De l'ombre à la lumière
par Dinosaura

CHAPITRE 19

Candy salua ses collègues et se dirigea vers la station de tramway. Elle était sortie un peu plus tard que d'habitude et devrait certainement attendre le suivant, ce qui signifiait qu'elle rentrerait une demi-heure plus tard que prévu. Une nouvelle fois, Terry serait déjà parti pour le théâtre et ils ne se verraient pas.

Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas la puissante voiture qui s'arrêta près d'elle et sursauta lorsque la portière du chauffeur s'ouvrit devant elle, juste comme elle passait à sa hauteur.

« Mademoiselle Candy, attendez ! »

Soulagée, la jeune femme reconnut Georges, le secrétaire particulier d’Albert. Le monogramme des André qui ornait les portières acheva de la rassurer. Heureuse de revoir un visage ami, elle sourit au chauffeur, mais celui-ci n’abandonna pas sa mine sérieuse.

« Monsieur William voudrait vous parler. Voulez-vous monter, je vous prie, dit-il en ouvrant la portière arrière et en lui tendant la main. »

Candy remarqua qu’un passager était déjà installé dans la voiture. Ces longues jambes ne pouvaient appartenir qu’à Albert. Elle hésita un instant, mais Georges la prit par le coude et la fit monter avec fermeté. Il reprit sa place et le véhicule démarra en souplesse.

La jeune femme fut frappée par le visage pâle et les yeux cernés qu’affichait son vis-à-vis. En un éclair, elle revit le malade amnésique qu’elle avait accueilli à l’hôpital bien des années auparavant. Albert n’avait plus rien de l’homme courroucé de leur dernière entrevue. Il semblait perdu. Il la dévisageait comme s’il ne l’avait pas vue depuis des mois, et elle se sentit rougir sous le regard insistant. Gênée par le silence pesant qui régnait entre eux, Candy se décida à parler la première.

« Pourquoi es-tu venu me chercher Albert ? »

Le jeune homme ne pouvait se lasser de la contempler. Son regard d’émeraude lui avait tant manqué ! Elle avait l’air fatiguée et il pria pour que son travail en soit la cause. Mais son âme tourmentée lui imposait d’autres visions. Des images d’une femme amoureuse s’abandonnant entre des bras qui auraient du être les siens. Tiré de ses réflexions par la question de Candy, il s’éclaircit la voix avant de répondre :

« Je dois absolument te parler. Et je tenais à te voir seule. »

La jeune femme baissa les yeux pour dissimuler l’ombre de tristesse qui les traversa. Elle était si souvent seule. Son travail l’occupait toute la journée et Terry était déjà parti pour le théâtre lorsqu’elle regagnait l’appartement. Il ne rentrait que tard dans la nuit alors qu’elle était déjà endormie ou feignait de l’être. Chaque soir elle espérait un mot affectueux ou un geste tendre, mais il se contentait de s’allonger près d’elle sans un mot. Ils partageaient le même lit mais n’avaient plus aucune intimité. Quand elle se levait le matin, elle le trouvait toujours le dos tourné, plongé dans le sommeil. Trop timide pour oser prendre l’initiative de lui manifester sa tendresse, elle se préparait en silence et s’éclipsait avant son réveil. Il y avait deux semaines que le petit jeu se poursuivait. Terry avait repris les répétitions avec la troupe Bellows et serait sans doute encore plus occupé dans les jours à venir. Candy commençait à désespérer de réussir à retrouver le chemin du coeur de son mari. Lui qui s’était montré si passionné au cours de leur nuit de noce semblait totalement se désintéresser d’elle.

Albert se méprit sur la brusque gêne de Candy. Elle rougissait comme n’importe quelle jeune mariée en songeant à son époux. Tout son être se révoltait à l’idée de laisser un autre profiter des charmes qui n’auraient dû appartenir qu’à lui.

« Ne me dis pas que la vie avec Granchester te convient ! Il ne peut rien t’apporter de bon.

- Tu en veux toujours à Terry ! Lui aussi est en colère contre toi. Vous étiez pourtant des amis.

- C’était avant toi, Candy. »

Albert observa la surprise qui se peignait sur le visage de celle qu’il ne pouvait plus considérer comme sa fille. Ce qu’il éprouvait pour elle était bien différent. A vivre auprès d’elle ses dernières années, il avait été subjugué par sa beauté et sa gentillesse. Les sentiments qu’elle suscitait à présent en lui évoquaient un torrent tumultueux emportant toute raison sur son passage.

« Pourquoi es-tu partie, Candy ? Pourquoi as-tu écouté Terry alors qu’il t’a rendue si malheureuse ?

- Tu sais mieux que personne les raisons pour lesquelles nous nous sommes séparés. Tu sais combien nous en avons souffert. Nous nous aimions tant... »

Elle ferma les yeux pour contenir les larmes qui humectaient ses paupières et ne les rouvrit qu’en sentant les mains d’Albert s’emparer des siennes. Il s’était assis à côté d’elle et souriait. La seule chose qu’il avait retenue des paroles de Candy était le temps qu’elle avait employé.

« Tu parles au passé Candy. Vous étiez très amoureux, c’est vrai, mais c’était il y a longtemps. La vie s’est chargé de vous séparer. Je veux que tu reviennes vivre avec moi ! Nous oublierons toute cette histoire, nous partirons où tu voudras, rien que toi et moi ! »

La jeune femme n’arrivait pas à croire à ce qu’elle entendait. Ces paroles n’avaient pas de sens dans la bouche d’Albert. Il était son ami, son frère, son père et voilà qu’il prononçait des mots qu’elle aurait tout donné pour entendre sortir d’une autre bouche. Comment Terry avait-il pu comprendre avant elle ? Elle ne l’avait pas cru quand il avait insinué qu’Albert éprouvait pour elle des sentiments qui n’avaient plus rien de paternel. Ce pourrait-il qu’il ait eu raison ? Ébahie, elle fixait son ami les yeux écarquillés.

Encouragé par un silence qu’il prit pour un assentiment, Albert prit le visage qu’il chérissait entre ses mains.

« Je ferai annuler ce mariage, je te le promets. Je ferais annuler l’adoption. Nous pourrons enfin vivre ensemble, tous les deux. Terry ne t’aime pas comme je t’aime, mon amour ! »

Il inclina la tête vers elle pour s’emparer de sa bouche tremblante. A l’instant où ses lèvres chaudes effleurèrent celles de Candy, elle sentit la honte et le dégoût monter en elle. Elle détourna la tête et repoussa violemment son soupirant en reculant contre la portière, aussi loin que possible d’Albert.

« Mais moi je l’aime, s’écria-t-elle, éperdue. Je suis désolée, Albert. Les sentiments que je ressens pour toi sont ceux qu’on éprouve pour un père, un frère, mais cela n’a rien de comparable avec l’amour que m’inspire Terry. Ne m’en veut pas, Albert, mais je ne pourrai jamais t’aimer comme tu le souhaites. Il ne faut pas... »

Profondément blessé d'être ainsi rejeté, le chef de la maison André faisait de gros efforts pour maîtriser la colère qui montait en lui.

« Tu n’as pas le droit de m’abandonner ainsi, s’emporta-t-il. Pas après tous les moments si forts que nous avons partagés !

- Tu as toujours été là pour moi, c’est vrai. Je sais tout ce que je te dois mais... Pardonnes-moi, Albert, tu as toute mon affection et ma reconnaissance mais...

- Je n’ai que faire de ton affection ! Je t’aime, Candy, plus que tu ne peux l’imaginer !

- Alors laisses-moi faire mes propres choix ! Comme quand j’ai quitté le collège, quand j’ai décidé de devenir infirmière. Reviens à la raison, je t’en supplie ! J’ai tant besoin de ton soutient ! »

Le coeur d’Albert battait la chamade tandis que la réalité s’imposait à lui. Quoi qu’il fasse, ce serait toujours la figure paternelle que Candy verrait en lui. Bien qu’ils n’aient que peu de différence d’âge, la petite orpheline avait tant souhaité avoir des parents qu’elle avait accueilli avec bonheur son adoption par le mystérieux Oncle William. Dans l’esprit de la jeune fille, il serait éternellement attaché à l’image du protecteur. Mais son coeur ne battrait jamais pour lui comme il l’aurait souhaité. Son amour de femme était destiné à un autre. Albert avait trop mal pour l’accepter.

« Tu m’en demandes trop, Candy, murmura-t-il en tapant contre la vitre de séparation pour signifier au chauffeur d’arrêter la voiture. Je suis sûr que tu comprends ce que je veux dire. Dans ces conditions, il vaut mieux en rester là. Puisque tu as fait ton choix, je préfère quitter la ville. Reste avec Terry, mais oublies le nom des André. Quand aux Granchester... Ils ne sont pas les bienvenus sous mon toit. »

Albert détourna son regard des yeux brillants de larmes qui le fixaient éperdus. Candy ne savait que dire tant elle redoutait d’aviver la peine de son cher ami, ou de provoquer une nouvelle scène pénible comme celle qu’elle venait de vivre. Les lèvres tremblantes, elle sortit de la voiture pour se trouver face à Georges. Celui-ci lui adressa un sourire d’encouragement, comme s’il approuvait sa décision et serra doucement sa main en l’aidant à descendre. Puis il reprit sa place et la voiture s’éloigna.

