De l'ombre à la lumière
par Dinosaura

CHAPITRE 10

Terry tournait comme un lion en cage dans son appartement, incapable de trouver le sommeil. Il était bien conscient d'être tombé dans un piège cet après-midi, et cela le rendait furieux, alors qu'il croyait être parfaitement maître du jeu. Il avait sous-estimé Elisa Legrand. Son expérience en matière de manipulation dépassait largement la sienne, et il ne s'était pas méfié. Un interrogatoire serré de son ami Olliver lui avait appris que c'était à la demande de celle-ci qu'il l'avait entraîné ce jour là dans ce magasin et dans ce salon de thé. La jeune femme lui avait fait miroiter l'éventualité d'une soirée agréable en tête à tête s'il réussissait à emmener Terry à cet endroit à une heure précise. Olliver, acteur comme Terry, avait un faible pour les riches héritières dont il adorait trousser les jupons à l'insu de leur famille puritaine. Rien ne le comblait plus que de compter le nombre de jeunes filles apparemment irréprochables qu'il avait couchées dans son lit. Terry ne lui en voulait pas, mais se reprochait amèrement de ne pas avoir vu venir le coup qui l'avait frappé. Rien ne l'avait préparé à l'apparition de Candy cet après-midi. Le souffle lui avait manqué quand Elisa était arrivée. Il crut un instant que c'était sa main posée sur son épaule qui provoquait cette réaction, mais cela s'était produit juste avant. Une réponse à un autre stimulus de ses sens : le bruit d'un pas, un parfum, il était incapable d'isoler la cause de la brusque accélération de son souffle à ce moment. Et puis il l'avait vue : différente de la Candy de son souvenir, mais magnifique. Sa coiffure avait changé et son corps s'était féminisé, plus mûr et encore plus séduisant, seuls ses yeux étaient restés les mêmes, profonds comme des lacs, et verts comme la forêt. Malgré lui, il n'avait pu s'empêcher de la trouver belle et visiblement son compagnon avait éprouvé la même chose. Il n'avait pas eu le temps de lui parler, cela valait mieux, car il aurait été incapable d'aligner deux phrases cohérentes. Bien qu'il ait souvent réfléchi à ce qu'il lui dirait quand ils se reverraient, aucun mot n'avait pu franchir ses lèvres, comme s'il avait tout oublié. Puis comme dans un rêve, l'apparition s'était évanouie, le laissant pantois.

Tout le reste de la journée, il avait oscillé entre la colère et la joie. Joie de la savoir enfin à portée de lui, et colère suscitée par les paroles d'Olliver. Candy allait se marier ! Elle était heureuse, amoureuse et allait unir sa vie à un homme qu'elle chérissait. N'était-ce pas ce qu'il lui avait demandé quand ils s'étaient séparés : d'être heureuse sans lui ? Elle avait suivi son conseil et avait refait sa vie entourée de sa famille et de ses amis, et maintenant d'un homme qui faisait battre son coeur comme lui l'avait fait autrefois. Il n'était plus qu'un souvenir lointain dans l'esprit de Candy, toute occupée à son nouveau bonheur. La vie l'avait comblée de ses bienfaits, alors qu'il avait enduré le martyre. Pourquoi n'avait-elle pas souffert autant qu'il avait souffert ? Tout son être se révoltait devant tant d'injustice. Même si l'amour qu'il avait éprouvé pour elle n'était plus d'actualité, il ne pouvait tolérer qu'elle l'ait ainsi rayé de sa vie. Elle devrait payer pour le mal qu'elle lui avait fait, car tout était de sa faute. C'est elle qui était partie, c'est elle qui l'avait poussé vers Susanna. Si elle l'avait aimé... Mais elle n'avait fait que jouer avec lui, comme les autres. Maintenant c'était son tour de s'amuser. Il ne lui restait qu'à attendre la soirée de bienfaisance.

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Candy redoutait cette soirée plus que tout. Elle savait que Terry et elle auraient l’explication qu’elle espérait et craignait à la fois. De plus, Hugh avait tenu à l’accompagner et elle n’avait pu refuser. Comment Terry réagirait-il ? Avait-il compris l’insinuation d’Elisa quand elle avait parlé de robe de mariée ? C’est dans cet état d’esprit qu’elle prit place dans la loge au théâtre, entourée d’Albert et de Hugh. Enfin elle allait assister à la représentation de Roméo et Juliette !

Elle n'avait d'yeux que pour Terry, son corps élancé et ses larges épaules. Il lui semblait plus grand que dans son souvenir, plus fort aussi, sans parler de son charme ravageur dont il jouait avec maestria. Sa performance était éblouissante, éclipsant tous les autres comédiens et la salle était subjuguée, Candy comme les autres. Suspendue à ses lèvres, elle buvait chacune de ses répliques comme si les mots n'étaient destinés qu'à elle.

Chaque fois qu'il en avait l'occasion, Terry jetait un regard discret vers la loge occupée par les André. Mais bien que la vision de Candy fût délicieuse, il s'interrogeait sur l'homme assis à sa gauche qu'il ne connaissait pas. Ce pouvait-il qu'il s'agisse du fiancé mystérieux, malgré son âge ? Avec l'arrogance de ses vingt ans, Terry considérait Hugh comme un vieil homme. L'idée que Candy puisse être attirée par un vieillard était absurde.

Un tonnerre d'applaudissements accueillit la fin la pièce, et les comédiens accordèrent plusieurs rappels. A chaque fois, les yeux de Terry fixaient une loge en particulier où une femme en larmes applaudissait à tout rompre.

« Oh Candy, comme j’aurais voulu vivre cela il y a trois ans, quand je croyais que tu m’aimais ! »

 

La salle se vida dans un brouhaha et les invités se dirigèrent vers les salons de l’hôtel tout proche où se donnait la réception. D’autres donateurs étaient présents et la collecte des fonds devait durer un moment. Flanqué d’Elisa et de Candy, Albert prit place sur l’estrade où il récoltait les chèques tandis que les jeunes femmes avaient une parole aimable pour les donateurs et les raccompagnaient à tout de rôle.

Les comédiens devaient rejoindre la fête un peu plus tard, après avoir changé de costume.

Hugh, qui n’avait pour l’instant aucun lien officiel avec la famille André, se tenait parmi les invités et observait Candy avec intensité. Assis près d’elle pendant la représentation il avait été fasciné par l’émotion qu’elle exprimait. Mais son expérience lui disait que la remarquable oeuvre de W. Shakespeare n’était pas la seule responsable de son trouble. Peu amateur de théâtre, il avait eu tout loisir de s’intéresser aux acteurs plutôt qu’à l’intrigue et n’avait pas été sans remarquer les regards ardents de l’acteur principal vers leur loge. D’instinct il avait détesté l’homme dont l’insolente jeunesse le frappait en plein coeur. Il y avait plus entre Granchester et Candy que de la camaraderie. Sinon, pourquoi aurait-elle été si bouleversée lorsqu’elle était venue pour le voir à New York ? A cela s’ajoutait la réticence d’Albert à lui accorder la main de sa fille. Les espoirs d’Hugh se réduisaient soudain comme peau de chagrin.

