De l'ombre à la lumière
par Dinosaura

CHAPITRE 13

Pennsylvanie - 19 juin 1918

Candy prit soin de donner un tour de clef à la porte de la petite chambre qu'elle occupait dans le quartier des infirmières, et se laissa tomber sur son lit. La journée avait été rude et elle n'aspirait qu'à une bonne nuit de repos. Elle se déshabilla rapidement et se glissa entre les draps, mais son esprit tourmenté lui refusait le sommeil et l'oubli. Ses pensées la ramenèrent dans la grande salle commune où les derniers blessés du terrible accident finissaient de se remettre. Elle ne regrettait pas d'être restée pour apporter son aide, mais la situation ici était loin d'être enviable. Elle se tourna sur le côté et se remémora son arrivée dans cette minuscule ville minière.

Après son entrevue avec Terry au théâtre, elle avait gagné la gare sans hésiter, bien décidée à prendre le premier train pour n'importe où, pourvu qu'il l'emmène loin de ses tourments. Elle consultait les horaires quand une voix familière l'avait interpellée.

« Candy, mais que faites vous ici ! »

Hugh Stewart fixait la petite valise qu’elle avait posée à ses pieds.

La jeune femme rougit et détourna son regard. Hugh était la dernière personne qu’elle s’attendait à rencontrer à la gare. Celui-ci était un homme intelligent et elle répugnait à lui mentir, mais elle devait trouver rapidement une explication à lui donner si elle souhaitait mener son projet à bien.

« J’ignorais que vous deviez quitter New York, balbutia-t-elle.

- Mes affaires m’appellent en Pennsylvanie, mais vous-même ?

- Je dois retourner de toute urgence à Chicago, mentit-elle. Ma tante est malade.

- Mais il n’y a aucun train pour Chicago avant plusieurs heures !

- Je vais donc être obligée d’attendre. »

Hugh la fixait d’un regard pénétrant, et Candy douta qu’il ait cru son mensonge, mais il était trop tard pour faire marche arrière. Après un instant d’hésitation, celui-ci fit signe à un porteur de prendre le bagage de la jeune femme.

« Je peux vous proposer ceci, dit-il. Venez avec moi dans mon wagon privé. Cela vous rapprochera de votre destination. De là, vous pourrez sans doute trouver une correspondance qui vous conduira à Chicago. Vous gagnerez du temps, et moi une charmante compagnie dans un voyage qui s’annonçait plus qu’ennuyeux. »

Candy songea à refuser, mais la solution lui permettrait de disparaître au plus vite, ce qui était exactement ce qu’elle cherchait. Une fois qu’Hugh serait retourné à ses affaires, elle aurait tout loisir de s’éclipser discrètement. Elle accepta donc avec gratitude l’arrangement proposé, et embarqua dans le wagon privé dont disposait l’homme d’affaires.

Celui-ci se révéla un compagnon plus taciturne que d’habitude. Visiblement préoccupé, il passa une bonne partie du voyage plongé dans ses dossiers, laissant la jeune femme à ses pensées dans le salon.

Mais le même visage dansait sans arrêt devant les yeux de Candy et c'était justement pour l'oublier qu'elle avait prit la fuite. Elle tenta donc d'engager la conversation avec son compagnon de voyage.

« Vous ne m’avez pas dit ce qui vous emmène en Pennsylvanie, Hugh ?

- Rien qui puisse vous intéresser, ma chère. Je croyais que vous ne vous intéressiez pas aux affaires ?

- C’est vrai, mais je me demandais...

- Je vous connais suffisamment pour savoir que vous m’interrogerez jusqu’à ce que vous appreniez le fin mot de l’histoire, dit Hugh en souriant et en refermant son dossier. Très bien dans ce cas, mais je vous préviens, cela n’a rien d’une histoire passionnante. »

Il vint la rejoindre au coin salon et accepta la tasse de café que Candy lui tendait. Celle-ci s’installa plus confortablement dans le canapé, heureuse d’avoir trouvé un dérivatif à ses soucis.

« Pour tout vous dire, ma compagnie possède une mine dans la région de Harristown. J’ai été informé aujourd’hui qu’un accident s’était produit dans un des puits. Il semble qu’on déplore de nombreux blessés. Il est indispensable que je me rende sur place pour rassurer la direction et la convaincre que la compagnie la soutient dans cette difficile épreuve.

- Mon Dieu, Hugh, mais c’est terrible !

- Ne vous alarmez pas, très chère. Les blessés ont été pris en main par des médecins aussitôt. La ville dispose d’un petit hôpital, financé par nos soins d’ailleurs. Vous n’avez pas à vous inquiéter. Nous n’allons pas tarder à arriver à Pittsburgh. De là, vous trouverez aisément une correspondance pour Chicago. Je me ferai une joie de vous tenir compagnie le temps qu’on rattache ce wagon au train qui doit m’emmener là-bas. Albert ne me pardonnerait jamais de ne pas veiller sur vous dans une ville inconnue. »

La jeune femme lui sourit d’un air absent. Son instinct d’infirmière éveillé par la nouvelle qu’elle venait d’apprendre. Elle pourrait peut-être se rendre utile ? Elle rumina l’idée dans sa tête mais ne dit mot à son compagnon avant leur arrivée à Pittsburgh. Si Hugh fut surpris de sa décision de l’accompagner, il ne trouva aucun argument pour la faire renoncer à son projet. C’est ainsi qu’ils arrivèrent à Harristown en milieu d’après-midi.

Hugh avait décidé de se rendre immédiatement au bureau de la compagnie et insista pour qu’elle reste à l’attendre dans le wagon. C’était mal connaître la jeune femme, qui s’éclipsa peu après son départ pour se rendre à l’hôpital.

Candy fut horrifiée, tant par l’ampleur du désastre que par le peu de moyens dont disposait la minuscule clinique, à peine un dispensaire. Les blessés se comptaient par dizaines et le personnel était débordé. N’écoutant que son bon coeur, elle proposa ses services. Soulagés de pouvoir compter sur une infirmière supplémentaire, les responsables l’embauchèrent immédiatement. C’est là qu’Hugh la trouva plusieurs heures plus tard, grâce au mot qu’elle avait laissé à son intention. Usant de son influence, il la fit appeler dans le bureau du directeur qui leur abandonna les lieux avec déférence.

La présence de cet homme distingué nonchalamment installé dans un fauteuil sembla incongrue à Candy après les heures qu’elle venait de passer auprès des blessés. Elle eut l’impression de pénétrer dans un monde différent, loin de la saleté, de la pauvreté et de la souffrance. Hugh se leva, sourcils froncés.

« Candy ! Vous n’avez rien à faire ici. Nous devons repartir le plus vite possible.

- Vous oubliez un peu vite que je suis infirmière, Hugh. Cet hôpital manque cruellement de personnel. Je suis en mesure de les aider et j’ai bien l’intention de le faire.

- Je ne peux vous laisser travailler ici. Ce n’est pas votre place.

- Je suis exactement là où je dois être, s’emporta Candy. Mais je n’en dirais pas autant de vous. Pourquoi n’êtes vous pas venu immédiatement vous enquérir de l’état de santé de ces gens ? Ils travaillent pour vous, non ?

- J’avais des dispositions à prendre au bureau de la direction, un tel événement peut avoir de graves conséquences sur l’exploitation.

- Et sur vos bénéfices ! Ce n’est pas parce que je ne m’intéresse pas aux affaires que je suis parfaitement ignorante. Vous savez que ce que disent les blessés et leurs familles ? Ils prétendent que les mesures de sécurités obligatoires ne sont pas respectées par votre précieuse compagnie. Que vous préférez investir pour accroître la productivité plutôt que leur sécurité ! Des hommes sont morts, Hugh, pouvez vous vivre avec cette responsabilité ?

- Les jolies femmes n’ont pas à se mêler des affaires des gentlemen !

- Nous sommes trop stupides, c’est cela, s’emporta Candy le rouge de la colère sur ses joues pâles. Nous n’avons pas à nous interroger sur la façon dont l’argent que nous dépensons arrive sur le compte en banque de notre mari ? Je suis déçue, Hugh. Je vous croyais plus ouvert que cela. Si vous le permettez, je vais retourner à mon travail. »

Candy se détourna, mais Hugh la rattrapa avant qu’elle n’atteigne la porte.

« Quel est ce discours révolutionnaire dans votre bouche, Candy ? Je ne vous reconnais plus. Comprenez que j’ai des comptes à rendre à mes actionnaires, si la productivité de la mine baisse, nous serons dans l’obligation de la fermer. Tous les ouvriers seront au chômage. Pensez vous que cela serait mieux pour eux ? »

Il croisa le regard plein de reproches de la jeune femme et comprit qu’il venait de perdre la partie. Elle ne semblait plus fâchée, juste déçue et triste. Elle détacha la main qui tenait toujours son bras avec un soupir résigné.

« Votre tante n’a jamais été malade, n’est-ce pas Candy. Vous vouliez juste quitter New York. Est-ce moi que vous fuyez, ou quelqu’un d’autre... Je me suis retenu jusqu’ici d’aborder le sujet, mais il faut que je sache. Qu’advient-il de nos projets, Candy ?

- Je suis désolée, Hugh, mais je resterai ici tant que ces blessés auront besoin de mes soins. Il vaut mieux que vous repartiez seul. Seriez-vous assez aimable pour me faire porter ma valise ?

