De l'ombre à la lumière
par Dinosaura


CHAPITRE 7

Candy rajusta sa coiffe avant de frapper à la porte de son chef de service. Le docteur Pastiak n'était pas réputé pour convoquer les infirmières sans raisons, et elle savait ce qui lui valait cet honneur.

« Entrez ! dit une voix bourrue. »

Elle inspira profondément avant de pénétrer dans le bureau. Le médecin chef était à son bureau à remplir des dossiers de malades. Il s’interrompit en la voyant mais ne lui proposa pas de s’asseoir, ce qui était mauvais signe. Il sourcils froncés il entra immédiatement dans le vif du sujet :

« Mademoiselle André, je suppose que vous savez pourquoi je vous ai convoquée ?

- C’est à cause du petit Jérémy, n’est ce pas ?

- Bien sûr, qu’il s’agit de cet enfant ! Je ne comprends pas comment vous avez pu le laisser ainsi sans surveillance ! »

Candy baissa les yeux, effrayée elle aussi par les conséquences de son inattention. Elle savait que Jérémy était un enfant difficile, et elle était sensée veiller sur lui. Leurs relations étaient bonnes en général, mais hier, elle avait promis à l’enfant de l’emmener faire un tour dans le jardin de l’hôpital. Il était fou de joie. Mais une collègue était entrée dans la chambre, annonçant à Candy qu’on la demandait à la réception. Bien qu’elle ait annoncé au petit qu’ils sortiraient dès qu’elle en aurait fini avec ce visiteur, Jérémy avait fait un caprice et hurlé sans retenue. A force de cajoleries et de promesses elle avait réussi à le calmer et l’avait laissé boudeur. Si elle avait su que son visiteur n’était autre qu’Elisa, jamais elle n’aurait ajourné la promenade, mais il était trop tard pour reculer.

Vêtue d’un élégant costume de voyage, sa cousine s’admirait dans le miroir avec satisfaction. En découvrant Candy elle s’avança vers elle tout sourire, non sans couvrir d’un regard méprisant son costume d’infirmière.

« Cet uniforme est vraiment un horreur, dit-elle. Pour rien au monde je ne voudrais me promener avec un tel chiffon !

- De toute façon, tu es incapable de travailler, riposta Candy. Pourquoi viens-tu me déranger pendant mon service ? »

Elisa lui jeta un regard mauvais. Elle eut un geste de la main comme pour écarter la réflexion importune de Candy puis reprit d’un air triomphant :

« Je ne voulais pas quitter la ville sans te dire au revoir. Je pars pour New York tout à l’heure. Je me suis dit que tu aurais peut-être un message pour Terry. »

Candy serra les lèvres et retint la réponse cinglante qui lui brûlait la langue. Elisa aurait été trop contente. Depuis que les journaux avaient annoncé le retour du jeune homme à la scène, la jeune fille avait multiplié les insinuations et les sous entendus quand à la liberté retrouvée de Terry. A chaque fois le coeur de Candy se serrait. Mais sa vie était ailleurs désormais. Elle avait fait le choix de laisser son grand amour vivre sa vie. Elle savait par expérience que le passé ne peut jamais revivre.

Surprise par le silence de Candy, la perfide Elisa tenta une autre attaque.

« Je fais partie du comité d’organisation de l'association patronnée par les plus grandes familles du pays pour recueillir des fonds afin d’aider l’effort de guerre. Comme je ne suis pas infirmière, je ne peux pas aller au front soigner nos blessés, moi. Mais organiser des réceptions rentre tout à fait dans mes cordes, tu ne crois pas ? Chacune de nous doit soutenir son pays dans la mesure de ses capacités. Nous sommes en guerre après tout ! »

Candy tourna la tête vers le tableau d’affichage accroché au mur. Une note y était accrochée depuis la déclaration de guerre, un an plus tôt, annonçant que le personnel volontaire pour être envoyé sur le front pouvait se faire connaître au service du personnel. Elle était restée longtemps à contempler la petite feuille lourde de signification sans réussir à prendre la décision de partir. Peut-être Elisa avait-elle raison pour une fois. C’était son métier de soigner les blessés, sa place était où on avait besoin d’elle, et où aurait-elle pu être plus utile qu’en Europe ? Pourtant elle n’arrivait pas à franchir le pas décisif.

« Bien, conclut Elisa, il va être l’heure de mon train. Je te laisse à ta petite vie insignifiante. Je suppose que ton Hugh Stewart n’est pas étranger à ton engourdissement, il n’y aurait rien d’étonnant vu son âge. Tu n’as jamais su choisir tes amis, de toute façon. Salut, je penserai à toi quand j’assisterai à la première de Terry. »

Elisa s’éloigna dans un frou-frou de jupons tandis que Candy se demandait pourquoi sa cousine faisait tant d’efforts pour lui enlever ses amis si elle les trouvait si peu intéressants.

« Mademoiselle André ! Est-ce que vous m’écoutez ? »

Candy sursauta et reporta son attention sur le Dr Pastiak.

« Vous êtes trop distraite ses derniers temps. C’est la cause de tous ces ennuis. Votre patient n’aurait jamais dû réussir à vous fausser compagnie et à sortir seul dans le jardin.

- Je sais, Docteur, reconnut la jeune femme en fixant le sol. Je n’aurais pas dû le quitter des yeux.

