De l'ombre à la lumière
par Dinosaura

CHAPITRE 22

Terry tournait comme un lion en cage dans la loge de sa mère qui apportait la dernière touche à son maquillage. Chassé par celle-ci un peu plus tôt pour qu'elle puisse s'habiller, il en avait profité pour observer la salle et les spectateurs qui prenaient place sans trouver trace de sa femme. Il était revenu quelques minutes plus tôt et harcelait Eléonore de ses questions.

« Tu es sûre qu’elle ne t’a rien dit ? Elle devrait déjà être là mais la loge que je lui ai réservée est vide. Où peut-elle être ?

- Cesse de t’agiter, mon fils. Candy a choisi un métier où on ne maîtrise pas son horaire de travail. Que dirais-tu si tu étais hospitalisé et que le personnel chargé de s’occuper de toi s’éclipse à 19 heures tapantes parce que sa journée est terminée. Elle a certainement été retenue. Elle viendra ne t’inquiète pas.

- Je ne suis pas inquiet ! On dirait qu’elle ne s’intéresse pas à ce que je fais. »

Eléonore Baker observa son fils à la dérobée. Il était nerveux comme tous les acteurs au moment de présenter un nouveau spectacle. Mais en plus du désir de plaire au public, elle sentait en lui un puissant besoin de séduire une personne en particulier. Il était déçu et cela risquait d’affecter sa performance de ce soir.

« Tu dois te concentrer sur ta prestation, Terry. Rien d’autre ne doit compter ce soir. Une troupe de comédiens est une équipe où chacun à une place à tenir. Un seul faux pas, et le jeu de tous tes partenaires en pâtira. Nous avons tous mis beaucoup d’espoir dans cette pièce, ne nous déçois pas.

- J’apprécie que tu veuilles me donner des conseils, Maman, mais je n’en ai pas besoin pour l’instant.

- Très bien, alors accepte juste encore celui-ci : Dès que la pièce sera lancée, prend le temps de parler avec Candy. Je n’entends dans ta bouche que des « on dirait que », « j’ai l’impression que »... Comment voulez-vous avancer dans la vie tous les deux si vous ne vous dites pas franchement ce qu’il y a au fond de votre coeur ? A condition que tu saches ce que tu ressens vraiment, bien sûr. »

Terry ne répondit que par un grognement indistinct et sortit en claquant la porte. Sa mère avait mis le doigt exactement sur le noeud du problème. Vivre chaque jour auprès de Candy lui apportait une joie sans bornes. Il avait compris depuis longtemps qu’elle était la seule femme avec laquelle il souhaitait partager sa vie. Mais la faible lueur d’espoir qui brûlait au fond de son coeur ne pouvait s’exprimer tant qu’il ne comprendrait pas pourquoi elle l’avait quitté. Il voulait plus que tout la reconquérir, mais n’oserait jamais lui avouer ce qu’il ressentait tant qu’il ne connaîtrait pas ses sentiments pour lui. Il ne supporterait pas d’être rejeté une nouvelle fois.

Un dernier coup d’oeil dans la salle lui révéla que Candy n’était toujours pas là. Avec un soupir, il prit sa place et résolut de se concentrer sur son jeu.

La pièce tint toutes ses promesses. Le public était déjà conquis quand au milieu du premier acte, une silhouette rouge prit place dans une des loges réservées aux personnalités. Personne ne fit attention à elle, mais le jeu de Granchester prit une nouvelle intensité. Il faisait un Valmont parfait. Au tomber de rideau, la salle croula sous les applaudissements. Les acteurs échangèrent un sourire confiant avant d’aller se rafraîchir.

Rasséréné, Terry se retira dans la pièce qui lui avait été attribuée. Malgré la pénombre, il avait vu arriver Candy. Elle portait une robe rouge qu’il ne lui connaissait pas. Il faudrait qu’il la complimente à ce sujet. Il but un grand verre d’eau pour apaiser sa gorge sèche et attendit, persuadé qu’elle n’allait pas tarder à frapper à sa porte. Mais le temps passait et la jeune femme ne venait pas. N’y tenant plus, il quitta les coulisses et se glissa dans l’arrière salle derrière le bar afin d’observer le salon où les spectateurs sirotaient leur champagne en se saluant. Aucun reflet rouge n’accrocha son regard.

Quand les applaudissements se turent, Candy se renfonça dans l’ombre et attendit que les spectateurs quittent la salle pour se rendre au bar. Soudain, elle n’avait plus envie de se montrer. Elle attendit que le calme soit revenu dans les couloirs pour sortir discrètement et rejoindre les coulisses, mais une haute silhouette se dressa devant elle.

« Candice, attendez ! »

Face au Duc de Granchester, la jeune femme recula et attendit qu’il referme la porte. Tout deux restèrent éloignés du balcon pour bénéficier de l’ombre discrète du fond de la loge.

« Comment va Elisabeth, demanda Candy d’une toute petite voix.

- Aussi bien que possible. Elle se repose. J’ai des scrupules de l’avoir laissée ce soir, mais je n’ai pas eu l’occasion de vous voir avant de quitter l’hôpital. Et comme je me doutais que vous seriez présente pour la première... »

La jeune femme ne savait comment avouer qu’elle n’avait pas encore eu l’occasion de parler à Terry de la présence de son père à New York. Elle cherchait désespérément comment détourner la conversation et balbutia :

« Aviez-vous déjà vu Terrence jouer ?

- Non, c’est la première fois, reconnut son beau-père. Je dois admettre qu’il a du talent. Eléonore n’a pas changé, ajouta-t-il comme pour lui-même. Elle est toujours aussi éblouissante. »

Son regard resta perdu dans le vague un instant et Candy n’osa briser le silence qui s’était installé. Mais le duc n’était pas homme à se laisser distraire longtemps.