L’arrivée de la troupe Bellows ne fit que renforcer son malaise et l’objet de sa rancoeur fut aussitôt cerné par un groupe d’admiratrices. Hugh se tourna vers l’estrade où Candy était devenue très pâle. Elle accueillait Stève Barlow accompagné d’une jeune fille dans laquelle il reconnut l’interprète de Juliette. Celle-ci s’entretenait avec Candy pendant que le metteur en scène remettait solennellement son chèque à William André.

Soucieux d’en apprendre plus sur celui qu’il considérait déjà comme un adversaire, Hugh quitta sa place pour se rapprocher de Terrence Granchester. Le hasard voulut qu’il rencontrât un de ses partenaires en affaires avec lequel il échangea quelques mots. Quand il arriva près du groupe de jeunes femmes, il comprit à leurs mines dépitées que l’acteur les avait abandonnées avec désinvolture. Il écouta un instant leur conversation, mais n’apprit rien d’intéressant sinon que Terry avait l’habitude de se comporter comme un mufle. C’était du moins l’avis de ces demoiselles.

Il reporta son attention vers l’estrade pour constater que Candy avait disparu elle aussi. Elisa, contrariée, s’occupait seule d’accueillir et de raccompagner les donateurs avec un sourire de commande sous l’oeil sévère de William qui commençait à s’impatienter. Il ne restait plus que quelques personnes à recevoir sur scène et chacun pourrait vaquer à des occupations plus distrayantes. Hugh aurait aimé croire que Candy se sentait fatiguée et s’était éclipsée pour prendre un peu de repos, mais il savait que son avenir était en train de se jouer à l’instant même, entre les mains de deux êtres qui risquaient de tout briser.

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Candy s’était éclipsée par une fente dans le rideau tendu derrière l’estrade. Les mots de la jolie « Juliette » résonnaient encore à son oreille :

« C’est un réel plaisir de pouvoir contribuer dans notre modeste mesure à la noble cause de votre fondation, Mademoiselle André.

- Ce n’est pas MA fondation, mais je vous remercie de tout coeur au nom de nos soldats sur le front.

- Mon ami Terrence m’a fait promettre de l’excuser auprès de vous ; il a dit préférer le calme des jardins aux mondanités. Il n’est pas très sociable et je suis sûre qu’il a déjà disparu pour échapper à ses admiratrices ! »

La jeune fille souriait innocemment, mais elle avait compris le message aussi bien que sa destinataire.

Voilà pourquoi Candy frissonnait dans sa robe de soirée en traversant les allées mal éclairées du parc dans la fraîcheur de cette nuit d’avril. Quelques lanternes disséminées au hasard des sentiers prodiguaient une lumière chiche mais laissaient la majorité du jardin dans l’ombre.

Terry était là, quelque part, mais comment le trouver ? Candy regrettait de n’avoir pas pris son châle, mais il était trop tard pour retourner le chercher au vestiaire. Elle serra ses bras autour de son corps et se dirigea vers un grand sapin qui trônait, majestueux près de l’enceinte extérieure. Elle appuya son front contre le tronc moussu.

« Terry, j’ai tant envie de te voir ! » songeait-elle, le coeur battant.

A quelques mètres de là, dissimulé dans l’ombre, Terry avait regardé la petite silhouette claire se diriger sans hésitation vers lui, comme guidée par un lien invisible. Elle était encore plus belle que ne le laissait deviner la photo du journal qu’il gardait précieusement dans son portefeuille. Elle jetait de fréquents regards derrière elle comme si elle redoutait d’être suivie.

« Elle ne veut pas être vue avec moi ! » en conclut-il avec amertume.

Pourtant elle était venue. Il avait donc encore un certain pouvoir sur elle. Il lui suffisait de trouver comme s’en servir. Sans bruit, il avança sur la terre meuble.

« Bonsoir Candy, dit-il en posant sa veste sur les épaules de la jeune femme transie. Ce n’était pas la peine de te précipiter vers moi sans manteau ; les nuits sont encore fraîches. »

Elle se tourna vers lui avec un sursaut.

« Merci, murmura-t-elle en serrant les pans de la veste autour d’elle avec gratitude. Je voulais...

- Tu pensais peut-être te jeter dans mes bras pour te réchauffer ? Il est un peu tard pour cela, tu ne crois pas ? Nous ne sommes plus des enfants. »

Le ton acerbe surprit Candy. Elle flottait dans le vêtement trop grand encore imprégné de la chaleur de celui qui l’avait porté et de l’odeur de son eau de toilette. Elle se sentait si bien. Certes, elle n’espérait pas qu’il l’accueille à bras ouverts, mais de là à être aussi dur... Il fit un pas vers elle et elle recula, effrayée par la lueur cruelle dans ses yeux, jusqu’à ce quelle touche le tronc du grand arbre.

« Tu te cache dans l’ombre, on dirait. Craindriez-vous pour votre réputation, Mademoiselle André ? »

Vexée, Candy redressa le menton.

« Tu sais bien que non ! J’espérais juste que nous pourrions parler tranquillement.

- Ni toi ni moi n’avons l’habitude de passer pour des personnes calmes, Candy. Pourquoi cela changerait-il, même après tant d’années ?

- Tu es bien toujours le même ! Trop désagréable pour avoir une conversation polie ! S’emporta la jeune femme en tapant du pied. »

Terry sourit en constatant qu’il la mettait toujours aussi facilement en colère. C’était un petit jeu qu’il appréciait encore aujourd’hui.

« Il est vrai que tu es toi une jeune femme parfaite, et bientôt une épouse parfaite d’après ce qu’on dit. L’heureux élu est sans doute ce vieux type qui t’escortait au théâtre.

- Hugh n’est pas vieux !

- Il a au moins vingt ans de plus que toi ! s’exclama Terry en posant ses mains sur le tronc du sapin de chaque côté de la tête blonde qui se levait vers lui. Si c’est un père que tu cherches petite orpheline, il est parfait, mais comme mari...

- Pourquoi dis-tu cela, balbutia Candy blessée.

- Parce que c’est la vérité. L’imagines-tu frotter sa vieille peau contre la tienne pendant votre nuit de noces ?

- Ce que tu dis est horrible !

- Oh que non, ma belle. Réfléchis-y. Celui qui tirera le plus de plaisir de ce mariage, ce sera ce vieillard. Cela fait partie des choses que savent les adolescents désagréables qui embrassent les filles par surprise dans les bois. »

Avant que Candy ait pu réagir, il plaqua son corps contre le sien et s’empara de sa bouche. Écrasée contre l’écorce, Candy céda à la pression de ses lèvres exigeantes et incroyablement douces. Il la taquina de la langue jusqu’à ce qu’elle desserre les dents pour l’accueillir. Alors il investit sa bouche avec passion, en explora chaque recoin comme pour lui imposer sa marque. Incapable de résister, la jeune femme comprit qu’il la faisait sienne par ce baiser plus sûrement qu’en possédant son corps. Quand il releva la tête, le souffle court, ce n’était plus de la colère qui brillait dans ses yeux, mais une lueur dans laquelle elle reconnut l’écho de son propre désir.