- Vous ne reviendrez pas sur votre décision n’est-ce pas ?

- En effet, Hugh, sur aucune des deux. »

Cette discussion avait eu lieu six semaines plus tôt et Candy se trouvait toujours à Harristown. La plupart des blessés avaient quitté la clinique et son aide ne serait bientôt plus nécessaire. Elle ne regrettait pas sa décision depuis qu’elle avait appris à connaître les mineurs et leur famille. Discuter avec eux l’avait confortée dans sa première impression : la compagnie pour laquelle ils travaillaient était plus soucieuse de ses profits que de la sécurité de ses ouvriers. Si elle avait pu soupçonner ce trait de caractère chez Hugh avant...

Elle se retourna dans son lit et observa les rayons de lune qui filtraient à travers les persiennes. Maintenant que son esprit n’était plus occupé par ses tâches quotidiennes, il revenait immanquablement vers la même personne. Elle ferma les yeux de toutes ses forces pour effacer l’image d’un sourire moqueur et d’un regard outremer imprimés sur sa rétine.

« Que fais-tu en ce moment, Terry ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas m’empêcher de penser à toi ? »

Des coups violents frappés à la porte de sa chambre la tirèrent de sa torpeur.

« Candy, Candy réveille-toi ! »

La jeune femme reconnut la voix de sa collègue Sarah, et sortit du lit pour déverrouiller la porte.

« Dépêche-toi, Candy, il faut venir tout de suite. Il y a eu un autre accident au puits n° 9 !

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New York - 20 juin 1918 - 10 heures

Affalé dans son fauteuil, Terry broyait du noir. La pièce était toujours dans la pénombre car il n'avait pas pris la peine d'ouvrir les rideaux. Rentré de tournée dans la soirée précédente, il avait passé une très mauvaise nuit.

Après six semaines d'une tournée épuisante dans les grandes villes de la côte Est, il était rentré directement chez lui de la gare et s'était écroulé sur son lit. Mais la fatigue n'était pas la cause de sa mauvaise humeur. Ne pas avoir de nouvelles de Candy depuis son départ le mettait hors de lui.

Bien que la tournée ait été un succès, toute la compagnie avait pu profiter du caractère ombrageux de sa nouvelle vedette. Plus taciturne que jamais, Terry avait à peine adressé la parole à ses condisciples en dehors des répétitions et des représentations. Toujours seul à ressasser des idées noires, il n'avait pu chasser de son esprit sa dernière entrevue avec Candy, ni la façon abrupte dont elle avait disparu.

Ce qui l'irritait plus encore était de ne pouvoir cesser de penser à elle à chaque instant. Que faisait-elle ? Où était-elle ? Pourquoi son souvenir était-il si envahissant.

Certes il n'attendait aucune lettre d'elle, d'ailleurs elle ignorait l'itinéraire de la troupe. Mais son ami Olliver, qui s'était engagé à le tenir au courant des derniers potins, n'avait pas donné signe de vie. Lui si bien introduit dans la bonne société pourrait le renseigner sur les faits et gestes de la jeune femme durant les dernières semaines. Il était donc urgent qu'il trouve le jeune comédien s'il ne voulait pas être obligé de s'adresser à Elisa pour obtenir des informations. Il serait toujours temps de se tourner vers elle si Olliver n'en savait pas assez.

Des coups énergiques frappés contre la porte le tirèrent de ses réflexions moroses. Contrarié, Terry était bien décidé à renvoyer l'importun avec des mots bien sentis. Il alla ouvrir la porte pour se trouver nez à nez avec un sac de croissants qu'une main facétieuse balançait devant son visage.

« J’étais certain de te trouver chez toi à cette heure-ci, fit la voix enjouée d’Olliver. Si tu m’offres un café, je te ferais goûter à ces choses délicieuses qu’on trouve dans la nouvelle boulangerie française qui vient d’ouvrir au coin de ta rue. »

Déjà le jeune homme s’était faufilé dans l’appartement et se laissait tomber dans le fauteuil que Terry venait de quitter. Celui-ci le suivit en maugréant et alla ouvrir les rideaux.

« N’oublie pas que je suis britannique. Il faudra te contenter d’une tasse de thé.

- Va pour le thé, alors ! Je suppose que c’est une manière de te venger, mais je te promets que tu ne vas pas regretter de me voir. »

Malgré son ton badin, Olliver observait la mine renfrognée de son compagnon pendant de celui-ci s’affairait dans la cuisine. Bien qu’ils se connaissent depuis plusieurs années, il ne l’avait jamais vu dans un tel état d’esprit, même aux pires heures avec Susanna. Que Terry soit aussi préoccupé par une femme était une nouveauté. Il lui avait connu plusieurs aventures sans lendemain, mais jamais aucune d’elle n’avait eu sur le célèbre comédien l’ascendant que pouvait avoir la ravissante blonde.

Il avait craint un moment que son ami ne soit attiré par la volcanique Elisa, mais avait vite reconnut son erreur. D’ailleurs, Terry ne lui avait-il pas fait comprendre en partant en tournée, qu’il était libre de tenter sa chance s’il le souhaitait ? Olliver avait sauté dans la brèche et ne le regrettait pas. Non seulement la jeune femme était à la hauteur de sa réputation, mais elle était une source inépuisable de renseignements en ce qui concernait sa cousine, ce qui lui permettait de joindre l’utile à l’agréable en obtenant pour son ami toutes les informations qu’il souhaitait.

Il doutait par contre que celles-ci soient du goût de Terry. Voilà pourquoi il ne lui avait pas écrit ni téléphoné durant les six dernières semaines. Aborder le sujet aujourd’hui ne serait pas plus facile.

Terry revint avec un plateau et servit deux tasses de thé avant de s’installer en face de son ami. Olliver s’empara d’un petit pain avec gourmandise. Sa faiblesse pour les douceurs n’était pas étrangère à son début d’embonpoint mais il n’en avait cure. En revanche le regard de Terry lui coupa l’appétit.

« Tu devais me tenir au courant de ce que faisait mademoiselle Candice André. J’espère que tu n’as pas oublié, ou cette pâtisserie sera la dernière que tu avaleras ! Qu’a-t-elle fait pendant que j’étais en tournée, et où est-elle ? »

Olliver avala péniblement sa bouchée de croissant et bu une gorgée de thé pour la faire passer. La mine contrite il avoua :

« Je n’en sais rien, et pour être exact, personne n’en sait rien.

- Tu peux être plus précis, demanda Terry une lueur meurtrière dans les yeux.

- Et bien, ta charmante amie a provoqué le plus grand scandale de ces dernières années au sein de la bonne société, puis elle a disparu. Ne me regarde pas comme cela, je t’assure que c’est la vérité ! L’héritière de la famille André s’est enfuie avec un homme, Hugh Stewart, celui des puits de pétrole, tu connais ?

- Oui, trop bien.

- Toute la bonne société en fait les gorges chaudes, d’autant que personne ne sait où ils sont. »

Terry se renfonça dans son fauteuil. Il comprenait pourquoi Olliver ne lui avait pas écrit. Annoncer semblable nouvelle n’est jamais facile. Il reposa sa tasse sur le plateau avec une telle vigueur qu’elle se brisa sous le choc, mais son visage restait impassible.

« D’où tiens-tu tes informations ?

- Un gentleman ne révèle pas ses sources, s’indigna Olliver.

- Surtout quand les dites sources s’apparentent à des confidences sur l’oreiller, je suppose. Mais tu n’es pas un gentleman, donc...

- Elisa Legrand, avoua Olliver.

- Encore cette vipère !

- Si je n’étais pas un gentleman, mon cher, je te dirais aussi que cette fille est un vrai volcan, et que tu as raison, elle est pire qu’un serpent. Pour être honnête, je ne serais pas surpris qu’elle soit à l’origine de la rumeur.

- Mais qu’y a-t-il de vrai dans cette histoire ?

- Tu veux des faits ? D’accord. Il est établi de source sûre qu’Hugh Stewart a demandé la main de Candice André à son père qui la lui a refusée. Ensuite on a vu les tourtereaux à la gare où ils sont partis dans le wagon privé du texan. Et depuis, aucun d’eux n’a réapparu. De son côté, William André est entré dans une colère terrible et refuse absolument de se montrer en public. Voilà les faits. Les rumeurs, elles, sont plus croustillantes et la dernière en date est que la jeune fille ne pouvait se permettre d’attendre plusieurs mois que son cher papa change d’avis, si tu vois ce que je veux dire. Il serait urgent qu’elle se trouve un mari. Mais je sais quelque chose que personne ne sait encore. »

Terry leva vers lui un visage livide. Les dents serrées il murmura :

« Continue, je t’en prie. Au point où tu en es, ce serait dommage de ne pas terminer cette édifiante histoire.

- Loin de moi l’idée de vouloir t’achever, mon cher, mais il se trouve qu’un gentleman qui s’éclipsait discrètement de la maison André ce matin a croisé le texan le plus célèbre du moment qui faisait antichambre. Et celui-ci était seul. »

Un coup d'oeil vers son ami permit à Olliver de constater que celui-ci semblait plongé dans ses réflexions. Il reprit donc un croissant et le savoura en silence pour ne pas troubler les pensées de Terry.