« Je dois savoir quelle est la réponse de mon fils, Candice. Quand compte-t-il venir voir Elisabeth ?

- Je n’ai pas encore pu lui parler de vous, avoua Candy en se tordant les mains. Il était tellement nerveux avant cette première... Maintenant ce sera plus facile. Je me rendais à sa loge quand vous êtes arrivé. »

Richard Granchester fixa sa belle-fille sans répondre. Il y avait quelque chose de changé en elle par rapport à la jeune fille pleine de fougue dont il se souvenait. Quelque chose de brisé. Il se demanda un instant si son fils en était responsable d’une manière ou d’une autre, mais ne se sentit pas le droit de s’immiscer dans les affaires du jeune couple. Avec un soupir il tendit une carte à Candy.

« Voici notre adresse à New York. Il y aussi le numéro de téléphone de la résidence. Tenez moi au courant le plus vite possible, je vous en prie. »

La jeune femme hocha la tête en signe d’assentiment et glissa la carte dans son réticule. Sur le point de sortir, le duc se retourna et ajouta :

« Si vous avez le moindre problème, contactez-moi. N’hésitez surtout pas. »

Il s’éclipsa sur ces derniers mots, laissant Candy émue jusqu’aux larmes par la gentillesse qu’elle découvrait chez cet homme réputé dur. Déjà la sonnerie appelait les spectateurs à regagner leur place. Il était trop tard pour rejoindre son mari dans les coulisses. Candy reprit donc sa place comme si de rien n’était sans se douter que deux yeux outremer avaient suivi la fin de la scène en lançant des éclairs.

Terry bouillait intérieurement et son jeu s'en ressentit dès le début de la seconde partie. Les regards appuyés de sa mère et son professionnalisme lui permirent de reprendre le dessus mais c'est avec soulagement qu'il accueillit la fin de l'acte et se précipita en coulisses. La tradition lui interdisait d'arpenter les couloirs pleins de spectateurs pour rejoindre Candy, mais il était décidé à lui parler coûte que coûte.

Bellows ne l'entendait pas de cette oreille. Il intercepta sa vedette au sortir des coulisses et le stoppa dans son élan.

« Il est hors de question que vous preniez le risque de rencontrer les spectateurs ! Restez dans votre loge !

- Ne soyez pas si dur avec lui, Stève. Notre Terry est un jeune marié, ne l’oubliez pas. Sans doute est-il pressé de rejoindre sa charmante épouse, et quand il est amoureux rien ne l’arrête, croyez-moi. »

Au son de cette voix flûtée, l’acteur se tourna vers la jeune femme pendue au bras de Bellow à laquelle il n’avait pas prêté attention. Sa mine se renfrogna en la reconnaissant.

« Cécilia ! J’ignorais que tu serais là.

- Quel accueil ! s’exclama la jeune femme avec un gloussement. Mais nous allons prochainement travailler ensemble, tu n’as pas oublié ? Il est normal que je vienne respirer l’atmosphère des lieux. J’aimerais d’ailleurs beaucoup parler avec toi des futurs projets de la compagnie.

- Excellente idée, renchérit le directeur de la troupe. Tenez dont compagnie à notre vedette, ma chère, et je me charge de lui ramener l’élue de son coeur. »

Terry se retrouva poussé manu militari vers sa loge sans pouvoir protester. Contrarié, il attendit que Cécilia eu fermé la porte.

« Tu m’a manqué, mon chéri, attaqua l’actrice.

- N’exagère pas. Tu as l’air très proche de Bellows.

- C’est un homme charmant qui possède un don pour reconnaître le talent.

- Je sais parfaitement où se niche l’essentiel de ton talent, répliqua Terry acerbe. J’ai eu l’occasion de l’apprécier à sa juste valeur, mais il ne m'intéresse plus.

- Tu serais bien le premier à t'en plaindre, s'emporta la jeune actrice qui avait renoncé à ses minauderies.

- Mais pas le dernier à en profiter, visiblement. La façon d'ont tu t'y es prise pour intégrer la troupe ne me concerne pas, mais nos relations n'y seront que professionnelles. J'espère que tu m'as compris.

- Tu n'es qu'un mufle ! S'exclama Cécilia, les mains sur les hanches.

- Sans doute, mais tu le savais déjà. »

Avec une exclamation de dépit, l’actrice éconduite releva la tête avec défi et sortit le nez en l’air. Elle croisa Candy qui arrivait et la foudroya du regard. Son instinct de femme avertit celle-ci qu’elle se trouvait en présence de sa rivale. De plus, cette dernière sortait de la loge de Terry. Il s’en fallut de peu que la jeune femme ne fasse demi-tour, mais le souvenir du visage plein d’espoir d’Elisabeth la poussa en avant. Son mari était-il seul ? La femme qui venait de sortit était contrariée. Et si Terry se trouvait avec une autre de ses conquêtes ? Résolue à le surprendre en flagrant délit, elle entra sans frapper et s’arrêta sur le seuil interdite, tant elle s’attendait peu à ce qu’il soit seul.

Surpris, le jeune homme se tourna vers elle et resta figé devant la fascinante apparition. Dans la pénombre de l’avant scène, il n’avait pas distingué les détails de la robe, mais la réalité lui coupa le souffle. Le style de la tenue était à l’opposé des choix habituels de Candy. Qui avait pu transformer sa discrète infirmière en cette new-yorkaise aguichante, prête à assumer les regards appréciateurs ? Par expérience il savait qu’une femme ne se vêtait de la sorte que pour un homme. N’ayant jamais bénéficié d’une telle prérogative de la part de sa femme, il ne pouvait s’agir que d’un autre. Le rouge eut sur lui le même effet que la cape d’un matador sur le taureau d’une corrida : il fonça.

La respiration de Candy s’accéléra en le voyant avancer vers elle à grandes enjambées et claquer la porte derrière elle. Elle se retrouva aussitôt plaquée contre le mur et affronta le regard furieux de son mari.

