MISERY
par Gérald

NOTE de l'auteur : ce texte ne dira probablement pas grand-chose à ceux qui n'ont pas lu le roman " Misery ", de Stephen King, ni vu le film qui en a été tiré avec Kathy Bates. Il y est question d'un écrivain qui a les pires ennuis, après avoir terminé sa dernière oeuvre d'une façon qui n'a pas plu à sa principale fan. Difficile de ne pas faire le lien avec le récent débat sur la suite de Candy... 

 

Il était minuit, et la neige soufflée par le vent rendait la route quasiment invisible. Toutes les fois que la conduite de sa voiture lui laissait le temps de réfléchir, Kyoko Mizuki se maudissait pour s'être aventurée, en plein hiver, dans les campagnes enneigées de l'Indiana. Son voyage aux Etats-Unis avait pourtant bien commencé. Elle se faisait une joie de visiter le pays qu'elle avait décrit, dans " Candy Candy ", sans jamais y être allée. Au volant d'une voiture de location, elle avait commencé à sillonner les rives des Grands Lacs. Quelques phrases d'anglais, apprises dans un guide touristique, lui permettaient de se débrouiller. Elle savait, par exemple, dire sans faute " Excusez-moi, Monsieur, savez-vous où est la route de Lakewood, s'il vous plaît ? " Sauf qu'il n'y avait visiblement personne à qui poser la question dans un rayon de dix kilomètres, et que par ce temps, la route de Lakewood devait être totalement bloquée par la neige ou le verglas... Le verglas ! Dans un virage, Kyoko Mizuki sentit soudain sa voiture déraper. La congère qui bordait la route se rapprocha à toute vitesse, et elle perdit connaissance. 

" Ça y est, elle revient à elle ! " 

Kyoko Mizuki se trouvait dans une petite chambre aux poutres apparentes, réchauffée par une cheminée. Elle était étendue dans un lit, les jambes maintenues par des attelles, tout le bas du corps douloureux. Deux femmes - l'une aux cheveux gris noués en chignon, l'autre, plus jeune, portant une coiffe de religieuse - se penchaient vers elle avec sollicitude. 

" Vous avez eu de la chance, dit la plus âgée. Ce sont les enfants qui ont trouvé votre voiture ce matin, en allant jouer dans la neige. Vous avez plusieurs fractures, rien de grave mais il vous faudra rester allongée quelque temps. Avec la neige qui bloque la route, on ne peut pas encore vous transporter à l'hôpital, mais quand je disais que vous avez de la chance : une de nos anciennes pensionnaires est justement venue nous rendre visite, et c'est une infirmière diplômée. C'est elle qui a fait vos attelles, et elle pourra s'occuper de vous pendant quelques jours. " Kyoko Mizuki se rendit soudain compte que quelque chose n'allait pas.  

" Euh... Vous parlez japonais ? " 

" Oui, nous sommes dans la version originale. A présent, je crois qu'il est temps de vous envoyer votre infirmière. "

  A peine les deux femmes étaient-elles sorties qu'une jeune fille entra dans la pièce. Ses yeux verts, ses taches de rousseur, ses cheveux blonds noués en couettes, Kyoko Mizuki les aurait reconnus entre mille. Par contre, elle lui avait rarement imaginé cette expression furieuse et cette voix cinglante. 

" Enfin je vous tiens ! Vous avez contrôlé mon existence pendant des années, mais maintenant c'est mon tour ! " 

" Au nom du Ciel, de quoi parlez-vous ? " 

" Je parle de CECI ! " 

Elle tira un petit livre de la poche de son tablier, et le lança à la tête de Kyoko Mizuki. Celle-ci reconnut le dernier volume de son manga. La jeune fille continua : 

" Comment avez-vous pu nous faire ça, à Terry et à moi ? Vous avez démoli notre vie en quelques phrases ! " 

" Ecoutez, cette fin est conforme à la morale japonaise, et même à la morale occidentale... " 

" Je m'en tape ! Maintenant vous êtes ici, et je vous rappelle que c'est moi qui vous nourris et qui vous soigne ! Si vous voulez sortir d'ici vivante, vous allez écrire une suite au scénario, et cette fois ce sera conforme à ma propre morale !. Regardez, vous avez tout le nécessaire... " 

D'une armoire, elle tira une machine à écrire et une rame de papier, qu'elle posa sur la table de nuit. 