Terry la dominait d'une bonne tête et affichait ce sourire satisfait qu'elle détestait. Elle leva la main pour le frapper mais il fut plus rapide et attrapa son poignet. Il serrait si fort qu'il lui faisait mal.

« Oublie çà, jeune fille. L’époque où tu pouvais me frapper sans en subir les conséquences est terminée. J’ai d’ailleurs très envie de te punir, poursuivit-il en se penchant à nouveau vers elle. »

Affolée à l’idée qu’il puisse recommencer à l’embrasser, Candy le repoussa de toutes ses forces mais il tenait toujours fermement son poignet délicat.

« Lâche-moi, tu me fais mal ! »

Confus, le jeune homme libéra sa main. Il ne s’était pas rendu compte qu’il serrait si fort. Candy en profita pour s’échapper et s’éloigner de lui.

« Tu es ignoble, s’exclama-t-elle. Je croyais... Mais tu ne changeras jamais. Je ne veux plus jamais te revoir ! »

Les yeux pleins de larmes, elle courut vers les lumières de l’hôtel.

Terry la regarda s’éloigner et disparaître vers les salons bondés. Il ramassa sa veste qui gisait au pied du sapin. Il n’avait pas voulu lui faire physiquement mal, mais elle avait les attaches si fines ! Il regarda sa main dont les jointures étaient encore blanches tant il avait serré fort. Les mains si délicates et si fortes à la fois de Candy, la ligne de son cou et sa peau si blanche...

Il n’avait pas prévu de l’embrasser ainsi, mais quand il avait été près d’elle, il avait fallu qu’il goûte encore une fois à ses lèvres roses. Puis son corps parfait plaqué contre le sien lui avait fait perdre tout contrôle. Il ne pensait plus qu’à cet homme qui profiterait bientôt de tous ces trésors alors que lui en était privé à tout jamais. S’il n’avait pas mis fin à leur étreinte, il aurait été capable de la prendre là, tout de suite, malgré le froid et l’humidité.

Il n’avait que quinze ans quand il l’avait rencontrée pour la première fois, mais déjà à l’époque sa nuit avait été peuplée de rêves érotiques où une toute jeune fille blonde tenait le premier rôle. Aujourd’hui son corps de femme avait encore plus d’effet sur lui. Il n’était plus question des amours innocentes de leur jeunesse. Il était un homme maintenant et il la désirait comme jamais il n’avait désiré une femme. Il n’était pas question de sentiments mais de désir charnel.

S’il ne s’était pas trompé sur la manière dont elle avait répondu à son étreinte, Candy promettait d’être une excellente partenaire aux jeux du lit. Il suffisait d’attendre. Son vieux mari ne pourrait pas la satisfaire longtemps, et elle se tournerait vers lui. A condition qu’elle cesse de lui en vouloir, et pour cela, il était prêt à jouer les charmeurs comme il savait si bien le faire.

Fort de ses nouvelles résolutions, il se dirigea lui aussi vers les salons illuminés.

« M. Granchester ? »

Une silhouette sortie de l’ombre à l’angle de la terrasse avança vers lui. Terry reconnut aussitôt le cavalier de Candy au théâtre. Vu de près, l’homme apparaissait dans la force de l’âge. Il lui déplut immédiatement.

« En effet. A qui ai-je l’honneur ?

- Mon nom est Hugh Stewart. Nous ne nous connaissons pas mais nous avons des relations communes, il me semble.

- Ne m’en veuillez pas, M. Stewart, mais je n’ai pas de goût pour les devinettes, et on m’attend à l’intérieur.

- Elle est partie, annonça simplement Hugh. »

De sa main déliée, Terry repoussa une mèche de cheveux rebelle derrière son oreille. Son interlocuteur semblait disposé à ouvrir les hostilités. Puisque Candy avait quitté la réception, il disposait de tout son temps. En apprendre plus sur cet homme ne pouvait que lui servir. Nonchalamment appuyé contre le mur, il enfonça les mains dans ses poches et fit comprendre d’un signe de tête à Hugh qu’il était disposé à l’écouter.

Hugh ne savait par où commencer. Ce Granchester n’avait manifesté aucune surprise. Il s’attendait à ce qu’il exprime une interrogation ou des dénégations dignes d’un gentleman, mais non : il attendait simplement que lui fasse le premier pas.

Que s’était-il passé au fond du jardin ? Candy ne l’avait pas vu quand elle s’était précipitée vers le salon car il s’était reculé dans l’ombre en la voyant courir bouleversée. Il ne tenait pas à ce qu’elle sache qu’il l’avait suivie. Avec son esprit frondeur, elle aurait pris cela comme une atteinte à sa liberté et il ne tenait surtout pas à contrarier Candy en ce moment. Il ne fallait pourtant pas être grand clerc pour comprendre que seule une histoire de coeur pouvait mettre une femme dans un tel état.

« Je vous saurai gré de ne plus importuner Mademoiselle André »dit-il à l’acteur qui l’observait, l’air narquois.

Le ton condescendant utilisé par Hugh déplut souverainement à Terry qui décida de mettre les choses au point sans plus attendre :

« Puisque vous songez à Candy en particulier, évitez de parler de relation commune. Les rapports que j’entretiens avec elle sont... unique !

- Vous ne manquez pas d’audace, jeune homme !

- Vous non plus pour espionner une femme à son insu. »

Touché ! pensa Hugh qui découvrait en Terry un adversaire de taille.

Celui-ci observait son interlocuteur avec attention. Outre la place qu’il occupait près de Candy, celui-ci lui rappelait son père, le duc de Granchester, ce qui ne plaidait pas en sa faveur. Il éprouverait le plus grand plaisir à lui souffler les grâces de Candy.

« Cette jeune personne va bientôt devenir ma femme.

- En êtes-vous sûr ? Je n’ai vu aucune bague à son doigt. Et même si c’était le cas, croyez-vous pouvoir l’empêcher de fréquenter un vieil ami ? On dirait que vous ne la connaissez pas aussi bien que moi.

- Je n’aime pas le ton que vous employez pour parler d’une jeune fille. Vous avez beau être un acteur en vue, vous n’êtes pas en mesure de lui offrir la position qu’elle obtiendra en devenant ma femme.

- Mais je suis parfaitement disposé à adopter toutes les positions qui feront d’elle une femme comblée ! »

Choqué par l’insinuation grossière, Hugh se précipita pour prendre Terry au collet. Plus rapide que son adversaire, le jeune homme s’écarta avec souplesse et le repoussa avec force contre la rambarde de la terrasse. Quelques pots de fleurs tombèrent avec fracas.