« Où étais-tu, demanda-t-il d’une voix rauque ? »

La jeune femme ne s’attendait pas à une telle colère et en resta sans voix, incapable de retrouver le discours qu’elle avait préparé à l’attention de Terry. Elle balbutia quelques mots au sujet de l’hôpital mais l’acteur n’y prêta pas attention. Il ne pouvait détacher les yeux du décolleté affolant de son épouse qui se soulevait au rythme de sa respiration saccadée. Les trésors qu’il abritait n’appartenaient qu’à lui. La seule idée qu’un autre ait pu en profiter le rendait fou. Il devait savoir quel était l’homme que Candy lui avait préféré.

« Je t’attendais ici comme un imbécile, reprit-t-il, pendant que toi...

Comment as-tu pu me faire cela... »

Il s’empara de ses lèvres pour un baiser violent qui arracha un gémissement à la jeune femme. Il investit sa bouche avec autorité et Candy fit appel à toute sa volonté pour le repousser avant que son corps ne cesse de lui obéir et capitule sous les assauts furieux de Terry. Elle avait vu sa maîtresse sortir d’ici ! Être embrassée alors qu’il venait de goûter les baisers d’une autre la répugnait.

« Comment oses-tu... s’exclama-t-elle en s’essuyant la bouche du revers de la main. Je ne suis pas une de tes maîtresses ! »

Le geste blessa profondément Terry qui y vit le signe qu’elle préférait désormais les étreintes d’un autre. D’une main il lui maintint les bras au-dessus de la tête et enfouit son visage entre ses seins. Sa main libre trouva rapidement les crochets du bustier qui cédèrent sous ses doigts experts. La poitrine libérée de Candy s’offrit à sa bouche avide et il en savoura le goût tant aimé. Il s’enivra du parfum de sa peau qui emplissait ses narines.

Les sensations qu’il éveillait en elle exultaient le corps de la jeune femme mais son esprit torturé refusait de s’abandonner. Le visage inondé de larmes, elle se demanda combien de fois son mari s’était livré à ce genre d’exercice avec d’autres femmes. Il disait être retenu par les répétitions. S’agissait-il vraiment de théâtre, ou expérimentait-il avec ses maîtresses les caresses qu’il lui prodiguait à la maison ? Quand elle sentit la main de Terry glisser sous ses jupes et remonter le long de sa jambe, elle eut un hoquet de dégoût devant sa propre faiblesse. Elle trouva enfin la force de le repousser alors que le régisseur battait le rappel des comédiens pour le dernier acte.

Le coeur en miettes, Terry observa le visage bouleversé de sa femme. Candy en pleurs tentait maladroitement de rajuster sa robe. L’image se fixa sur sa rétine. De l’avis des critiques qui encensèrent la pièce, jamais on n’avait vu un Valmont aussi désespéré et l’interprétation de Granchester resterait dans les annales.

Fin du chapitre 22

CHAPITRE 23

La nuit était bien avancée et l'excitation était à son comble dans l'appartement d'Eléonore Baker. Comme le voulait la tradition, la troupe était réunie et attendait la parution des premiers journaux du matin où figureraient les premières critiques. L'avenir de la pièce dépendait de l'avis des journalistes et malgré les plaisanteries, l'atmosphère était tendue. La mère de Terry avait tenu à organiser chez elle une petite réception pour les comédiens et le directeur de la compagnie théâtrale. Elle avait fait les choses en grand, comme à l'accoutumée, pourtant la vedette du spectacle brillait par son absence.

Depuis la fin de la représentation, Terrence Granchester arpentait les rues de New York à la recherche de celle qu'il était persuadé d'avoir perdue pour toujours. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il n'aurait pas accordé le moindre rappel au public enthousiasmé par sa prestation. Mais la poigne solide de sa mère s'était emparée de sa main, jamais d'ailleurs il n'aurait supposé une telle force physique dans le corps d'une personne aussi délicate, et ne l'avait plus lâchée. Cinq fois le rideau de scène avait recommencé son lancinant va et vient. Quand enfin les applaudissements s'étaient calmés, il s'était libéré sans douceur pour se précipiter dans sa loge qu'il avait trouvée vide.

En ne voyant pas la jeune femme reprendre sa place dans la salle, il avait espéré sans y croire qu'il la retrouverait là où il l'avait laissée. Il aurait préféré la trouver prostrée, en larmes ou hystérique. Il se serait jeté à ses pieds pour se faire pardonner, mais Candy avait disparu, ne laissant derrière elle que son sac de soirée oublié dans sa hâte. Le rouge de la petite bourse lui brûla les yeux, mais derrière ses paupières closes il voyait toujours la robe affriolante de son épouse, et la silhouette sombre dont elle se tenait si proche dans l'ombre de la loge. Pourquoi lui faisait elle ainsi perdre son sang-froid ? Il avait été bien près de la prendre à la hussarde, sans se soucier des conséquences et Terry se sentait le plus misérable des hommes.

Son malaise n'avait fait qu'empirer quand il avait trouvé leur appartement vide lui aussi. Son premier réflexe avait été de vérifier les armoires, mais aucun des vêtements de la jeune femme ne semblait avoir disparu. Alors était venue la colère. Dans un accès de rage, l'acteur avait brisé tout ce qui lui tombait sous la main. Il se calma pourtant en arrivant aux bouteilles du bar. Il trouva un verre qui avait échappé à sa folie destructrice, le remplit à ras bord et le vida d'un trait. Il finit ensuite la bouteille au goulot avant de la fracasser dans la cheminée et de se laisser tomber sur le sol. La tête enfouie dans ses bras repliés, il n'était pas assez saoul pour pleurer et il ne restait plus une goutte d'alcool dans la maison. Il repartit donc en quête et explora tous les endroits où la jeune femme aurait pu se réfugier.

