LES PROMESSES NON TENUES
par Dinosaura




CHAPITRE 2


Paralysé par la surprise, Terry restait là à la regarder. Elle s’approchait avec ce petit sourire timide qu’elle avait parfois quand elle s’apprêtait à faire quelque chose sans savoir comment son initiative serait accueillie.

« Comment te sens-tu ? Demanda-t-elle. »

Les sens du jeune homme furent aussitôt en alerte. Malgré sa migraine tenace, il comprit que Candy n’était pas étrangère à sa présence en ces lieux. Sinon, pourquoi aurait-elle posé une telle question ? On peut demander beaucoup de choses à quelqu’un qu’on a pas vu depuis plusieurs années : Comment il va, ce qu’il a pu faire depuis la dernière fois où on l’a rencontré... Mais rarement comment il se sent ! Cela signifiait que la jeune femme était au courant qu’il n’avait pas été dans une état très brillant ces derniers temps.

Mais que savait-elle au juste ? Il choisit de jouer la désinvolture dans le but d’en apprendre plus. Il se leva galamment pour lui tirer sa chaise pendant qu’elle prenait place à table.

« Je vais bien, répondit-il en retournant s’asseoir en face d’elle. Je suis juste surpris que tu me poses cette question maintenant... Après si longtemps. Surpris aussi de te trouver là. Je te croyais encore en Europe...

- Je suis revenue avec un convoi de blessés... »

L’entrée d’une jeune servante interrompit leur conversation. Ses joues rouges et son allure engoncée dans son uniforme neuf dénotaient une fille de la campagne. Tout en procédant au service d’une manière un peu gauche, elle jetait de fréquents regards vers le jeune acteur qui ne s’en rendait même pas compte. Toutes ses pensées étaient tournées vers Candy.

Elle était de retour aux États Unis avec un convoi de blessés. Bien sûr ! Elle était infirmière ! Sans doute assistait-elle les malheureux pendant leur rapatriement. C’était son métier, après tout. L’influence de sa riche famille n’avait peut-être pas été étrangère à son affectation, mais peu importait. Elle était rentrée, mais depuis combien de temps ? Avait-elle séjourné à New York ? Tous les navires militaires accostaient là...

Terry attendit que la jeune bonne ressorte avant de poser la question qui le taraudait.

« Depuis quand es-tu revenue ?

- Depuis un certain temps... Presque deux mois... »

Deux mois ! Songea le jeune acteur. Était-elle restée dans la Grande Pomme tout ce temps sans qu’il en ait rien su ? Était-il possible qu’il ait continué sa vie de misère alors que l’objet de ses tourments se trouvait tout près de lui ?

Il jouait avec sa cuillère dans son potage. L’odeur de la nourriture lui soulevait le coeur. Il essaya d’en avaler une cuillerée, mais son estomac se révulsa quand cette simple gorgée atteignit sa destination. Par tous les Saints ! C’était un whisky qu’il lui fallait, pas un velouté de champignons, aussi savoureux soit-il !

Il abandonna son couvert avant de reprendre :

« Tu étais à New York tout ce temps... Pourquoi alors as-tu attendu jusqu’à maintenant pour me voir ? Car c’est bien toi qui m’a fait amener ici, n’est-ce pas ?

- Je n’ai pas été libre de faire ce que je voulais tout de suite, expliqua vaguement Candy. Je suis allée voir ta pièce, tu sais... Je souhaitais te parler mais... Je n’ai pas réussi à t’approcher. »

Terry posa sa cuillère inutile et fronça les sourcil. Pas réussi à le voir ! Mais il aurait suffit qu’elle donne son nom au portier et il aurait tout laissé tomber pour la rencontrer !

« Et puis... Reprit la jeune fille, tu n’étais pas en état de me parler. »

Ce fut le coup de grâce pour l’acteur. Ainsi elle savait ! Sa lente descente dans l’alcool, son état d’ébriété quasi permanent... Elle l’avait vu ! Il aurait préféré mourir plutôt que de lui offrir le spectacle de l’ivrogne qu’il était devenu ! Mais il était trop tard ! Comme d’habitude, Candy, avait découvert son noir secret, elle avait toujours été forte pour cela. Déjà quand ils étaient adolescents, elle avait su percer le secret de sa naissance, elle avait révélé le côté torturé de son caractère... Sa douceur et sa bonté avaient su l’apaiser à l’époque, mais ces temps étaient révolus... Dieu du ciel ! Il aurait tout donné pour qu’elle ne soit pas au courant ! Pour qu’elle garde à jamais dans son souvenir l’image pure et noble de leur amour d’autrefois... Il était trop tard ! Tout cela avait volé en éclat et Terry savait qu’il avait une bonne part de responsabilité dans ce désastre... Il n’y avait qu’un moyen de masquer la douleur et la honte qui lui montaient aux lèvres... La colère !

