LES PROMESSES NON TENUES
par Dinosaura




CHAPITRE 3


Le bâtiment principal de la grande maison avait été nettoyé et remis à neuf. Pourtant seules quelques pièces étaient meublées et décorées : La salle à manger, la bibliothèque ainsi qu’un petit salon attenant.

En poursuivant son exploration Terry découvrit aussi la cuisine où la petite servante qu’il avait vue à midi s’affairait sans enthousiasme. L’arrivée du jeune homme dans son domaine eut pour effet de figer ses gestes déjà lents par nature. Ses joues prirent une teinte vermillon et sa bouche s’ouvrit sur une exclamation muette.

Le jeune acteur avait souvent vu cette expression d’adoration béate sur le visage de certaines admiratrices. Elle était généralement le signe d’une intelligence limitée dont il n’avait eu aucun scrupule à profiter. De plus, il pouvait être utile d’avoir un allié dans la place, aussi décocha-t-il à la jeune fille un de ses sourires les plus charmeurs, accompagné pour faire bonne mesure d’un clin d’oeil ravageur. La malheureuse en laissa tomber l’assiette qu’elle tenait qui se brisa en mille morceaux.

Terry s’éclipsa pendant qu’elle ramassait les débris, certain qu’il était inutile de perdre son temps à inspecter les placards. Il savait déjà qu’il ne trouverait pas une goutte d’alcool.

Les deux ailes qu’il explora ensuite étaient construites sur un plan identique et ne constituaient qu’une suite de petites chambres de chaque côté d’un long couloir, toutes semblables sur deux étages. Leur disposition rappelait un hôpital, mais l’état d’esprit actuel de Terry le conduisait plutôt à évoquer une prison ! Cette impression était confirmée par la taille des verrous et par les judas aménagés dans chaque porte. Les pièces avaient été repeintes récemment mais étaient vides et nues.

« C’est un ancien hôpital psychiatrique, dit une voix derrière lui. Monsieur William André souhaite le transformer en un établissement destiné à accueillir les blessés de guerre qui reviendront du front et souffriraient de certaines affections de longue durée. »

Terry se tourna vers l’homme qui approchait. Ses yeux habitués à l’obscurité clignèrent dans la lumière du candélabre que portait Georges. Dans la lueur dansante des chandelles, le visage de l’homme de confiance paraissait presque effrayant.

« Je suis venu vous avertir que le dîner allait être servi, Monsieur Granchester.

- Je n’ai pas faim, maugréa le jeune homme. Je vais retourner dans ma chambre. Je suis d’ailleurs surpris que vous ne m’ayez pas installé dans une de ces cellules !

- Mademoiselle s’y serait opposé, répondit Georges avec l’air de celui qui avait sérieusement envisagé cette possibilité. Mais je me suis assuré qu’il reste quelques camisoles de force au sous-sol. »

Incapable de décider si Georges se moquait de lui ou pas, Terry poussa un grognement indistinct et s'éloigna dans le couloir.

S'il n'avait pas menti en disant qu'il n'avait pas faim, il ne ressentait pas non plus la moindre envie de dormir. Trop énervé pour trouver le sommeil, il passa une bonne partie de la nuit à arpenter le plancher de sa chambre en ressassant ses idées noires.

Comment une telle mésaventure avait-elle pu lui arriver à lui ! Il était Terrence Granchester, l'acteur le plus en vue de Broadway ! Au cours des quatre dernières années, sa réputation de comédien n'avait fait que grandir et s'affirmer. Chaque nouveau rôle apportait son lot de louanges et de succès. Certes il buvait, il ne pouvait le nier, mais personne dans son entourage n'y avait jamais trouvé rien à redire. C'était un travers fréquent parmi les membres de sa profession, sans parler d'autres habitudes encore moins avouables. De là à dire qu'il était alcoolique ! Comment Candy osait-elle proférer de telles insanités ! Il ne buvait pas plus que de raison. Juste de quoi se donner le coup de fouet nécessaire pour affronter le public chaque soir.

« En avais-tu besoin avant ? » demanda une petite voix dans son esprit. Mais il la fit taire et préféra laisser monter la colère qui grondait au fond de lui. Il était libre désormais. C’est pour cela qu’il avait quitté l’Angleterre : Pour faire de sa vie ce qu’il voulait. Et il avait réussi ! Il était reconnu dans son métier comme le meilleur acteur de sa génération. Que demander de plus ? Rien ! Il n’attendait rien d’autre de la vie et surtout pas des femmes !

Depuis toujours, il avait été déçu par la gent féminine. Sa mère d’abord, qui l’avait abandonné alors qu’il était enfant. Puis sa belle-mère, que son coeur d’enfant était prêt à accueillir mais qui l’avait traité comme un paria dès la première fois où elle l’avait vu. Sa fiancée maintenant, qui avait joué de son infirmité pour se l’attacher et le considérait comme sa propriété. Et Candy... Terry chassa de sa mémoire les doux souvenirs de son amour d’adolescent pour la jeune fille espiègle et aventureuse du collège St Paul. Candy non plus n’avait pas répondu à ses espoirs. Avait-elle tenu une seule des promesses qu’elle lui avait faites ? Non. Elle avait préféré le laisser seul avec ses responsabilités face aux exigences de Susanna. Pourquoi revenait-elle aujourd’hui dans sa vie, alors qu’il croyait cette page de sa vie définitivement tournée ? Malgré tous les gens qui l’entouraient, il était seul et comptait bien le rester. Il n’avait besoin de personne et surtout pas d’elle !