Il se rendit chez sa mère d'abord, mais celle-ci trônait au milieu de ses condisciples un sourire béat sur les lèvres et ne sembla pas comprendre de quoi il retournait.

A l'hôpital ensuite où la garde de nuit, effrayée par le raffut qu'il provoquait, le fit jeter dehors par le service de sécurité.

Au moment où les premiers journaux sortaient des rotatives, Terry arrêtait sa voiture devant l'imposante demeure des André en priant pour que son dernier espoir ne soit pas déçu.

Tout semblait calme dans la maison et aucune lumière ne filtrait à travers les persiennes. Il n'était après tout que quatre heures du matin, mais il en fallait plus pour arrêter le jeune homme. Il tambourina contre la porte de toutes ses forces. Tous les chiens du voisinage hurlèrent à la mort avant que des pas traînant ne se fassent entendre et que l'huis ne s'entrebâille.

La mine ébouriffée et les yeux lourds de sommeil, Gérald se crut en plein cauchemar quand il reconnut le visiteur : Ce diable d'acteur était décidément sa bête noire !

Terry repoussa le majordome sans ménagement et se précipita dans le hall en criant qu’il voulait voir Candy.

Hébété, Gérald balbutia quelques mots sans suite et se trouva empoigné par le col tandis que l’acteur lui soufflait au visage son haleine avinée.

« Où est la chambre de ma femme ! Je dois lui parler !

- Mais, Mademoi... Madame Candy n’est pas là ! Il n’y a que Monsieur Archibald, et à cette heure... »

Terry abandonna aussitôt sa victime et se mit à hurler au pied de l’escalier :

« Cornwell ! Descends immédiatement si tu es un homme ! »

Archibald ! Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ! Ce bellâtre efféminé qui regardait sa femme avec des yeux enamourés. Déjà au collège il ne pouvait pas le supporter. Il faisait bien la paire avec cette petite mijaurée d’Annie qui tirait un trait sur sa vieille amie pour garder la tête haute en société ! Terry allait recommencer à crier le nom de son rival de toujours quand celui-ci apparut en haut des escaliers, nouant les pans de sa robe de chambre.

Malgré l’heure indue, il ressemblait plus que jamais à une gravure de mode. Pas un de ses cheveux n’était déplacé et son pyjama ne semblait même pas froissé. Le sang de Terry ne fit qu’un tour et son poing s’abattit sur le visage incrédule d’Archie. Peu disposé à se laisser faire, celui-ci riposta et tous deux roulèrent au bas des marches sous le regard affolé du majordome. La rage décuplait les forces de Terry qui prit rapidement le dessus et asséna à son adversaire une volée de coups.

« Dis moi où est Candy ! Dis le moi tout de suite avant que je te fasse passer définitivement le goût de séduire les femmes des autres ! »

L’affaire était mal engagée pour Archie qui ne comprenait rien à cette crise de folie. Dans l’incapacité de contre-attaquer, il se voyait en bien mauvaise posture quand le corps de Terry s’abattit soudain sur lui sans connaissance.

Il se dégagea rapidement et rajusta sa tenue avec un signe de tête pour le majordome.

« Merci pour votre intervention Gérald.

- Tout le plaisir était pour moi, monsieur, avoua l’autre avec un sourire. Qu’allons-nous faire de cet individu ? »

Archibald hésita un court instant. Il n’avait aucune envie de voir se répéter la bagarre à laquelle il venait miraculeusement d’échapper, mais certaines paroles de son ancien condisciple avaient attiré son attention. Il y avait certains points à éclaircir.

« Nous allons le transporter sur le sofa du petit salon, décida-t-il. J’espère qu’il sera calmé à son réveil. D’ici là, et puisque nous sommes tous levés, je vous serai très obligé de bien vouloir nous préparer du café. Très fort de préférence. »

Terry émergea de l’inconscience et voulut se redresser. Une violente douleur à la tête acheva de le ramener à la réalité. Il se tâta la base du crâne et découvrit une bosse grosse comme un oeuf où perlaient quelques gouttes de sang.

« Es-tu disposé à parler calmement, ou dois-je rappeler Gérald ? »

Il se tourna vers le son de la voix familière et découvrit Archibald installé dans un fauteuil qui sirotait une tasse de café comme si rien ne s’était passé. Il constata avec satisfaction que sa coiffure n’était plus aussi impeccable. Il répondit par un grognement indistinct mais accepta la tasse que son adversaire lui tendait.

Le jeune dandy attendit qu’il ait avalé le breuvage chaud et revigorant en observant sa mine pâle et ses yeux hagards avant de reprendre :

« Peux-tu me dire ce qui t’a pris de débouler ainsi en faisant pareil vacarme !

- Je veux voir Candy ! Tu lui as parlé ce soir au théâtre. Où l’a-tu emmenée ?

- Désolé de te décevoir, répondit Archie. Je suis bien allé au théâtre, mais je n’ai pas rencontré Candy. Elle discutait avec quelqu’un que j’ai vu sortir de sa loge au premier entracte. J’y suis retourné pendant le second, mais elle n’était pas là.

- C’était Stewart ?

- Non. C’était en homme grand et distingué, assez âgé. Je ne l’avais jamais vu. Que c’est-il passé avec Candy ? Vous vous êtes disputés ? »

Terry jeta un regard noir à son interlocuteur.

« Je suppose que toi et la douce Annie, vous ne vous disputez jamais ? Vous ne faites pas de vagues, n’est-ce pas ! Sais-tu seulement la peine que cela a fait à Candy d’apprendre qu’elle ne pourrait pas assister à votre mariage ?