- C’est le moins que l’on puisse dire ! Il ne serait jamais monté dans cet arbre si vous aviez fait correctement votre travail. Je reconnais que nous vous devons une fière chandelle pour avoir grimpé derrière lui et l’avoir aidé à descendre alors qu’il était terrorisé. Mais un tel manque de sérieux est inadmissible de la part du personnel de cet hôpital. Dois-je vous rappeler qu’il y a trois semaines vous avez bandé la cheville d’un patient qui souffrait d’une entorse, mais en vous trompant de cheville ! »

Malgré les reproches, Candy ne put s’empêcher de sourire en revoyant le visage stupéfait du patient en question quand elle s’était redressée et lui avait annoncé qu’il pourrait bientôt remarcher comme avant. Ce n’était pas bien grave et la bévue avait fait rire tout l’hôpital, mais le Dr Pastiak semblait d’un autre avis. Après une grande inspiration, il décréta :

« Je suis désolé, Mademoiselle, mais cet hôpital se passera de vos services dorénavant.

- Vous me renvoyez ? »

Étrangement, le coup n’était pas aussi rude pour Candy qu’elle aurait pu le croire. Elle avait déjà connu cette situation quand les Legrand l’avaient fait chasser de l’hôpital où elle travaillait à Chicago bien des années auparavant. Une nouvelle fois elle perdait son emploi à cause d’un membre de cette famille. Mais elle n’était plus seule désormais, et elle savait se prendre en charge. Le Dr Pastiak semblait plus ennuyé qu’elle de cette situation.

« Vous êtes un bonne infirmière, Mademoiselle Candice, quand vous ne laissez pas vos problèmes personnels interférer avec votre travail. Reprenez-vous, et je suis sûr que votre prochain employeur sera très content de vos services. De plus vous appartenez à une grande famille. Vous n’avez pas besoin de travailler pour vivre.

- Auriez-vous eu un entretien avec un membre de ma famille, demanda Candy prise d’une intuition.

- Et bien, vous n’êtes pas sans savoir que la famille André fait partie des donateurs qui contribuent au financement de notre établissement, répondit le médecin-chef en évitant le regard de la jeune femme. Nous avons soigné votre grand-tante après son attaque...

- Et la tante Elroy considère qu’il n’est pas convenable pour une jeune fille de bonne famille de travailler pour gagner sa vie. Elle préférerait me voir mariée et m’occuper de mes enfants. De préférence très loin d’ici ! Je connais la chanson, Docteur Pastiak, je vous remercie. Je partirai dès que j’aurais rassemblé mes affaires. »

Candy se leva rapidement et sortit sans un salut. Interloqué, le docteur la regarda quitter la pièce, fasciné par la grâce et la dignité de sa démarche avant de se replonger dans ses dossiers. Il aimait beaucoup la jeune fille, mais avait bien assez de travail sans se charger des problèmes de la famille André.
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Hugh observait la jeune femme assise en face de lui dans le restaurant le plus chic de Chicago et qui détruisait son dessert plutôt que de l'avaler. Elle frappait la pâtisserie avec sa fourchette comme pour extérioriser sa colère. Il prit sa main par dessus la table et la serra tendrement.

« Cessez de vous tourmenter, Candy Vous allez réagir, comme d’habitude.

- Oh Hugh, j’en ai tellement assez que la famille André se mêle de régenter ma vie ! s’exclama-t-elle en laissant tomber sa fourchette inutile. La tante Elroy ne m’a jamais aimée, je le sais, mais pourquoi ne me laisse-t-elle pas vivre comme je l’entends ?

- Elle est âgée, maintenant. Elle a du mal à accepter l’évolution des mentalités. Vous au contraire, vous êtes l’incarnation de ce changement. Vous bousculez tout ce qu’elle a toujours connu. Cela doit être très difficile pour elle. »

Elisa soupira et regarda la main d’Hugh qui tenait la sienne. Elle était forte et douce en même temps. Elle la rassurait.

Depuis son retour de New York, elle avait souvent vu Hugh Stewart qui l’avait suivie à Chicago. Il n’avait fait aucune remarque sur son départ précipité, mais avait redoublé d’attentions envers elle. Les fleurs et les sorties alternaient avec une régularité rassurante. Depuis le soir où elle s’était épanchée sur son épaule, elle avait appris à apprécier sa force et sa présence. Peu à peu, elle s’était livrée à lui, racontant sa vie, ses doutes et les malheurs qui avaient émaillé son existence.

Hugh buvait ses paroles, accueillait chacune de ses confidences comme un trésor précieux. Il se sentait de plus en plus attiré par la jeune femme et chacune des fissures de son âme la rendait encore plus attachante à ses yeux. Maintenant que l'effort de guerre battait son plein, il lui fallait regagner le Texas pour veiller au plus près à ses affaires. Il ne pouvait plus se contenter de les gérer de loin comme ces derniers mois. Mais rentrer chez lui signifiait se séparer de Candy et il ne pouvait s’y résoudre. Et voilà que le destin lui venait en aide. La jeune femme n’était plus tenue par des obligations professionnelles, et reprochait à la famille André d’être trop présente dans sa vie. Elle s’était attachée à lui, il le savait. Même s’il se doutait que c’était dans un moment de faiblesse, il n’avait aucun scrupule à profiter de l’aubaine. Le moment était peut-être venu de persuader Candy qu’il était temps pour elle de fonder sa propre famille.

Il serra plus étroitement la main qu’il tenait.