Il passa la nuit la plus horrible de son existence. Le sommeil le fuyait et son esprit survolté ne ressassait que des idées noires. Il oscillait sans cesse entre la colère et le désespoir.

Colère contre Candy, contre le monde entier, mais surtout contre lui. Etrangement, dès que l'image de la jeune fille s'imposait à sa mémoire, sa rage se transformait en désespoir et il maudissait sa vie de misère et les circonstances qui les avaient conduits à se séparer et l'avaient mené peu à peu vers l'alcool.

Au matin Terry était dans un tel état d’excitation qu’il ne tenait plus en place. S’il restait enfermé dans cette chambre il était sûr de devenir fou. Le jour était à peine levé qu’il sortait dans le parc en espérant que l’air froid et la marche l’aideraient à évacuer ce trop plein de fébrilité et ce besoin d’alcool qui se faisait de plus en plus pressant.

Accoudé à la fenêtre de la cuisine, Georges le vit se diriger vers l’arrière de la maison et hocha la tête avec satisfaction. Le jeune homme réagissait exactement comme il l’avait espéré. Il ne lui restait plus qu’à attendre le réveil de Candy et à l’occuper toute la journée pour distraire ses pensées de leur invité encombrant. Malgré tous ses efforts, il dut bien se rendre à l’évidence. La jeune femme ne cessait de jeter de fréquents coups d’oeil vers le jardin et guettait impatiemment le retour de Terry. Elle faisait mine de s’intéresser aux futurs agencements de l’hôpital, mais le coeur n’y était pas. Déchiré, Georges se demandait comment elle réagirait quand elle découvrirait la vérité.

L’acteur ne reparut pas de toute la journée et l’impatience de Candy allait en grandissant. Où pouvait bien être Terry ? Alors qu’elle se posait la question pour la centième fois de la journée, la porte d’entrée claqua et un profond soupir s’échappa de la poitrine de la jeune femme. Des pas pesants et hésitants gravirent l’escalier. Soulagée, elle se tourna vers Georges avec un grand sourire. Le visage de celui-ci était toujours aussi impénétrable, mais ce n’était qu’une façade. Ce retour le surprenait plus qu’il n’était autorisé à le dire à sa protégée. Ce Granchester était décidément plein de surprise !

Comme le jeune homme était monté directement dans sa chambre, Candy ordonna qu’on lui porte un plateau auquel il ne toucha même pas. Épuisé, sans énergie, il resta prostré sur son lit à essayer de surmonter sa nervosité croissante et à tenter de se persuader qu’il avait pris la bonne décision.

Au matin Terry n'était plus que l'ombre de lui-même. Tout son corps lui faisait mal. Incapable de trouver la volonté de se lever il resta pelotonné sur son lit, tremblant et glacé. A cet instant il se sentait prêt aux pires extrémités pour un verre d'alcool.

C'est dans cet état que le trouva Georges en lui apportant son petit-déjeuner. Au prix d'un énorme effort, Terry puisa dans son incommensurable fierté pour se redresser. Pourtant sa mine ravagée et ses mains tremblantes disaient assez son état de délabrement. Georges posa sur son invité un regard plein de compassion que le jeune acteur prit comme une insulte.

« Que venez-vous faire dans ma chambre ? S’écria-t-il. Vous repaître du spectacle ? Je veux être seul !

- Je me doutais que vous ne descendriez pas à la salle à manger ce matin. Je vous apporte votre petit-déjeuner. Répondit Georges en se débarrassant du plateau sur la table.

- Je n’ai pas faim ! »

Avec un hoquet de dégoût Terry fixa la nourriture disposée sur le plateau. La voir suffisait à lui lever le coeur. Bon sang ! Ce n’était pas de thé dont il avait besoin ! Une lueur maligne s’alluma dans ses yeux et il se tourna vers l’homme de confiance en essayant de prendre l’air dégagé.

« Vous travaillez pour les André depuis longtemps, n’est-ce pas Georges ? Je me souviens maintenant vous avoir rencontré sur ce bateau qui emmenait Candy à Londres... C’était vous qu’Albert avait chargé de veiller sur elle.

- En effet, M. Granchester. Je suis entré au service du père de M. William quand j’étais encore très jeune. Je suis tout dévoué à cette famille et jamais je ne trahirais la confiance qu’ils ont placée en moi. »

Bien qu’exprimé de manière diplomatique, l’avertissement était très clair. La tentative de corruption de Terry avait avorté avant même qu’il ait pu la formuler. Le sourire en coin de Georges signifiait nettement qu’il s’attendait à une manoeuvre de ce genre.

Boudeur, Terry se rallongea et lui tourna le dos. L’instant d’après il entendit se refermer la porte et la clef tourner dans la serrure. Fou de rage, il perdit toute mesure et se précipita sur la porte pour la secouer de toutes ses forces, sans succès. Il hurla sa colère et sa frustration et détruisit tout ce qui lui tomba sous la main. Puis il se recroquevilla dans un coin, à bout de forces. C’est là que Georges le trouva quand il vint récupérer le plateau du petit-déjeuner. Sans un mot il ramassa les débris de vaisselle avant de s’en aller.