- C’est pour cela que je voulais la voir. Je voulais l’informer que j’ai décidé de repousser la date de la cérémonie. C’est grâce à elle qu’Annie et moi sommes réunis. Si elle n’est pas présente, ce mariage n’aurait pas de sens, même si pour cela je serai obligé de supporter ta compagnie ! »

Les deux hommes s’affrontèrent des yeux sans parler. Toute l’animosité qui les avait opposés depuis leur première rencontre devint palpable dans la pièce.

« Qu’as-tu fait à Candy ? Demanda Archie.

- Cesse de m’accuser de tous les maux, s’emporta Terry. C’est elle qui est partie ! C’est elle qui m’a abandonné, encore une fois ! Bon Dieu, Cornwell, je suis fou d’elle, mais elle ne veut plus de moi ! »

Comme s’il avait honte d’avoir laissé échapper un tel aveu, Terry se leva pour sortir. Il se retourna en atteignant la porte.

« Jure-moi que tu ne l’as pas aidée à quitter le théâtre, que tu ne sais pas où elle se trouve.

- Je n’en ai pas la moindre idée; mais même si je le savais, rien ne dit que je t’aiderais. Tu ne sais que la faire souffrir, Terry ! »

Le jeune acteur sortit sans un mot en ruminant les dernières paroles d’Archibald. S’il était incapable de rendre Candy heureuse, pourquoi s’obstinait-il ainsi ? Il prêta à peine attention au majordome qui lui ouvrit la porte. Celui-ci faisait de gros efforts pour ne pas sourire.

« Avec quoi m’avez-vous frappé, Gérald ? demanda-t-il pourtant avec un regain d’intérêt. »

Le regard du serviteur se tourna vers la déserte vide et son sourire s’élargit.

« J’étais certain que ce vase finirait pas vous être utile, Monsieur ! »

Le jour se levait sur la ville qui ne dort jamais et c’était la liesse dans l’appartement d’Eléonore Baker. Les critiques, dans leur ensemble, avaient adoré la pièce. La troupe était assurée de donner de nombreuses représentations et d’asseoir un peu plus sa réputation, mais Terrence Granchester n’en avait cure. Au même moment il pénétrait dans son appartement dévasté et se laissait tomber sur le canapé. Sa tête le faisait souffrir, mais ce n’était pas aussi douloureux que la morsure de la jalousie qui dévorait son coeur. Le réticule rouge de Candy traînait encore sur la table basse où il l’avait posé. Il s’en empara et le jeta contre le mur. Le contenu se répandit sur le sol : Un peu de monnaie, un trousseau de clefs, et un bristol qui attira son attention. Il connaissait mieux que personne l’adresse qui y était indiquée.

A dix heures tapantes, Terry fut introduit dans le bureau de son père à la résidence des Granchester à New York. Sachant que celui-ci aurait refusé de le recevoir avant une heure jugée convenable pour les visites, il avait pris le temps de faire un brin de toilette et de changer de vêtements, mais n’avait pas réussi à dormir. Les deux hommes s’observèrent un long moment en silence avant que le duc ne désigne un siège à son fils et lui fasse signe de s’asseoir. Richard Granchester détailla les yeux injectés de sang de son imbécile de fils et sa mine aussi perdue que celle de la jeune femme qui s’était présentée à sa porte quelques heures plus tôt dans sa robe de soirée et sans bagages. A ses interrogations sur l’endroit où se trouvait son rejeton, elle avait simplement répondu : « Avec sa maîtresse ! »

Il n’avait pas encore pu obtenir de plus amples informations de la jeune femme, mais le visage défait de Terrence lui faisait comprendre que les choses étaient loin d’être aussi simples qu’il ne l’avait pensé au premier abord.

« Bonjour Père, dit Terry dans un souffle. J’ignorais que vous étiez en Amérique.

- Épargne-moi les formules de politesses, veux-tu ! Candy te l’aurait dit si elle n’avait été bouleversée par ton manque de considération envers elle !

- Elle est ici, n’est-ce pas ? »

C’était plus une affirmation qu’une question, pourtant la voix du jeune homme se brisa sur les derniers mots. Quand son père acquiesça d’un simple hochement de tête, un immense poids s’envola de la poitrine de Terry.

« Ta femme se trouve pour le moment avec Elisabeth, précisa le duc.

- Elisabeth ! »

En un instant Terry revit le bébé gazouillant qui s’accrochait à lui, puis la petite fille qui lui vouait une admiration sans bornes. Elisabeth, la seule parmi les autres enfants de son père pour laquelle il ait éprouvé un sentiment bien proche de la tendresse. Puis son père lui expliqua les raisons de sa présence à New York et les circonstances qui l’avait amené à découvrir que Candy était sa belle-fille. L’acteur, si heureux quelques minutes plus tôt se retrouva plongé dans le drame le plus noir. Il promit à son père d’accéder à la requête de sa demi-soeur et de lui accorder toute l’attention qu’elle était en droit d’attendre de son frère aîné. Puis ils se rendirent à la nurserie.

Le coeur de Terry se serra quand il découvrit sa femme et sa soeur assises sur le sol de la nurserie et jouant avec une maison de poupée qui avait la taille d’une cabane de jardin. Toutes deux tournèrent la tête vers lui en même temps et il fut transpercé par la lueur de détresse qui s’alluma dans les yeux d’émeraude de Candy.

Elle était là et il retrouvait la jeune femme qu’il connaissait, sans apprêt, douce, pure et compréhensive. Sa Candy. Mais déjà Elisabeth lui sautait dans les bras en criant son nom.

« Terry ! Je savais que tu viendrais ! Papa et Candy l’avaient promis ! »

Elle nouait ses petits bras autour de son cou et les larmes envahirent les yeux de Terry. Larmes de joie ou de tristesse, il n’aurait pu le dire. Bien qu’il ait quitté l’Angleterre depuis bientôt cinq ans, l’enfant n’avait presque pas grandi. Il serra contre lui le petit corps frêle aussi léger qu’une plume.