Une véritable tempête s'agitait sous le crâne du jeune homme. Les insinuations d'Elisa au moment de son départ l'avaient hanté durant toute la tournée. Imaginer Candy mariée et amoureuse le rendait fou de rage, lui qui aurait tant voulu la voir souffrir autant qu'il avait souffert. Mais la situation était renversée. Si Olliver disait vrai, la jeune femme avait réussi à se mettre elle-même dans une situation impossible. L'héritière des André séduite et abandonnée ! Toute la famille serait éclaboussée par le scandale, et il n'avait pas eu à lever le petit doigt ! Il allait enfin pouvoir savourer sa revanche. Voir Candy taraudée par la honte le paierait de tout ce qu'il avait enduré. Dès qu'il l'aurait retrouvée, il ne se priverait pas pour l'accabler de ses sarcasmes. De nouvelles perspectives s'ouvraient à lui et c'est le sourire aux lèvres qu'il ramena Olliver chez lui avant de prendre la direction de la maison des André.

Au même moment, Hugh Stewart songeur quittait le bureau de William André, porteur d'un ultimatum. Celui-ci l'avait reçu en compagnie d'une vieille dame à l'air revêche qu'il avait présenté comme la matriarche de la famille : la Grand-tante Elroy. La présence de la vielle dame signifiait que la rumeur de la conduite scandaleuse de Candy était désormais connue également à Chicago, et Hugh devait assumer bien malgré lui le rôle de suborneur de jeunes filles.

Ses protestations d’innocence n’avaient servi à rien. Toutes les apparences étaient contre lui. Pour faire taire le scandale, William André n’avait qu’une solution : marier sa fille adoptive au plus vite. En gentleman Hugh était prêt à assumer sa part de responsabilité du gâchis provoqué par son escapade avec Candy, ainsi qu‘il l‘avait fait comprendre à ses interlocuteurs. Pourtant, il ne leur avait pas parlé de sa dernière entrevue avec la jeune fille, ni de la manière dont celle-ci s’était terminée. Comme il la connaissait, il doutait que Candy accepte de l’épouser pour des raisons de convenances, mais il devait tenter de la convaincre car le marché que William proposait à sa fille était simple : se marier pour étouffer le scandale, ou disparaître à tout jamais. Et s’était Hugh qu’il avait chargé de ce message ! Profondément troublé, celui-ci se prépara à retourner à Harristown.

Seul au pied du grand arbre qui trônait au fond du jardin, Albert levait la tête pour essayer de distinguer les plus hautes branches. Comme il serait agréable d'y grimper et de s'isoler du monde tout près du ciel. Mais sans Candy le jeu n'était plus aussi drôle. Il s'assit donc entre les puissantes racines, et ferma les yeux.

Quand la jeune femme lui avait parlé de son désir de s'éloigner quelques temps, il avait soutenu son projet, persuadé qu'elle souhaitait retourner à la maison de Pony. Pris par ses affaires et peu impliqué dans la vie mondaine, il n'avait pas vu arriver le scandale avant qu'il ne soit trop tard. La rumeur s'était répandue comme une traînée de poudre, relayée par les âmes bien pendantes de la haute bourgeoisie, toujours friandes des déboires infligés à ses pairs.

Il avait suffit d'une allusion glissée dans l'oreille de la bonne personne pour ruiner la réputation de Candy. Même si les soupçons d'Albert se portaient sur Elisa, il aurait été bien incapable d'apporter la preuve qu'elle était à l'origine de cette machination. A quoi cela aurait-il servi ? Les Legrand étaient membres de la famille André, quelque soit celle qui y faisait entrer le scandale, le résultat serait identique. Si Albert se souciait assez peu des convenances, il ne pouvait faire supporter les conséquences de ce scandale au reste de la famille. Il se devait d'agir, mais comment ?

Le coup de grâce lui avait été porté par l'arrivée de la tante Elroy. Que celle-ci ait accepté de quitter Chicago et de faire le voyage jusqu'à New York prouvait à quel point elle considérait la situation comme grave. Mais ce qu'elle avait à dire l'était plus encore. Si Albert était seul responsable en ce qui concernait la conduite de leurs affaires, la vieille dame restait la garante de la réputation de la famille André. A ce titre, elle ne pouvait tolérer la position dans laquelle les frasques de Candy les avaient entraînés.

L'arrivée de Hugh avait été la goutte qui avait fait déborder le vase. Albert ne se souvenait pas d'avoir jamais vu la vieille dame dans une telle colère. Les dénégations de Hugh quand à son innocence n'avaient servi à rien. Ainsi que la tante Elroy le lui avait fait remarquer, il était suffisamment au fait des usages pour comprendre que son geste provoquerait un tollé dans la bonne société. Le fait qu'il soit revenu seul allait détruire à tout jamais la réputation de Candy qui passerait pour une femme séduite et abandonnée.

Albert avait été mis en demeure de mettre fin aux frasques de sa fille en la mariant immédiatement et en lui interdisant de reparaître dans la bonne société avant que les rumeurs provoquées par le scandale ne soient apaisées.

Malgré l'affection qu'il portait à sa fille adoptive, Albert reconnaissait qu'il ne pouvait faire supporter à l'ensemble de la famille les conséquences des actions irréfléchies de Candy. Même s'il admirait sa volonté et son caractère indépendant, il comprenait que cette fois les choses allaient trop loin.

Il essaya de s'imaginer avec un gendre tel que Hugh Stewart. L'homme était fiable et raisonnable. Trop raisonnable pour une femme comme Candy. L'impulsivité de la jeune femme ne tarderait pas à provoquer des étincelles dans leur couple. Pourraient-ils être heureux ? Il en doutait. Pourtant Hugh était parti pour Harristown, bien décidé à demander la main de Candy une nouvelle fois. Si elle acceptait, il ne pourrait que s'incliner. La solution n'était pas des plus séduisantes, mais il la préférait à celle suggérée par la tante Elroy : conclure enfin le mariage entre Candy et Daniel Legrand.

Cette seule idée donnait des frissons à Albert, mais le jeune homme avait toujours été le chouchou de la vieille dame, et celui-ci avait si bien plaidé sa cause, qu'il avait une nouvelle fois réussi à la convaincre. Pour sauver l'honneur de la famille, il était prêt à donner son nom à la jeune femme et à fermer les yeux sur sa conduite déplorable.

Mais Albert n'était pas aveugle. Il connaissait suffisamment Daniel pour savoir que celui-ci était plus attiré par le statut d'héritière de Candy que par ses charmes. Il préférait affronter le scandale plutôt que de jeter sa fille en pâture à la famille Legrand. Pris de nausées, il était sorti dans le jardin pour respirer un peu d'air pur et retrouver un semblant de liberté. Seul avec ses pensées, il laissa son regard se perdre dans les allées bien entretenues du jardin à la française, jusqu'au mur d'enceinte qui isolait la maison de la rue.

Un mouvement attira son attention et il distingua une silhouette qui se hissait sur les grilles fichées en haut du mur et rejoignait l'arbre le plus proche avant de se laisser tomber souplement sur le sol. L'individu avança vers lui d'une démarche nonchalante. Il ne fallu pas longtemps à Albert pour reconnaître son visiteur.

« Je ne suis pas surpris de vous trouver là, Albert. Vous avez toujours préféré la nature aux contraintes de la bonne société.

- Terrence ! A la façon dont vous avez pénétré ici, je vois que vous n’avez pas perdu vos habitudes de mauvais garçon. Vous étiez doué pour faire le mur autrefois.

- Je ne suis pas encore trop rouillé. Je déplore de m’être introduit chez vous de la sorte, mais votre majordome m’a éconduit et je tenais à vous parler d’homme à homme sans attendre. »

Terry semblait sur la défensive, mais il dégageait tant de force et de détermination qu’Albert sentit sa propre volonté reprendre le dessus.

« Gérald a ordre d’éloigner tous les visiteurs sans exception. L’ambiance de cette maison n’est pas vraiment à la convivialité pour l’instant.

- C’est en effet ce que j’ai cru comprendre. Je ne suis rentré de tournée qu’hier soir, mais les nouvelles vont vite à New York. »

Albert planta ses yeux dans ceux de Terry et se leva. Le jeune acteur n’était plus l’adolescent d’autrefois. Il était devenu un homme et ils étaient désormais de la même taille. Aussi musclés l’un que l’autre, aucun d’eux ne se laissait dominer. Une sonnette d’alarme résonna dans la tête du père adoptif de Candy : malgré l’amitié qui les avait liés auparavant, celui que se tenait devant lui pouvait devenir un adversaire redoutable. Le regard sombre de Terry ne faisait que conforter cette impression.

« Je suis désolé Terry, mais nous n’avons rien à nous dire qui n’ai déjà été dit. Ne compte pas sur moi pour soigner ton orgueil blessé. Malgré l’amitié que j’ai pour toi, c’est à ma fille que je pense avant tout.

- Je veux la voir, Albert, affirma Terry, sans se soucier du retour au tutoiement.

- A quoi bon ? Vous avez rompu il y a longtemps. Je comprends que tu en ais souffert, mais ce fut tout aussi dur pour Candy. Je ne sais pas ce qui te pousse à la bouleverser à ce point, mais je soupçonne qu’il n’en sortira rien de bon. La situation actuelle est bien assez compliquée sans que tu viennes réveiller le passé. Pour sa tranquillité, il vaut mieux que tu restes éloigné d’elle. »

Terry serra les poings mais réussit à se dominer. Les propos d’Albert le confortaient dans son idée : il savait où se trouvait Candy. S’il voulait obtenir cette information, il devait à tout prix le convaincre de sa bonne volonté.