Il revint deux fois dans la journée avec un repas mais le jeune homme refusa d’y toucher. Il se sentait plus misérable qu’un chien et restait prostré sur son lit.

Le même manège se reproduisit le lendemain. Sans volonté, Terry ne réagissait même plus au bruit de la serrure. Pourtant ce soir là il lui sembla que quelque chose était différent. L’atmosphère était chargée d’électricité et le pas léger qui résonnait sur le plancher n’aurait su être celui de Georges.

Le jeune homme se força à se redresser et s’assit au bord du lit. Il releva lentement la tête pour croiser le regard inquiet de Candy. Il avait déjà vu ce regard, bien des années auparavant. A cette époque où anéanti par leur séparation il avait commencé à sombrer dans la déchéance. Il avait abandonné sa carrière et était parti errer à travers le pays. Il acceptait n'importe quel engagement, tout ce qui l'intéressait était de gagner assez d'argent pour se payer l'alcool qu'il ingurgitait à longueur de journée. Encore auréolé de sa gloire d'étoile de Broadway, il avait suivi un temps un minable théâtre itinérant où le directeur n'était pas regardant sur son penchant pour les boissons fortes. C'était là qu'un après-midi il avait eu une vision d'elle. Au milieu de tous ces bouseux qui hurlaient, elle lui était apparue, si triste, si belle, si inaccessible... Soudain il avait retrouvé tout son allant. Le texte insipide qu'il débitait habituellement sans y penser avait pris une profondeur que personne n'y avait jamais vu. Ses partenaires en étaient restés pantois et même le public avait cessé ses plaisanteries salaces pour l'écouter. Puis elle avait disparu, mais Terry s'était repris. Le soir même il regagnait New-York, bien décidé à remplir ses engagements envers celle qui lui avait sauvé la vie, Susanna Marlow.

Dans son délire, il se crut revenu à ce moment. Sans réfléchir il tendit la main vers la délicieuse apparition, comme ce jour là. Mais cette fois, elle ne s'évanouit pas. Des doigts fins se nouèrent aux siens et il l'attira vers lui. La jeune femme s'assit au bord du lit et il enfouit la tête dans son giron accueillant. L'instant d'après il sanglotait comme un enfant. L'ange qui était venu le visiter le laissa s'épancher en caressant doucement ses cheveux emmêlés. Elle prononçait des paroles apaisantes qui finirent par atteindre sa conscience.

« Tu dois faire un effort pour manger, Terry. Sinon tu n’auras pas la force de t‘en sortir. Je sais que tu peux le faire... »

L’acteur se redressa si brusquement que Candy en perdit l’équilibre. Sa tête heurta le montant du lit et la laissa groggy. Appuyé sur ses bras au-dessus d’elle Terry n’était plus en état de raisonner logiquement.

« Pourquoi m’as-tu fait çà, Candy ? Laisse-moi partir d’ici !

- Je ne peux pas, Terry, balbutia-t-elle en se massant le crâne. Pas encore...

- Je peux être pire encore que tu ne l’imagines. Libère-moi, sinon... »

Il s’inclinait vers elle, de plus en plus proche. Son souffle chaud effleurait les joues de la jeune fille, bientôt remplacé par ses lèvres humides. Candy posa les mains sur son torse et essaya de le repousser mais il était trop fort pour elle, même dans son état. Au contraire, cette faible résistance ne réussit qu’à électriser encore plus le jeune homme. Il se pencha vers la bouche rose dont il avait rêvé si souvent. Elle était à sa merci... Il pouvait faire d’elle tout ce qu’il voulait...

Soudain une poigne puissante l’attrapa par les épaules et le projeta hors du lit. Hébété, Terry resta sur le sol à observer le regard brillant de rage que Georges posait sur lui. Puis l’homme se pencha vers Candy et la souleva dans ses bras sans un mot. Le jeune acteur le vit passer la porte, traverser le couloir et entrer dans une chambre juste en face de la sienne. Il se releva péniblement en réalisant ce que cela signifiait. Déjà Georges revenait, les poings serrés. Sans hésiter il envoya une terrible droite dans la mâchoire de Terry qui atterrit à nouveau sur le tapis.

« Essayez encore un fois de vous en prendre à Melle Candy, et je ne réponds plus de mes actes ! Dit Georges d’une voix sifflante, le visage crispé.

- Sa chambre est juste en face ! Marmonna Terry sans quitter des yeux la porte close de l’autre côté du couloir.

- Bien sûr ! Ce qui veut dire qu’elle n’a rien perdu de vos crises de délire ses dernières nuits. Après ce qu’elle a traversé en Europe, elle devrait être à Lakewood, entourée des siens, à récupérer. Au lieu de çà, elle a tenu à s’occuper de vous... Vous ne lui arrivez pas à la cheville, tout fils de duc que vous soyez ! Vous ne valez même pas la peine que je me salisse les mains en vous donnant la correction que vous méritez ! »

Georges sortit avec un regard chargé de dédain et verrouilla la porte à double tour.



CHAPITRE 4


Ce fut un homme complètement différent que Georges découvrit le lendemain matin quand il apporta le plateau du petit-déjeuner.