Il fallut un bon moment à Candy pour reprendre ses esprits. Elle ne se trouvait qu’à quelques pâtés de maisons de chez elle et prit la direction de l’appartement la tête basse. Les derniers événements se bousculaient dans sa tête. Qu’avait-elle fait pour qu’Albert change ainsi d’attitude à son égard ? Et pourquoi n’avait-elle rien remarqué ? Bien qu’il l’ait adoptée, elle avait toujours considéré Albert plus comme le grand frère qu’elle n’avait jamais eu que comme un père. Comment aurait-elle pu imaginer que les sentiments du jeune homme avaient changé. Inconsciente des changements qui s’étaient opérés en elle au fil des années, la jeune femme ne réalisait pas l’effet qu’elle provoquait sur les hommes qui la fréquentaient. Tous étaient subjugués par sa beauté au premier regard. Ceux qui réussissaient à s’introduire dans son cercle d’amis ne pouvaient résister à son charme délicat et à sa bonté naturelle. A combien d’entre eux avait-elle brisé le coeur en leur faisant comprendre que leurs relations n’iraient pas au-delà de l’amitié ? Elle ne le savait pas car elle ne s’était pas rendu compte de leurs sentiments. Elle vivait dans un petit monde protégé qui venait de s’écrouler, la laissant perdue.

Alors même qu’elle commençait à désespérer de toucher le coeur de Terry et qu’elle songeait à chercher refuge auprès d’Albert, voilà que cette porte se fermait devant elle.

Le rouge aux joues, elle repensa à ce qu’elle avait ressenti quand les lèvres d’Albert s’étaient posées sur les siennes. Elles étaient fermes, exigeantes et Candy n’avait pensé qu’à une autre bouche, si tendre. Alors que les baisers de Terry lui faisaient perdre tout sens de la réalité, celui d’Albert n’avait rien éveillé en elle, si ce n’est la certitude qu’elle devait le repousser. C’était comme si elle avait embrassé Annie ou Melle Pony : totalement déplacé.

Jamais Candy ne s’était sentie aussi abandonnée. Elle aurait voulu pleurer, hurler, mais ne pouvait se donner en spectacle dans la rue. Tout ce qu’elle voulait, c’était retrouver la chaleur des bras de Terry autour d’elle et la douceur de ses lèvres pour effacer l’impression de dégoût qui ne la quittait pas. Sans s’en rendre compte, elle avait accéléré le pas plus elle approchait de son immeuble, et c’est en courant qu’elle gravit les escaliers et se précipita dans leur appartement. Elle se figea dans l’entrée en découvrant face à elle celui qui occupait ses pensées.

Intrigué par un bruit de course effrénée dans les escaliers, Terry avait quitté le fauteuil où il lisait tranquillement pour voir ce qui se passait. La surprise se peignit sur son visage en voyant entrer Candy, les joues empourprées et les yeux brillants de larmes.

En le voyant devant elle en tenue décontractée et un livre à la main, la jeune femme eut une exclamation étouffée. Sans réfléchir, elle se jeta contre lui et éclata en sanglots bruyants.

Décontenancé, il n’hésita qu’un instant avant de refermer les bras sur son corps tremblant et de la bercer comme une enfant. C’était la première fois qu’il voyait la jeune femme dans un tel état de désespoir. Il connaissait sa colère, son rire et même ses accès de bouderie, mais elle avait toujours dissimulé sa tristesse, préférant s’enfuir pour lui cacher ses larmes. Dévoré de curiosité, il se demandait ce qui avait pu la bouleverser à ce point. Il ignora l’accélération des battements de son coeur tandis qu’il la serrait contre lui. Il avait tout fait pour éviter ce genre d’intimité ces derniers jours, trop conscient de l’effet qu’elle avait sur lui. Mais c’était différent cette fois. La douce chaleur qui émanait du corps de Candy faisait monter en lui un vague de tendresse qu’il essayait vainement de réprimer.

Les sanglots de la jeune femme s’espacèrent enfin et elle tenta de s’écarter. Sans la libérer, il lui souleva le menton d’une main pour l’obliger à le regarder.

« Et bien Candy, que t’est-il arrivé de si grave ? Les journées d’une infirmière sont donc si dures ? »

Il affichait ce sourire en coin qui la faisait toujours fondre et elle lui sourit en retour malgré le poids qui écrasait sa poitrine. Pourtant elle ne pouvait se résoudre à lui avouer son entrevue avec Albert. Elle redoutait l’explosion de colère et les réactions impulsives de Terry. Elle tenta de détourner la conversation en demandant :

« Tu n’es pas au théâtre ?

- Non, pas ce soir. Nous avons un jour de relâche avant d’attaquer les nouvelles répétitions de demain.

- Cette fameuse pièce dont tu refuses de me parler ! »

Terry n’insista pas, tant il était évident qu’elle ne voulait pas lui dévoiler les raisons de sa crise de larmes. Mais il était bien décidé à revenir à la charge un peu plus tard. Taquin, il posa son front sur celui de Candy pour murmurer :

« Que dirais-tu si je te révélais tout ce soir ? Tes collègues seront vertes de jalousie quand tu leur diras ce qui ne sera dans les journaux que la semaine prochaine.

- Arrête de prendre toutes les infirmières pour des sottes, s’il te plait.

- Pas toutes, Candy, pas toutes. »

Le souffle chaud de son époux caressait ses lèvres, et elle ferma les yeux persuadée qu’il allait l’embrasser. Mais il se contenta de déposer un baiser furtif sur sa bouche et la poussa vers la salle de bains.

Électrisé par le léger contact de ses lèvres, il suivi des yeux sa démarche légère jusqu’à ce qu’elle se retourne vers lui, indécise.

« Je fais un saut chez le traiteur pendant que tu te changes, et nous passerons une soirée tranquille. Qu’en dis-tu ?

- Je peux faire la cuisine.

- Je crois que tu as eu assez d’émotions pour aujourd’hui, répondit-il en riant. »

Terry se baissa juste à temps pour éviter le coussin du canapé qu’elle lui jeta de toutes ses forces. Toujours hilare, il attrapa ses clefs de voiture et sortit avant qu’elle ne trouve un autre projectile.

Il avait conçut d’autres projets pour la première soirée dont ils disposeraient tous les deux. Son intention première avait été d’emmener la jeune femme au restaurant, mais au vu de ce qui c’était passé, Terry se doutait qu’elle n’aurait pas envie de sortir. Malgré les risques que cela présentait pour sa tranquillité émotionnelle, une soirée en tête à tête n’était pas pour lui déplaire, à lui non plus. Son changement d’humeur avait dû surprendre Candy. Ce soir il était temps de lui révéler qui était à l’origine de ce revirement.

Vêtue d’une robe simple et confortable, elle finissait de mettre la table quand il revint.

Deux raisons poussèrent Terry à se montrer charmant ce soir là. La première était bien sûr sa curiosité quant aux événements qui avaient bouleversé Candy au point de la jeter dans ses bras malgré leurs relations en froid. La seconde était la promesse qu'il avait faite le matin même à celle qui tenait une grande place dans sa vie : sa mère Eléonore Baker.

Nombre de tensions s'étaient apaisées entre la mère et le fils depuis ce fameux été en Ecosse où Candy les avait aidés à se retrouver, mais leurs relations étaient restées chaotiques, même après le retour de Terry aux Etats-Unis. La carrière d'Eléonore Baker l'appelait fréquemment en tournée et ils ne se voyaient pas aussi souvent que le jeune homme l'aurait souhaité. De plus l'actrice ne s'entendait pas avec Susanna et sa mère. La jeune infirme avait prétendu un jour que la vue de la grande vedette lui causait trop de peine quand elle songeait à ce qu'elle aurait pu devenir si l'accident ne l'avait pas clouée dans un fauteuil. Terry avait rapporté l'explication à sa mère qui n'avait pas été tendre avec Susanna dont les éternelles jérémiades l'agaçaient. Il avait peu à peu espacé ses visites tandis que sa carrière d'acteur stagnait.

Trois mois plus tôt, Eléonore Baker avait repris contact avec son fils, auréolé de son succès dans le rôle de Roméo. C'est alors qu'ils avaient conçu le dessein de monter ensemble sur scène, et ce projet allait se concrétiser. Certes Bellows n'avait pas été facile à convaincre, mais face au succès de son nouveau poulain, il avait décidé de sauter le pas et de monter cette pièce réputée difficile. La compagnie Bellows présenterait dans quelques semaines « Les liaisons dangereuses » avec Eléonore Baker et Terrence Granchester dans les rôles principaux.

Candy avait été réservée toute la soirée, comme si elle regrettait son abandon d’un peu plus tôt. C’est avec plaisir que Terry nota une lueur d’intérêt dans ses yeux quand il lui parla d’Eléonore. Il est vrai que la jeune femme avait beaucoup d’affection et d’admiration pour l’actrice.

« Elle aimerait beaucoup te revoir, annonça Terry. Sais-tu quand tu auras un jour de congé,

- Me revoir ! J’en serais très heureuse. Mais est-ce qu’elle sait que...

- Que nous somme mariés, demanda-t-il en souriant ? Bien sûr. Elle est ravie d’avoir gagné une fille. Si elle n’est pas encore venue te voir, c’est qu’elle craignait de nous déranger. »

Un vrai sourire éclaira enfin le visage de Candy et le coeur de Terry battit plus vite.