« Je dois lui parler Albert. Vous voulez qu’elle revienne, n’est-ce pas ? Je peux la convaincre de venir s’expliquer.

- Il est trop tard pour les explications, Terry. Toi qui as été élevé au sein de l’aristocratie britannique, tu connais aussi bien que moi la rigidité des usages et des convenances.

- Depuis quand laissez-vous les convenances vous dicter votre ligne de conduite, et comment pouvez-vous l’imposer à Candy ! Avez-vous changé à ce point ?

- Je n’ai pas le choix. Je ne peux pas laisser ternir la réputation de la famille André. Je ne suis pas seul en cause. As-tu déjà entendu parler de la Grand Tante Elroy ? Elle est arrivée hier de Chicago. »

Terry enfonça ses poings serrés au fond de ses poches et s’adossa au tronc du puissant arbre. Candy ne lui avait jamais dit du mal de la vieille dame, mais il savait que celle-ci n’aimait pas la jeune fille. Depuis l’enquête qu’avait menée Mallone, il savait pourquoi, mais ne pouvait rien en dire à Albert. Il était certain que la tante Elroy ferait tout ce qui était en son pouvoir pour éloigner définitivement celle qu’elle détestait.

« Tu n’es pas au courant de ce qui s’est passé après votre séparation, mais la suite de certaines manigances de la famille Legrand, Daniel et Candy ont failli se marier. »

Une telle expression d’incrédulité apparut sur le visage de l’acteur, qu’Albert eu du mal à retenir un sourire. Finalement, Terry représentait peut-être la porte de sortie qu’il cherchait désespérément depuis tout à l’heure. Une alternative à l’inévitable mariage de Candy, qu’il s’agisse d’Hugh ou de Daniel, les deux hypothèses lui déplaisaient autant l’une que l’autre. Il lui fallait du temps pour se retourner, prendre des dispositions...

Or Candy avait affirmé renoncer à Terry. Elle était partie loin de lui. Dans ce cas, il était possible d’utiliser le jeune homme pour gagner les quelques semaines dont il avait besoin.

« Encore une fois, Daniel Legrand est allé plaider sa cause auprès de la tante Elroy, et celle-ci est favorable à sa proposition, reprit Albert. Il s’est engagé à épouser Candy et à l’emmener vivre dans leur propriété en Floride, ce qui permettrait d’étouffer le scandale et de conserver l’héritage au sein de la famille André.

- Mais Candy déteste Daniel ! Quand à sa soeur Elisa...

- Je vois que tu commences à comprendre. Je ne peux pas imposer cela à Candy, mais je n’aurai aucun moyen de m’y opposer. A moins de la déshériter et de la chasser définitivement de la famille, il n‘y a pas d‘autre solution que son mariage avec Hugh ou Daniel. »

Les épaules de Terry s’affaissèrent et il baissa la tête. La situation était pire qu’il ne l’avait imaginée. Briser le mariage de Candy alors qu’il la croyait amoureuse d’Hugh Stewart aurait été une douce revanche. Pourquoi aurait-elle été heureuse alors que lui avait tant souffert ? Il n’était que justice qu’elle endure les mêmes tourments que lui. Mais jamais il n’avait envisagé de détruire ainsi sa vie et tout ce à quoi elle tenait. Pourquoi avait-elle agi d’une manière aussi irréfléchie ? Parce qu’elle a toujours été ainsi, se morigéné-t-il. Elle est impulsive et n’écoute que son coeur, sans réfléchir aux conséquences. Voilà pourquoi elle avait été punie au collège en prenant la défense de son amie Patricia; voilà pourquoi elle avait abandonné sa garde de nuit pour venir le voir jouer au théâtre à Chicago. Et son coeur l’avait poussée vers Hugh Stewart ! Terry devait savoir. Il espéra que sa voix était ferme quand il demanda :

« Pourquoi votre ami Stewart n’est-il plus avec elle ? Si vous ne lui aviez pas refusé la main de Candy...

- Tu sais beaucoup de choses, dirait-on constata Albert, mais pas tout. En réalité je leur ai seulement demandé d’attendre quelques temps. Et selon Hugh, c’est Candy qui lui a demandé de la laisser seule. »

Un pâle rayon de soleil traversa les brumes qui enveloppaient le cerveau de Terry. Ainsi c’était elle qui avait renvoyé le Texan ! Sa situation n’en était pas meilleure pour autant, mais au moins cela réduisait à néant les insinuations selon lesquelles la jeune femme attendrait un enfant. Le jeune homme poussa un soupir involontaire. Ce fut pour Albert le signe qu’il était temps de l’amener vers ce qu’il souhaitait.

« Connais-tu le fonctionnement des villes minières, Terry ? En général, rien de ce qui s’y passe n’échappe au contrôle de la compagnie propriétaire de la mine. Celle-ci dirige le commerce, le logement et même les communications. A Harristown, Pennsylvanie, c’est la compagnie Stewart qui supervise tout, même l’hôpital.

- Vous n’avez donc aucun moyen de contacter Candy sans que votre ami en soit informé, conclut Terry prouvant qu’il avait retrouvé ses facultés de raisonnement.

- Je suis certain qu’elle n’a aucune idée du scandale qu’elle a provoqué ni de la situation dans laquelle elle s’est mise. Mais je la connais et je sais qu’elle n’acceptera pas d’être accusée d’une chose qu’elle n’a pas faite.

- Elle tiendra à se justifier, surtout à vos yeux et à ceux de votre tante Elroy.

- C’est pour cela qu’elle reviendra et elle tombera dans le piège des Legrand.

- A moins que quelqu’un ne la prévienne de rester cachée un moment; le temps que les rumeurs s’apaisent. »

Les deux hommes se regardèrent. Comme autrefois, ils se trouvaient sur la même longueur d’onde et ils se sourirent. Mais une ombre obscurcissait encore le coeur d’Albert. Quand Terry lui tendit la main, il la garda dans la sienne et le retint.

« Je ne veux pas qu’elle soit malheureuse, tu comprends Terry ?

- J’ai compris, Albert. Je l’aiderai, si elle veut bien ! »

Albert regarda le jeune homme s’éloigner et se mordit les lèvres. Il doutait soudain de sa décision. Candy avait mis de longs mois pour se remettre de leur rupture. Alors qu’elle semblait enfin guérie, il avait fallu que le jeune acteur réapparaisse dans sa vie. Il y avait bien longtemps qu’il ne l’avait pas vue aussi bouleversée. D’un autre côté, il reconnaissait qu’il y avait tout aussi longtemps qu’il ne l’avait vue aussi vivante.

Fin du chapitre 13

CHAPITRE 14

L’odeur tiède et fade du sang dominait tout, mêlée à des relents moins nobles émanant des panières de linges souillés. Seules quelques vagues fragrances d’antiseptiques tentaient de justifier le mot « Hôpital » inscrit en lettres blanches au-dessus de la porte.

Plus un lit n’était disponible et les blessés les moins gravement touchés étaient installés à même le sol sur des matelas de fortune. Où qu’il posa son regard, il ne voyait que souffrance. Aucune trace de la cascade de boucles blondes qu’il attendait. Une main ferme se posa sur son épaule.

« Vous ne devez pas rester ici, Monsieur. Nous avons beaucoup à faire, murmura une infirmière.

- Attendez ! Je cherche quelqu’ un.

- La liste des blessés est affichée à l’extérieur. S’il vous plait, vous gênez notre travail.

- Vous n’y êtes pas. Il s’agit d’une infirmière, comme vous…

- Terry ! »

Avait-il vraiment entendu chuchoter son prénom ? Parmi les cris et les gémissements, comment ce simple murmure avait-il atteint sa conscience ? Il se retourna pourtant, plein d’espoir. Elle était là, les yeux écarquillés, plus surprise encore que lui. Les joues creusées, aussi épuisée que tout le personnel médical, elle porta la main à sa bouche pour étouffer un cri et s’effondra inanimée dans les bras qu’il lui tendait.

Serrant son tendre fardeau contre lui, Terry rapprocha son visage des lèvres closes. Le léger souffle qu’il perçu ne calma pas son inquiétude. Il chercha en endroit où allonger la jeune femme, sans succès. Tout le personnel médical semblait avoir disparu dans l’autre pièce. Il rajusta sa prise sous les jambes de Candy dont la tête roula sur son épaule et prit la direction du couloir quand il se trouva face à face avec un homme en blouse blanche. Les cheveux collés par la sueur et les yeux fuyants lui déplurent, mais il s’agissait d’un médecin et Candy en avait besoin.

« Docteur, s’il vous plait. Mademoiselle André vient d’avoir un malaise.

- Je vois bien qu’il s’agit de Mademoiselle, André ! Je connais mes infirmières, jeune homme. »

Le ton de l’homme était agressif mais Terry se domina.