Terry avait revêtu des vêtements propres et fait une toilette soignée comme en témoignaient les coupures sur son visage. L’utilisation du rasoir lui avait posé quelques problèmes avec ses mains tremblantes. Pourtant la lueur farouche qui brillait au fond de ses yeux cernés impressionna l’homme de confiance. Ils n’échangèrent pas un mot et l’animosité entre eux était tangible. Georges n’était pas disposé à pardonner l’agression du jeune acteur sur sa protégée, aussi prit-il soin de verrouiller soigneusement la porte en sortant.

Terry ne s’en offusqua pas. La terrible scène de la veille restait imprimée dans sa mémoire en lettres de feu. Elle fut pourtant le déclic qu’il lui fallait pour surmonter l’épreuve qu’il traversait. Résolu à redevenir l’homme qu’il avait été, il accepta enfin de se nourrir. Son seul but désormais était de donner satisfaction à Candy et de quitter cette maison le plus vite possible.

Le miroir qui lui renvoyait l’image de sa propre lâcheté devint son plus fidèle allié. Dès qu’il sentait sa résolution faiblir, il fixait son reflet dans la glace. Dans ces moments, ce n’était pas le jeune acteur séduisant et talentueux qu’il voyait, mais l’ivrogne incapable de mettre un pied devant l’autre qu’il était devenu. Celui qui s’écroulait sur son lit chaque soir, hébété par l’alcool.

Le duel silencieux qui opposait les deux hommes dura plusieurs jours avant que Terry ne se décide à adresser la parole à Georges.

Ce jour là il découvrit avec joie sur le plateau de son repas un journal soigneusement plié. Enfermé dans sa chambre sans rien à faire que lutter contre son désir d’alcool et se poser des questions sans réponse, il se sentait sur le point de devenir fou. Tout dérivatif à ses pensées moroses était le bienvenu. Il s’empara du quotidien et constata aussitôt qu’il s’agissait d’un journal national, une édition de New York. Rien qui puisse donner la moindre indication sur le lieu où il était retenu, mais c’était mieux que rien. Il leva les yeux vers son geôlier et prit une profonde inspiration.

« Georges... commença-t-il, je...

- C’est une idée de Melle Candy, l’interrompit l’autre. Elle craint que vous ne vous ennuyiez. En ce qui me concerne, vous ne méritez pas sa sollicitude.

- Comment va-t-elle, Georges ? Je dois la voir... M’excuser...

- Elle a une bosse sur le front mais elle va bien.

- Je suis sincèrement désolé, affirma Terry abattu. Je ne sais pas ce qui m’a pris...

- Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela !

- Laissez-moi lui parler ! Supplia le jeune homme. Je vous jure que...

- Cessez de faire des promesses que vous êtes incapable de tenir ! C’est avec çà que vous avez déjà détruit sa vie une fois ! Elle est trop bonne avec vous. Dieu seul sait pourquoi elle tient autant à vous. Même M. William sait désormais à quoi s’en tenir à votre propos. S’il vous a trouvé des qualités autrefois, il y a longtemps qu’il ne se fait plus d’illusions. Je suis heureux qu’il m’ait demandé d’escorter Melle Candy et de veiller sur elle. Mais je n’ai qu’une hâte : Que toute cette désagréable affaire soit réglée et que vous repreniez chacun le cours de votre vie !

- Vous me détestez vraiment, Georges ! Vous devez avoir beaucoup d’affection pour elle. Suffisamment pour comprendre à quel point je me méprise moi-même ?

- Je doute que vous en soyez capable ! Vous êtes trop imbu de vous même pour çà ! »

Georges sortit en refermant la porte à clef et laissa Terry seul et désabusé.

Quel était donc le pouvoir dont disposait Candy pour inspirer autant d’affection à tous ceux qui l’approchaient ? Chez Georges il était évident que cela allait jusqu’à la dévotion. Cet homme aimait Candy comme sa propre fille et Terry lui en était reconnaissant. Avec un tel gardien, il savait que rien ne pourrait arriver à la jeune fille et pour la première fois, il n’avait décelé aucun sentiment amoureux dissimulé sous la bienveillance. Il ne pouvait en dire autant d’aucun des autres hommes qui gravitaient dans l’entourage de Candy, Albert inclus !

Celui-ci ne se faisait plus aucune illusion sur Terry avait dit Georges. La réciproque était vraie aussi. Le jeune acteur se revit dans sa loge peu après son retour à New York. Fidèle à la promesse qu’il s’était faite dans ce théâtre itinérant, il avait arrêté de boire et était revenu près de Susanna. Robert Hattaway lui avait offert de reprendre sa place dans la troupe Strafford et leur nouvelle pièce s’annonçait comme un succès. Bien qu’il ne l’ait toujours pas demandée en mariage, il se montait aussi charmant que possible avec Susanna et la jeune fille était aux anges.

Puis il y avait eu ce terrible soir où Albert était entré dans sa loge après le spectacle. Terry avait eu du mal à reconnaître son vieil ami dans cet homme élégant et distingué. La seconde surprise avait été d’apprendre sa véritable identité : William André, le père adoptif de Candy !

Pourtant l’émotion de celui qui lui faisait face n’était pas paternelle. Derrière la rancoeur, Terry avait reconnu les accents aigres de la jalousie et le doux murmure du sentiment amoureux. Albert lui avait parlé de la manière admirable dont Candy avait surmonté l’épreuve de leur rupture, habile façon de lui faire comprendre que les ponts étaient coupés avec ses rêves d’adolescence. La place qu’il laissait vacante dans le coeur de Candy en attirait plus d’un et Albert était sur les rangs.