« Candy, ma chère, je dois vous dire quelque chose. »

Elle leva vers lui ses yeux d’émeraude et sourit. Elle sentait la caresse de son pouce au creux de sa main et aimait ce contact. Hugh était quelqu’un de fiable et sur lequel elle pouvait compter.

« Pourquoi êtes vous si sérieux, tout à coup ?

- Mes affaires m’appellent, hélas, et je vais devoir retourner au Texas. Maintenant que nous sommes en guerre, l’État aura besoin de pétrole.

- Devez-vous partir déjà ?

- Je passerai quelques temps à New York auparavant, mais oui, il me faut y aller.

- Vous allez tellement me manquer, Hugh ! »

Elisa rougit aussitôt après ce cri du coeur, mais son cavalier était ravi.

« Rien ne nous oblige à nous séparer, Candy. Je serais l’homme le plus heureux du monde si vous acceptiez de m’accompagner. Je vous aime, ma chérie, voulez-vous être ma femme ? »

Le souffle manqua à Candy. Éberluée, elle fixait Hugh comme si elle ne l’avait jamais vu. Bien sûr depuis quelques temps son attitude n’était plus tout à fait celle d’un vieil ami, mais elle avait refusé de voir les signes avant-coureurs de ce sentiment qui grandissait dans le coeur de son compagnon. Elle avait tant besoin d’une épaule solide où s’appuyer et Hugh était là. Avec lui la vie était simple et tranquille. Sans surprise et sans douleur aussi. Elle songea aux liens si forts qui l’unissait à Albert, mais son père adoptif avait lui aussi une vie à mener. Il était le grand oncle William, le patriarche de la famille André. Ses responsabilités l’appelaient de plus en plus souvent à voyager et elle restait seule. Elle n’était plus une enfant et devait voler de ses propres ailes. Pourtant elle ne pouvait se décider à prononcer le mot fatidique sans en parler à son père.

La jeune femme observa la salle de restaurant et les clients qui y dînaient, des couples pour la plupart. Quelques regards désapprobateurs s'attardaient sur eux, scandalisés par leur manque de retenue en public. Elle retira vivement sa main et recommença à jouer avec ses couverts pour se donner une contenance. Hugh attendait sa réponse et elle ne savait que dire. Elle essaya d'imaginer ce que pourrait être sa vie avec lui, si loin de tout ce qu'elle avait toujours connu. Elle avait été envoyée au Mexique quand elle était jeune, mais n'avait pas eu le temps d'y arriver. Le Texas n'était pas loin de ce pays. A l'époque elle avait accepté l'idée de commencer une nouvelle vie. Pourquoi cela était-il si difficile aujourd'hui ?

« Je voudrais vous dire oui, Hugh, mais...

- Je saurais vous rendre heureuse, ma chérie. Faites-moi confiance !

- Je le sais. C’est moi qui crains de ne pas être celle qu’il vous faut. »

Un nouvel espoir apparaissait à Hugh. Elle n’avait pas dit non ! Il devait juste la convaincre de franchir le dernier pas.

« Vous êtes merveilleuse ! Votre modestie vous honore, mais je peux vous assurer que la seule personne qui puisse me combler se trouve en face de moi à l’instant. Un mot de vous, et je cours faire ma demande officielle à ce cher William. »

Albert avait rejoint New York depuis plus d’une semaine et il manquait terriblement à sa fille adoptive. S’il avait été là au moment où le Dr Pastiak l’avait renvoyée, elle n’aurait sans doute pas été aussi désemparée. Était-ce le découragement qui la poussait ainsi vers Hugh, ou un sentiment plus profond ?

Celui-ci essayait de percer le mystère des yeux d’émeraude sans y parvenir.

« Venez avec moi à New York ! Nous irons voir William ensemble ! Décida-t-il soudain. »

Un sourire timide se dessina sur les lèvres de Candy L’idée la séduisait et elle accepta aussitôt au grand plaisir d’Hugh. Puis elle prétexta des bagages à préparer pour l’inciter à quitter rapidement le restaurant.

Quand la voiture s’arrêta devant son appartement, elle attendit que l’homme vienne lui ouvrir la portière et accepta sa main pour descendre du véhicule. Mais au lieu de la raccompagner jusqu’à sa porte, il resta debout à contempler le visage levé vers lui et les lèvres roses qui souriaient. Mû par un irrésistible besoin, il s’inclina vers elle. Candy comprit qu’il allait l’embrasser et ferma les yeux. Personne ne l’avait embrassée à part Terry, ce jour du festival de mai. Elle retint sa respiration alors que le souffle d’Hugh caressait sa joue. Des lèvres fermes effleurèrent les siennes lui en rappelant d’autres. Elle tourna légèrement la tête, et la bouche de l’homme se posa sur sa joue empourprée.

« Veuillez me pardonner, murmura-t-il en se redressant. Je me suis laissé emporter.

- Soyez patient, je vous en prie. J’ai encore besoin d’un peu de temps. »

Hugh s’inclina galamment et la quitta sans un mot.