« Cela ne te regarde pas, Candy ! S’exclama-t-il en jetant sa serviette. Quand donc cesseras-tu de te mêler de ma vie ! Je ne veux pas savoir ce qui t’est passé par la tête et pourquoi tu m’as fait amener ici ! Je vais rentrer à New York immédiatement !

- Je ne crois pas, Terry, répondit la jeune femme en levant les yeux de son assiette, une lueur farouche dans le regard. Il est impossible de sortir de cette propriété autrement que par la porte, et je ne te laisserai pas partir. Je veux que tu arrêtes de boire, Terry ! J’ai beaucoup de choses à te dire, mais je ne le ferai que lorsque tu seras sobre et en état de m’écouter. Cela prendra le temps qu’il faudra, mais d’ici là... Tu resteras ici, que tu sois d’accord ou pas ! »

C’en était trop pour le jeune homme qui se leva d’un bond.

« Si tu crois pouvoir me manipuler, tu te trompes ! Hurla-t-il. Je fais ce que je veux de ma vie, et tu n’as rien à y redire ! Oublie-moi, Candy, comme tu avais promis de le faire il y a quatre ans ! Je vais partir d’ici et nous ne nous reverrons plus. Adieu ! »

Candy le regarda sortir de la pièce en claquant la porte. L’appétit coupé, elle délaissa elle aussi son assiette et se leva pour observer le jardin par la fenêtre. Elle ne tarda pas à voir la silhouette de Terry traverser le parc à grandes enjambées. Il était fou de rage ! Sa réaction ne la surprenait pas. Elle s’y était attendue. Les prochains jours s’annonçaient difficiles mais elle ne baisserait pas les bras.

Jusqu’à présent, elle s’était toujours inclinée devant l’adversité et avait encaissé en silence les coups que le destin lui avait envoyés. Cette fois elle était décidée à se battre pour avoir ce qu’elle voulait.

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La colère qui bouillonnait en lui empêchait Terry de sentir la morsure du froid de cette fin novembre. Il remontait la grande allée qui conduisait au portail d’un pas décidé. Comment Candy avait-elle osé lui faire une chose pareille ! Elle l’avait fait enlever ! Une telle attitude aurait plus été dans le genre de sa cousine Elisa, mais que la douce Candy se comporte de cette manière avec lui... Pour qui le prenait-elle ? Croyait-elle pouvoir disposer de lui à sa guise ? Il n’était pas homme à se laisser manoeuvrer de la sorte ! Une fois passée la surprise de la revoir, il était hors de question qu’il se laisse manipuler comme un enfant !

Le jeune acteur interrompit ses réflexions outrées en arrivant près de l’entrée de la propriété. Au lieu du portail de fer forgé auquel il s’attendait, il se trouvait face à un immense vantail de bois, d’une solidité à toute épreuve et impossible à escalader. Il longea un moment le mur d’enceinte mais dut vite se rendre à l’évidence. Le parc était ceint par une solide muraille haute de trois mètres dont le sommet s’ornait de tessons de bouteilles pour décourager toute tentative d’effraction... ou d’évasion. Aucun arbre sur lequel il aurait pu grimper afin de sauter par-dessus ce rempart ne poussait assez près pour inviter à ce genre d’exercice. Seuls quelques maigres buissons que l’hiver avait délestés de leurs feuilles poussaient au pied de l’enceinte, bien inutiles à un prisonnier en mal d’escapade.

Terry longea l’imposante clôture par acquis de conscience, tout en sachant que sa tentative était vouée à l’échec. Comme il s’en doutait, il ne trouva aucune issue, mais put constater à quel point le domaine était immense. Le parc n’avait visiblement plus été entretenu depuis longtemps pourtant il avait dû être magnifique à l’époque de sa splendeur. Il entourait une superbe demeure dont seul le bâtiment principal avait été rénové. Les deux ailes semblaient vétustes et abandonnées, comme en témoignaient les volets fermés.

Pourquoi diable Candy l’avait-elle attiré dans ce repaire des rats et des araignées ? Sans doute le lui aurait-elle expliqué s’il n’avait pas réagi aussi violemment. Mais une nouvelle fois il avait laissé parler son caractère emporté et ne lui avait pas laissé l’occasion de préciser les raisons qui l’avaient poussée à se comporter de la sorte. Connaissant Candy, elle était certainement persuadée d’agir pour son bien, mais Terry n’était plus l’adolescent qu’elle avait connu. Les épreuves l’avaient mûri plus vite qu’il n’aurait voulu et elle était bien placée pour le savoir. Il n’avait désormais plus aucune confiance en l’avenir qui ne lui apparaissait que comme un vide noir et glacé dans lequel il était condamné à avancer. Et si pour cela il avait besoin de l’aide d’une bouteille d’alcool, cela ne regardait que lui !