« Vous méritez une bonne correction, s’emporta Hugh.

- Vous ne seriez pas le premier à essayer. Mais il n’est pas nécessaire que nous en venions aux mains à propos de Candy. En ce qui me concerne, les jeux sont déjà faits. Vous par contre, avez encore la possibilité de changer d’avis, à moins que vous n’acceptiez de vous contenter d’une seconde place. »

Terry tourna les talons avec un rire parfaitement étudié qui, il le savait, mettrait Hugh en rage. Il n’eut pas un regard pour les invités qui arrivaient sur la terrasse attirés par le bruit. Désinvolte, il quitta l’hôtel en souriant, sans rien laisser paraître des sentiments contradictoires qui l’agitaient : Ce type avait essayé de le frapper ! Il avait été très près de riposter, et tout cela à cause de Candy ! Comment cette femme pouvait-elle ainsi lui faire perdre le sens commun ? Autrefois, il aurait fait n'importe quoi pour elle. Il avait renoncé à son personnage d'adolescent désagréable, il avait fréquenté ses amis, il avait quitté le collège pour elle, mais ce temps était révolu. Plus jamais une femme ne le manipulerait. C'était lui qui édictait les règles du jeu désormais. Pourquoi alors s'était-il emporté ainsi face à cet homme qui tenait une place particulière dans le coeur de la jeune femme ?

Fin du chapitre 10

CHAPITRE 11

Éperdue, Candy courait à perdre haleine pour s'éloigner de Terry. Comment avait-il pu lui parler ainsi ! En approchant de l'escalier qui menait aux salons, elle changea de direction pour contourner l'hôtel par l'allée extérieure. Elle n'avait pas la force d'affronter la foule. Elle devait trouver un taxi pour fuir au plus vite. Une silhouette familière se dressa soudain devant elle qu'elle percuta dans sa course. Aussitôt une poigne puissante se referma sur ses bras glacés.

« Mademoiselle Candy ! Je vous cherchais.

- Georges ! Que faites vous là ?

- Monsieur William m’a envoyé à votre recherche. Il ne voulait pas partir sans vous. »

Le chauffeur prit la jeune fille par le bras et l’entraîna vers la voiture en jetant des regards inquiets derrière lui. Il n’avait jamais vu Candy aussi bouleversée et se demandait ce qui avait pu la mettre dans cet état. Mais des années de service auprès de la famille André lui avaient appris à éviter les questions épineuses. Quoi qu’il ait pu se passer dans ce jardin, il finirait par le savoir et il saurait faire payer celui qui avait mis sa protégée dans cet état.

Candy s’engouffra dans la voiture où l’attendait Albert. Les sourcils froncés, celui-ci observa en silence ses joues roses et sa tenue en désordre. Il était à espérer que personne ne l’ait vue dans cet état, ou les rumeurs ne tarderaient pas à courir. Leur famille n’était pas à l’abri d’un scandale. Il surveillait étroitement les frasques de Daniel et Elisa sans qu’ils s’en doutent, mais ne s’attendait pas à rencontrer de problème avec Candy. Pourtant c’était elle qui se trouvait là, sans manteau et les lèvres gonflées des baisers reçus peu avant. Ses yeux rougis prouvaient qu’elle avait pleuré et il ne connaissait qu’un homme pour bouleverser ainsi sa fille adoptive.

« Pourquoi t’es-tu éclipsée sans un mot ? As-tu vu Terry ? »

Le ton de sa voix était beaucoup plus dur qu’il ne l’aurait voulu et la jeune femme ne s’y trompa pas. Albert était mécontent. L’époque où il lui pardonnait toutes ses fantaisies semblait révolue. Elle hocha imperceptiblement la tête avant de l’enfouir dans ses mains et d’éclater en sanglots.

« Oh Albert, il ne m’aime plus ! Il a été tellement méchant !

- Est-ce qu’il t’a fait du mal ? S’inquiéta son père.

- Non, mais il a dit des choses si désagréables... Moi qui croyais...

- Qu’imaginais-tu, l’interrompit Albert d’un ton brusque. Qu’il allait tomber à tes pieds et te jurer un amour éternel ? Il est temps de cesser de rêver Candy. Terry est un homme qui a beaucoup souffert, et tu n’es pas étrangère à une partie de cette souffrance. Il a réussi à reprendre le dessus aujourd’hui mais il a changé. Regarde la réalité en face ; vous n’êtes plus des enfants. »

Candy renifla de plus belle. Voilà qu’Albert disait la même chose que Terry. Mais elle ne se sentait pas différente de celle qu’elle était autrefois. Un silence pesant s’installa qu’Albert ne brisa qu’une fois dans le hall d’entrée de leur maison.

« Tu n’es pas en état d’avoir une conversation ce soir. Vas te reposer et réfléchis à ce que je t’ai dit. Je veux te voir demain matin dans mon bureau à dix heures. Nous avons des dispositions à prendre.

- Quelles dispositions ? demanda-t-elle. »

Mais Albert la poussa vers sa chambre sans répondre et la quitta sans lui souhaiter bonne nuit.

De toute façon c’était bien inutile. Elle passa une nuit exécrable. Elle ne pouvait chasser de sa mémoire la vision de Terry et de son sourire sardonique. Il était redevenu le jeune homme solitaire et agressif qu’elle avait rencontré autrefois. Avait-elle rêvé les tendres moments qu’ils avaient passé ensemble ? Lui avait-il joué la comédie ? C’était impossible. Il l’aimait, elle en était sûre. Sinon, leur séparation n’aurait pas été aussi déchirante. Pourtant pas une fois il n’avait essayé de la contacter durant toutes ses années. Pas une lettre, pas un signe de vie. Il avait tourné la page sur leur histoire. Elle était la seule à continuer à se morfondre en songeant à son amour perdu. Albert avait raison, elle avait refusé de grandir. Elle pensa à Archibald, devenu un homme si distingué, et à Annie. Ils étaient fiancés aujourd’hui, prêts à commencer une nouvelle vie ensemble. Albert était le chef respecté de la famille André et menait leurs affaires avec brio. Même Daniel et Elisa étaient des adultes. Bien qu’ils ne ratent pas une occasion de la mépriser et de la rabaisser, c’était surtout par habitude. Leurs centres d’intérêts, pas toujours louables selon son père, étaient ailleurs. Patty s’était reprise et venait de terminer ses études d’institutrice. Elle aussi était une femme responsable maintenant qui vivait à la maison de Pony et aidait Soeur Maria et Melle Pony à s’occuper des enfants.