Fin du chapitre 7

CHAPITRE 8


Terry enfila sa veste et jeta un coup d'oeil au miroir de sa loge pour vérifier son noeud de cravate. Il prit l'enveloppe encore fermée que lui avait remise Mallone avant la représentation et la glissa dans sa poche intérieure. Il n'avait pas eu le temps de lire le rapport qui s'y trouvait, mais préférait être tranquillement chez lui pour s'y intéresser. Le détective avait frappé à sa porte alors qu'il se préparait à entrer en scène. Comment diable avait-il réussi à s'introduire dans les coulisses ? Après tout, il n'était pas détective privé pour rien ! Il avait insisté pour lui remettre le résultat de ses dernières investigations et en avait profité pour lui soutirer un chèque. Bien que Terry lui ai fait comprendre qu'il ne souhaitait plus recourir à ses services désormais, Mallone continuait régulièrement à lui transmettre des informations qu'il n'osait pas refuser. Les dernières n'avaient pas été sans intérêt, il devait bien l'avouer. Il y avait longtemps que l'homme avait découvert l'identité actuelle de l'enfant sur lequel il avait commencé à enquêter. Ses derniers rapports portaient sur la vie de Candy au cours des trois dernières années. Elle vivait seule. Voilà la seule chose de Terry en avait retenu. Il n'aurait donc pas de mal à mener son plan à bien.

Il sourit à l'image que lui renvoyait le miroir. Sa tenue était impeccable : sobre et élégante. Juste ce dont il avait besoin pour la partie qu'il allait jouer maintenant. Pour lui la représentation n'était pas finie. Les ovations et les bravos qui avaient retentis au baisser de rideau résonnaient encore dans ses oreilles. Il avait réussi a retrouver le haut de l'affiche. Décider de quitter la troupe Strafford à laquelle il devait tant n'avait pas été une mince affaire, mais il avait pris la bonne décision. Robert Attaway avait refusé de lui confier le rôle qu'il attendait, mais d'autres propositions étaient arrivées. La compagnie Bellows montait Roméo et Juliette et souhaitait lui confier le rôle titre. A vingt et un ans il n'avait plus tout à fait l'âge de Roméo, mais il connaissait le rôle à fond et c'était sans doute la dernière fois qu’il interprèterait ce personnage. Il savait également qu'il n'avait pas été sollicité pour ses talents d'acteur. Ce qui intéressait le producteur, c'était la célébrité douteuse qu'il avait acquise suite à la tentative d'assassinat dont il avait fait l'objet. Le public était attiré par le scandale, et en ses temps de guerre où la fréquentation des théâtres s'était ralentie, tous les moyens étaient bons pour capter l'attention des spectateurs. Le pari avait été osé, mais il avait porté ses fruits. Les critiques avaient été unanimes sur ses qualités d'acteur : Le grand Terrence Granchester était de retour ! Robert Attaway lui-même lui avait envoyé un télégramme de félicitations après la première. Terry savait qu'il lui restait à confirmer cette première impression, et que le monde du spectacle ne lui ferait pas de cadeau s'il baissait sa garde. Mais il avait retrouvé toute sa passion et était certain de réussir à affirmer son talent dans les prochaines pièces où il apparaîtrait.

Par contre le rôle qu'il allait jouer ce soir lui pesait plus qu'il n'osait l'avouer. Comme souvent avant la représentation, il avait observé le public en train de s'installer dans la salle à travers un orifice spécialement aménagé dans le rideau de scène. La personne qu'il attendait était enfin apparue. Il ne pouvait en être autrement, puisque c'était ce soir qu'était organisée la réception de la production. Tous ceux qui estimaient jouer un rôle dans la vie mondaine de New York se devaient d'être là, et elle était venue. Elle n'avait pas changé depuis les années de collège, pour autant qu'il puisse en juger de loin, du moins son apparence physique. Quand à son caractère, il était sûr qu'il ne s'était pas amélioré mais il savait comment le manier, cela ne l'inquiétait pas.

Il rejoignit ses condisciples qui l'attendaient pour rejoindre la réception, bon dernier comme à son habitude.

« Enfin te voilà, Terry s’exclama la comédienne qui jouait le rôle de Juliette. Nous ne pouvions pas partir sans la vedette ! »

Le jeune acteur lui accorda un regard indifférent. Elle était bonne actrice mais encore très jeune et ne se déplaçait jamais sans ses parents. Dieu merci, elle ne semblait pas s’intéresser à lui autrement que comme à un partenaire car il avait craint un instant de revivre l’épisode douloureux qu’il avait connu avec Susanna. Il offrit son bras à la jeune fille qui l’accepta en rougissant. Les autres comédiens les suivirent en continuant leurs bavardages où la guerre et ses conséquences sur leur activité occupaient la première place.

Quand ils pénétrèrent dans les salons de l’hôtel où était organisée la réception, une salve d’applaudissement les accueillit. Ils saluèrent et se dispersèrent parmi la foule des invités, signant des autographes et dispensant des banalités à ceux qui les abordaient, ainsi qu’on le leur avait demandé. Aux dernières nouvelles, il était question de leur demander de donner un représentation gratuite pour réunir des fonds afin de participer à l’effort de guerre. Stève Bellows leur manager n’était pas opposé au projet, conscient des retombées publicitaires que cela aurait sur la réputation de sa troupe. Depuis qu’il le connaissait, Terry avait été très impressionné par l’esprit synthétique de cet homme qui envisageait toujours tous les tenants et les aboutissants de ses actions. Robert Attaway ne pensait qu’à son art et au théâtre, mais Bellows avait le don de tirer profit de tout ce qui pouvait découler de son succès, ou tout ce qui pourrait l’accroître. Il n’avait pas caché à Terry les raisons de son engagement, et celui-ci avait accepté ce point de vue, certain de tirer son épingle du jeu. Et il avait eu raison.