Le jeune homme n’imaginait pas la douleur que cela provoquerait en lui. Après tout n’avait-il pas lui-même demandé à la jeune fille d’être heureuse ? Malgré la jalousie, il devait reconnaître qu’Albert était certainement le mieux placé pour réussir là où lui-même avait lamentablement échoué.

Mais Terry n’était pas au bout de ses peines. La mine grave, Albert lui avait aussi annoncé la terrible décision prise par celle qu’ils aimaient : Son engagement et son départ pour le front en Europe afin de secourir les blessés de guerre. Le reproche était perceptible dans la voix d’Albert même s’il ne l’avait pas exprimé par des mots. Le choc avait été rude pour Terry et toutes ses bonnes résolutions avaient volé en éclat. La seule pensée des dangers encourus par celle qu’il chérissait le tenait éveillé de longues heures et lui glaçait le sang. Ni son métier, ni la présence de Susanna, son éternel sourire de commande sur les lèvres, ne purent le détourner de ses démons. Il ne vivait plus que pour la publication des listes de victimes chaque semaine. Mais le soulagement qu’il éprouvait en n’y trouvant pas le nom de Candice André n’était que de courte durée. Il recommença à boire, de plus en plus. Il essayait désespérément de retrouver l’apparition qu’il avait eue cet après-midi pluvieux, sur cette scène dressée à la hâte pour des villageois qui n’avaient aucune idée de ce qu’était un véritable théâtre.

La culpabilité le rongeait car il était certain que jamais Candy n’aurait pris une décision aussi terrible s’il était resté près d’elle. Malgré l’insistance de Susanna, il repoussa la date de leur mariage jusqu’à la fin de la guerre. Docile, la comédienne se contenta de sourire et accepta d’attendre, sûre de la place qu’elle occupait dans sa vie. Ignorait-elle réellement tout de sa lente descente dans l’alcool ou faisait-elle semblant ?

Quelle différence avec la pétulance de Candy. Après quatre années passées au milieu des pires dangers, à peine de retour en Amérique, une des premières choses qu’elle avait faite était de l’attirer dans ce lieu isolé pour l’obliger à arrêter de boire ! « Elle tient à vous » avait dit Georges. Ces mots chantaient dans le coeur de Terry comme un hymne de joie. Lui aussi tenait à elle, pourtant il avait par sa propre faute réduit à néant tous ses espoirs de bonheur. D’abord en la laissant partir ce terrible soir de novembre quand il avait choisi de rester près de Susanna, ensuite en se transformant en cet alcoolique honteux indigne de la femme qu’il aimait pourtant de toute son âme. Comment pourrait-elle encore éprouver de tendres sentiments pour lui après ce qu’elle avait vu de sa déchéance ? Pourtant la bonté de Candy l’avait poussée a essayer de l’aider, encore une fois... Mais Terry était désormais une cause perdue...

-----oooOooo-----

A partir de ce jour, les journaux arrivèrent avec régularité tous les matins, et Terry les dévorait jusqu’à la dernière ligne. Son orgueil en prit un coup quand il constata que pas le moindre entrefilet n’était consacré à sa disparition. Personne ne semblait se soucier de son absence !

Autre épreuve pour son ego, Candy elle-même n’avait eu aucun mouvement vers lui. Il était pourtant certain que Georges la tenait informée des progrès de son patient involontaire. Même si elle devait être terriblement blessée par l’attitude du jeune acteur, pas une seule fois elle ne tenta de venir lui parler et les jours s’écoulaient, mornes et sans espoir.

Terry en avait assez de cette situation. Il sentait que le temps lui était compté et qu’il fallait remettre les choses en ordre dans les plus brefs délais. Bien décidé à obtenir gain de cause auprès de son geôlier, il attendait Georges de pied ferme. Il devait le laisser sortir et parler à Candy ! L’heure du dîner approchait et l’homme ne tarderait pas à se présenter avec l’habituel plateau repas. Le jeune homme repassait dans sa tête les différents arguments qu’il comptait présenter quand il entendit la clef tourner dans la serrure. Il carra les épaules et se tourna vers celui qui se tenait dans l’encadrement de la porte, bien décidé à forcer le passage s’il le fallait. Mais Georges avait les mains vides et la commissure de ses lèvres tressautait comme s’il s’amusait de la mine déterminé de son prisonnier.

« Le dîner va être servi, M. Granchester. Mais si vous ne souhaitez pas descendre, je peux vous faire monter un plateau... »

Avec hésitation Terry fit quelques pas en direction de la porte, comme s’il s’attendait à être arrêté à chaque pas. Mais l’homme de confiance s’écarta de son passage et ne fit rien pour l’empêcher de franchir le seuil. La première chose que constata le jeune homme fut que la porte de la chambre de Candy était ouverte. Une grande malle au couvercle béant était posée sous la fenêtre, signe évident qu’elle préparait ses bagages.

Allait-elle rentrer chez elle sans lui avoir parlé ? Non, c’était impossible. Il ne laisserait pas une telle chose se produire. Lui aussi avait beaucoup de choses à lui dire, et plus que tout, il avait besoin de réponses. Il aperçut Candy dans la bibliothèque et entra dans la pièce, Georges toujours sur ses talons.

Elle leva les yeux à son entrée et lui sourit timidement. La voir sourire était comme un rayon de soleil et une douce chaleur se répandit dans chacun de ses muscles, mais il ne réussit pas à lui sourire en retour.