Quand à la jeune fille, elle était folle de joie. Eléonore Baker la considérait comme sa fille. Pour la première fois de sa vie, elle allait pouvoir appeler une femme « Maman » ! Mais est-ce que Terry serait d’accord ? Il lui avait été si difficile de renouer des liens filiaux avec l’actrice. Peut-être n’était-il pas disposé à la partager. Était-ce pour cela qu’il ne lui avait pas parlé d’elle auparavant ?

« Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé avant ? demanda-t-elle, une nuance de reproche dans la voix.

- He ! Tu ne me dis pas tout non plus, répondit-il en lui tendant une tasse de thé et en s’installant près d’elle sur le canapé. Par exemple la raison pour laquelle tu étais si bouleversée tout à l’heure. »

Il la fixait d’un regard perçant et Candy se renfonça dans le coin du sofa, aussi loin de lui que possible. Le moment qu’elle avait redouté toute la soirée était arrivé.

Pourtant elle ne pouvait se résoudre à avouer à Terry ce qui s'était passé avec Albert. Elle serrait sa tasse de thé entre ses deux mains tremblantes et tenta de se raccrocher à la première idée de son mari.

« J’ai eu une journée particulièrement difficile à l’hôpital aujourd’hui. »

Elle avait toujours été incapable de mentir et sa voix sonnait faux. Terry sourit et lui prit la tasse des mains pour la poser sur la table.

« C’est une grande chance pour un homme que d’avoir une femme qui ne sache pas mentir. Ce n’est pas ton travail qui suffirait à te jeter dans mes bras. Il s’est passé quelque chose de grave, et j’attends que tu me dises ce que c’est, dit-il en prenant une de ses mains pour la porter à ses lèvres. »

Candy soupira et baissa les yeux tandis qu’il passait un bras autour de ses épaules pour l’attirer contre lui. Elle se sentait si bien, qu’elle ne voulait pas prononcer les mots qui risquaient de briser cet instant magique.

« Je te connais, Candy, tu était désespérée. De quoi as-tu peur ?

- Que tu te fâches encore une fois, avoua-t-elle en abandonnant sa tête contre son épaule. »

Elle sentit le corps de Terry se crisper et voulut s’écarter, mais il la retint contre lui et inspira profondément.

« C’est donc quelque chose qui pourrait me mettre en colère et tu es très forte à ce jeu là. Mais comme tu avais besoin de réconfort, j’en conclus que tu es plus victime que coupable. Est-ce la faute de ta chère famille ?

- Je n’ai plus de famille, déclara-t-elle dans un souffle, avant de tout raconter précipitamment. Albert est venu me chercher à l’hôpital cet après-midi. Il m’a dit de ne plus me considérer comme une André. Il ne veut plus de moi comme fille. Il a dit aussi que nous ne serions pas les bienvenus sous son toit. »

Avec cette explication, Candy occultait l’attitude d’Albert à son égard et les sentiments qu’il lui avait avoués. Il valait mieux que Terry ne soit pas au courant. D’ailleurs l’explication de la jeune femme, aussi succincte fut-elle, avait suffit à l’irriter. Son orgueil lui interdisait d’admettre la détresse de la jeune femme à l’idée de se retrouver à nouveau orpheline. N’avait-elle pas compris que son mariage l’obligeait à renoncer à sa famille adoptive pour entrer dans une autre ? Désemparée de se voir seule, elle s’était tournée vers lui; le dernier point d’ancrage à lui rester, aussi faible soit-il. L’aurait-elle à nouveau abandonné si Albert avait accepté de l’accueillir ? Il écarta de son esprit cette idée désagréable pour se concentrer sur ses nouvelles résolutions. Si Candy avait besoin de lui, il se devait de la réconforter.

« Je suis désolé, Candy. Je n’ai jamais voulu te séparer de ta famille. On dirait que les événements se déroulent en dehors de notre volonté.

- Je sais, Terry. Moi aussi j’ai parfois l’impression que nous ne sommes pas maîtres de ce qui nous arrive.

- C’est pourquoi j’ai décidé que cela allait changer, expliqua-t-il. Pour commencer je voudrais t’offrir quelque chose. »

Il la lâcha et se leva pour prendre un objet dans la poche de sa veste accrochée dans l’entrée et revint s’installer à ses côtés. Il lui tendit un petit écrin de velours en souriant. Il contenait une alliance en or sertie de diamants que la jeune femme prit d’une main tremblante. Elle distingua gravés à l’intérieur de l’anneau, leurs initiales et la date de leur mariage. Terry la saisit et la glissa à son doigt. Elle lui allait parfaitement.

« Je voudrais que tu acceptes de la porter, plaida-t-il d’une voix rauque. Il est inutile que nous nous fassions la guerre. Même si notre mariage n’est pas vraiment ce que nous aurions voulu tous les deux, il ne sera jamais supportable si nous n’y mettons pas un peu du nôtre, tu ne crois pas ?

- Une sorte d’arrangement acceptable, demanda Candy?

- On peut voir cela comme çà, répondit Terry en soulevant la petite main pour poser ses lèvres sur l’anneau étincelant. »

Les doigts de la jeune femme serrèrent les siens et il l’attira plus près de lui. La proximité du corps chaud et souple contre lui commençait à lui faire perdre le fil de ses pensées. Il couvrit son visage de baisers en murmurant :

« J’ai promis de te protéger et je le ferai. Tu peux me faire confiance et tu le sais, sinon tu ne te serais pas précipitée dans mes bras comme tu l’as fait cet après-midi.

- Tu as aussi promis de m’aimer, reprocha Candy d’une voix tremblante.

- C’est exactement ce que je suis en train de faire, répondit-il en s’emparant de ses lèvres pulpeuses. »

Quand la bouche de son mari se posa sur la sienne, la jeune femme oublia tous ses déboires et ses doutes de la journée. Seule comptait la douce chaleur qui montait au creux de son ventre et les mains caressantes de Terry sur son corps. Il était le seul homme qu’elle ait jamais désiré, et cet homme était son mari. Elle lui appartenait de corps et de coeur et savait qu’elle ne pourrait jamais donner l’un ou l’autre à qui que ce soit. Elle noua les bras autour de son cou avec un gémissement et se laissa emporter jusqu’à leur lit.

Fin du chapitre 19

CHAPITRE 20

« A quoi pensez-vous ma chère enfant ? »

Candy redressa la tête au son de la voix d’Eléonore. Elle était encore étourdie après le tourbillon de boutiques et d’essayages dans lequel l’actrice l’avait entraînée tout l’après-midi. C’était la seconde fois que les deux femmes passaient la journée ensemble et Candy était toujours effarée par la fièvre acheteuse de sa belle-mère. Elle était persuadée que même Elisa ne pouvait dépenser autant d’argent un une seule journée. Mais l’or coulait entre les doigts d’Eléonore comme du sable. Rien n’était trop beau pour elle ou trop cher. Il avait fallu l’insistance de Terry pour que la jeune femme accepte de la suivre aujourd’hui. En effet son mari tenait à ce qu’elle se procure une nouvelle robe afin d’assister à la première des « Liaisons dangereuses » qui devait avoir lieu la semaine suivante. Eléonore Baker connaissait toutes les meilleures boutiques de New York et s’était révélée de très bon conseil, même si Candy n’osait songer au prix de la robe qu’elle avait choisie. Même Albert aurait tiqué en voyant la facture, et les André étaient loin d’être pauvres. Elle craignait d’avoir sérieusement écorné le compte en banque de Terry qui n’était déjà pas très florissant.

« Je me demande ce que Terry va penser de cette robe, avoua-t-elle.

- Il va l’adorer ! Ce rouge vous va à ravir. A moins qu’il n’ait une attaque en découvrant son prix, reconnut l’actrice avec une grimace comique. Peu importe, l’essentiel est qu’il tombe à vos pieds, n’est-ce pas ? »

Candy but une gorgée de thé pour dissimuler son trouble, mais Eléonore lui enleva sa tasse pour la poser sur la table et prit ses mains dans les siennes. Elles étaient confortablement installées dans le salon de la comédienne et celle-ci décida d’aborder le sujet qui la préoccupait depuis qu’elle avait retrouvé la jeune femme. Abandonnant son ton badin, elle se pencha vers sa belle-fille pour chuchoter :

« Il est inutile de me mentir, Candy. Je sais que tout n’est pas rose entre mon fils et vous. J’avoue que je ne comprends pas pourquoi. Vous êtes fait l’un pour l’autre, c’est évident !

- Si seulement c’était aussi simple, soupira Candy.

- Vous l’aimez ! s’exclama Eléonore. Je le sais depuis la première fois où nous nous sommes rencontrées en Ecosse. Cela se lisait dans vos yeux. Et Terrence aussi tenait à vous. Jamais il ne s’était intéressé à aucune autre fille avant de vous connaître.

- C’était il y a longtemps, murmura Candy. Le temps a passé depuis? La vie nous a séparés et ce que nous éprouvions ne peut plus renaître. »

Une larme coula sur la joue de Candy qu’elle essuya rapidement d’un revers de main avant de lever les yeux vers l’actrice qui la regardait en souriant.

« Vous vous racontez des histoires, affirma celle-ci. Vous êtes toujours amoureuse de mon fils, je le sens au plus profond de mon coeur de mère. »

Incapable de se contenir plus longtemps, Candy éclata en sanglots bruyants contre l’épaule de sa belle-mère.