Avec une nonchalance étudiée, il circula parmi les groupes répondant par monosyllabe aux compliments qu’on lui adressait, conforme à sa réputation de taciturne. Mais son regard acéré parcourait la salle à la recherche de celle qu’il était venu pour rencontrer. Il finit par l’apercevoir, entourée d’un cercle de jeunes gandins. A sa mine boudeuse, il comprit qu’elle ne tarderait pas à les abandonner pour une proie plus intéressante, et il prévoyait qu’il s’agirait de lui.

Un picotement dans la nuque l'avertit bientôt qu'on l'observait avec attention. Il fit un effort pour ne pas se retourner, mais un regard discret vers le coin où la femme se trouvait quelques minutes auparavant lui apprit qu'elle avait abandonné son groupe d'admirateurs. Quand un serveur passa à proximité avec un plateau, il saisit l'occasion de se débarrasser de son verre vide et croisa le regard tant attendu.

A la voir de près, il constata que ses lèvres étaient encore plus pincées que dans son souvenir et son regard plus dur. Elle fixait avec l'attention d'une prédatrice guettant sa proie. Sa surprise fut parfaitement feinte quand il s'exclama :

« Elisa ! »

Sûre d’elle, la jeune femme se rengorgea tandis que sa voisine faisait la moue :

« J’ignorais que tu connaissais M. Granchester, Elisa !

- C’est une longue histoire, coupa celle-ci avec un geste nerveux de la main. Nous avons fait nos études dans le même collège à Londres. N’est-ce pas, Terry ? »

L’utilisation de ce diminutif déplut à l’acteur qui n’en laissa rien paraître. Il n’était réservé qu’à des personnes proches et Elisa ne faisait pas partie de ce qu’il appellerait ses amis. Il esquissa un sourire sardonique :

« Je ne te savais pas à New York, Elisa. Chicago ne te suffit plus ?

- J’ai de nombreuses responsabilités, figure toi. Je suis ici pour aider à recueillir des fonds au nom de la fondation André, afin de venir en aide à nos vaillants soldats sur le front européen. »

Elle se gargarisait avec la phrase comme si la prononcer avec emphase pouvait donner plus d’importance à sa petite personne. Terry avait souvent vu des actrices médiocres tomber dans le même travers, mais il n’en fit pas état. Il avait besoin d’Elisa.

« J’ai été très heureuse d’assister à la représentation de ce soir, reprit celle-ci. Il y avait longtemps que je ne t’avais plus vu sur scène. Tu n’as rien perdu de ton talent, Dieu Merci ! »

La pique était habile et Terry se dit que la jeune femme avait fait des progrès en rouerie depuis qu’il l’avait vue. Avec un sourire charmeur, il s’excusa auprès de son interlocutrice, qui prit aussitôt Melle Legrand en grippe pour le restant de sa vie, et saisit Elisa par le bras pour l’entraîner un peu plus loin. Celle-ci était encore méfiante et il ne devait pas abattre trop vite ses cartes. Elle s’attendait à ce qu’il lui parle de Candy et il ne devait pas la décevoir s’il voulait s’attirer ses faveurs.

« Tu es venue seule, demanda-t-il ?

- Mon frère est avec moi. Il doit se trouver près du bar.

- Et ...le reste de ta famille ?

- Mes parents sont restés à Chicago. Seul l’oncle William est à New York pour l’instant. Ses affaires le retiennent ici. Oh mais excuse-moi ! Tu penses sans doute à cette bonniche orpheline qui te faisait du gringue au Collège ? Elle vit toujours à Chicago, et en ce qui me concerne, cela me convient très bien. Je ne veux rien avoir à faire avec une fille qui n’est pas de notre monde. »

Terry s'inclina vers elle avec un sourire carnassier.

« Il faut arrêter de vivre dans le passé, Elisa. Nous étions très jeunes et bien des choses ont changé depuis cette époque.

- Et d’autres sont restées les mêmes. Tu passais pour être un voyou, et il semble que la célébrité ne t’a pas assagi. Comment s’appelle ta dernière conquête ?

- Voudrais-tu te mettre sur les rangs, princesse ? Suggéra Terry avec une moue enjôleuse. Désolé mais je n’ai pas d’attirance pour les rouquines ! »

Elisa pouffa et se rapprocha de lui pour poser les mains sur son torse et murmurer pour lui seul :

« Les minauderies d’un sainte nitouche ne doivent plus te suffire, n’est-ce pas ? Mais nous sommes des adultes maintenant. Nous savons tous les deux ce que nous voulons et comment l’obtenir. »



Elle n’imaginait pas à quel point elle avait raison. La petite lueur qui s'alluma dans les yeux de Terry la conforta dans l'idée que sa réputation de coureur de jupons n'était pas feinte.

Les aventures sentimentales de la jeune femme étaient au point mort plusieurs mois avant son départ pour New York. Elle avait essayé ses charmes sur toutes les relations masculines de son frère, en âge de lui convenir sans en retirer grande satisfaction. Elle n'exigeait que le meilleur ; qu'il s'agisse de ses vêtements, de ses bijoux ou de ses amants. De plus, la nécessité de rester discrète tant qu'elle se trouvait à Chicago ne facilitait pas les rencontres amoureuses. Que la tante Elroy ou l'oncle William aient vent de ses frasques, et elle se retrouverait au ban de la famille sans espoir de retour.