« Tu m’as manqué, Bout d’chou ! Articula-t-il avec effort.

- Tu vas rester avec moi aujourd’hui ?

- D’accord, jusqu’à ce que je doive me rendre au théâtre.

- Tu me raconteras comment c’est le métier de comédien ?

- Tout ce que tu voudras, Elisabeth, tout ce que tu voudras. »

Terry ne quittait pas des yeux le visage implorant de Candy. Un sourire de reconnaissance se dessina sur ses lèvres pâles et elle lui adressa une prière muette que lui seul entendit. Douce et tendre Candy ! Sa Candy.

Fin du chapitre 23

CHAPITRE 24

Candy mettait un peu d'ordre dans la nurserie. Elle rangeait avec précaution des jouets plus précieux que tous ceux dont elle avait pu rêver étant petite fille. Le babillage incessant d'Elisabeth faisait un bruit de fond auquel elle ne prêtait plus vraiment attention. Elle préférait se concentrer sur les sensations provoquées par les regards de Terry qu'elle sentait parfois peser sur elle.

Il était d'une patience d'ange avec sa jeune soeur et Candy s'émerveillait de le voir sous un jour qu'elle ne lui connaissait pas. Le frère et la soeur affichaient une complicité qu'elle leur enviait. Tous deux retrouvaient des jeux d'enfant oubliés depuis de nombreuses années et pouffaient de rire comme des galopins.

Malgré l'attention qu'il accordait à la petite fille, Terry ne s'éloignait pas de sa femme. Il avait besoin à chaque instant de lever les yeux vers elle et de vérifier qu'elle était bien là. Il avait eu si peur de la perdre ! Sa présence calme et rassurante agissait comme un baume sur les blessures de sa jalousie. Sans être pleinement rassuré pour autant, il comprenait qu'il avait fait fausse route en la soupçonnant de le tromper. Sans doute était-ce l'influence des actrices qu'il fréquentait dans son métier. Mais Candy était d'une autre trempe. Par dessus tout, elle était incapable de mensonge, alors que lui ne pouvait pas en dire autant.

L'excitation d'Elisabeth était à son comble, comme le prouvaient ses joues un peu trop rouges. Chez Candy, l'infirmière pris vite le dessus sur la grande soeur et elle ordonna à l'enfant de se reposer au moins une heure avant le déjeuner.

Si Elisabeth était une petite fille charmante, elle savait aussi jouer quand il le fallait, de son statut d'enfant gâtée.

« Je veux que Terry déjeune avec nous, décida-t-elle.

- Ton frère a des obligations au théâtre, Elisabeth. Il a certainement prévu autre chose, plaida Candy que l’idée affolait.

- Mais d’habitude il mange bien avec toi, non ? Et puisque tu déjeunes avec nous, alors il doit rester aussi ! »

La logique de la gamine était implacable et attira un sourire sur les lèvres de l’acteur. Il n’avait pas d’excellents souvenirs des repas en famille avec son père, mais si c’était le seul moyen de rester auprès de Candy, il était prêt à faire un effort. Les joues de l’enfant rosirent un peu plus quand il accepta sa proposition, puis il se retira discrètement dans la nurserie.

La porte était restée ouverte et il observait sa femme prendre soin d’Elisabeth et la préparer pour sa sieste. Douce et tendre Candy, comme elle savait s’y prendre avec les enfants ! Au bout d’une heure, il n’en pouvait déjà plus, et dire qu’elle travaillait toute la journée avec eux ! En regardant les gestes précis de la jeune infirmière, Terry avait l’impression d’entrer dans son monde. Il découvrait l’autre Candy et partageait enfin cet aspect de sa vie qu’il ne connaissait pas.

Une boule se forma au creux de son ventre quand il songea à la merveilleuse mère que Candy pourrait devenir. Elle saurait entourer ses enfants d’amour et de tendresse, et il voulait plus que tout que ces enfants soient aussi les siens.

S'il avait compris une chose durant cette nuit d'angoisse, c'était qu'il ne voulait pas être séparé d'elle. Il se laissa tomber sur un pouf dans la nurserie et massa son crâne douloureux. Il semblait que sa bosse avait pris de l'ampleur et il grimaça en la touchant.

« Qu’as-tu à la tête ? »

Perdu dans ses pensées, il n’avait pas entendu Candy entrer et fermer doucement la porte pour laisser Elisabeth se reposer. Trop surpris pour inventer une excuse, il resta à la fixer sans un mot tandis qu’elle s’approchait.

« Laisse-moi voir. »

Avec des gestes professionnels, la jeune femme palpa la boîte crânienne de son mari et fronça les sourcils en découvrant l’énorme hématome. Terry se laissait enivrer par leur proximité. Il n’avait qu’une envie, celle de nouer les bras autour de sa taille et de pose la tête contre son sein vibrant, là où battait son coeur généreux. Mais il doutait que celui-ci batte encore pour lui, et la crainte d’être rejeté une nouvelle fois le retint. Incapable de trouver les mots pour se faire pardonner sa conduite de la veille, il se contenta de fermer les yeux en soupirant.

Prise d’un soupçon, Candy s’empara de ses mains pour les examiner.

« Tu t’es battu, s’exclama-t-elle !

- Quelque chose comme çà, reconnut Terry dans un souffle tandis qu’une douce chaleur se répandait dans son corps pendant que leurs doigts se touchaient. »

Elle s’éloignait déjà de lui, et il se sentit perdu. Il la vit ouvrir un placard et fut stupéfait du nombre de fioles et de médications qu’il contenait. A cet instant, il réalisa à quel point l’état de sa petite soeur était grave.

Candy choisit un flacon avec soin et revint près de lui. Elle pouvait lire sur son visage toute la détresse du monde. Elle désinfecta ses coupures et y appliqua un baume apaisant avant de lui bander la tête. Le regard de Terry revenait souvent vers le placard de la salle de jeu transformé en armoire à pharmacie. Il retint la jeune femme par la main quand elle se redressa et voulu ranger ses ustensiles.