« Je l’aime tellement, Eléonore ! Mais Terry ne m’aime plus ! »

Madame Baker tapota maladroitement le dos de la jeune femme pour la calmer et lui tendit son mouchoir pour sécher ses larmes.

« Si c’était le cas, il serait le pire des imbéciles ! Mais je sais que ce n’est pas vrai. Soyez objective, mon enfant, croyez-vous qu’il serait tombé aussi bas après votre séparation s’il ne vous avait pas aimée ? Vous souvenez-vous de notre dernière rencontre à Rocktown ? Je suis certaine que c’est de vous avoir vue dans la salle qui lui a donné la force de s’en sortir.

- Dites-moi que vous ne lui avez pas parlé de ce jour là, supplia Candy ! Il ne doit jamais savoir que j’étais là, je vous en prie !

- Je ne dirai rien si c’est ce que vous souhaitez mon petit.

- Je ne veux pas replonger Terry dans cette terrible période de sa vie. Et je ne veux plus jamais vivre dans le passé. Ce qui compte, c’est aujourd’hui.

- Très bien, convint Eléonore. Construisez-vous un avenir, dans ce cas. Mais pas sur de mauvaises bases, des on-dit et des suppositions. Mettez les choses au clair entre vous.

- Je ne peux pas, Eléonore. J’ai tellement peur qu’il...

- Peur d’être rejetée, c’est cela ? N’avez vous jamais songé que Terry ressentait peut-être la même chose que vous ? Je dois reconnaître que le caractère de mon fils reste souvent un mystère pour moi, mais je le connais assez pour vous dire une chose. Rien ni personne n’aurait pu l’obliger à vous épouser s’il ne l’avait pas voulu. Réfléchissez, Candy. Observez le chaque jour. Guettez le moindre petit signe de ce qu’il éprouve pour vous. Et quand vous serez prête, avouez lui vos sentiments. C’est le seul conseil que je puisse vous donner. »

Un nouvel espoir gonflait le coeur de la jeune femme. Elle aurait voulu questionner son interlocutrice pour en savoir plus, mais elles furent interrompues par la sonnette de la porte d’entrée. L’objet de leur conversation venait chercher sa femme pour la ramener avant de se rendre au théâtre. Avant qu’il n’entre, Eléonore Baker reprit son visage enjoué pour chuchoter :

« Si je peux vous donner un dernier conseil, ne le laissez pas voir cette robe avant le soir de la première ! »

-----oooOooo-----

Malgré son désir de suivre les conseils d’Eléonore Baker, Candy n’eut pas l’occasion de relever des marques d’affection chez son mari dans les jours qui suivirent. Plus le soir de la première approchait, plus Terry était nerveux et irascible. La compagnie Bellows poursuivait les représentations de Roméo et Juliette en soirée tout en répétant le nouveau spectacle dans la journée. Terry rentrait trop épuisé pour qu’elle tente d’avoir une conversation avec lui. De plus, un nouvel événement allait ébranler le fragile édifice qu'ils étaient en train de construire.

Nul ne peut vivre et travailler à New York sans s'intéresser, de près ou de loin, et en fonction des centres d'intérêts propres à chacun, au monde des arts et spectacles, omniprésent dans la capitale de la culture américaine. Du mécène à la simple ouvrière, chaque habitant peut entretenir une conversation sur le dernier événement culturel du moment. Les collègues de Candy ne faisaient pas exception à cette règle. Dès que la nouvelle de son mariage avait été publiée par les journaux, celles-ci n'avaient pas tardé à faire le rapprochement entre l'ange de beauté qui figurait sur la photo à côté de l'acteur le plus séduisant du pays, et la jeune infirmière nouvellement embauchée par l'hôpital. Si dans un premier temps, les rires et les chuchotements fusèrent sur son passage, la gentillesse et le professionnalisme de Candy ne tardèrent pas à faire tomber les dernières réticences du personnel médical.

Puis, avec douceur, mais fermeté, la jeune femme avait fait comprendre à ses collègues qu'elle ne souhaitait pas mélanger sa vie privée et sa vie professionnelle. Les questions indiscrètes avaient peu à peu disparu pour laisser la place à une chaude ambiance de camaraderie, même si chez certaines les sourires étaient un peu contraints.

L'excitation fut à son comble le jour où Terry conduisit Candy à son travail et la déposa devant l'hôpital. La jeune infirmière arborait ce jour là son alliance flambant neuve qui aiguisa les commentaires autant que le baiser que son mari déposa sur sa joue avant de redémarrer sa puissante voiture. Nombreux étaient les visages qui se collaient aux vitres à l'heure où Candy devait prendre son service, espérant entrevoir son célèbre mari. Mais aujourd'hui encore, elle arriva à pied depuis la station de tramway et la communauté des infirmières soupira sur son espoir déçu d'apercevoir l'acteur de près.

Pourtant il y avait quelque chose de différent dans l'atmosphère de l'hôpital ce jour là. Candy s'en rendit compte dès qu'elle se présenta pour recevoir son programme de la journée. Fait exceptionnel, le docteur Douglas se trouvait là, en train d'étudier le dossier d'un patient. Il leva les yeux à l'entrée de la jeune femme et la fixa avec insistance pendant un long moment.

« Avez-vous de la famille en Angleterre, Candice ? demanda-t-il au bout d’un long moment. »

L’infirmière qui se sentait mal à l’aise sous ce regard pénétrant fut soulagée qu’il brise enfin le silence et répondit sans réfléchir :

« Non Dr. Douglas. Toute ma famille se trouve aux Etats Unis depuis longtemps.

- Il doit s’agir d’une simple homonymie, alors. Je sais que vous avez suivi une formation en chirurgie cardiaque à Chicago, d’après votre dossier. Je voudrais que vous m’assistiez pour l’examen d’un nouveau patient. Suivez-moi. »

Intriguée, Candy suivit le médecin dans le couloir jusqu'à la salle d'examen attenante à son bureau. Celui-ci s'arrêta devant la porte, embarrassé.

« L’enfant est là, annonça le médecin. Je dois encore m’entretenir avec son père, mais j’aimerais que vous la prépariez pour l’examen. »

Candy acquiesça, un léger sourire sur les lèvres. Le Dr Douglas était un chirurgien réputé, mais ce n’était un secret pour personne qu’il n’avait jamais su s’y prendre avec les enfants. Malgré ses connaissances et son grand professionnalisme, les enfants le laissaient sans recours. Sa science et son savoir ne lui étaient d’aucune utilité face au regard pénétrant de l’innocence. Démuni, il détestait être obligé de s’occuper de jeunes patients.

L’infirmière pénétra dans la salle d’examen totalement blanche du sol au plafond. Assise sur une chaise, les pieds ballants, se trouvait une petite fille absorbée par le spectacle du soleil jouant sur le dallage. Celle-ci leva les yeux en entendant la porte et se mit debout en apercevant la jeune femme souriante qui entrait.

« Bonjour, dit Candy aimablement. Je suis là pour m’occuper de toi. Je m’appelle Candice, mais tu peux m’appeler Candy.

- Mon nom est Elisabeth Granchester. Je suis enchantée de faire votre connaissance, Madame. »

Le coeur de Candy se serra devant le spectacle que lui offrait la petite fille élégamment vêtue. Elle ressemblait à une gravure de mode en miniature, identique à celles qu’on pouvait voir dans les journaux. Sa robe aurait pu sortir d’un grand magasin de la Vème avenue, identique en tous points à celle que portaient les élégantes du moment, jusqu’à la tournure qui faisait ressortir les hanches. Un chapeau, des gants et une ombrelle complétaient la parure parfaite. Il était compréhensible que le Dr Douglas soit déconcerté par l’apparence de l’enfant et son costume. Il lui fallait une femme pour démêler les pièges de cette tenue.

« Moi aussi je m’appelle Granchester, dit Candy, c’est sûrement pour cela que j’ai été désignée pour m’occuper de toi. Je vais t’aider à enlever ta robe et à revêtir une chemise d’hôpital, d’accord. Ce sera plus facile pour le docteur de t’examiner. »

L’enfant n’émit aucune protestation et se laissa faire sans rechigner. Mal à l’aise, Candy observait son profil délicat et les longs cheveux brun foncé qui évoquaient un souvenir qu’elle n’arrivait pas à situer. La petite fille avait le teint pâle et le souffle court. Elle lui aurait donné six ans, mais comprit que son apparence était trompeuse. Elle pouvait avoir quelques années de plus, mais son état de santé avait dû entraver son développement, la faisant paraître plus jeune.

« Il ne faut pas avoir peur, prévint Candy. Le Dr Douglas est parfois un peu brusque, mais c’est un excellent médecin.

- Je n’ai pas peur, assura la fillette. J’ai l’habitude de voir des médecins. »

Elle avait un accent chantant qui attira l’attention de la jeune femme. Avant qu’elle puisse réfléchir plus précisément, la porte voisine s’ouvrit et le Dr Douglas entra, suivit d’un homme de haute taille à la noble prestance.