Mais ici la situation était différent. Bien qu'elle habitât la maison des André comme l'oncle William, celui-ci ne se préoccupait pas des ses allées et venues, trop occupé par ses propres affaires. Il rentrait souvent tard et partait tôt, ce qui limitait au maximum une cohabitation pesante. Son frère Daniel ne la gênait pas : elle connaissait sur lui autant de secrets honteux qu'il en savait sur elle. Aucun d'eux n'ayant intérêt à démolir la réputation de l'autre vis-à-vis du patriarche, les deux compères se couvraient mutuellement pour le plus grand profit de leurs petites personnes.

New York était pour Elisa la ville de toutes les opportunités. Si sa fonction au sein du comité de soutien n'était pas clairement définie, elle lui permettait d'assister à toutes les réunions mondaines et de rencontrer des dizaines de personnages qu'elle n'aurait jamais pu approcher autrement. Sa préférence allait vers les partis les plus fortunés, peu importait leur âge. Mais Terrence Granchester ! Il était jeune, et encore plus beau que l'adolescent dont elle se souvenait. Elisa aurait donné cher pour savoir s'il était à la hauteur de sa réputation sulfureuse. Inconsciemment elle s'humecta les lèvres et inspira profondément. De nombreux regards étaient rivés sur leur couple et elle se rengorgea. Oui, ajouter Terry à la liste de ses conquêtes, si cela ne renforçait pas son prestige, lui procurerait une grande satisfaction.

Terry remarqua le geste équivoque d'Elisa quand elle mouilla ses lèvres et sourit. Il ne s'était pas trompé : quelles que puissent être ses raisons, elle était prête à lui tomber dans les bras. Pour avoir déjà été l'objet de ses tentatives de manipulation, il savait qu'il fallait se méfier d'elle et l'idée d'une quelconque intimité avec ce dragon femelle lui glaçait les sangs. Mais il ne pouvait pas s'aliéner la jeune femme pour le moment : il avait besoin d'elle pour mener son projet à bien.

« L’endroit n’est pas des mieux choisi pour évoquer le sujet de nos... désirs passés ou à venir insinua-t-il.

- Certains entretiens nécessitent plus de discrétion, c’est vrai en affaires comme en amour ! »

Terry éclata de rire et constata avec plaisir que Bellows battait le rappel de sa petite troupe. Il allait pouvoir mettre un terme à cette conversation sans provoquer d’esclandre :

« Je me demande dans lequel de ces deux domaines tu penses être la plus douée. Tu sais où me trouver pour me donner des précisions, mais il vaudrait mieux être convaincante : je suis très demandé ces derniers temps. »

Elisa le regarda s’éloigner en compagnie des autres comédiens, l’esprit agité par de nombreuses questions plus inavouables les unes que les autres. Elle ne remarqua même pas les regards d’envie que lui jetèrent les femmes de la soirée devant sa mine rêveuse.

Quelqu’un fit passer une coupe de champagne devant ses yeux pour la tirer de ses réflexions.

« Reviens sur terre, petite soeur, et dis-moi ce que tu racontais à cet acteur de pacotille ! »

Elisa courroucée se tourna vers Daniel en acceptant le verre qu’il lui tendait.

« Je ne suis pas obligée de tout te dire !

- Pas ce ton là avec moi, Elisa ! Tu fais ce que tu veux de tes nuits, mais celui-là, tu ferais mieux de t’en méfier.

- Tu as toujours eu une dent contre lui depuis que la fille d’écurie l’avait préféré à toi. Mêle-toi de tes affaires ! »

Daniel se pencha vers elle et lui souffla au visage son haleine avinée, provoquant la grimace de sa soeur. Il était sérieusement éméché, mais la vue de Terry lui avait rendu une partie de sa lucidité, alors qu’il provoquait l’effet inverse sur Elisa.

« Ce n’est pas la première fois que tu essaies de lui faire du charme. Rappelle-toi comment il t’a traitée. Tu veux que cela se termine de la même façon ? »

Le visage de la jeune femme se durcit et elle regarda son frère avec un intérêt renouvelé. L’ancienne haine refit surface quand elle songea à la manière dont Terry l’avait frappée au beau milieu du couloir du collège, devant toutes ses amies qui en avait fait les gorges chaudes pendant des semaines. Jamais elle n’avait été aussi humiliée et n’avait pas eu l’occasion de se venger, puisque Terry était parti le jour même, et que Candy l’avait suivi à quelques jours d’intervalle. Pendant longtemps cette rancoeur avait failli l’étouffer et voilà que le destin lui offrait l'occasion de prendre sa revanche Avec un peu de chance elle pourrait faire d'une pierre deux coups.

Fin du chapitre 8
 
 
CHAPITRE 9

Elisa en était encore à se demander comment satisfaire son désir de vengeance quand Candy et Hugh arrivèrent à New York. Un plan commença à se dessiner dans son esprit qui lui permettrait enfin de prendre sa revanche sur les deux personnes qui l'avaient le plus humiliée.

Candy semblait avoir retrouvé le sourire quand elle pénétra dans le bureau d'Albert et se jeta dans ses bras comme autrefois.

« Candy ! Mais que fais-tu à New York ?