« Mais toi, qu’as-tu fais pendant toutes ces années ? » se demanda Candy. Rien du tout. Tu as laissé Albert s’occuper de toi et te choyer. Tu mènes ta petite vie tranquille entre l’hôpital et la maison de Lakewood. Quand la guerre a éclaté en Europe, Flanny est partie, mais pas toi. Tu es restée bien en sécurité ici. Allistair aussi s’est engagé pour une cause qu’il croyait juste. Il y a laissé la vie pendant que tu vivais bien à l’abri dans ton petit cocon. »

Candy essuya ses larmes d’un geste déterminé. Il était temps pour elle de réagir. Sa vie ne s’était pas arrêtée parce que Terry et elle étaient séparés. Elle s’était arrêtée parce qu’elle avait refusé de passer à autre chose. Elle allait avoir vingt ans. Quel meilleur anniversaire pourrait-elle choisir pour prendre son existence en mains ? Il fallait tirer un trait sur le passé et se tourner vers l’avenir. Elle était jeune, elle était libre et grâce à son père, elle avait un métier qu’elle aimait et dans lequel elle était reconnue. Elle avait tous les atouts pour réussir sa vie.

Voilà ce qu’elle dirait à Albert demain matin, pensa Candy soudain apaisée. Elle laissa le calme la gagner lentement et sombra dans un sommeil sans rêves.

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Albert avait installé son bureau à côté de sa chambre. Sobre et sans artifices, il disposait d'un grande porte-fenêtre qui donnait sur le balcon et illuminait la pièce dans le soleil du matin. Des étagères couvertes de dossiers s'alignaient sur les murs. Un bureau et deux fauteuils constituaient le seul mobilier, la pièce n'en paraissait que plus grande. Sur le bureau trônait un magnifique bouquet de roses rouges, incongru dans ce décor fonctionnel.

Candy prit place dans un des fauteuils sans y être invitée. Ce n'était pas la première fois qu'elle pénétrait dans l'antre d'Albert, et elle ne s'y sentait pas étrangère. Celui-ci lui avait souvent parlé des affaires de la famille André, sans éveiller le moindre intérêt chez sa pupille. Elle était pourtant l'héritière de la fortune André et il prenait de plus en plus conscience de la responsabilité qui pesait sur les frêles épaules de la jeune fille. Il faudrait un jour céder les rênes du pouvoir à quelqu'un, et Candy était une femme. Malgré l'évolution des mentalités, seul un homme emporterait la confiance des actionnaires. Il n'était pas envisageable pour l'instant de laisser une femme diriger les affaires de la famille. De plus, Candy n'était pas intéressée par les finances. Si elle avait été mariée, les choses auraient pu être différentes, mais ce n'était pas le cas. Dans cette optique, Albert reportait tous ses espoirs sur Archibald qui promettait d'avoir toutes les qualités pour devenir le prochain Grand' Oncle, patriarche et chef de famille. Mais Archibald ne venait qu'en second dans l'ordre normal de succession. En adoptant Candy, il avait fait d'elle l'héritière directe. Bien sûr, il était encore jeune et pouvait avoir des enfants, mais il s'agissait d'une perspective lointaine. Il se devait de vivre dans le présent, et d'envisager les choses sous l'angle de la réalité actuelle. Dans cette optique, il devait reconnaître que Hugh Steward avait toutes les qualités nécessaires pour gérer leurs affaires, mais celui-ci était plus âgé qu'Albert lui-même. Par contre, si Candy avait des enfants...

Il reporta son attention sur la jeune fille calme qui attendait qu'il parle. Elle souriait timidement et ses yeux étaient rougis par les larmes, mais elle semblait animée d'une volonté qu'il ne lui avait plus vue depuis longtemps.

« Je n’aime pas être obligé de te rappeler à l’ordre Candy, mais ton attitude d’hier soir...

- Je n’ai rien fait de mal Albert ! Je voulais juste parler à Terry.

- Quand donc comprendras-tu que tous les regards son braqués sur toi ! Tu es ma fille, et en tant que telle, tu dois représenter la famille André. Pourtant tu t’es éclipsée sans un mot pour retrouver un homme dans un endroit discret. Un acteur à la réputation douteuse, de surcroît ! Imagine-tu ce que les gens pourraient penser ! »

Candy pinça les lèvres. Elle détestait quand son ami Albert se comportait en chef de famille soucieux des convenances. N’était-ce pas lui qui grimpait aux arbres dans le parc de la maison de Lakewood ? Dans ces moments là il ne pensait pas à l’opinion des autres.

« Cesse de jouer les moralisateurs, s’il te plait ! Tu me connais depuis trop longtemps. Je regrette de ne pas être la jeune fille douce et soumise que voudrait la tante Elroy, mais je n’y peux rien. Je suis telle que je suis. Tu ne t’en es jamais plaint auparavant.

- Mais les choses ont changé Candy !

- Non c’est toi qui as changé ! Depuis que tu a accepté le rôle du Grand’ Oncle William, tu deviens de plus en plus austère. Je t’aime de tout mon coeur, Albert, mais je n’en peux plus de ce rôle que tu voudrais me voir jouer. Je ne me sens pas à l’aise en héritière fortunée, et tu le sais. Pourquoi t’obstiner à vouloir que je rentre dans ce jeu ? »

Albert la regarda d’un regard impassible. Il comprenait Candy mieux qu’elle ne l’imaginait, et s’en voulait de la forcer à suivre la voie que lui-même avait eu tant de mal à accepter, mais il n’avait pas le choix.

« Tu n’imagines pas les responsabilités qui pèsent sur mes épaules, Candy, avoua-t-il dans un souffle. C’est terriblement difficile pour moi, mais c’est ainsi. Si je pouvais choisir...

- Nous avons tous le choix, Albert ! Qu’attends-tu pour tout laisser tomber ? »

Si seulement c’était aussi facile, songea le jeune homme en observant la femme magnifique qui levait vers lui un regard confiant. « Il y a tant de choses que je voudrais changer, Candy, mais tu refuses de les voir ! Tout pourrait être différent si tu acceptais de me regarder autrement. » Songeait-il. De plus, il avait pris goût au jeu de pouvoir et de l’argent. La puissance financière de la famille André dépendait de ses décisions, et il s’en sentait fier, surtout depuis qu’il avait réussi, malgré les bouleversements de la guerre, à maintenir au plus haut ce pouvoir.

D’autres avaient perdu des fortunes, mais il avait su sentir venir le vent et avait repositionné leurs investissements de sorte que l’avenir s’annonçait sous les meilleurs auspices. La guerre était sur le point de se terminer, il en était certain, et les nouveaux placements qu’il avait mis en route promettaient d’accroître encore la fortune déjà conséquente de la famille André. Ils n’auraient aucun souci à se faire pour l’avenir.

« Et toi Candy ? Qu’entends-tu par tout laisser tomber ? Veux-tu renoncer à tout ce que tu as toujours voulu ? »

Candy baissa les yeux. Ce qu’elle avait toujours voulu c’était Terry, et uniquement lui. Elle n’avait jamais projeté sa vision au-delà. Mais Terry était perdu pour elle. Comment annoncer à Albert qu’elle voulait donner un tour différent à sa vie ?

« J’ai compris qu’il était inutile de vivre dans le passé, avoua-t-elle. Il est temps pour moi de me tourner vers l’avenir. Et j’ai peur que tu n’aimes pas ce que j’ai envisagé.