« Est-ce vraiment si grave ? Demanda-t-il d’une voix sourde.

- Je suis désolée, répondit Candy en baissant les yeux. J’aurais dû t’en parler avant. »

L’acteur se souvint qu’elle avait essayé d’aborder le sujet de sa famille restée en Angleterre, mais qu’il l’avait rembarrée sans ménagement. Il se mordit la lèvre jusqu’au sang en se traitant d’imbécile. Pourquoi fallait-il qu’il choisisse toujours la mauvaise option ? Résolu à faire son mea culpa, il ouvrit la bouche, mais Candy avait déjà la main sur la poignée de la porte.

« Je vais te chercher de la glace, annonça-t-elle en sortant le plus vite possible »

Le jeune homme attendit son retour, essayant cent façons de lui présenter des excuses, mais ce fut une domestique qui lui apporta une poche de glace en le prévenant que le duc souhaitait lui parler dans le salon. Aucune trace de Candy qu’il ne revit pas avant le déjeuner.

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Dissimulée derrière le rideau du salon, Candy observait son mari et Elisabeth dans le jardin. Après l'entretien qu'il avait eu avec son père avant le repas, Terry n'ignorait plus rien de l'état de santé de sa jeune soeur. Il prenait donc grand soin de lui éviter tout effort. Pour l'instant, il poussait la balançoire sur laquelle la petite fille riait aux éclats. Candy contemplait un autre homme que celui qu'elle avait épousé. Elle retrouvait l'adolescent joueur qu'elle avait découvert en Écosse. Quel père merveilleux il ferait ! La jeune femme rougit à cette pensée. Pourrait-elle un jour avoir des enfants de Terry ? Si leur ménage continuait à se dégrader, cela ne risquait pas d'arriver. Elle sursauta en découvrant le duc de Granchester à côté d'elle et rougit de plus belle. Celui-ci lui tendit la main et la fit asseoir dans un profond fauteuil devant la cheminée.

« Vous n’avez pas dit un mot durant le déjeuner, Candy. J’espère que vous n’étiez pas intimidée ! Il n'y a aucune raison. La lignée des Granchester ne peut que s’enorgueillir de vous accueillir en son sein. »

Les compliments embarrassaient la jeune femme depuis toujours. Ne sachant comment réagir, elle baissa les yeux en soupirant. Le regard du duc pesait sur elle avec insistance. Plus il connaissait sa belle-fille, plus il l’appréciait et l’attitude de son fils lui était d’autant plus incompréhensible.

« Candy, reprit-il, je ne vous ai pas posé de questions quand vous êtes arrivée hier soir. Je vous ai accueillie parce que vous êtes membre de la famille, désormais. Pourquoi êtes-vous tellement gênée en face de moi ?

- Je croyais que vous me désapprouveriez. Je suis une orpheline et...

- Quelle importance ! Ce ne sont pas vos origines qui vous rendent digne des Granchester, mais votre générosité et votre noblesse de coeur. Vous êtes une femme entière Candy, et ne faites jamais rien à moitié. Quand vous donner votre affection, vous ne la retirez pas. En amour ou en amitié, vous vous engagez pour la vie. Quand je vous ai rencontrée à Londres, j’ai réalisé que vous aimiez mon fils. Je suis sûr que vos sentiments n’ont pas changés, et je ne comprends pas le froid qui règne entre vous. Terry est intransigeant, et c’est la pire tête de cochon que je connaisse, si vous me pardonnez l’expression. Mais il est comme vous, quand il accorde sa confiance, il ne la retire pas.

- Vous parlez comme Eléonore, soupira Candy. »

Elle se mordit aussitôt la lèvre et leva les yeux vers son beau-père. Elle redoutait d’avoir commis un impair en mentionnant le nom de la mère de Terry. Le duc se tourna vers la fenêtre et resta silencieux un long moment, en proie à des sentiments contradictoires. Enfin il se décida à reprendre la parole.

« Fréquentez-vous beaucoup Eléonore ?

- Et bien... Depuis qu’elle et Terry ont commencé à travailler ensemble, nous avons passé plusieurs après-midi ensemble. Elle est très gentille, osa dire Candy, au risque de fâcher l’homme qui lui faisait face.

- Oui, reconnut-il. Elle peut être très gentille. »

Le duc observa cette jeune femme si innocente qui était devenue sa fille par alliance et se demanda s’il pouvait lui ouvrir son coeur. Candy méritait le bonheur et il se devait de lui dire la vérité.

« Je suppose que Terrence ne vous a pas dit beaucoup de bien de moi, n’est-ce pas ? Non, n’essayez pas de mentir ! Il était très jeune lorsque j’ai décidé de l’emmener avec moi à Londres. Comme tous les enfants de cet âge, il était très attaché à sa mère. Ce ne fut pas une décision facile à prendre, mais je reste persuadé d’avoir fait le meilleur choix pour lui. »

Le Duc de Granchester se retrouva emporté par ses souvenirs plus de vingt ans en arrière, à l’époque de se folle jeunesse, quand il débarqua aux États Unis, pays neuf et aussi ambitieux qu’il l’était à cette époque. Passionné de nouvelles technologies et d’aviation, il s’était lancé à corps perdu dans la recherche du frisson. Peu préparé au tourbillon de la vie new-yorkaise et n’ayant aucun souci d’argent, il était vite devenu un figure de ce tout New York que chacun courtise. Puis il avait rencontré lors d’une soirée cette jeune actrice au sourire si doux. Cela avait été le coup de foudre, pour tous les deux, du moins se plaisait-il à le croire. Eléonore Baker était une étoile montante de Broadway, et les soirées à la mode ne purent bientôt plus se passer du couple en vue, l’actrice et le noble anglais.