- Je suis arrivée par le train de dix heures. Tu m’as terriblement manqué, Albert, et il fallait que je te parle très vite. »

Les yeux de la jeune femme pétillaient de malice. Hugh l’avait accompagnée mais sur son insistance, avait accepté d’attendre dans l’antichambre qu’elle ait vu Albert la première. Durant le long voyage depuis Chicago, elle avait pris de l’assurance et entrevoyait leur future vie commune d‘un oeil nouveau. Elle se sentait prête à prendre un nouveau départ, loin des souvenirs douloureux qui avaient marqués sa vie dans l’est.

« Qu’y avait-il de si urgent, interrogea Albert. Je devais revenir dans quinze jours. Cela ne pouvait pas attendre jusque là ?

- Hugh doit repartir pour le Texas. Je ne pouvais pas le laisser venir te parler tout seul, alors je l’ai accompagné. N’es-tu pas heureux de me voir ?

- Bien sûr que si, mais...

- Alors allons chercher Hugh ! Il est en bas. J’espère que tu seras content ! »

Albert restait perplexe devant le débit haché de Candy et son discours incohérent. Avec calme, il la prit par les épaules et la regarda intensément. Elle avait les joues roses et le souffle un peu court, mais cela pouvait être dû au fait qu’elle ait gravi les escaliers en courant. Il lui fit prendre place sur un siège et s’assit sans façon sur le coin du bureau.

« Je veux d’abord savoir ce qui te rends si volubile.

- Hugh m’a demandé de l’épouser et j’ai dit oui, avoua-t-elle en rougissant. »

Albert aurait voulu dire quelque chose mais il en était incapable. Il se leva et fit le tour du bureau pour se donner le temps de reprendre ses esprits. Il avait déjà eu droit à de nombreuses surprises de la part de Candy mais celle-ci lui coupait les jambes. Le seul mot qui lui passa par la tête à ce moment fut : Stupide ! Mais la jeune femme semblait si heureuse, qu’il se retint au dernier moment et lui tendit la main. Elle l’entraîna au rez-de-chaussée où Hugh faisait les cents pas dans le vestibule. Un sourire radieux illuminait son visage quand il s’avança vers Albert.

« William, mon cher ami, notre Candy vous a-t-elle annoncé la nouvelle ?

- En effet, maugréa Albert à contrecoeur. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, semble-t-il. Voulez-vous passer dans mon bureau ? »

Le ton froid de William André fit froncer les sourcils à Hugh qui gravit l’escalier en lançant un regard rassurant à sa jeune fiancée. Déjà celle-ci s’apprêtait à les suivre quand son père adoptif l’arrêta.

« Nous avons à discuter entre hommes, Candy. Tu devrais aller dans ta chambre défaire tes bagages.

- Mais...

- S’il te plait, insista Albert. »

Candy reconnut le ton inflexible du patriarche. C’était le grand oncle William qui lui faisait face, pas son ami Albert. Elle comprit qu’il valait mieux ne pas discuter ses ordres et n’insista pas mais les suivit des yeux jusqu’à ce que la porte du bureau se soit refermée sur les deux hommes.

Songeuse, elle se dirigeait vers sa chambre quand elle se trouva nez à nez avec Elisa qui remontait le couloir, habillée pour sortir. Sa vielle ennemie en resta bouche bée, oubliant même de la gratifier d’une de ses méchancetés habituelles.

« Bonjour, Elisa, dit aimablement Candy. Comment se passe la collecte de fonds pour la fondation André ?

- Très bien, balbutia Elisa qui avait tout autre chose en tête. Depuis quand es-tu à New York?

- Depuis ce matin. Nous avons voyagé toute la nuit, Hugh et moi. Quel dommage que tu ne déjeunes pas avec nous, j’aurais aimé te le présenter. Bonne journée Elisa, conclut Candy en s’éclipsant dans sa chambre. »



Elisa mourrait d'envie de connaître ce Hugh dont parlait Candy, mais ses projets immédiats étaient bien plus réjouissants puisqu'elle devait retrouver Terry pour le déjeuner.

Stève Bellows avait accepté de donner une représentation dont les recettes seraient versées à la fondation André, et le comité avait convié la troupe à un déjeuner de travail afin de régler les derniers détails. Elisa était bien décidée à ne pas quitter Terry d'une semelle.

Pourtant rien ne se passa comme elle l'avait souhaité : Les comédiens restèrent entre eux et laissèrent leur metteur en scène discuter des modalités de leur prestation. Terry lui accorda une attention polie, mais sans commune mesure avec ce qu'elle attendait. Elle comprit qu'il ne serait pas facile de faire de lui ce qu'elle voulait, et que Daniel avait sans doute raison : Terrence ne tomberait jamais à ses pieds. Cette constatation renforça son désir de se venger, et c'est d'une humeur massacrante qu'elle rentra chez elle, où elle se prépara pour le dîner.

Puisque Candy était là, elle allait changer son fusil d'épaule et tourmenter la jeune fille autant que possible sans s'attirer les foudres de l'oncle William. Elle pénétra la dernière dans la salle à manger où les autres convives étaient déjà attablés. Daniel affichait un sourire béat et ne quittait pas Candy des yeux. Cette dernière semblait absorbée par ses pensées et jouait avec sa serviette tandis que l'oncle William arborait une mine soucieuse et jetait de fréquents regards à sa fille adoptive. L'instinct d'Elisa l'avertit que quelque chose n'allait pas entre ces deux là, alors qu'ils avaient toujours été si liés. Un regard interrogateur à son frère ne reçut en réponse qu'un haussement d'épaules désabusé. Elle ne devait compter que sur elle pour découvrir le pot aux roses.