- Si tu parles de Hugh, tu as raison. Trouves-tu correct de te servir de lui simplement parce que tu as été déçue par Terry ? »

La jeune femme ne répondit pas. Les réflexions d’Albert la touchaient plus qu’il ne croyait. Elle s’était déjà reproché la même chose. Mais elle ne se servait pas de Hugh. Il était uniquement une alternative. Elle avait beaucoup d’affection pour lui.

Les paroles de Terry lui revinrent en mémoire. Cherchait-elle vraiment un substitut de père ? Albert contourna le bureau et s’assit près d’elle.

« S’il fallait que tu revois Terry pour comprendre qu’il est temps de passer à autre chose, ton escapade d’hier soir aura peut-être eu du bon. Mais cela ne signifie pas forcément tout quitter et aller t’enterrer au fin fond du Texas. Hugh n’est pas le seul homme digne d’intérêt autour de toi, c’est pourquoi je voudrais que tu réfléchisses encore un peu. Si tu es sûre d’être amoureuse de Hugh, je ne m’opposerais pas à votre mariage, mais il faut que tu en sois absolument certaine, sinon vous ne réussirez qu’à vous rendre malheureux. »

Il lui tendit une enveloppe qu’il sortit de sa poche. Candy la prit avec une expression de profonde interrogation sur le visage. D’un geste ample il lui désigna le bouquet posé sur la table.

« Ces roses sont arrivées ce matin. Elles sont pour toi. La carte était jointe et je me suis permis de la lire. Elles viennent de Terry. »

La carte de portait qu’un seul mot, de l’écriture fine et déliée que Candy connaissait si bien : « Désolé ».

Un second bouquet arriva deux heures plus tard, et un troisième à quatorze heures, toujours accompagnés de la même carte. A chaque fois le livreur demandait s'il y avait une réponse mais la jeune femme était bien incapable du moindre commentaire. Réfugiée dans le petit salon, elle s'efforçait de lire, mais n'avait tourné aucune page depuis de longues minutes. Son esprit était ailleurs, dans un jardin sombre où son univers avait été mis à mal par celui dont elle attendait tant.

Pourquoi fallait-il que Terry se comporte toujours de manière à la bouleverser ? Dès qu'il était là, sa vie s'accélérait et les choses apparaissaient sous un jour différent. Voilà pourquoi elle l'aurait suivi au bout du monde. Puis soudain il se comportait comme un goujat et la laissait en rage et désemparée. Ses pensées tournaient autour des paroles qu'il avait prononcées concernant Hugh, et cela la ramenait invariablement à ce qu'elle avait éprouvé lorsqu'il l'avait embrassée. Elle rougit en songeant à la manière dont elle avait répondu à son baiser exigeant, mais le corps puissant de Terry plaqué contre le sien lui avait fait perdre tout sens commun. A cet instant, elle n'avait songé qu'à la chaleur qui se répandait dans ses veines, au vertige qui l'avait poussée à s'accrocher à ses larges épaules. Lui seul pouvait ébranler ainsi ses défenses, mais elle n'était pas la seule à bénéficier de ses faveurs, elle le savait maintenant car le jeune homme avait fait preuve de bien plus d'expérience qu'elle.

Quand la sonnette de la porte d'entrée résonna une nouvelle fois vers quatre heures de l'après-midi, Candy fit mine de se replonger dans sa lecture. Elle savait qu'un domestique ne tarderait pas à apparaître avec une nouvelle gerbe de roses et lui demanderait s'il y avait une réponse à transmettre. Elle n'avait toujours pas pris de décision. Une discussion s'engagea dans l'entrée et elle reprit espoir : Peut-être Terry avait-il renoncé à obtenir un signe d'elle et avait compris qu'il était allé trop loin cette fois. Elle ne tourna même pas la tête en entendant la porte du salon s'ouvrir.

« Tu dois vraiment être fâchée, n’est-ce pas Candy ? »

Candy se leva d’un bond pour faire face à un Terry parfaitement détendu qui apportait lui-même le quatrième bouquet. Il s’approcha de sa démarche nonchalante et lui mit les fleurs dans les bras avant de se pencher pour ramasser le livre qu’elle avait laissé tomber. Il le jeta sur un guéridon et s’installa dans le sofa de la manière la plus naturelle.

« Comme je n’obtenais pas de réponse à mes mots d’excuses, je suis venu la chercher en personne. Je suis désolé de t’avoir brusquée hier soir.

- Je n’en crois pas un mot ! Tu avais tout manigancé depuis le début.

- Pas tout, non, avoua-t-il en souriant, mais comment voulais-tu que se termine un rendez-vous dans un endroit aussi discret ? Rien ne t’obligeait à venir après tout. »

Le sang de Candy ne fit qu’un tour. Ainsi il insinuait qu’elle savait à quoi s’attendre en acceptant de le retrouver dans le jardin ! Sans doute avait-il l’habitude de ce genre de chose, mais pas elle. Pour qui la prenait-il !

« Je ne suis pas une de tes conquêtes, s’emporta-t-elle.

- Exact ! Elles ont meilleur caractère en général. »

Sans réfléchir, Candy lui jeta le bouquet au visage mais il l’écarta sans peine et l’envoya s’écraser contre le mur. Les yeux brillants de colère et les lèvres tremblantes de la jeune femme la rendaient dangereusement séduisante. Il ne devait surtout pas se laisser prendre à ce piège. Il se leva lentement et rajusta sa veste.

« J’en conclus que tu m’en veux encore. Je le regrette car j’ai beaucoup apprécié notre entretien d‘hier; la fin surtout. Par contre, je maintiens tout ce que j’ai dit sur ce vieux type qui te tourne autour. Nous en reparlerons peut-être un jour, quand tu auras compris à quel point il est ennuyeux. Mais il sera sans doute trop tard. »

Incapable de prononcer un mot, Candy le regarda se diriger vers la porte. Elle sentait que s’il passait le seuil, elle ne le reverrait plus jamais. Elle ouvrit la bouche pour le retenir mais n’eut pas le temps de dire un mot. Albert pénétra soudain dans la pièce, les points serrés. Il resta interloqué devant la scène qui s’offrait à ses yeux : Terry était sur le point de partir, Candy devant la fenêtre ne semblait pas vouloir le retenir, et un bouquet de ce qui avait dû être des roses gisait sous le guéridon.

Terry appréciait d’être le maître de cérémonie dans cette farce qu’il avait mise en scène. Il salua son vieil ami avec un grand sourire :

« Albert ! C’est en plaisir de pouvoir vous rencontrer, même brièvement. Je dois malheureusement vous quitter pour me rendre au théâtre, mais je suis heureux de pouvoir vous saluer. Nous nous sommes ratés hier soir.

- Tu avais semble-t-il d’autres obligations, maugréa Albert. J’aurais bien aimé en discuter avec toi, d’ailleurs.