« Peut-être pourriez-vous l’examiner. Je suis inquiet…

- Ce n’est certainement qu’un accès de fatigue. Voilà des jours que je lui dis de prendre du repos. Mais si vous connaissez cette demoiselle, vous savez qu’elle ne fait jamais ce qu’on attend d’elle ! »

Terry esquissa un sourire. Ce médecin était dans le vrai, il était bien placé pour le savoir. L’homme gardait les yeux fixés sur la jeune femme. Il reprit d’une voix rauque :

« Vous avez sans doute raison, il vaut mieux que je l’examine. Suivez-moi, voulez-vous. »

Il entraîna le jeune homme tout au fond de la pièce où une porte minuscule ouvrait sur un réduit meublé d’une table, une chaise et un matelas à même le sol. Une odeur d’alcool saisit Terry à la gorge qui remarqua une bouteille de whisky cassée dans un coin. Une autre était à demi pleine sur la table. Il étendit Candy sur le matelas et se retourna vers le médecin qui reposait la bouteille après avoir bu une grande lampée au goulot.

« Voici ma salle de repos personnelle ! Ce n’est pas le grand luxe, mais cela sera suffisant, affirma-t-il en se penchant sur la jeune femme évanouie. Il faut qu’elle puisse respirer librement, dit-il tandis que ses mains tremblantes essayaient de dégrafer son corsage. A présent, jeune homme, à moins que vous ne soyez médecin ou son mari, il vaudrait mieux que vous sortiez ! »

L’homme semblait peu au courrant des subtilités du costume féminin et Terry aurait pu aisément lui en remontrer à ce propos. Mais il tenait avant tout à éviter de mettre Candy dans l’embarras alors qu’il venait de la retrouver. Bien qu’inquiet, il céda devant les convenances.

« J’attendrai dehors, Docteur. »

L’autre ne lui répondit que par un grognement qui déplut souverainement à Terry. Il ne pouvait le sortir de son esprit tandis qu’il faisait les cents pas dans la pièce voisine. Pourquoi l’avait-il écouté ? Parce qu’il portait une blouse blanche ? Et depuis quand, lui, Terrence G. Granchester se souciait-il des convenances ? Non, cet homme ne lui inspirait aucune confiance. Il se précipita vers le réduit et ouvrit la porte à la volée. Le spectacle qu’il découvrit le laissa figé sur place.

Le corsage de Candy n’était plus que lambeaux et offrait les globes nacrés de sa poitrine dénudée aux mains avides de l’homme en rut dont le haut du corps disparaissait sous la masse des jupons qui tressautaient de manière grotesque. Le sang de Terry ne fit qu’un tour. Ivre de colère il attrapa l’homme par sa blouse et le projeta contre la table qui se brisa sous le choc. Hébété, il tenta de se relever. Il balbutiait :

« Mais qu’est-ce qui vous prend ! En voilà une histoire pour une petite mijaurée… »

Terry n’avait plus éprouvé une telle rage depuis de nombreuses années. Il fit pleuvoir une grêle de coups sur le médecin jusqu’à ce que celui-ci gîse inanimé sur le sol. Les poings serrés, Terry resta immobile. Il avait dû faire un terrible effort sur lui-même pour ne pas tuer cette crapule. Sans un mot, il enveloppa la jeune femme dans son manteau et la souleva dans ses bras. Deux infirmières et un médecin se précipitaient vers le réduit comme il en sortait.

« Qu‘est-ce qui se passe ici, interrogea le médecin. Un tel vacarme… »

Le visage farouche, Terry traversa l’hôpital sans que nul n’ose le retenir.

-----oooOooo-----

Un rayon de lumière filtrait à travers les rideaux quand Candy se réveilla. Elle se sentait reposée comme elle ne l’avait plus été depuis longtemps. C’est en s’étirant avec bonheur qu’elle constata que le lit où elle se trouvait était beaucoup plus large que le sien. Où se trouvait-elle ? Elle sortit de la couche et tira les rideaux pour examiner la pièce, mais resta interdite devant l’image qui lui renvoyait le miroir de l’armoire. Elle portait pour tout vêtement une chemise d’homme dont les pans lui arrivaient aux genoux mais laissaient visible ses jambes fuselées au moindre de ses mouvements.

Bien qu’inversé par le miroir, elle reconnut le monogramme brodé sur le tissu de prix. Ainsi elle n’avait pas rêvé, Terry était bien là ! Les sourcils froncés elle essaya de se souvenir des événements qui avaient suivis son apparition à l’hôpital, mais son esprit se heurtait à un grand mur noir. Elle était tellement absorbée par ses pensées qu’elle n’entendit pas la porte s’ouvrir et sursauta quand une voix familière l’interpella :

« Alors, Miss Marmotte, enfin réveillée ? »

C’était bien Terry, toujours aussi désinvolte et séduisant. Il posa sur la table un plateau chargé d’un copieux petit déjeuner et se dirigea vers elle en souriant. Dans un réflexe, Candy voulut reculer mais elle trébucha et serait tombée s’il ne l’avait retenue par le bras.

« Hé, doucement ! Si tu t’évanouis chaque fois que tu me vois, tu vas ruiner mon plan A ! Mets cela dit-il en lui tendant sa robe de chambre prise dans l’armoire. Viens prendre un petit déjeuner et je répondrai à toutes tes questions. »

La robe de chambre n’était pas beaucoup plus longue que ce qu’elle portait mais Candy se sentit mieux en serrant la ceinture autour de sa taille menue. Encore un vêtement d’homme ! Mais qu’était-il advenu de ses propres habits ?

Terry l’observait du coin de l’œil en essayant de se comporter avec naturel malgré la tempête qui s’agitait sous son crâne après les péripéties de la nuit dernière. Elle ne semblait pas avoir encore retrouvé tous ses esprits et il ne voulait pas la brusquer sans savoir ce dont elle se souvenait exactement.

L’odeur du café qui arrivait jusqu’à ses narines rappelait à Candy qu’elle mourait de faim. Terry ne la quittait pas des yeux tandis qu’elle prenait place et portait à ses lèvres une tasse du breuvage bien chaud. C’était exactement le même regard que celui qu’il avait adolescent lorsqu’il préparait un tour pendable. Comme tous les événements incompréhensibles de ces dernières heures semblaient découler de sa présence en ces lieux, autant éclaircir ce point, décida-t-elle.

« Comment se fait-il que tu sois là ?

- Je suis venu te chercher. »

Candy fut si surprise qu’elle laissa échapper le petit pain qu’elle venait de saisir.

« Mais tu ne changeras jamais ! Tu arrives ! Tu décides ! Tu ne te soucies jamais de la vie des autres ? J’ai mon travail à l’hôpital, je…

- Tu ne remettras plus les pieds dans cet hôpital ! »

Le ton de Terry était rauque et chargé de colère au point que la jeune femme en resta sans voix. Il lui tendit un autre petit pain et elle remarqua ses phalanges meurtries par les coups assénés quelques heures plus tôt à son adversaire.

« Tu t’es battu ! Laisse-moi voir tes mains.

- Ceci est une autre histoire. Mange et finissons d’abord la première si tu veux bien. Enfin, si nous y arrivons, dit-il en se levant pour aller ouvrir la porte. »

Candy n’avait même pas entendu frapper mais elle reconnut la petite voix qui essayait de ne pas trembler :

« Je voudrais juste des nouvelles de Candy, s’il vous plait.

- Sarah ! »

Elle se précipita vers sa collègue de travail qui soupira de soulagement et se glissa dans la chambre en prenant bien soin de ne pas tourner le dos à Terry, comme si elle craignait qu’il ne se jette sur elle. La pauvre jeune fille rougit en découvrant la tenue de Candy.

« Oh ! Je t’ai apporté tes affaires. Je me faisais du souci parce que quand il t’a emmenée, j’ai trouvé cela plutôt romantique, mais comme tu ne revenais pas, j’ai eu peur qu’il ne t’ait fait du mal et…

- Calme-toi Sarah, l’interrompit Candy. Terry est incapable de me faire du mal, voyons.

- Tu dis cela parce que tu n’as pas vu la correction qu’il a donnée au Dr Stone ! »

Le sang se retira du visage de Candy alors que les pièces du puzzle se mettaient en place dans son esprit. Toutes les infirmières évitaient d’être seules avec le Dr Stone, et Terry s’était battu avec lui, et elle n’avait plus ses vêtements…

En la voyant pâlir, Terry s’était empressé de repousser Sarah la volubile jusqu’à la porte, ce qui n’avait pas été très difficile étant donné la terreur qu’il lui inspirait. Il rejoignit Candy juste au moment où elle tournait vers lui un regard suppliant. Devant sa détresse, il renonça à tout badinage.

« Il ne s’est rien passé, la rassura-t-il d’une voix douce qu’il ne reconnut pas. Je te jure qu’il n’a pas eu le temps de te faire du mal. »

Il serra contre lui son corps tremblant sans qu’elle proteste.

« Je suis désolé. C’est de ma faute. Si j’avais su quel genre de salopard il était, je ne t’aurais pas laissée seule avec lui…

- Tu es venu à mon secours, encore une fois. Merci Terry.

- Après, je n’ai pensé qu’à te sortir de cet endroit sordide, et je t’ai amenée ici. »

Candy le repoussa doucement et il la libéra à regret.

« Termine ton histoire : pourquoi suis-je dans une de tes chemises ?

- Crois-moi, tu es plus présentable ainsi qu’avec ce qui restait de ta robe.

