un orphelinat à la campagne, que je connaissais. Je me souviens particulièrement de ce voyage, parce que le hasard a voulu que je n’aie pas un bébé avec moi, mais deux.

Candy écrasa ses doigts contre les accoudoirs de son fauteuil.

- Oui, un peu plus tard dans la même journée, j’ai été appelée pour cette fille: Jane Winter. Elle était célibataire, sans famille, et survivait dans une chambre minable à Chicago. Elle est morte d’une hémorragie juste après l’accouchement, pauvre petite. Je me suis dit que puisque personne ne s’occuperait de l’enfant, et que je savais déjà où emmener l’autre bébé … Donc, me voilà partie avec ces deux petites filles. J’ai encore honte aujourd’hui de ce que j’ai fait: je les ai tout simplement posées devant la porte de l’orphelinat, et je me suis cachée à proximité en attendant que quelqu’un vienne les chercher. Ce n’était vraiment pas le jour pour faire ça. Le climat du Michigan est déjà rude, mais en 1898 il avait battu tous les records. On était au début de mai et il y avait encore un froid de loup et de la neige. Mais Miss Baker m’avait tellement suppliée d’être discrète… Heureusement, au bout de quelques minutes, les dames de l’orphelinat sont venues récupérer les deux petites.

Candy serrait les accoudoirs à se briser les doigts, en essayant de retenir ses larmes.

- Les prénoms ? Est-ce que les deux fillettes avaient des prénoms?

- Miss Baker ne m’avait rien dit pour son bébé, alors j’ai fabriqué une lettre, comme les parents de la petite auraient pu en écrire, où je disais qu’elle s’appelait Annie. Quant à l’autre, Jane Winter ne m’avait rien dit non plus, mais avant de mourir, elle m’avait montré une poupée qu’elle avait dans sa chambre. « Vous la donnerez à ma fille, m’a-t-elle dit, ça lui portera bonheur. Je ne veux pas qu’elle finisse comme moi ». Et il y avait un prénom brodé sur la poupée. C’est un très beau prénom, il vient d’un mot latin qui signifie « pureté ». C’est… »

La jeune fille se laissa aller contre le dossier du fauteuil, libérant ses larmes. Mentalement, elle termina la phrase en même temps que Mme Currerbell :

« … Candy ».

(A suivre)

© Gérald Juin 2000