- Cessez de jouer les pères outragés, ricana Terry. Je n’ai aucune intention particulière concernant votre fille chérie. Nous avons juste eu une conversation entre vieux amis. C’était exactement le sujet de notre entretien : Les vieilles relations. D’ailleurs, j’ai quelque chose pour vous, continua-t-il en sortant un chèque de sa poche et en le tendant à Albert. Je m’en serai voulu de ne pas contribuer à votre fondation dont Elisa ne cesse de me parler. »

Il se tourna vers Candy qui ruminait ses dernières paroles. Il parlait souvent avec Elisa ! Cette seule idée la mettait en rage. Comment pouvait-il s’intéresser à une personne aussi méchante et désagréable que sa cousine. Avait-il oublié que c’était à cause d’elle qu’il avait dû quitter le Collège Royal de St Paul ?

« Passe me voir à l’occasion Candy. Tu sais où me trouver si tu as besoin d’un autre conseil. Les amis sont là pour cela. »

Il sortit ensuite rapidement laissant ses interlocuteurs interdits et circonspects.

Fin du chapitre 11

CHAPITRE 12

Projeté avec force, le flacon alla se fracasser contre le mur de la loge où il éclata en mille morceaux. La fragrance d’un parfum de prix se répandit dans la petite pièce. Son geste de colère n’avait pas apaisé Terry qui arpentait la pièce à grands pas.

« Pourquoi diable n’est-elle pas venue ? »

Rien ne se déroulait comme il l'avait prévu, et cela depuis qu'il l'avait revue. Candy ne réagissait pas du tout comme il l'avait escompté. Par exemple, il était persuadé qu'après sa visite chez elle, elle serait venue au théâtre pour le retrouver. Il avait grassement payé le gardien en lui donnant pour instructions d'éloigner toutes les admiratrices qui essaieraient de s'introduire en coulisses, sauf elle. Il lui avait montré sa photo pour être sûr qu'il ne commette pas d'impair. Mais depuis deux jours, la jeune femme n'avait pas donné signe de vie.

« Granchester, dix minutes, hurla la voix du régisseur en tambourinant contre la porte »

Terry jeta un coup d’oeil à son image dans le miroir. Il était prêt depuis un bon moment.

De légers coups furent à nouveau frappés sur la porte.

« J’ai entendu, s’emporta le jeune homme en ouvrant le battant à la volée. »

Il se figea sur place en se trouvant face à celle qui occupait ses pensées depuis tout à l’heure.

« Bonjour Terry, dit Candy d’une voix timide. »

Surpris, il s’effaça pour la laisser entrer. Après une hésitation, elle pénétra dans la loge en observant avec curiosité ce lieu nouveau pour elle.

La pièce était sobrement meublée : Une chaise devant la table de maquillage surmontée d’un grand miroir, un fauteuil dans un coin et une penderie à moitié dissimulée par un paravent. Rien de personnel, un endroit purement fonctionnel, mis à part les débris d'un flacon au pied de la coiffeuse. Candy sourit en regardant le jeune acteur dans son costume de scène. Il semblait moins impressionnant ainsi. Elle prit place sur le fauteuil qu’il lui désignait tandis qu'il s'asseyait sur la chaise. Ils étaient aussi éloignés l’un de l’autre que le permettait l’exiguïté des lieux.

Soudain, tout ce qu’elle avait voulu dire lui était sorti de l’esprit, et Terry lui même ne trouvait pas ses mots. Ce fut pourtant lui qui se reprit le premier.

« Ta visite signifie-t-elle que tu acceptes mes excuses, demanda-t-il avec un sourire enjôleur ? »

La jeune fille lui rendit son sourire et une douce chaleur inonda le coeur de l’acteur.

« Nous sommes partis sur de mauvaises bases, tu ne crois pas ?

- Comme toujours entre nous, reconnut-il.

- Tant de choses se sont passées depuis trois ans, soupira Candy. Je n’avais pas réalisé à quel point nous avons changé avant de te revoir.

- Je dois reconnaître que je n’imaginais pas la petite chipie que j’ai connue au collège devenir une femme du monde aussi accomplie et aussi séduisante. Tu ne peux en vouloir au malheureux homme que je suis de s’être laissé emporter par tes charmes. »

Candy rougit et baissa les yeux. Terry en profita pour admirer son profil parfait et ressentit une nouvelle fois le désir de posséder ce trésor sans se douter de l’effet que ses mots provoquaient sur la jeune fille.

Le souvenir de ce baiser était imprimé au fer rouge dans sa mémoire. C’est lui qui lui avait fait comprendre que Terry n’était plus l’adolescent amoureux dont le souvenir la hantait, mais un homme pleinement conscient de son pouvoir de séduction et habile à s’en servir.

« Ce n’est pas ce que je voulais dire, balbutia-t-elle.

- Je m’en doutais, avoua Terry en riant, mais même si tu me trouves changé, j’aime toujours te taquiner. Cesse d’être fâchée et dis-moi ce qui t’amène. »

La jeune fille releva la tête et le fixa de ses yeux d’émeraude. Elle le sentait tendu sous sa nonchalance de façade et redoutait d’aborder un sujet douloureux pour tous les deux. Elle inspira profondément avant de reprendre :

« Je tenais à te dire à quel point j’étais désolée pour ce qui t’es arrivé... avec Susanna ! »

Terry se leva d’un bond et Candy sursauta. Mais il se contenta de lui tourner le dos et de s’appuyer sur la table de maquillage. Dans le miroir, il observa le visage inquiet de la jeune femme.

« J’ai tourné de nombreuses pages dans ma vie, Candy, tu es bien placée pour le savoir. Susanna est la dernière en date. Changeons de sujet, veux-tu. »

Un lourd silence s’installa. La jeune femme avait sentit la colère de Terry dans son attitude autant que dans sa réponse abrupte. Il souffrait et elle n’avait aucun moyen d’y remédier, ni aucun droit d’intervenir. Il le lui avait clairement fait comprendre en lui rappelant qu’elle aussi faisait partie du passé. Si le succès était aujourd’hui au rendez vous pour le jeune acteur, il le devait à son seul mérite. Il voulait aller de l’avant et ne plus regarder en arrière. Il était temps pour elle de faire de même.

La voix du régisseur et des coups de poing contre la porte la tirèrent de ses réflexions.

« Granchester, cinq minutes !

- Qu’est-ce que c’est, demanda-t-elle.

- Le régisseur du plateau, expliqua Terry. Il m’informe qu’il me reste cinq minutes avant d’entrer en scène.

- Alors je vais te laisser, décida Candy en se levant.

- Attends encore un instant. Tu assistes à la représentation ?

- Non, pas ce soir »

Leurs regards se croisèrent et le jeune homme comprit qu’elle ne lui avait pas donné la véritable raison de sa visite. Une sonnette d’alarme se mit à tinter au fond de son esprit, mais il décida de l’ignorer. Candy ouvrait déjà la porte et il la retint par le bras.