" D'ici deux heures, je reviendrai vous apporter votre repas et vous faire une piqûre analgésique. Si vous voulez les avoir, vous avez intérêt à écrire quelques pages d'ici là, et je veux une nouvelle rencontre entre moi et Terry ! A tout à l'heure !" 

Elle sortit bruyamment de la pièce, laissant Kyoko Mizuki en face de la machine à écrire. A peine une minute plus tard, une autre jeune fille - brune, à lunettes, l'air timide - entrebâillait la porte et se risquait à l'intérieur de la chambre. 

" Vous savez, elle n'est pas toujours comme ça... Mais essayez de la comprendre, en quelque sorte vous l'avez créée, vous êtes responsable d'elle... " 

" De toute façon, j'avais l'intention d'écrire une suite, répondit Kyoko Mizuki avec une grimace. Je vais devoir l'écrire plus tôt que prévu, voilà tout. Et bien sûr, je vais devoir faire revenir Terry, et me débrouiller avec Suzanne. " 

" Puisque vous êtes là-dessus, je voulais vous demander... " 

La jeune fille hésita un moment, se balançant nerveusement d'un pied sur l'autre : 

" En même temps, si vous pouviez faire quelque chose pour Alistair... " 

" Madame Mizuki ? Vous m'entendez ? " 

Kyoko Mizuki se trouvait dans une chambre d'hôpital, propre et silencieuse. Une femme aux cheveux blancs était assise à son chevet. 

" Vous avez eu un accident de voiture, et des fractures au bassin et aux jambes. Vous êtes restée plusieurs jours dans le coma. N'ayez pas peur, vous vous en remettrez. Moi-même, j'ai eu un grave accident quand j'étais jeune. Il m'a fallu des années de rééducation, mais je suis arrivée à marcher comme avant. C'est étonnant de voir comme l'organisme humain peut récupérer. J'ai un très bon ami, un aviateur, qui pendant la guerre de 14 s'est écrasé en pleine mer après avoir reçu une rafale de mitrailleuse : eh bien, deux mois après, il trottait comme un cabri ! " 

Kyoko Mizuki parvint à placer la question qui la tourmentait : 

" Vous parlez japonais ? " 

La réponse ne fut pas celle qu'elle attendait. La vieille dame s'inclina : 

" Pardon, je parle, je parle et j'oublie de me présenter : Suzanne Marlowe, actrice en retraite. Je me suis beaucoup intéressée au théâtre nô, à une époque, cela m'a donné l'occasion d'apprendre votre langue (de fait, elle parlait un japonais très compréhensible, mais avec un léger accent et quelques fautes de grammaire). J'étais venue à l'hôpital rendre visite à une amie ; quand elle a su qu'une patiente parlait en japonais dans son coma, elle a tout de suite fait appel à moi. " 

" J'ai parlé ? Qu'est-ce que j'ai dit ?" 

" Vous répétiez quelque chose à propos d'un livre qu'il vous fallait écrire. " 

" Ah, oui , je m'en souviens : je venais d'avoir l'accident, j'étais dans cette maison, et cette folle furieuse voulait absolument que j'écrive... " 

" Allons, allons, vous avez dû trop regarder le film " Misery ", ou lire le roman de Stephen King dont c'est tiré. Terrifiant, n'est-ce pas ? Mais je crois qu'il est temps que je vous envoie mon amie. " 

Sans remarquer le regard d'incompréhension de Kyoko Mizuki, laquelle n'avait jamais entendu parler de Misery, Suzanne se tourna vers la jeune infirmière qui venait d'entrer dans la chambre. " S'il vous plaît, pouvez-vous aller prévenir Madame Grandchester ? "

 FIN

© Gérald décembre 2001