Résolu à connaître le fin mot de l’histoire, Terry regagna la demeure à pas lents. La salle à manger était vide et débarrassée. Des voix provenant de la pièce voisine attirèrent son attention. Sans hésiter, il pénétra dans ce qui avait dû autrefois être une bibliothèque. Seuls quelques ouvrages clairsemés garnissaient encore les rayonnages. Assise à un grand bureau couvert de plans, Candy discutait avec l’homme en noir qu’il avait vu le matin. Tous deux s’interrompirent à son entrée. L’homme ramassa différents documents et s’éloigna avec discrétion, sans quitter la pièce cependant.

Le jeune acteur espéra ne rien laisser paraître de sa contrariété et prit place dans un fauteuil en face de Candy pour lui dédier son sourire le plus charmeur.

« Et bien, Taches-De-Son... Je regrette de m’être emporté tout à l’heure. Je reconnais que la fin de saison a été assez pénible. Tu m’as vu dans un triste état, mais nous célébrions les dernières représentations. La troupe va prendre quelques semaines de repos avant de monter un nouveau spectacle. Il fallait bien fêter cela, en plus de l’arrêt des hostilités en Europe. Avoue que ton attitude était plutôt cavalière... Mais oublions cela. Si tu as quelque chose à me dire, je suis tout disposé à t’écouter. »

Il lui dédia un sourire enjôleur et essaya de retrouver cette nonchalance aristocratique qui le rendait si séduisant. Pourtant il se sentait de plus en plus mal. Sa pâleur n’échappa pas à Candy. Pas plus que les gouttes de sueur qui perlaient à la racine de ses cheveux ou les tremblements incontrôlés de ses mains. Elle fit mine de ne rien remarquer et lui rendit son sourire.

« J’imagine combien le métier d’acteur doit être éprouvant. Tu mets tant de toi-même dans chacun de tes rôles ! Puisque la saison est terminée, considère ton séjour ici comme des vacances.

- Figures-toi que j’avais d’autres projets pour mon temps libre, mentit Terry. »

En réalité il détestait ces périodes d’inactivité entre deux pièces. Le théâtre et les répétitions étaient devenus son échappatoire pour éviter la présence envahissante de sa douce fiancée. Qui plus est, avec l’approche de leur mariage, Susanna ne cessait de le harceler au sujet des préparatifs. Elle refusait d’admettre à quel point tout cela le laissait indifférent. Le seul élément positif de sa mésaventure était bien de l’éloigner de la jeune actrice. Il imaginait sans peine sa réaction quand elle découvrirait sa disparition et en éprouva une joie mauvaise.

Mais parce que sa colère n’était pas entièrement retombée, il éprouva le besoin de rappeler à Candy qu’ils étaient désormais séparés, et pourquoi.

« Au cas où tu ne le saurais pas, précisa Terry d’une voix dure, je vais me marier. »

Candy encaissa le coup sans broncher, mais son coeur se serra.

« C’est ce que j’ai appris, en effet. J’ai été surprise ; je croyais que tu avais épousé Susanna depuis longtemps.

- Cela ne te regarde pas, Candy !

- Oh si, cela me regarde ! Nous nous sommes séparés pour que tu prennes soin d’elle, Terry ! Pas pour que tu te détruises à petit feu en sombrant dans l’alcool !

- Ne me prends pas pour un alcoolique ! Je n’aurais aucun mal à arrêter de boire si je le veux !

- Alors fais-le ! Prouve-moi que tu es capable de tenir la promesse que tu m’as faite ce jour-là, et je te laisserai tranquille ! »

Terry se mit à trembler. Jamais il ne connaîtrait la tranquillité, pas tant que le souvenir de ce qu’ils avaient connu serait toujours aussi brûlant en lui.

« Vas au diable ! S’exclama-t-il.

- C’est ce que j’ai fait, Terry. Soupira Candy en s’asseyant. Je viens juste de rentrer... »

D’horribles images de champs de bataille traversèrent l’esprit de Terry et une nausée lui souleva le coeur. Il se leva et sortit en claquant la porte, bien décidé à s’éloigner le plus vite possible de la seule femme capable de provoquer chez lui des réactions aussi extrèmes.

Candy resta à fixer la porte close, des larmes plein les yeux.

« Mon Dieu ! Il a tellement changé !

- Tout le monde change en quatre ans, Mademoiselle Candy, affirma Georges en s’approchant. Il est encore temps de revenir sur votre décision. Si vous le souhaitez il est très facile de...

- Il n’en est pas question, Georges ! Comment pourrais-je le laisser sombrer de cette manière... Si je peux l’aider à s’en sortir, je dois le faire !

- Cela risque d’être difficile. Monsieur Granchester n’a aucune conscience de sa dépendance. Les prochains jours seront très pénibles...

- Merci d’être là pour m’aider, Monsieur Georges, dit Candy en lui posant une main sur le bras, comme toujours... »

A suivre

© Dinosaura janvier 2010