Bien qu’elle ne l’ai rencontré qu’une fois, Candy reconnut immédiatement celui qui venait d’entrer dans la salle : Le Duc de Granchester, le père de Terry ! Elle essaya de se faire aussi discrète que possible pendant qu’elle assistait le Dr Douglas. Tout se mettait en place dans son esprit : le profil aristocratique de l’enfant et ses cheveux bruns lui rappelaient un autre visage aimé et son coeur se serra. Elle avait immédiatement compris que la petite fille souffrait d’une grave maladie de coeur qu’elle avait déjà vue. L’issue en était toujours fatale. Elle espéra que le Duc serait trop préoccupé par l’état de sa fille pour prêter attention à elle, mais son regard pénétrant qui pesait sur elle la faisait trembler.

« J’aimerais garder votre fille en observation un ou deux jours, monsieur le Duc, conclut le Dr Douglas. J’ai besoin de faire quelques examens complémentaires avant de me prononcer. »

La fillette leva vers son père un regard suppliant. Ces deux là n’avaient pas besoin de mots pour se comprendre. Avec une gentillesse dont Candy ne l’aurait pas cru capable, le vieux Duc s’accroupit près de l’enfant et lui murmura quelque chose à l’oreille.

« Vous avez promis, papa !

- Et je tiens toujours mes promesses, Elisabeth. Mais en attendant, je voudrais que tu accompagnes la gentille dame qui est là, et que tu t’installes dans ta chambre. Tu dois suivre les prescriptions du médecin, nous sommes d’accord ?

- Oui Papa, convint l’enfant en baissant la tête. »

L'aristocrate se releva et darda sur Candy un regard impénétrable qui rappela à la jeune femme celui de Terry quand il était sur le point de laisser exploser sa colère.

« Je voudrais que vous vous occupiez de ma fille, mademoiselle.

- Ne vous inquiétez pas, monsieur. Nous prendrons bien soin d’elle, balbutia Candy pressée de se soustraire à la présence du Duc.

- Madame Granchester est un de nos meilleurs éléments, précisa le Dr Douglas. Je peux m’arranger pour qu’elle soit affectée dans le service où sera votre fille si vous le souhaitez. »

La jeune femme aurait souhaité que la terre s’ouvre sous ses pieds et l’engloutisse à l’instant. Pourtant elle réussit à garder son sourire professionnel et à rassembler les affaires de la fillette comme si de rien n’était. Elle avait bien vu les lèvres de son beau-père se serrer et sa main se crisper sur le pommeau de sa canne. Il était impossible qu’il n’ait pas fait le rapprochement avec l’adolescente qui avait plaidé la cause de son fils avec tant d’ardeur. Mais le mal était fait et elle ne pouvait rien y changer. Une nouvelle fois, le cours des événements lui imposerait une épreuve à laquelle elle n’était pas préparée.

Sur les indications du praticien, Candy conduisit Elisabeth à la chambre 10, une des plus belles de l’hôpital. La complicité et la tendresse qui unissaient le père et sa fille lui remuaient le coeur et l’âme. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à Terry, et à la haine viscérale qu’il vouait à son père, persuadé que celui-ci était incapable de manifester la moindre affection. Pourtant l’amour paternel transparaissait dans la manière dont il s’adressait à la petite fille. Était-il possible comme le prétendait Terry que son désagrément ne se manifeste qu’à l’égard de son fils aîné ?

« Est-il vrai que vous vous appelez aussi Granchester, demanda l’enfant, interrompant les réflexions de Candy ?

- Oui c’est vrai, répondit-elle en aidant Elisabeth à s’allonger, mais tu peux m‘appeler Candy. C’est amusant n’est-ce pas de traverser l’océan et de trouver des gens qui portent le même nom que le sien ! C’est certainement pour cela qu’on m’a demandé de m’occuper de toi. Je suis sûre que nous nous entendrons très bien toutes les deux, et nous allons tout faire pour que tu ailles mieux.

- J’ai l’habitude des docteurs et des hôpitaux, vous savez. Aucun n’a rien pu faire pour moi. Je sais que je suis malade, mais j’ai promis à Papa de venir dans cet hôpital. Comme cela, lui aussi tiendra sa promesse.

- Et que t’a-t-il promis, demanda distraitement l’infirmière en bordant le lit, un cadeau ?

- Je n’ai pas le droit de le dire, balbutia la petite fille gênée. »

Candy n’insista pas et entreprit de ranger dans l’armoire les vêtements de la fillette. Son coeur battait à tout rompre devant le visage pâle et les yeux cernés de la malade. Elle ressemblait beaucoup à Terry. Ses cheveux avaient la même teinte brun sombre et son profil fin et aristocratique évoquait irrésistiblement celui de son père et de son frère. La réalité s’imposa à la jeune femme avec force. Comment avait-elle pu répondre de manière aussi irréfléchie à la question du Dr Douglas ! Elle avait de la famille en Angleterre ! De par son mariage, la petite Elisabeth était en quelque sorte sa petite soeur, et le Duc de Granchester, cet homme si impressionnant était son beau-père ! Elle respira profondément pour essayer de se calmer tandis que la fillette demandait :

« Y a-t-il beaucoup de Granchester en Amérique ?

- Je ne sais pas, avoua Candy.

- Moi, j’en connais au moins un, annonça triomphalement Elisabeth. Avec vous, cela fait deux ! Avez-vous des frères et de soeurs ?

- Cela suffit Elisabeth, intervint une voix ferme qui dispensa la jeune femme de répondre. Tu ne dois pas te fatiguer, et tu empêches ton infirmière de faire son travail avec tes bavardages ! »

Plus imposant que jamais, le Duc se dressait dans l’encadrement de la porte. La petite fille leva vers lui un regard implorant.

« Vous êtes fâché, Père ? Je vous assure que je n’ai rien dit de mal.

- Je sais ma chérie, dit son père en déposant un baiser sur son front. Tu dois te reposer, et moi je vais m’occuper de l’autre partie de notre accord. Si tu es sage, je te promet une surprise pour ce soir quand je reviendrai te voir. »

Un sourire éclatant illumina le visage de l’enfant et Candy se sentit fondre de tendresse en la voyant fermer docilement les yeux. Elle se préparait à sortir discrètement quand la voix autoritaire du duc de Granchester l’arrêta dans son élan.

« Attendez ! Je souhaiterais m’entretenir quelques instants avec vous... Madame Granchester ! »

L’inflexion mise sur les deux derniers mots ne laissait planer aucun doute sur le sujet dudit entretien. Tous deux sortirent de la chambre puis se dirigèrent vers le jardin dont l’accès se trouvait à quelques pas de la chambre d’Elizabeth.

Candy baissait les yeux et n'osait pas regarder le duc en face. Celui-ci attendait sans doute une explication, mais elle ne savait comment entamer la conversation. Ce fut lui qui la tira d'embarras en prenant la parole et en entrant dans le vif du sujet.

« Comment va-t-il ?

- Il va bien, soupira Candy. Il a beaucoup de travail en ce moment.

- Trop occupé pour informer son propre père de son mariage, c’est cela ? »

La jeune femme se mordit la lèvre, incapable de trouver une excuse valable à l’attitude de Terry. Elle s’en voulait également de ne pas avoir songé à prévenir la famille de son mari, mais elle devait reconnaître que cela ne lui avait même pas effleuré l’esprit.

« Vous êtes la jeune personne que j’avait rencontrée au collège Saint Paul, n’est-ce pas ?

- Je ne pensais pas que vous vous souviendriez de moi, répondit-elle en rougissant.

- Une personnalité aussi volontaire que la vôtre n’est pas de celle qu’on oublie ! Au vu du nom que vous portez désormais, j’en conclus que mon fils partage cet avis. J’avais lu l’annonce de son mariage dans les journaux, mais j’étais loin de me douter qu’il s’agissait de vous.

- Je comprends que vous soyez déçu, monsieur. En plus de me trouver ici... »

Le duc sourit et fit signe à Candy de prendre place sur un banc où il s’assit à côté d’elle.

« Ne croyez pas que je vous reproche votre métier. De nombreuses choses ont changé en Angleterre avec cette terrible guerre. Les mentalités seront forcées d’évoluer elles aussi. Vous êtes la première Granchester à exercer une profession, mais sans doute ne serez vous pas la dernière. Par contre, j’avoue que je n’aurais pas été surpris de vous trouver avocate ! Vous aviez si bien plaidé la cause de mon vaurien de fils ! »

Un pauvre sourire apparut enfin sur le visage de la jeune femme. Elle trouvait dans le père de Terry un homme beaucoup plus ouvert et aimable que leur unique rencontre ne l’avait laissé présager. Celui-ci releva la tête et la fixa longuement, une étrange expression sur le visage. Soudain beaucoup moins sûr de lui, il demanda :

« Saurez-vous plaider la mienne avec autant de ferveur ? Il est bien cavalier de ma part de vous demander cela, mais j’ai besoin que vous intercédiez auprès de Terrence pour moi, ou plutôt pour Elisabeth.

- C’est une enfant adorable, s’exclama Candy. Elle ressemble tellement à Terry !

- Par je ne sais quel caprice du hasard, Elisabeth est la seule des enfants que m’a donné la duchesse a avoir hérité des caractéristiques des Granchester. Parmi ses frères et soeurs, elle était la seule à laquelle Terrence manifestait de l’affection. Elle n’avait que quatre ans quand son frère a quitté l’Angleterre, pourtant il est resté très présent dans son souvenir. Son admiration pour lui est sans bornes. Mais elle est malade, vous l’avez vue, très malade. Les médecins que nous avons consultés à Londres ne nous ont laissé que peu d’espoir. L’un d’eux m’a parlé d’une opération qui pourrait être tentée ici, aux Etats Unis.