« Bonjour Candy, finit-il par articuler au prix d’un immense effort.

- Bonjour Terry, répondit-elle de sa voix si douce. Je t’attendais... »

Si le jeune homme fut surpris, il n’en laissa rien paraître, bien décidé à réparer ses tords puisque l’occasion lui en était donnée.

« Je souhaitais te voir, moi aussi. Il me semble que j’ai des excuses à te faire et...

- J’espérais que tu accepterais de dîner avec moi... »

Au mouvement involontaire que fit Georges, Terry comprit que la proposition qu’elle venait de lui faire déplaisait à son dévoué protecteur. Mais c’était une offre de paix, et il ne pouvait la laisser passer.

« Seul un mufle refuserait une aussi charmante invitation, dit-il en lui offrant son bras. Laisse-moi te prouver que je suis un homme bien élevé... »

Le sourire de Candy s’accentua et elle accepta son aide pour se lever de son fauteuil. Il eut l’impression qu’elle prenait appui sur lui plus qu’il n’aurait fallu, mais cette pensée disparut rapidement derrière le bonheur de sentir la jeune femme à nouveau si proche de lui. Il la conduisit à la salle à manger où la table était préparée pour deux convives. Dans un souci d’apaisement il se tourna vers Georges.

« Il faudrait faire rajouter un couvert si vous souhaitez vous joindre à nous. »

Surpris par l’initiative de Terry, l’homme croisa le regard suppliant de Candy et se laissa fléchir.

« C’est inutile, répondit-il. Il vous suffira de m’appeler en cas de besoin...

- Merci Georges, mais je suis certaine que cela ne sera pas nécessaire. »

L’homme de confiance inclina la tête et sortit non sans jeter un regard d’avertissement à Terry qui le rassura d’un signe discret de la main. Toute son attention était consacrée à la jeune femme dont la main reposait toujours sur son bras. Quelques heures plus tôt, il se demandait comment réussir à se retrouver ainsi près d’elle et  voilà que le destin lui en offrait la chance. Ne sachant comment entamer la conversation, il la conduisit jusqu’à la table et lui tira galamment sa chaise avant de prendre place à son tour.

« Avant toute chose je voudrais te présenter mes excuses, Candy. Je me suis comporté avec toi d’une manière inqualifiable !

- N’en parlons plus, Terry. J’ai déjà oublié ! Tu n’étais pas dans ton état normal.

- J’ai bien peur que tu n’ais pas idée de ce qu’est mon état normal ! Pourquoi es-tu toujours aussi indulgente ?

- Tu te trompes si tu me vois comme une personne bonne et charitable. J’ai beaucoup changé ces dernières années...

- C’est de cela que tu voulais me parler ?

- Oui... Plus tard... Dînons d’abord si tu veux bien. »

Il ravala sa curiosité et tenta de trouver des sujets de conversation qui ne remueraient pas de pénibles souvenirs pour l’un comme pour l’autre. Ils parlèrent du théâtre, de la situation en Europe et même des projets d’Albert pour cet hôpital qu’il voulait ouvrir. Pourtant les regards qu’ils échangeaient étaient lourds de signification même si chacun s’efforçait de ne pas y prêter attention. Au contraire ils firent de leur mieux pour entretenir une conversation polie comme deux amis qui se retrouvent après une longue absence. N’était-ce pas ce qu’ils étaient, après tout ?

Terry entra dans son personnage d’invité courtois avec l’aisance qu’il manifestait d’habitude pour ses rôles au théâtre. Candy au contraire laissait paraître sa nervosité et le calme apparent de son vis-à-vis ne faisait qu’accroître son agitation. Elle ne se doutait pas du tumulte des pensées qui s’agitaient dans l’esprit de Terry. A la voir aussi mal à l’aise, il se persuadait malgré lui qu’elle allait se dérober à l’explication qu’elle lui avait promise. Elle était sur le départ, comme le prouvait la malle dans sa chambre. Ce dîner était-il un adieu ? C’était trop tôt pour le jeune homme. Il ne pouvait la laisser s’en aller ainsi sinon tout recommencerait. Cette fois il était bien décidé à mettre les choses au clair entre eux, aussi douloureux que cela puisse être.

Il songea que c’était la première fois qu’ils avaient l’occasion de dîner ensemble. Autrefois, à l’époque où il attendait son arrivée à New York, il avait imaginé quelque chose de beaucoup plus romantique : Un restaurant réputé, des chandelles, de la musique... Elle aurait été heureuse et amoureuse... Alors il aurait pu lui demander de rester, de passer le reste de sa vie avec lui. Il la voyait se jeter dans ses bras et lui offrir ses lèvres... Mais rien ne s’était déroulé comme il l’aurait voulu. Il y avait eu l’accident de Susanna, le remord qui le rongeait, et la terrible décision de Candy de le laisser à l’actrice diminuée. Cette décision qui avait changé le cours de sa vie ! Terry était emporté par ses souvenirs et la question qui le taraudait depuis toutes ces années lui vint naturellement aux lèvres :

« Pourquoi as-tu fait cela, Candy ? »

La jeune femme sursauta, perdue elle aussi dans ses pensées. Mais elle se méprit sur le sens de la question, croyant que Terry parlait de son enlèvement.