- Et qui m’a déshabillée ? »

Elle reprenait décidément très vite le dessus, songea Terry qui leva les mains, incarnation de l’innocence.

« J’ai fermé les yeux tout le temps ! Je n’ai rien vu, enfin presque rien. »

Si pâle quelques minutes plus tôt, Candy était maintenant écarlate. Pourtant, au lieu de se mettre en colère, elle restait là à se tordre les mains, les yeux baissés. Le moment de grâce où il aurait pu pousser son avantage était passé, aussi le jeune homme changea-t-il son fusil d’épaule.

« Finis de déjeuner, mets la plus jolie robe que tu trouveras et rejoins-moi en bas, d’accord ? Nous finirons cette conversation ailleurs. »

Candy le regarda prendre sa veste et sortir. L’idée qu’il ait pu s’occuper d’elle avec tant de gentillesse la bouleversait mais elle savait qu’elle ne devait pas céder à cette inclination.

Préoccupé, Terry ne remarqua pas la haute silhouette qui se dressait dans le couloir et percuta l'homme de plein fouet.

« Ne faites pas semblant de m’ignorer, Granchester ! Je dois vous parler immédiatement. »

Abasourdi, l’acteur regarda Hugh Stewart comme s’il s’agissait d’une apparition. Comment diable se trouvait-il ici ? La tête encore pleine de la douce étreinte partagée avec Candy, Il était incapable de réagir face à la surprise qui le clouait sur place.

Décidé à pousser son avantage, Hugh prit les choses en mains. Il voulait savoir où se trouvait Candy, et une jeune personne à l’hôpital lui avait dit que Granchester était passé la chercher la veille.

« Je préfère que cette discussion ait lieu en privé. Allons dans votre chambre, reprit-il. »

Avec autorité il ouvrit la porte que le jeune homme venait de refermer.

Terry tenta de le retenir, mais trop tard. Déjà le texan le précédait dans la pièce où Candy poussa une exclamation de surprise. Hugh se figea sur place. Il fixait la jeune fille qui se tenait au pied du lit dans une tenue plus qu’inconvenante qui laissait deviner ses charmes. Malgré lui, son regard se posa sur le lit où les draps froissés exprimaient à eux seuls ce qui venait de s’y passer, ainsi que les deux oreillers portant encore l’empreinte de deux têtes.

Il n’y avait aucun doute dans son esprit sur les relations entretenues par les deux jeunes gens. La désapprobation se peignit sur son visage et le silence de Candy le conforta dans son idée. Ainsi Granchester n’avait pas menti : la jeune femme était sa maîtresse ! Comment avait-il pu être aveugle aussi longtemps ! Il avait été jusqu’à lui demander de l’épouser, et elle avait dit oui. Elle ne valait pas mieux que les autres, malgré son visage empourpré et ses lèvres tremblantes.

Hugh se tourna pour échapper au spectacle terriblement séduisant de la jeune femme et fit face à son rival dont l’expression était impénétrable. Non, il ne s’agissait plus de rivalité. Il se retirait de la course, comme il aurait du le faire dès le début. Si Candy voulait se compromettre avec cet acteur, grand bien lui fasse, lui ne voulait plus jamais avoir affaire à elle.

« Hugh ! s’exclama la jeune femme. Ce n’est pas du tout ce que vous croyez...

- Vraiment, très chère ? dit-il sans la regarder. Je ne vous demande pas de m’accorder les mêmes faveurs qu’à cet individu, mais juste celle de ne pas me prendre pour plus idiot que je ne le suis.

- Je vous assure...

- Vous avez gagné, Granchester, conclut Hugh en passant devant lui pour sortir. »

Terry le regarda s’éloigner sans un mot. Il ne pouvait s’empêcher de plaindre l’homme mais de nouveaux horizons s’ouvraient devant lui. La réflexion de l’homme d’affaire avait fait naître en lui un nouveau projet et il ne fit rien pour le retenir. Il se tourna lentement vers Candy qui se tordait les mains.

« Terry, rattrape-le ! Il doit croire que nous...

- Probablement, en effet. »

Il détailla les jambes fuselées entre les pans de la chemise, remonta le long de la ligne de ses reins et arriva à la poitrine ronde visible dans l’échancrure du col car elle avait déboutonné les premiers boutons pour se dévêtir. Sa respiration s’accéléra et il fit un effort pour poursuivre son inspection jusqu’au visage empourpré de Candy. N’importe quel homme en la voyant ainsi serait arrivé aux mêmes conclusions qu’Hugh. Mais la réaction pleine de dignité de celui-ci changeait la donne de son problème.

Terry se demanda si dans la même situation il aurait réagi avec autant de calme. Non, sans doute, son tempérament emporté aurait prit le dessus.

Une voiture démarra en trombe dans la rue, le faisant sursauter.

« Il est trop tard, Candy, il est parti.

- Qu’allons-nous faire ?

- Ce que nous avions prévu. Fini de te préparer et rejoins moi en bas. Nous avons pas mal de choses à nous dire. »

Une nouvelle fois, il quitta la pièce et la jeune femme se retrouva seule et désemparée. L’attitude de Terry avait changé si rapidement. Tendre et taquin l’instant d’avant, il était redevenu sombre et cassant. Parfois elle avait l’impression qu’il lui en voulait. Ne savait-il pas combien elle avait souffert loin de lui ? Comment aurait-il pu ? Elle avait coupé les ponts et n’avait rien fait pour le revoir. Même lors de cette terrible représentation à Rocktown où Terry n’était que l’ombre de lui même, abruti par l’alcool, elle n’avait rien fait pour le rencontrer. Mais aujourd’hui il était là et elle ne pourrait éviter l’explication qu’il attendait certainement.

Après une rapide toilette elle s’observa dans le miroir et un frisson parcourut sa peau nue à la pensée que Terry l’ai vue ainsi. Est-ce qu’il l’avait trouvée belle ? Refusant de laisser son esprit vagabonder dans cette direction, elle s’empressa de finir de se préparer.

« On dirait que tu es pressée de le rejoindre, ma fille, songea-t-elle en ajustant son chapeau. »

Qui aurait pu l’en blâmer. Elle marqua un temps d’arrêt sur le palier pour observer Terry à la dérobée. Même nonchalamment appuyé contre un pilier, il avait une telle prestance que les autres clients dans la salle semblaient inconsistants. Elle aurait voulu effacer d’un geste de la main le pli soucieux qui barrait son front, mais serait-il d’accord ? Leurs vies étaient séparées, elle le regrettait mais cela devait rester ainsi elle l’avait compris. Il leva les yeux sur l’escalier et l’aperçut. Un sourire se dessina sur ses lèvres : il souriait si rarement ! Peut-être était-ce pour cela qu’elle le trouvait encore plus beau dans ces moments là. Elle ne devait pas être la seule, car de nombreuses femmes tournèrent la tête vers lui. Un pincement de jalousie serra le cœur de Candy, mais Terry n’avait rien remarqué. Il s’avança pour l’accueillir et l’entraîna hors de l’hôtel sans se soucier des chuchotements qui naissaient sur leur passage.

« Allons faire un tour, dit-il en l’aidant à s’installer dans sa voiture. Cet endroit me donne le cafard. »

Fin du chapitre 14

CHAPITRE 15

Le moteur de la puissante automobile faisait trop de bruit pour permettre une conversation, mais la promenade ne dura pas longtemps. Ils atteignirent trop vite la lisière de la petite ville au goût de Candy et Terry stoppa le véhicule en bordure de la forêt, non loin de la petite église du père Mathieu. Il l’aida à descendre de voiture puis enfonça résolument les mains dans ses poches avant de l’inviter à le suivre d’un signe de tête.

Le printemps touchait à sa fin et Candy inspira profondément les odeurs qui émanaient de la forêt toute proche.

« Tout est si calme et si tranquille, dit Terry en l’observant. Comment un tel coin de paradis peut-il exister si près d’une ville aussi déprimante.

- Tu es injuste, reprocha-t-elle. C’est une ville de mineurs, les gens n’y sont pas riches. Et avec l’accident qui a eu lieu au puit N°9...

- Ta place n’est pas ici. De toute façon, tu ne peux pas rester après ce qui c’est passé hier soir. Que comptes-tu faire ? »

Candy frissonna en repensant aux mains du Dr Stone sur sa peau. Elle respira à pleins poumons pour chasser la nausée qui montait dans sa gorge.

Terry s’approcha d’elle et posa les mains sur ses épaules.

« Oublie cette ordure. De toute façon ce n’est pas à cela que je pensais. Je voulais parler de nous.

- Il n’y a pas de nous, Terry, tu le sais bien. Nous avons des vies trop différentes désormais, et nous ne sommes plus des enfants, tu l’as dit toi-même. Je te remercie d’avoir été là hier soir pour me sauver, mais je ne m’explique toujours pas comment tu peux te trouver là. »

Le jeune homme se détourna et remit les mains dans ses poches. Comment aurait-il pu expliquer ce sentiment d'urgence qui s’était emparé de lui après son entrevue avec Albert, lui disant qu’il fallait absolument qu’il la retrouve. Il avait sauté dans sa voiture et avait roulé sans prendre de repos jusqu'à Harristown. Dieu merci, il était arrivé juste à temps. Ce qui s’était passé après n’avait pas été planifié. Ni de passer la nuit près d’elle, ni l’intrusion d’Hugh. Le destin s’acharnait-il sur eux ?