La jeune femme était douce et toujours d’humeur égale. Sa beauté éblouissait les hommes, tant sur scène qu’au dehors et s’afficher à son bras comblait Richard Granchester de fierté. Loin du carcan rigide de la bonne société londonienne, le jeune héritier ne s’était jamais senti aussi libre et aussi heureux que durant ces mois bénis. Eléonore était amoureuse et passionnée. Quand elle découvrit sa grossesse, elle mit sa carrière entre parenthèses et quitta la scène. La naissance d’un fils combla le jeune homme et la première année de l’existence de Terrence fut un enchantement pour ses parents.

Peu de temps après, les propositions revinrent sur le bureau d’Eléonore pour de nouveaux rôles. Le théâtre lui manquait, Richard le savait. Il prit donc ses dispositions pour engager une gouvernante afin de veiller sur l’enfant, et la jeune actrice reprit le chemin des planches. Comme si cette interruption avait exacerbé son talent, elle brilla sur scène comme jamais. Elle était de plus en plus prise par ses obligations professionnelles. Richard le lui fit remarquer un jour, et elle éclata de rire comme s’il faisait une plaisanterie. Comment pouvait-il comparer le théâtre à la vie qu’elle menait auprès de lui ? Elle était faite pour étinceler et pour séduire, pas pour s’enterrer dans une vie de mère de famille. Peu à peu sa profession prit le pas sur son rôle de mère, et si elle accordait à Terry tout son temps libre, ce n’était qu’après sa carrière de comédienne.

Richard Granchester reçut bientôt d’Angleterre un message de son père lui demandant de regagner le pays et d’assumer la charge de futur duc. Celui-ci lui faisait comprendre qu’il était temps d’abandonner sa vie de bohême pour rentrer dans le rang. Il était toujours amoureux d’Eléonore, mais celle-ci le délaissait pour se consacrer à son métier. Il dut alors prendre la décision la plus difficile de son existence. Eléonore préparait une nouvelle pièce qui promettait de la propulser au firmament des meilleures actrices de Broadway. Elle n’imaginait pas un instant quitter les États Unis et aller se terrer en Europe où elle serait considérée comme une aventurière. De son côté, Richard savait que sa famille s’opposerait farouchement à une union avec une actrice sans lignée. Il n’avait pas d’issue. Leur histoire devait se terminer, mais il ne pouvait se résoudre à laisser derrière lui cet enfant innocent auquel il était attaché. Bien qu’il se doutât des difficultés auxquelles ils auraient à faire face tous les deux, il décida d’emmener Terrence avec lui. Il savait qu’il ne réussirait pas à faire accepter l’enfant comme son héritier direct, et que la noblesse anglaise le considérerait toujours comme un bâtard. Il n’était pas le premier jeune noble à s’égarer avec une fille décidée à tout pour se faire épouser. S’il avait fallu à chaque fois faire entrer ces enfants illégitimes dans les bonnes familles, les arbres généalogiques de la noblesse anglaise ressembleraient à des forêts françaises : trop touffues pour qu’on s’y retrouve.

Il ne s’était pas trompé. Sa famille avait fait de la vie de l’enfant un enfer. Bien qu’il l’ait officiellement reconnu et élevé comme son héritier, l’étiquette de bâtard lui restait accrochée dans le dos comme une punition. Pour le protéger, il l’avait éloigné du domaine familial en l’envoyant dans les meilleures pensions. A la mort de son père, et après son mariage, il l’avait fait revenir dans la demeure ancestrale, mais il était trop tard. Persuadé d’avoir été abandonné par son père après avoir été arraché à sa mère, le jeune Terry avait affirmé son caractère bien trempé et n’avait rien fait pour se faire accepter par la nouvelle duchesse de Granchester. Il multipliait les frasques et les insolences. Le duc savait bien qu’il s’agissait de pure provocation de la part de l’enfant et faisait mine de l’ignorer. La situation n’avait fait qu’empirer. Toujours soucieux d’assurer à son fils aîné la meilleure éducation possible, il avait inscrit l’adolescent turbulent au Collège de Saint Paul sans se douter que cela allait orienter le reste de sa vie.

Médusée, Candy écoutait le vieux duc raconter son histoire sans pouvoir l’interrompre. L’image qu’il peignait d’Eléonore Baker était douloureuse à accepter pour la jeune femme, même si elle même l'avait trouvée souvent superficielle. Elle comprenait d’autant plus qu’il était impossible d’évoquer un tel portrait avec Terry. Depuis qu’il avait retrouvé sa mère, celui-ci la portait aux nues et n’aurait jamais supporté qu’on en dise le moindre mal.

La confession était pénible pour Richard Granchester, mais il se sentit soulagé après l’avoir faite.

« Vous savez, reprit-il, je n’ai jamais cessé de suivre la carrière d’Eléonore, même de loin, comme je l’ai fait pour mon fils, sans qu’il s’en doute. Je sais que son étoile pâlissait sérieusement au moment du drame qui a frappé Terrence. Celui-ci a fort bien remonté la pente et son succès dans Roméo et Juliette était amplement mérité. Comme par hasard, c’est le moment qu’a choisi sa mère pour renouer avec lui et le persuader de travailler ensemble. Elle avait bien calculé son coup. D’après les journaux, la pièce est un véritable succès. La carrière d’Eléonore est relancée. Je suis certain qu’elle a été charmante avec vous et avec son fils. Mais je la connais suffisamment pour vous dire que jamais rien ne passera avant sa carrière et sa petite personne. Terry risque de déchanter sous peu. C’est vers vous qu’il se tournera alors. Serez-vous prête à le soutenir quand il réalisera que sa mère s’est servi de lui ? »

Un terrible cri retentit dans le jardin, qui dispensa la jeune femme de répondre.

Fin du chapitre 24

© Dinosaura juillet  2008