« Il le fallait, Terry... C’est difficile à expliquer, mais...

- Nous avons tout le temps qu’il faut, répondit-il plein d’espoir. »

Candy soupira et abandonna son assiette qu’elle avait à peine touchée. Le moment des explications ne pouvait plus être repoussé et malgré sa détermination, l’angoisse lui serrait le coeur à l’instant d’avouer la vérité. Elle prit une profonde inspiration avant de parler, les yeux baissés sur ses mains tremblantes.

« Ce que tu dois savoir, commença-t-elle, c’est que je ne m’attendais pas du tout à ce que j’ai découvert en arrivant en France. Les batailles, les morts, les blessés, je ne t’en parlerai pas. Tu as lu la presse, tu dois en avoir une idée. Sache seulement que c’était encore pire que tout ce que tu as pu imaginer. Au-delà de tout çà, ce que j’ai découvert, c’est le désespoir. Tous ces soldats dont je m’occupais tous les jours... Les mourants surtout... Ce qui les rongeait au plus profond de l’âme, c’était le regret de tout ce qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de faire, les choses qu’ils n’avaient pas dites, les espoirs déçus, les promesses qu’ils n’avaient pas tenues... »

Elle se décida enfin à le regarder et découvrit qu’il la fixait avec attention. Suspendu à ses lèvres, il écoutait la douce mélodie de sa voix le coeur battant.

« Georges a laissé entendre que tu avais vécu des choses terribles, avança Terry en hésitant. »

Candy écarta l’argument d’un geste désinvolte de la main avant de reprendre son récit.

« L’horreur de la guerre nous oblige à changer la vision que l’on porte sur le monde, mais aussi sur nous-même. Et je n’ai pas échappé à la règle ! Quand j’étais enfant, je croyais que les promesses ne pouvaient jamais être rompues. Maintenant je sais à quel point c’est faux. A la maison de Pony, Annie m’avait promis que nous ne serions jamais séparées, mais quand les Brighton ont voulu l’adopter, elle a sauté sur l’occasion d’avoir des parents et elle m’a laissée seule. Nous ne sommes que de pauvres humains, si faibles... Nous ne devrions pas prendre des engagements que nous sommes incapables de tenir. Les conséquences qui peuvent en découler impliquent trop de gens et vont parfois au-delà de ce qu’on imaginait. Ce que j’ai compris, c’est que si je devais mourir, je ne voulais pas emporter le poids de tous ces remords avec moi. Si je peux réparer les erreurs que j’ai faites, je me suis juré de le faire. Bien sûr, je sais que ce n’est pas toujours possible, surtout quand d’autres personnes sont impliquées... Parfois la vie nous ferme certaines portes, mais elle reste un don précieux de Dieu, nous ne devons pas la gâcher ! Alors quand j’ai vu ce que tu faisais de ta précieuse vie, je... »

Le malheureux Terry venait de passer des espoirs les plus fous au désespoir le plus profond. Quand Candy avait commencé à parler, il avait cru que comme lui elle songeait à leur terrible séparation cinq ans plus tôt. Mais il venait de comprendre qu’en réalité elle faisait allusion à son enlèvement et à son sevrage forcé. Il y vit la confirmation de ce qu’il redoutait : Candy et lui avaient pris des chemins divergents et l’époque où ils étaient sur la même longueur d’onde était révolue à tout jamais.

« Ainsi, la seule raison pour laquelle je suis ici, est que tu souhaites apaiser ta conscience ! lâcha-t-il avec amertume en se renversant contre le dossier de sa chaise. Tu t’imagines que c’est parce que nous étions séparés que j’ai sombré dans l’alcool ? Tu te donnes trop d’importance, ma petite ! Au cas où tu l’aurais oublié, je te rappelle que j’avais déjà ce penchant quand nous étions au collège !

- Je t’en prie ! Ne te mets pas en colère, ou je n’arriverais pas à te dire ce que tu dois savoir...

- Il faudra bien te décider, pourtant. Crois-tu que je ne sache pas que tu es sur le point de quitter cette maison ?

- Toi aussi Terry ! Nous sommes ici depuis plus de trois semaines. Ton sevrage est terminé et Georges est prêt à te ramener chez toi dès demain. »

Eberlué, Terry la fixait sans comprendre. Aussi étrange que cela puisse paraître il n’avait pas pensé un seul instant au fait que son séjour ici allait se terminer. Il n’avait pensé qu’à son départ à elle, et voilà qu’elle lui assénait la nouvelle comme si de rien n’était : Il pouvait rentrer chez lui; elle ne le retiendrait plus. Tout ceci était illogique ! Elle ne pouvait pas disposer de lui ainsi ; le chercher un soir et le ramener à la même place comme s’il était un simple pion. Il y avait forcément quelque chose qui lui échappait et il voulait savoir quoi. Il respira profondément plusieurs fois pour se calmer avant de parler.

« Je n’ai pas l’intention de me mettre en colère Candy. Je n’en ai aucune envie. Tout ce que je veux c’est comprendre... Explique-moi ! Pourquoi m’as-tu fais amener ici ? Qu’avais-tu de si important à me dire qui ne puisse être dit à New York ? »

Candy comprit que le moment le plus difficile était arrivé et elle n’était pas sûre de trouver le courage de dire ce qu’elle avait au fond du coeur.