- Vous ne vous trompez pas. L’hôpital St John est réputé pour ses techniques de pointe en matière cardio-vasculaire. Si quelque chose peut être fait pour votre fille, ce sera ici. »

Candy rougi et baissa à nouveau la tête, craignant que le doute n’ai transparu dans sa voix. Elle avait souvent vu des enfants souffrant de la même maladie qu’Elisabeth. L’opération dans laquelle son beau-père mettait tant d’espoir était encore au stade expérimental et n’avait que peu de chance de réussite, même sur des patients moins atteints que la petite fille. Le regard perçant du duc pesait sur elle et la mettait de plus en plus mal à l’aise. Il ne fit pourtant aucun commentaire et poursuivit :

« Elisabeth est lasse des médecins, des hôpitaux et des examens. Pour qu’elle accepte de venir jusqu’ici, j’ai dû lui promettre qu’elle reverrait Terrence. Faites cela pour elle, s’il vous plait. Je suis certain que si c’est vous qui le lui demandez, mon fils acceptera de nous rencontrer. Je le connais mieux qu’il ne le croit. C’est un rebelle, mais son coeur est bon. Vous le savez aussi bien que moi, sinon vous ne l’aimeriez pas autant. »

Les épaules de la jeune femme s’affaissèrent devant l’ampleur de la tâche. Comment pourrait-elle aborder le sujet avec son mari alors que celui-ci ne lui avait jamais parlé de sa famille ? Pourtant la requête du duc ressemblait à une prière; celui-ci connaissait l’animosité de Terry à son égard et craignait que son fils ne rejette sa demande s’il la présentait lui-même. De plus la petite Elisabeth méritait bien de revoir son frère puisqu’elle y tenait tant. Celle-ci était sa patiente maintenant, et Candy savait se mettre en quatre pour ses malades. Elle redressa la tête et sourit à son beau-père.

« Je vous promets que je le convaincrai de venir voir sa petite soeur, même si je ne sais pas encore comment je m’y prendrai !

- Je suis certain que vous y parviendrez, s’exclama le duc, mais pas ici, pas à l’hôpital. Je vous confie Elisabeth, je repasserai la voir ce soir. Prenez bien soin d’elle, mais ne lui dites pas encore qui vous êtes. Elle serait surexcitée, et ce n’est pas bon pour elle. Mais vous savez tout cela, bien sûr ! »

Le duc de Granchester s’éloigna d’un pas rapide. Il semblait soudain avoir rajeuni de dix ans. Candy de son côté passa toute la journée à se creuser la tête pour trouver un moyen d’amener Terry à rencontrer sa famille. Elle n’avait toujours pas résolu son problème lorsqu’elle rentra chez elle.

L’appartement était vide comme à l’accoutumée, mais une enveloppe attira son attention, posée bien en évidence sur la table du salon et adressée à Madame Candice Granchester. Son coeur fit un bond en reconnaissant l’écriture distinguée d’Annie. Elle s’installa dans le fauteuil préféré de Terry pour lire tranquillement la lettre de son amie.

C’était la première fois que celle-ci lui écrivait depuis son mariage. Candy elle-même avait mis plusieurs semaines avant d’envoyer une première lettre à ses amis, trop anxieuse de leur laisser deviner que son couple n’était pas aussi heureux qu’elle l’aurait souhaité. Puis elle s’était résolue à reprendre contact avec ses amis, et elle avait déjà envoyé deux courriers à Annie, mais c’était la première fois que celle-ci lui répondait. La timide jeune fille avait certainement eu du mal à se décider à braver l’ostracisme de la bonne société pour renouer avec son amie d’enfance.

Ma chère Candy,

Pourquoi faut-il toujours que tu sois aussi impulsive !

J'ai été si soulagée quand j'ai enfin reçu de tes nouvelles. Tu n'imagines pas le scandale que tu as provoqué dans le petit monde de Chicago. Tout le monde pensait que tu t'étais enfuie avec ce pauvre Hugh. Je n'arrivais pas à le croire.

Déjà quand nous étions enfants, tu étais la plus téméraire et je te regardais grimper aux arbres en tremblant pour toi. Mais cette fois, malgré toute l'affection que je te porte, je ne peux pas te soutenir.

Bien que je sache la place que Terry occupe dans ton coeur, tu n'aurais pas dû te précipiter ainsi sans l'approbation d'Albert et en impliquant le charmant M. Stewart dans une telle histoire. Tu as bien failli ruiner sa réputation à lui aussi.

Mais toi et Terry n'avez jamais pu faire les choses comme tout le monde. Vous vous souciez comme d'une guigne de ce que pensent les gens qui vous entourent.

Nous ne sommes plus des enfants, Candy, et comme le dit Mère, nous avons des responsabilités envers nos familles et la bonne société qui nous a accueillies.

Depuis que tu es partie, lorsque je sors avec Archibald, les gens chuchotent sur notre passage.

Albert n'est plus le même : Il s'absente de plus en plus souvent et laisse les affaires de la famille André entre les mains d'Archie, de sorte que je ne le vois presque plus. Je ne t'en fais pas le reproche mais si je ne t'ai pas répondu plus tôt, c'est que je ne savais pas comment t'annoncer la chose qui me peine le plus.

Je te souhaite de tout mon coeur de trouver le bonheur avec celui que tu aimes. Je sais combien tu as souffert de ta séparation avec Terry. Je suis heureuse que vous puissiez enfin être réunis, mais ta conduite a tellement scandalisé Mère, qu'elle refuse désormais de te voir assister à mon mariage !

Je suis tellement malheureuse, Candy ! Cela devait être le plus beau jour de ma vie et j'avais toujours espéré t'avoir pour demoiselle d'honneur. Pardonne moi Candy, mais j'ai attendu si longtemps pour épouser Archie que je ne me sens pas le courage de repousser la date de notre mariage en espérant que Mère revienne sur sa décision.

Pardonne-moi de ne pas être assez courageuse pour braver les convenances et m'afficher ouvertement avec toi aux yeux de tous, mais ce jour est trop important pour moi. Même si tu n'es pas près de moi, tu seras dans mon coeur.

Affectueusement,

Ton amie, Annie.

C'en était trop pour la pauvre Candy. Ses yeux laissèrent échapper de grosses larmes qui s'écrasèrent sur le papier raffiné et y imprégnèrent de petites taches rondes avant que ses mains tremblantes ne réussissent à ranger la lettre dans son enveloppe.

« Oh Annie, ne changeras-tu donc jamais ? Tu m’abandonnes une nouvelle fois alors que j’aurais tant besoin de ton amitié ! Déjà lorsque nous étions enfants tu m’as rayée de ta vie pour que tes nouveaux amis ne sachent pas que tu avais été adoptée. Depuis que nous nous étions retrouvées, je croyais que tout cela était fini mais je me trompais ! L’opinion de la bonne société a plus de prix à tes yeux que notre amitié. Et dire que j’ai souhaité te ressembler ! A tout prendre, je suis heureuse d’être restée fidèle à moi-même. »

Submergée de chagrin, Candy abandonna la lettre sur la table et se dirigea vers la cuisine pour se préparer un en-cas. Elle chipota dans son assiette mais n’avait aucun appétit. Son esprit était occupé par tous les revers qui s’abattaient sur elle avec constance : Son mariage sans amour, la maladie d’Elisabeth, l’indifférence de Terry...

D’habitude elle réagissait contre l’adversité en redoublant d’activité mais elle se sentait cette fois trop lasse pour entreprendre quoi que ce soit. Elle se coucha dans le grand lit froid et sombra dans un sommeil sans rêve tandis que ses pleurs trempaient l’oreiller.

Fin du chapitre 20

CHAPITRE 21

Le réveil n'allait pas tarder à sonner.

Déjà prêt, Terry observait la jeune femme endormie. Dieu qu'elle était belle avec ses longs cheveux épandus sur l'oreille, malgré les traces de larmes qui subsistaient sur ses joues. Il mourait d'envie de s'étendre près d'elle et de caresser son corps tendre et chaud comme un petit pain sortant du four. Elle commençait à s'agiter dans son sommeil, signe qu'elle n'allait pas tarder à s'éveiller et le jeune homme sortit de la chambre avant d'être découvert.

Candy éteignit le réveil matin et s'étira, surprise de ne pas trouver son mari près d'elle. Pourtant l'oreiller écrasé prouvait qu'il avait passé la nuit ici. Ce fut l'odeur du thé qui l'attira vers la cuisine où elle trouve Terry en train de lire le journal. Il sourit à son entrée et elle se sentit rougir.

« Pourquoi es-tu déjà levé, demanda-t-elle pour masquer son embarras ?

- Je suis trop nerveux pour dormir. Comme je dois me rendre tôt au théâtre, j’ai pensé que je pourrais te conduire à ton travail. N’oublie pas que la première a lieu ce soir. Ne te mets pas en retard ! Ma mère et moi serons occupés mais elle t’enverra sa voiture. »

L’image de sa nouvelle robe s’imposa à l’esprit de Candy qui rougit de plus belle. Soigneusement pliée dans sa boîte, elle était dissimulée au fond du placard pour échapper au regard de Terry. Intrigué, celui-ci nota la rougeur qui colorait le visage de la jeune femme et ses yeux perdus dans le vague.