« J’ai persuadé Albert de me révéler où tu étais. J’ai dû lui promettre que j’essaierai de te convaincre de ne pas retourner à Chicago.

- Qu’avais-tu de si important à me dire ?

- Aussi étonnant que cela puisse paraître, je voulais te persuader d'épouser ton texan, et j’ai complètement échoué, même si je n’ai pas vraiment eu de contrôle sur les événements qui ont abouti à ce résultat ! »

Candy soupira. Elle aurait voulu chasser de son esprit les souvenirs des pénibles moments de ce matin, mais c’était impossible. Terry avait raison : elle devait faire face à la situation. Elle s’adossa au tronc du puissant arbre derrière elle et suggéra :

« Il ne me reste qu’à trouver un nouvel emploi. Je ne sais pas encore où.

- Arrête de te voiler la face, s’emporta Terry. Oublies-tu qui tu es ? L’héritière de la puissante famille André a passé la nuit avec un acteur à la réputation sulfureuse ! Moi j’ai l’habitude, mais pour toi c’est le déshonneur !

- D’abord, nous n’avons rien fait de mal ! Ensuite Hugh est un gentleman, il ne va pas en parler.

- Es-tu sûre de si bien le connaître ? Pour un homme qui disait être amoureux de toi, il n’a pas vraiment cherché à savoir pour quelle raison tu te trouvais dans ma chambre, constata Terry en s’approchant d’elle avec un sourire en coin. »

Candy ferma les yeux et se mordit la lèvre. Le jeune homme avait raison. L’attitude de Hugh lui avait fait très mal. Pas un instant il n’avait songé à lui demander sa version. Il avait tiré ses propres conclusions sans manifester la moindre confiance envers celle qui avait été sa fiancée et la jeune femme en était encore abasourdie. Il aurait au moins pu la laisser s’expliquer ! Mais il était parti sans se retourner en disant à Terry qu’il avait gagné. Qu’est-ce que cela signifiait ? La prenaient-ils pour un trophée à remporter ?

Décidée à demander des explications au jeune homme, elle redressa la tête et découvrit en ouvrant les yeux qu’il se tenait tout près d’elle. Avec effort, elle demanda :

« Terry, pourquoi Hugh t’a-t-il dit que tu avais gagné ?

- He ! Tu as l’oreille fine Miss Taches-de-son ! Tu n’aurais jamais dû entendre cela.

- Mais je l’ai entendu et je veux savoir ce que vous aviez convenu tous les deux ! Vous n’aviez pas parié à mon propos quand même ?

- Pas exactement, avoua Terry amusé. Mais çà y ressemblait un peu.

- Je ne te crois pas ! Jamais Hugh n’aurait... »

La jeune fille s’interrompit brusquement quand son ami lui saisit les bras et la secoua, plein de colère.

« De moi, cela ne te surprendrait pas, n’est-ce pas ? Je suis un voyou après tout. Mais ton cher Hugh est un gentleman ! Et si je te disais que ton roi du pétrole m’a abordé lors de la soirée de bienfaisance, juste après notre... entrevue dans le jardin. Il m’a mis au défi de réussir à obtenir tes faveurs ! Le voilà ton parfait soupirant. Alors cesse de te lamenter sur lui. Il ne vaut pas mieux que ton serviteur, ici présent ! »

La version qu’il présentait n’était pas tout à fait exacte, mais l’obstination de Candy à défendre cet homme mettait Terry hors de lui. Pourquoi n’était-elle pas aussi bienveillante avec lui ? Elle le traitait comme le dernier des dépravé et élevait au pinacle ce vieux bellâtre. Imaginait-elle la force de volonté qu’il lui avait fallu pour ne pas la toucher la nuit dernière ? Elle gisait inconsciente et semblait la proie de terribles cauchemars. Pourquoi l’avait-il prise dans ses bras ? Peu importait. Elle s’était calmée et blottie contre lui. Il avait passé la nuit la plus infernale de son existence, tiraillé entre le désir de caresser ce corps abandonné contre lui, et incapable d’abuser de sa confiance. Et c’était l’autre qu’elle considérait comme un gentleman !

Au prix d’un immense effort, il relâcha la prise de ses mains et libéra la jeune femme. Il ne voulait pas lui faire mal comme la dernière fois. Elle le fixait les yeux brillants de larmes.

« Pourquoi les hommes sont-ils aussi horribles, s’exclama Candy. Je ne suis pas le premier prix d’une tombola !

- Au risque de te décevoir, c’est pourtant ce que tu es désormais : le gros lot de la saison !

- Je ne comprends pas... »

Devant la mine outrée de Candy, il comprit qu’une explication s’imposait. Il s’assit sur l’herbe et prit la main de la jeune femme pour l’obliger à s’installer à ses côtés. Elle replia gracieusement ses jambes sous elle et le fixa d’un regard furieux. Avec un soupir résigné Terry attaqua :

« Je crois que tu ne mesures pas très bien la situation ma chère, et c‘est sans doute ma faute parce que je ne t‘ai pas encore tout expliqué. Ce que j‘ai à te dire ne va pas être très agréable, mais s‘il te plait, ne t‘en prends pas au porteur de mauvaises nouvelles. Je ne suis que le messager dans cette histoire

- Dis toujours, convint Candy, méfiante.

- Sache alors que tout New York ne parle que de toi depuis six semaines. Une âme bien pensante a répandu la rumeur selon laquelle tu te serais enfuie avec Hugh Stewart parce ce qu’Albert lui avait refusé ta main. Comme rien n’enfle plus vite que la rumeur, la bonne société en a vite conclu que tu te trouvais dans une situation qu’une femme préfère éviter à moins d’être mariée, tu vois ce que je veux dire ?

- Mais c’est stupide, s’exclama la jeune femme rouge comme une pivoine.

- Stupide ou pas, je te présente mes félicitations : Tu as provoqué le plus gros scandale de ces dernières années.

- Mais il ne s’est rien passé !

- Qui te croira ? Même Albert refusera d’affronter le scandale. C’est le message qu’il m’a chargé de te transmettre. Et encore, il n’était pas au courant de ce qui s’est passé ce matin. Ajoute à tout cela que tu as été surprise dans une situation très compromettante. Tu n’as pas le choix : tu seras mariée avant la fin du mois. Dieu merci, ton cher père saura adapter le montant de ta dot à ta détestable réputation. L’heureux élu devrait être à l’abri du besoin pour un bon moment ! »

Candy était abasourdie. Comment avait-elle pu se retrouver dans une telle situation. Elle s’appuya contre le tronc de l’arbre derrière elle. Elle observait Terry, visiblement très amusé par la situation.

Il est vrai que depuis son adolescence, il avait été l’enfant terrible de la famille Granchester, faisant tout pour choquer la bonne société en général et son père en particulier. Jouer le rôle du suborneur de jeunes filles ne semblait pas le déranger.

Mais elle était différente. Elle était si reconnaissante à Albert de l’avoir adoptée. Comment pouvait-elle le mettre dans un tel embarras ! Jamais il ne lui pardonnerait !

Elle entendait déjà les réflexions venimeuses de la tante Elroy au sujet des orphelines qu’on faisait entrer dans les bonnes familles.

« Je suis perdue, songea-t-elle. »

Incapable de rester assise, elle se releva et commença à faire les cents pas. Une foule de questions se bousculaient dans sa tête tandis qu'elle observait Terry debout lui aussi et qui brossait son pantalon d'un air innocent. Un doute terrible s'empara d'elle.

« Tu l’as fait exprès ! Pourquoi ? Depuis que nous nous sommes revus à New York; tu as tout fait pour provoquer ce genre de situation ! Et maintenant tu as réussi. Tu m’as mise dans une situation impossible.

- Insinuerais-tu que c’est moi qui t’attire des ennuis, demanda le jeune homme en s’approchant. J’étais sur le point de dire la même chose à ton sujet, ma chère. »

D’un geste vif il l’attira contre lui et la maintint par la taille.

« J’ai bien droit à une petite compensation, non »

Il s’inclina lentement vers ses lèvres tremblantes.

« Puis-je faire quelque chose pour vous, jeunes gens ? »

Le père Mathieu les observait, ainsi que le couple de paroissiens qu’il raccompagnait. Terry se tourna vers eux avec naturel, son bras autour de la taille de la jeune fille.

« En effet, mon père, nous aurions besoin de votre service… pour un mariage. »

Il sentit Candy sursauter contre lui, et resserra la prise de son bras.

« Et pour quand envisagez-vous cet heureux événement ?

- Pour tout de suite, bien sûr. Si ces charmantes personnes acceptent de nous servir de témoins. »

Il se tourna vers la femme et son mari et leur adressa ce sourire charmeur dont il connaissait le pouvoir et dont l’effet ne se fit pas attendre. Le visage fatigué de la femme s’éclaira et elle rosit comme une jeune fille avant de se précipiter vers Candy pour lui prendre les mains.

« Vous vous souvenez de moi, Miss Candy ? Je suis Rachel Dawson. Vous avez soigné notre fils quand il était tombé de l’arbre ? »

Candy inclina la tête en signe d’acquiescement, et lissa machinalement les plis de sa robe.