« Quand je suis venue à New York... Tu étais tellement différent... Tendu, nerveux... Et puis j’ai appris pour l’accident de Susanna. J’aurais préféré que tu me le dises toi-même, mais tu ne l’as pas fait. Ensuite je suis allée la voir à l’hôpital... La suite tu la connais. Mon Dieu ! Nous étions si jeunes ! A ce moment, je croyais que partir était la seule chose à faire. Elle t’aime tellement ! Je m’étais promis de ne plus jamais te revoir mais... Tu vois, je n’ai pas tenu ma promesse moi non plus. En Europe nous ne recevions pas beaucoup de nouvelles d’Amérique. Les journaux arrivaient avec plusieurs semaines de retard et le monde de Broadway n’était pas vraiment notre priorité. Notre vision du théâtre se limitait au théâtre aux armées, et ce n’est pas ce qui se fait de mieux ! Je croyais que tu avais épousé Susanna depuis longtemps et je m’en voulais terriblement parce que... Je n’arrêtais pas de penser à toi ! A tout ce que j’aurais voulu te dire ce soir là au lieu de partir comme une voleuse. »

Le coeur de Terry battait la chamade. Elle avait pensé à lui ! Dieu du ciel ! Lui aussi avait pensé à elle, chaque jour, chaque instant... Il n’y avait pas eu une seule minute de ces cinq longues années où il n’avait pas regretté de l’avoir laissée partir ce soir là ! Mais au lieu de tout faire pour la retrouver, il avait préféré se complaire dans son malheur et sombrer doucement dans l’alcool. Il était lamentable ! Candy au moins avait essayé de faire quelque chose de sa vie, tandis que lui...

Déjà la jeune fille continuait :

« Quand je suis revenue aux Etats Unis, j’ai été surprise de constater que tu n’étais pas encore marié. Alors je me suis demandé si... Si ce n’était pas ma dernière chance de te dire tout ce que je n’avais pas dit lors de notre rupture. Seulement tu étais dans un tel état... Tu buvais sans cesse ! Celui avec lequel je voulais parler c’était le Terry d’autrefois. Pour que tu puisses me dire si toi aussi... Je dois savoir Terry. Aujourd’hui que nous sommes plus vieux, plus raisonnables... Pourquoi n’as-tu pas épousé Susanna ? »

« Parce que je ne l’aime pas ! C’est toi que j’aime depuis toujours et je n’imagine pas de lier ma vie à une autre ! » Avait-il envie de hurler, mais les mots restèrent au fond de sa gorge. Comment aurait-il pu lui expliquer que son devoir envers Susanna avait pris une autre forme depuis longtemps. Il ne niait pas sa gratitude envers la jeune fille et restait persuadé qu’il lui incombait de veiller sur elle, mais que cela pouvait se manifester autrement que par un mariage qui lui répugnait ? Comment lui expliquer que seul son départ l’avait décidé à rester près de la jeune actrice qui lui avait sauvé la vie ? Si elle était restée, rien ne se serait déroulé de cette façon. Mais elle était partie et Terry s’était transformé peu à peu en cette loque humaine indigne de son amour. Quand il avait appris son engagement pour l’Europe, il avait cru mourir sur place. Au fond de lui s’était installée la certitude que si quelque chose devait arriver à Candy, il en mourrait. Survivre dans un monde où elle n’existait pas serait au dessus de ses forces. Il la suivrait dans la mort, se libérant ainsi à la fois de son remord et de son devoir. Voilà pourquoi il avait repoussé la date fatidique de son mariage jusqu’à la fin de la guerre. Mais ce que Candy était en train de lui dire, c’est qu’elle lui reprochait de ne pas avoir encore accompli son devoir en faisant de Susanna sa femme pour la vie !

Qu’était-il allé imaginer, pauvre idiot ! Qu’elle allait lui tomber dans les bras en lui avouant qu’elle ne pouvait pas vivre sans lui ? Fallait-il que l’alcool lui ait sérieusement endommagé le cerveau ! Tout ce qu’elle attendait de lui, c’était qu’il soit en état de tenir ses engagements ! A choisir, la mort lui semblait préférable...

Une nouvelle fois il ravala les mots d’amour qu’il était sur le point de prononcer et laissa sa fierté prendre le dessus.

« Tu ne peux pas comprendre, Candy, articula-t-il péniblement. Je voulais... Susanna et moi avons décidé d’attendre la fin de la guerre, c’est tout.

- C’est çà qu’elle appelle t’aimer ? Georges lui a envoyé un télégramme signé de ton nom disant que tu voulais prendre quelques jours de vacances, et cela lui a suffit ! Elle n’a même pas cherché à savoir où tu étais ! Elle m’avait promis de te rendre heureux, plaida la jeune femme d’une voix implorante. Au lieu de çà, elle t’a laissé te transformer en alcoolique...

- C’est ma vie Candy ! Qu’elle te plaise ou pas, ce n’est plus ton problème. Tu veux savoir ce que je pense aujourd’hui avec le recul de toutes ces années ? Mon opinion est qu’il aurait mieux valu pour moi que tu ne reviennes jamais du front ! »

A peine les eut-il prononcées, que Terry regrettait déjà la dureté de ses paroles, mais il était trop tard. Avec une exclamation étouffée Candy se levait et sortait précipitamment. Pas assez vite cependant pour cacher au jeune homme les larmes qui inondaient son visage chéri.

A suivre

© Dinosaura janvier 2010