« Qu’est-ce qui peut la gêner à l’idée d’assister à ma première, se demanda-t-il ? »

Incapable de trouver une réponse à cette question qui l’irritait, il laissa son regard errer sur la fine silhouette qu’il devinait sous la chemise de nuit tandis que Candy ne bougeait pas, perdue dans ses pensées. Il l’avait négligée ces derniers temps et elle semblait préoccupée et fatiguée. Elle ne réagit pas quand il se leva souplement et ne sursauta que quand il murmura à son oreille :

« Vas-tu rester toute la journée dans cette tenue ? Après tout, ce ne serait pas bien grave si nous arrivons avec un peu de retard, qu’en dis-tu ? »

Avec une exclamation étouffée, Candy se précipita vers la salle de bains sans voir le sourire qui éclairait le visage de Terry, ravi de sa taquinerie.

Elle le rejoignit bientôt, fraîche et pimpante dans son uniforme repassé la veille. Du coin de l’oeil il la vit ramasser prestement la lettre d’Annie pour la glisser dans son sac à main. Il aurait voulu lui en parler mais ne savait comment aborder le sujet sans révéler qu’il avait lu le courrier sans sa permission. Comme de son côté la jeune femme ne savait pas comment introduire la requête du Duc de Granchester, le petit déjeuner se déroula dans un silence pesant. Puis Candy débarrassa rapidement la table et empila la vaisselle sale dans l’évier en se promettant de s’en occuper en rentrant.

Arrivés à destination, Terry aida la jeune femme à sortir de la voiture et retint sa main dans la sienne. Des visages curieux s'écrasaient contre les vitres de l'hôpital mais il n'en avait cure.

« Je te trouve l’air fatigué, Candy. Tu devrais prendre quelques jours de repos. »

Un faible sourire se dessina sur les lèvres de Candy. Constater que son mari était inquiet pour elle fit battre son coeur un peu plus vite.

« J’ai beaucoup de travail en ce moment, c’est vrai, mais tu n’es pas en reste !

- Ne détourne pas la conversation. C’est de toi que je parle. Je voudrais sincèrement que tu te reposes.

- J’y penserai, c’est promis. Mais j’ai une nouvelle patiente en ce moment, et je ne peux pas la laisser.

- Et après elle, ce sera un autre malade, constata Terry désabusé. Tu as un métier prenant, d’accord, mais tu ne dois pas le laisser te manger la vie. »

Il y avait longtemps que Terry n’avait pas été aussi attentionné.

Est-ce que j’ai autre chose que mon travail ? Se demanda Candy sans répondre. Je n’ai plus de famille et mon mari ne se souvient de mon existence que par hasard. Lui qui fait passer sa carrière avant sa femme est bien malvenu pour me donner des conseils. Mais elle ne voulait pas faire le moindre reproche à celui qu’elle aimait. Pas aujourd’hui où il allait devoir affronter les critiques de sa nouvelle pièce.

« Ne t’inquiètes pas, assura-t-elle. Je serai présente ce soir pour t’applaudir.

- Ce n’est pas ce que je voulais dire, corrigea Terry qui comprenait qu’elle s’était méprise sur ses intentions, une nouvelle fois.

- Aujourd’hui tu ne dois penser qu’à ton jeu et à éblouir ton public, dit Candy en lui caressant la joue d’un geste tendre. »

« C’est toi que je veux éblouir, songea le jeune acteur, mais les mots ne franchirent pas ses lèvres. Il se contenta de déposer un baiser sur la main qu’il tenait et la laissa partir vers sa journée de travail. Sans un regard pour les yeux admiratifs qui le fixaient, il remonta dans sa voiture et démarra en trombe, mécontent de n’avoir pas abordé avec sa femme le sujet qui le préoccupait. Il ne remarqua pas la silhouette maigre et sèche qui se rangea prestement de côté quand il prit le virage sur les chapeaux de roues.

Isabelle était une collègue de Candy et une grande admiratrice de l’acteur dont elle avait suivi la carrière depuis de nombreuses années. Bien que consciente de son manque d’attraits, elle nourrissait pour lui une passion secrète. Suffisamment réaliste pour comprendre qu’elle n’attirerait jamais l’attention de l’objet de son désir, elle retirait une étrange satisfaction à la lecture des déboires amoureux de la vedette. Mais être obligée de travailler chaque jour aux côtés de celle qui bénéficiait des faveurs de l’acteur bouleversait cet équilibre précaire et attisait sa jalousie irréfléchie. Que Terrence Granchester soit tombé amoureux d’une infirmière comme elle exacerbait son sentiment d’être passée à deux doigts de réaliser ses rêves les plus fous.

Pour comble de malheur, la nouvelle infirmière avait toute l’attention des médecins de l’hôpital, en particulier du Dr Douglas qui venait de lui confier la garde de sa nouvelle patiente, la fille d’un noble anglais visiblement très riche sous le simple prétexte qu’elle portait le même nom de famille. La terne Isabelle avait ressenti l’événement comme une rebuffade et bouillait de rage. En effet, malgré l’attention dont le jeune acteur avait fait l’objet dans les journaux, personne n’avait jamais fait le rapprochement entre le nom qu’il portait et la noble famille anglaise. Au pire le soupçonnait-on d’avoir choisi un pseudonyme susceptible de lui donner le prestige auquel il prétendait.

Serrant sous son bras le magasine dont elle se promettait de partager les informations avec ses collègues de travail, Isabelle se rendit à la salle des infirmières. Nombre d’entre elles étaient déjà réunies, attendant que les chefs de service viennent leur répartir les tâches de la journée. Elle se dirigea vers deux de ses amies les plus proches, friandes comme elle des potins de la vie mondaine.

Assise seule à une table, Candy relisait la lettre d’Annie la mine préoccupée. Elle fut heureuse de l’entrée du Dr Douglas qui lui fit signe de le suivre. Elle ne sut rien du moment de triomphe de la pauvre Isabelle qui exhiba à toutes les infirmières présente l’article qui avait retenu son attention.

-----oooOooo-----

A peine sortis de la salle des infirmières, le Dr Douglas lui confirma que sa priorité de la journée serait de l'assister durant les examens d'Elisabeth et de s'occuper d'elle. Elle se dirigea immédiatement vers la chambre 10.

Un grand sourire illumina le visage de la petite fille en voyant entrer son infirmière, aussitôt suivi d'un froncement de sourcils réprobateur.

« Et bien, plaisanta Candy, qu’est ce qui me vaut cet accueil aigre-doux ?

- Vous auriez dû me dire que vous connaissiez Terry !

- C’est ton père qui te l’a dit ?

- Oui, hier soir. Si vous êtes mariée avec mon frère, c’est comme si nous étions soeurs, n’est-ce pas ? Et des soeurs se disent tout !

- On peut voir les choses comme cela, concéda Candy amusée. Mais comme je suis orpheline, je ne sais pas ce que c’est que d’avoir une grande famille... »

Elle songea à Annie qu’elle avait toujours considérée comme une soeur et son coeur se serra en songeant à la lettre qu’elle avait reçue. Les relations entre frères et soeurs n’étaient pas aussi simples que l’imaginait Elisabeth. Mais Candy ne voulait pas briser ses illusions d’autant que si le diagnostic du Dr Douglas se confirmait, l’enfant ne vivrait pas assez longtemps pour réaliser son erreur. Elle reporta son attention sur la petite fille devenue très volubile.

Celle-ci était tiraillée entre les ordres de son père de surtout pas révéler son lien de parenté avec le jeune acteur, et son impatience à le revoir. Or Candy était non seulement la seule personne avec laquelle elle puisse parler de son cher frère, mais également la mieux placée pour lui dire ce qu’elle désirait savoir. Et Elisabeth voulait tout savoir. Son bavardage incessant amusait Candy qui lui parlait de Terry avec bonheur. Elle regrettait que sa patiente ait été trop jeune pour se souvenir de quelques anecdotes sur l’enfance de son mari. Mais elle prenait soin de ne pas divulguer à la petite que le caractère de Terry ne le portait pas vraiment à la gentillesse ses derniers temps.

Entre les examens d'Elisabeth et les soins à prodiguer à ses autres malades, Candy ne vit pas s'écouler les journée. L'heure de quitter son service était arrivée, mais le Dr Douglas lui avait demandé de distraire la petite fille pendant qu'il exposerait son diagnostic à son père. Or le Duc de Granchester se faisait attendre.

Pour s'être entretenue avec le médecin, la jeune femme savait que le constat était défavorable : L'état d'Elisabeth était trop grave pour tenter une opération avec un pourcentage raisonnable de réussite. La décision finale reviendrait bien sûr au père de l'enfant, mais Candy appréhendait sa réaction. Malgré son chagrin, elle accepta de tenir compagnie à la petite, heureuse d'éviter ainsi d'assister à l'entretien avec son beau-père.

Après avoir aidé l'enfant à revêtir sa robe à la mode, elle la laissa dans sa chambre quelques instants pour se rendre à la salle de repos des infirmières afin de prendre ses affaires. Dans son casier se trouvait un magasine bon marché, de ceux que Terry traitait de feuilles de choux et accusait de ne colporter que des ragots. Peut-être y parlait-on de la dernière pièce de son mari et une de ses collègues l'avait-elle laissé ici à son intention ? Une page avait été cornée et elle lu l'article par curiosité. Comme très peu d'informations avaient filtré sur le nouveau spectacle, le journaliste compensait son ignorance en parlant des membres de la troupe Bellows et annonçait qu'une nouvelle actrice venait d'être engagée, transfuge elle aussi de chez Robert Attaway. Le nom de la jeune femme n'évoqua rien dans la mémoire de Candy qui reposa le journal. Un soupir derrière elle la fit se retourner.