« Vous avez une si jolie robe ! Vous allez épouser ce jeune homme ? Comme vous avez de la chance. Moi quand j’ai rencontré mon mari… »

Terry faisait de gros efforts pour dissimuler son impatience. Toutes les femmes de ce pays étaient-elles donc aussi bavardes ? Cette Sarah ce matin, et maintenant cette Mme Dawson dont le débit semblait intarissable. Candy n’avait pas prononcé un mot. Elle le fixait de ses yeux d’émeraude. Tout allait soudain trop vite pour elle.

Le père Mathieu lui aussi trouvait la situation étrange. De sa voix douce mais ferme il imposa silence à Rachel Dawson.

« Vous n’avez rien à nous dire, Miss Candy. Vous semblez bouleversée. »

Un sourire timide se dessina sur les lèvres de la jeune femme quand elle aperçut les sourcils froncés de son fiancé impromptu. C’était bien son tour de se ronger les sangs ! Il n’avait qu’à cesser de lui jouer des tours pendables. Mais elle songeait aussi à sa force, à la chaleur de ses bras et aux paroles qu’il avait prononcées… Elle se serra contre lui.

« Pardonnez-moi, mon père. Je suis un peu émue, c’est vrai. Mais n’est-ce pas un peu normal ?

- Bien sûr qu’elle est émue, la chère petite, intervint Rachel Dawson. Venez Père Mathieu, nous allons vous aider à préparer la cérémonie. Ne traînez pas trop, ajouta-t-elle en se tournant vers le couple. Ce serait dommage que ce beau jeune homme change d’avis. »

Terry les regarda s’éloigner avec soulagement puis reporta son attention sur la jeune femme toujours serrée contre lui. Celle-ci le repoussa soudain avec une force à laquelle il ne s’attendait pas et recula de quelques pas.

« Tu comptais m’annoncer cela à quel moment, Terrence Granchester ! L’idée ne t’est-elle pas venue à l’esprit de me demander mon avis à propos de ce mariage ? »

Les yeux de Candy étincelaient, mais il n’y avait aucune colère.

« Je prends simplement les devants, Candy. Je ne donne pas trois jours à Albert avant de le voir débarquer chez moi dans le rôle du père outragé pour me demander de réparer mes tords.

- Je suis toujours persuadée que Hugh ne dira rien.

- Peut-être. Mais souviens-toi de sa réaction de ce matin. Il tient à sa réputation dans la bonne société lui aussi. Il sera ravi de se dédouaner en faisant retomber la faute sur un acteur coureur de jupons. Es-tu prête à entendre le reste du message d’Albert ? »

Candy recommença à faire les cents pas devant lui en se tordant les mains et en secouant la tête. Il était évident que tout cela dépassait son entendement. Elle était prête à craquer nerveusement et Terry s’en voulu d’être obligé de lui asséner un coup supplémentaire.

« Ton père s’est adressé à moi parce qu’il n’avait pas d’autre moyen d’entrer en contact avec toi d’une manière discrète. Le scandale a pris une telle ampleur que seul ton mariage pourra faire taire la rumeur. Albert n’a pas d’autre choix, mais il tenait à t’avertir. Si tu refuses d’épouser Stewart, ta tante Elroy a trouvé un autre prétendant.

- La tante Elroy est au courant, balbutia Candy. Mais comment ?

- Daniel Legrand. Il a toutes les faveurs de votre tante. Cette crevure est décidée à te donner son nom et à t’emmener au fin fond du pays pour faire oublier que tu es perdue de réputation. Pense ce que tu veux de moi, Candy, mais je te demande de me croire. Je comprends Albert quand il dit souhaiter à tout prix éviter une telle issue. Vivre avec Daniel ! Personne ne mérite une telle punition ! C’est pourquoi, à choisir, mieux aurait valu que tu épouses Stewart, mais malheureusement, tu sais aussi bien que moi qu’il n’est plus guère intéressé depuis ce matin. A son âge, on est très attiré par les vierges. Tu as donc perdu beaucoup d’intérêt à ses yeux depuis qu’il sait qu’il ne sera pas le premier. »

La tête de Candy commençait à tourner. Comment pouvait-il dire une chose pareille. Il était bien placé pour savoir qu’il ne s’était rien passé. Son mari s’en apercevrait dès leur première nuit ensemble. Mais il serait trop tard. Elle ne voulait pas d’un homme qui la prendrait pour épouse en croyant qu’elle était de moeurs dépravés. Le mariage n’avait pas été conçu pour effacer une faute. Il ne pouvait se conclure qu’entre deux personnes qui s’aimaient, sinon que serait leur vie de couple ?

« Je t’offre la seule solution acceptable, Candy. Accepte de m’épouser, et cette histoire restera entre nous. Tu pourras rentrer chez toi la tête haute, ou presque. Ton départ coïncide avec le début de ma tournée. Rien ne sera plus facile que de te moquer des mauvaises langues en leur faisant remarquer qu’elles se sont trompées sur l’objet de ton affection. Préfères-tu affronter les commentaires satisfaits de Daniel quand il comprendra qu’il a réalisé la meilleure affaire de sa vie ? S’offrir un riche héritière et duper sa famille en découvrant qu’elle n’avait pas été déflorée ? Voilà qui comblerait n’importe quel coureur de dot. La vérité ne sera jamais établie, et tu porteras seule le poids de cette souffrance jusqu’à la fin de tes jours, parce que lui se gardera bien de rétablir la réalité des choses. Ce n’est pas le genre de sujet que l’on aborde entre gentlemen, n’est-ce pas ?

- Pourquoi veux-tu faire cela ? Ce n’est pas comme si tu m’aimais encore. Tu ne vaux pas mieux que n’importe lequel de ces types dont tu parlais.

- Peut-être pas, reconnut Terry en s’approchant d’elle, mais moi au moins tu me connais. N’as-tu jamais pensé à moi autrement que comme à un ami ? »

Le rouge envahit les joues de la jeune femme sans qu’elle puisse s’en empêcher. Elle n’était plus une petite fille. Ses rêves n’avaient pas toujours été innocents, surtout après les baisers qu’ils avaient échangés. L’idée de Terry lui faisant l’amour s’imposa à son esprit et le souffle lui manqua.

Avec un sourire carnassier, comme s’il lisait en elle à livre ouvert, le jeune homme la prit par la taille et l’attira contre lui. Il inclina la tête vers elle, et son souffle caressa sa peau sensible.

« J’adorerais t’apprendre la véritable nature des relations entre homme et femme, Candy. Et si je ne m’abuse, tu seras une excellente élève. Dis-moi que je me trompe... »

Comme toujours quand elle était près de lui, Candy perdait le sens commun. Elle n’avait qu’une envie : qu’il l’embrasse et l’emmène à nouveau vers ce monde où lui seul l’entraînait. Elle poussa un soupir de satisfaction quand ses lèvres chaudes se posèrent sur les siennes. Elles étaient tendres et douces, sans aucune exigence. Soudain ce fut elle qui eut envie de plus d’intimité. Elle se colla contre lui et noua les bras autour de son cou. Peu importait qu’il ait tout manigancé. Seule comptait la chaleur de son corps contre le sien et le vertige qui la faisait trembler en songeant aux découvertes à venir. L’homme qu’elle avait toujours désiré la tenait dans ses bras. Face à cette réalité, les convenances et la bienséance n’étaient plus de mise. Impatiente, elle taquina de sa langue les lèvres toujours closes de Terry jusqu’à ce qu’il cède à son insistance et ouvre la bouche. Dès lors il prit le contrôle des opérations et s’empara de sa langue avec autorité. Elle ne sut bientôt plus où elle était tant le baiser la transportait. Elle voulut s’écarter pour reprendre son souffle, mais la main libre du jeune homme se glissa sous sa nuque et la retint contre lui. Il détacha pourtant ses lèvres des siennes pour explorer la ligne de sa mâchoire, remonter jusqu’au lobe de son oreille qu’il mordilla gentiment, lui arrachant un petit cri de surprise. La caresse se poursuivit le long de son cou gracile suivant la veine bleue qui palpitait avant de remonter vers sa bouche offerte. Il resserra la prise de son bras pour la plaquer contre lui. Écrasée contre ses muscles durs, Candy s’abandonna aux sensations nouvelles qui montaient depuis son ventre jusqu’à éclater au fond de sa poitrine tendue. Il lui semblait entendre résonner les cloches du paradis. Les lèvres de Terry se posèrent sur ses paupières closes en murmurant :

« Ouvre les yeux, ma douce. Je crois qu’on nous appelle. »

La jeune femme réalisa alors que le son de cloche était bien réel. Il s’agissait de celui de l’église du père Mathieu appelant à la cérémonie. Un simple mot et elle deviendrait Mme Granchester. Autrefois, elle aurait tout donné pour vivre un tel bonheur. Mais aujourd'hui il n'était plus question d'amour. Terry ne parlait que d'arrangement et de convenance. Elle se trouvait exactement face au même dilemme que lui quelques années plus tôt : sacrifier ses rêves pour se conformer à ses obligations. Mais le bras de Terry encerclait toujours sa taille fine, répandant sa chaleur à travers le tissu de sa robe légère et la vérité s’imposa à elle : Elle voulait vivre auprès de cet homme ! Comme Susanna, elle était prête à tout pour le garder près d'elle. Sans un mot elle hocha la tête et se laissa entraîner vers l'édifice.

Fin du chapitre 15

© Dinosaura juillet  2008