« Fais-le ! Reste voir la pièce. Nous n’avons presque pas parlé. Il y des tas de sujets plus agréables que nous pourrions aborder. Allons dîner après le spectacle, qu’en dis-tu ?

- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, répondit la jeune femme. Ne sois pas fâché contre moi, Terry, et bonne chance. »

Sur ses derniers, mots, elle se faufila par la porte entrebâillée et disparût dans les coulisses.

« Je ne suis pas fâché contre toi, Candy songea Terry les lèvres serrées, je suis fou de rage. Tu n’as pas le droit de te comporter avec tant d’indifférence après tout ce que tu m’as fait subir. J’ai vécu l’enfer par ta faute et tu me souris comme si de rien n’était ! Je ne te laisserai pas m’échapper si facilement. »

Ivre de colère, Terry laissa toute sa rancoeur s’exprimer dans son jeu tourmenté ce soir là. Jamais il n’avait été aussi bon. La salle était subjuguée, mais nulle part il n’aperçut la chevelure blonde qu’il cherchait. Candy avait bel et bien quitté le théâtre.

Épuisé par sa performance, il rentra chez lui et se jeta sur son lit tout habillé mais le sommeil le fuyait. Il resta dans l’obscurité à ressasser ses idées noires jusqu’au petit matin. Finalement la fatigue eut raison de lui et il sombra dans un sommeil agité.

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La matinée était bien avancée quand un visiteur s’annonça à la maison des André. Le majordome détailla le jeune homme qui se présentait avec une gerbe de roses, comme la dernière fois. Des années de service irréprochable auprès d’une grande famille lui avait donné la fierté de son métier, et le brave homme gardait en mémoire la manière dont il s’était fait rabrouer la veille. Bien que d’une correction à toute épreuve, c’est avec un malin plaisir qu’il annonça :

« Mademoiselle n’est pas là. »

L’expression contrariée qui se peignit sur le visage de son interlocuteur mit du baume sur sa fierté blessée.

« Qui est-ce, Gérald, s’enquit une voix haut perché émanant du petit salon ? »

Le visiteur sourit d’un air narquois et repoussa le majordome.

« Vous êtes un menteur, Gérald. N’est-ce pas la douce voix de mademoiselle Elisa que j’entends là ? Je suis certain qu’elle sera ravie de me voir. »

Terry, était désappointé, mais remettre le majordome à sa place l'amusa. Cet homme lui portait sur les nerfs depuis la première fois où il l'avait vu. De plus, il prenait trop à coeur les affaires des André et comme tous les domestiques, en savait plus sur ceux qu'il servaient que ceux-ci ne le soupçonnaient. Il avait immédiatement deviné que c'était Candy que Terry cherchait et le jeune homme ne s'était pas trompé sur le ton de satisfaction qui transparaissait dans les paroles de Gérald en annonçant que la jeune fille était absente.

Mais Terrence n'était pas homme à repartir la tête basse avec son bouquet. Puisque Candy refusait de le revoir, il saurait comment aiguiser sa rancoeur. Il posa donc un sourire étudié sur son visage avant de pénétrer dans le petit salon sans attendre d'être annoncé.

Il y trouva une Elisa Legrand encore en négligé et les yeux bouffis par le manque de sommeil, affalée dans un fauteuil. Terry soupçonna que la nuit de la belle avait été animée. Dissimulant son amusement il lui baisa gracieusement la main.

« Quel charmant spectacle que te surprendre au saut du lit, Elisa. »

La jeune femme se redressa aussitôt pour adopter une posture plus digne.

« Terry ! Mais...

- Nous n’avons pas eu l’occasion de nous revoir ces derniers jours, reprit-il en parcourant ses formes d’un regard appréciateur. Je vais en arriver à le regretter, surtout en me rendant compte de ce que je perds. »

Sûre de ses charmes, Elisa se pencha en avant pour laisser les yeux du jeune homme plonger dans son décolleté.

« Tu n’as pas fait de grands efforts pour me rencontrer, pourtant.

- J’ai été très pris par le théâtre.

- Et par Candy à ce qu’on raconte ! »

Les yeux de Terry étincelèrent, mais il accusa le coup et prit place sur le sofa, le même où il s’était assis quelques jours plus tôt lors de sa discussion avec Candy.

« Allons Elisa, ne me dis pas que tu es encore de celles qui colportent les ragots. Pour ma part, je préfère être du côté de ceux qui les suscitent. Je n’ai ainsi jamais l’impression de me répéter.

- Ne le prend pas de haut avec moi, Terrence. Je suis encore capable de t’étonner.

- C’est exactement ce que tu fais. Quand je te vois seule en lice dans la course au mari, maintenant que ton ennemie personnelle est fiancée... »

Avec un cri de colère, la jeune femme jeta à terre le bouquet qu’il lui avait remis et le piétina avec rage. Terry jubilait de la voir dans cet état. Elisa était une peste au collège et elle n’avait pas changé. Rouge de colère elle se planta devant lui les poings serrés.

« Cette orpheline ne fera pas un plus beau mariage que moi, tu peux en être certain. D’abord le grand oncle William n’a pas encore donné son accord. Et s’il s’avère qu’elle et son roi du pétrole sont partis ensemble comme je le soupçonne, ce sera le plus grand scandale de l’année, tu peux compter sur moi. »

Des années de pratique du théâtre aidèrent Terry à ne rien laisser paraître de sa déconvenue. C’est pour cela que Candy était venue dans sa loge la veille, pour lui dire au revoir. Elle était partie avec Hugh Steward ! Il espérait que sa voix paraissait naturelle quand il répliqua :

« Je ne doute pas que tu tienne à préserver la réputation de la famille André. Ce n’est pas toi qui t’enfuirais avec un galant riche à millions, n’est-ce pas ?

- Certainement pas !

- Pourquoi ? Tu n’en as pas trouvé ? »

Elisa pourra un cri de rage qui allait attirer toute la maisonnée. Terry jugea qu’il était temps pour lui de se retirer et se dirigea nonchalamment vers la porte.

« Pour qui te prends-tu, sale prétentieux ! Tu n’es rien qu’un acteur de pacotille, mon frère avait raison !

- Ton idiot de frère est-il au courant des avances que tu m’as faites ? Je me doute de ce qui tourne dans ta petite tête, Elisa, mais n’oublie pas qu’un acteur de ma réputation se sortira toujours mieux d’un scandale qu’une fille telle que toi. Dommage, conclut-il en détaillant une nouvelle fois la silhouette de la jeune femme, on m’a beaucoup vanté tes talents. Peut-être en reparlerons-nous à mon retour de tournée. »

Sur ces mots, l’acteur quitta la pièce sans plus se soucier des cris d’Elisa. Dans le vestibule il croisa Gérald chargé d’un ustensile devenu inutile.

« Vous pouvez ranger ce vase, Gérald. Mademoiselle Elisa s’est déjà occupé de mes fleurs.

- Elle aussi, monsieur, répondit le majordome impénétrable ? »

Fin du chapitre 12

© Dinosaura juillet  2008