« Je me doutais qu’Isabelle s’arrangerait pour tu tombes sur cet article, annonça Daisy Bridgess, une collègue avec laquelle elle s’entendait particulièrement bien.

- Elle est toujours amoureuse de mon mari, plaisanta Candy ?

- Isabelle est amoureuse de tout ce qui porte un pantalon, pourvu qu’il soit auréolé d’un minimum de célébrité ! »

Les deux femmes éclatèrent de rire mais la mine de Daisy restait soucieuse.

« Ne t’inquiète pas, dit Candy. Il faut que je m’habitue à ce que les autres femmes trouvent mon mari séduisant. Cela prouve qu’elles ont bon goût !

- Je suis étonnée que tu le prennes aussi bien. Mais tu devais bien savoir à quoi t’attendre quand tu as accepté de l’épouser. »

Comme à l’accoutumée, Candy jouait le rôle de la jeune mariée parfaitement heureuse, ce qui était le moyen le plus simple d’éviter les questions indiscrètes. Elle détestait étaler ses malheurs en public aussi se garda-t-elle de révéler qu’elle ne s’était certes pas attendu à tout ce qui lui était arrivé depuis son mariage.

« Excuse-moi, Daisy, mais je dois retourner auprès de ma petite patiente, et me dépêcher de rentre pour me préparer afin d’assister à la première de Terry ce soir. Il va en faire une maladie si je ne suis pas à l’heure ! La tocade d’Isabelle finira bien par lui passer.

- Qui te parle d’Isabelle ? Tu n’as pas lu l’article ou es-tu inconsciente ? Tu ne sais pas qui est Cécilia de Wind ? »

Candy fixait son amie sans comprendre et secoua la tête en signe de dénégation. Elle respirait un peu plus vite pour compenser le poids qui pesait soudain sur sa poitrine.

« Mon Dieu, s’exclama Daisy ! Et moi qui croyais que tu étais déjà au courant ! Tu finiras par l’apprendre un jour ou l’autre, alors autant que ce soit tout de suite. Les hommes sont tous les mêmes, Candy, et les acteurs sont les pires d’entre eux. Ils ont tellement de succès auprès des femmes ! Comment pourraient-il résister à la tentation ? Mais cela ne tire pas à conséquence pour eux. Ils reviennent toujours et ton mari fera pareil, il suffit d’être patiente.

- Tu dis n’importe quoi, s’exclama Candy qui comprenait enfin où son amie voulait en venir. Ces journaux impriment n’importe quoi pour remplir leurs colonnes. Pourquoi Terry me tromperait-il avec cette nouvelle actrice ?

- Tu es trop naïve, ma pauvre Candy. Même si le journaliste en rajoute, il y a toujours un fond de vérité. Dans ce cas, on ne peut pas nier que Cécilia de Wind a quitté la troupe Attaway pour rejoindre la compagnie Bellows, exactement comme Granchester. Ce que tu n’as pas l’air de savoir, c’est que ton mari avait une aventure avec elle au moment où Susanna Marlow lui a tiré dessus. Pas mal de journaux ont insinué que c’était la jalousie qui l’avait poussée à faire çà ! »

Abasourdie, Candy n’entendait plus la voix de Daisy qu’à travers un curieux brouillard. Incapable de répondre, elle sortit de la salle comme une automate pour rejoindre Elisabeth. Avant de pénétrer dans la chambre, elle inspira profondément et tenta de se composer un visage souriant, mais le coeur n’y était pas. Trop de questions se bousculaient dans sa tête et l’attitude de Terry ces derniers temps lui apparaissait sous un jour nouveau : Ses fréquentes absences, l’heure de plus en plus tardive à laquelle il rentrait, ses sautes d’humeur suivies d’un regain de gentillesse à son égard, comme s’il avait quelque chose à se reprocher...

Heureusement, la petite fille était préoccupée et ne prêta que peu d’attention à la mine défaite de son infirmière.

« Père vient d’arriver, annonça-t-elle à l’arrivée de Candy. Il est en train de parler avec le Dr Douglas. Je suis triste pour lui.

- Il ne faut pas dire cela ! Songe plutôt que tu vas pouvoir quitter l’hôpital et rentrer chez toi avec ton père. Cela ne te fait pas plaisir ?

- Si bien sûr, surtout que vous viendrez me voir avec Terry dès que je serai de retour à la maison. C’est bien ce que vous avez promis ?

- Je tiens toujours mes promesses, balbutia Candy paniquée en songeant qu’elle n’avait pas encore abordé le sujet avec son mari.

- Papa espérait tant que les médecins d’ici puissent me soigner. Mais moi je sais que je serai toujours malade. »

Submergée par l’émotion devant le fatalisme d’Elisabeth Candy la prit dans ses bras et la serra sur son coeur. L’instant d’après elles éclataient toutes les deux en sanglots bruyants, signant un pacte de larmes par lequel elles devinrent vraiment soeurs. Même si le sentiment de son amour perdu n’était pas étranger au désespoir le Candy, la petite fille ne devait pas en pâtir. Quand elle fut un peu calmée, elle dédia un pauvre sourire à Elisabeth.

« J’entends ton père et le médecin qui viennent te chercher. Je dois me dépêcher de partir, mais je te promets de venir très bientôt te rendre visite avec Terry. Tu peux me faire confiance. »

Incapable d’affronter le Duc, Candy s’éclipsa avant son arrivée. Elle eu la chance de trouver immédiatement un tramway pour la ramener chez elle évitant ainsi d’être rattrapée par son beau-père. Mais à peine seule, la nouvelle de l’infidélité de Terry pris le pas dans son esprit sur l’affection qu’elle portait à la petite fille.

Il avait eu le culot de lui dire qu’il voulait que leur mariage se passe bien, et elle avait été assez stupide pour croire qu’ils pourraient être heureux ! Mais il ne l’avait épousée que pour son argent, Albert avait raison. Un arrangement acceptable, avait dit Terry ! En d’autres termes, profiter des avantages d’une épouse à la maison sans renoncer aux à côtés, quand l’envie lui en prenait. Le coeur de Candy saignait à l’idée qu’il puisse lui préférer une autre femme. Est-ce qu’il lui disait les mots d’amour qu’il n’avait jamais prononcés pour elle ?

La vaisselle sale du petit déjeuner était toujours dans l’évier. La jeune femme s’empara des tasses et les jeta sur le sol de la cuisine dans un éclat de colère.

On frappa à la porte et Candy se dit que le visiteur avait entendu le bruit de la vaisselle brisée. Elle alla ouvrir en rougissant pour découvrir le chauffeur d’Eléonore, sa casquette à la main.

« Je suis venu vous chercher pour vous emmener au théâtre, expliqua-t-il en détaillant son uniforme.

- Ce n’est pas la peine, répondit la jeune femme J’ai changé d’avis, je n’irai pas.

- Madame Baker m’a recommandé de veiller à ce que vous veniez. Si vous n’êtes pas prête, ce n’est pas un problème. Je vous attendrai en bas. »

L’homme salua et tourna les talons. Candy s’adossa à la porte close avec l’impression qu’Eléonore Baker se mêlait encore de ce qui ne la regardait pas. Elle était du côté de son fils, évidemment. Ils travaillaient ensemble, elle devait être au courant des frasques de Terry.

Dire qu’il avait insisté pour qu’elle assiste à la première de sa pièce et qu’elle avait acheté une robe à damner un saint ! Elle n’y mettrait pas les pieds. Être une femme bafouée était déjà assez pénible, elle n’allait pas en plus s’exhiber en public pour essuyer les commentaires moqueurs ou condescendants. D’autant plus que sa rivale serait présente !

Une curiosité bien féminine poussa Candy à se demander à quoi cette Cécilia pouvait ressembler. Était-elle plus jolie qu’elle ? Un sursaut d’orgueil lui fit redresser la tête. Elle n’allait pas se laisser ridiculiser sans rien faire. Si Terry voulait la guerre, il allait l’avoir ! Elle était sa femme et refusait de le laisser à une autre tant que les choses ne seraient pas éclaircies entre eux. De plus, elle avait une promesse à tenir.

Candy sortit du placard la robe qu’elle avait achetée sur les conseils de sa belle-mère et l’étala sur le lit. D’un rouge soutenu et d’une coupe audacieuse, elle laissait les épaules et les bras nus. Toute la hardiesse du couturier résidait dans le corset qui avait été incorporé à la robe, obligeant les élégantes à la porter à même la peau. Le corsage s’agrémentait d’un fine dentelle blanche qui soulignait le galbe de la poitrine plus qu’elle ne le dissimulait, tandis que la jupe pourvu d’une courte traîne s’évasait en plis harmonieux. Une étole de tulle rouge ainsi que de longs gants de même couleur complétaient la tenue de rêve.

Son esprit combatif réveillé, il ne fallut pas longtemps à la jeune femme pour se préparer et pour rejoindre le chauffeur d’Eléonore qui déglutit péniblement en la voyant apparaître.

Fin du chapitre 21

© Dinosaura juillet  2008