En parfaite maîtresse de maison elle tenta d'alimenter la conversation pour lutter contre le silence pesant qui régnait dans la pièce.

« Je m’attendais à ce que nous ayons un invité, attaqua-t-elle. Candy m’a dit que M. Stewart était à New York.

- Il n’a pas pu se joindre à nous, trancha Albert. Ses affaires l’appellent.

- Comme c’est dommage, minauda Elisa, certaine que l’absence de Hugh n’était pas étrangère à l’humeur morose de Candy.

- Rassure-toi, Elisa, intervint celle-ci, tu auras l’occasion de le voir souvent maintenant qu’Hugh va faire partie de la famille.

- Candy, ça suffit ! Coupa Albert furieux. Ne parlons pas ce cela pour l’instant. »

Le cerveau d’Elisa travaillait à toute vitesse. Elle ne voyait qu’un explication : Candy allait se marier ! Elle était partagée entre la joie d’être débarrassée de cette orpheline, et la fureur de la voir décrocher un aussi beau parti alors qu’elle même était toujours célibataire. Hugh Stewart n’était pas le genre d’homme qu’elle appréciait, mais son compte en banque en revanche... Elle savait qu’il avait fait fortune dans les puits de pétrole et il devait être au moins aussi riche que les André. Et c’était Candy qui avait décroché le gros lot !

D’un autre côté, si elle avait connu la nouvelle quelques heures plus tôt, elle se serait fait un malin plaisir de l’annoncer à Terry. Elle aurait donné cher pour voir la réaction de l’acteur car malgré ses dénégations, elle n’était pas persuadée qu’il ne songe plus du tout à son amour de jeunesse. Oui, cela pourrait devenir très intéressant.

Soucieuse de ne rien laisser paraître des sentiments qui l’agitaient, Elisa fit de son mieux pour relancer la conversation. Elle parla des résultats obtenus par la fondation et des derniers projets en cours pour recueillir un peu plus de fonds. Albert sembla s'intéresser à ses propos, surtout quand elle lui demanda son avis sur la meilleures façon d'acheminer les colis jusqu'en France pour les faire parvenir aux soldats américains sur le front. Il suggéra quelques idées qu'Elisa nota dans un coin de son esprit pour les soumettre au comité lors de la prochaine réunion. Il était important qu'elle donne l'impression de participer d'une manière plus active car sa contribution à la cause était sérieusement contestée par les autres membres. Il lui fallait de toute urgence prouver son utilité et l'idée germa dans son esprit à l'instant où Candy repoussa son assiette à laquelle elle avait à peine touché.

« Mon oncle, nous aimerions vous demander un service. La compagnie Bellows a accepté aujourd’hui de verser les recettes d’une de ses représentations à notre fondation. Le comité a pensé organiser une petite cérémonie avec des photographes, pour avoir un peu de publicité. Ce serait bien qu’on parle de notre action dans les journaux, cela pourrait attirer des donateurs.

- Et qu’est ce que je viens faire là dedans, demanda Albert, contrarié.

- Vous pourriez être présent ! C’est vous qui recevriez la somme au nom de la fondation, ce serait une excellente idée ! Dites oui, oncle William, s’il vous plait ! »

Albert fixa Elisa sans répondre. Son brusque engagement dans une cause aussi noble lui semblait plus que douteux. Elle avait sans doute d’autres projets en tête, mais il n’arrivait pas à savoir lesquels. De plus, son idée n’était pas mauvaise, il devait le reconnaître. Et s’il suffisait d’apparaître quelques minutes pour permettre à la fondation de mieux remplir son rôle, il n’avait aucune raison de refuser. Il promit donc d'y réfléchir.

« Et toi Candy ? Proposa Elisa. Tu pourrais venir aussi. Cela te changerait de tes malades. Tu pourrais rencontrer des gens plus intéressants que ceux que tu fréquentes d’habitude ! »

Albert eut aussitôt la puce à l’oreille. Bien que très pris par ses affaires, il n’était pas sans savoir que Terry était la nouvelle vedette de la compagnie Bellows. Il se douta qu’Elisa préparait une méchanceté à sa façon mais entrevit pour Candy l’opportunité de revenir sur son projet. Si elle revoyait son amour d’adolescence... A la stupéfaction d’Elisa, il approuva l’idée et suggéra aux deux jeunes femmes d’aller s’acheter une robe neuve pour l’occasion.

Courir les boutiques avec l’orpheline n’était pas l’idée qu’Elisa se faisait d’une bonne après-midi, mais elle aimait trop le shopping pour refuser. Elle quitta donc la table satisfaite en entraînant son frère avec lequel elle eut un long conciliabule avant de monter se coucher tandis que Daniel sortait pour rejoindre des amis.

Restés seuls, Albert et Candy se regardèrent un long moment avant que la jeune femme n’ose aborder le sujet qui la préoccupait.

« Tu ne m’as rien dit depuis ce matin, Albert.

- J’avais d’autres engagements avant que tu arrives, Candy. Je ne pouvais pas me libérer, mais j’ai pris le temps de parler avec Hugh.

- Qu’est ce que tu en penses ? »

Albert la fixa sans répondre. Hugh lui avait officiellement demandé la main de sa fille adoptive et il avait reporté sa décision, au grand dam de son ami qui ne comprenait pas. Il se refusait à donner son accord tant qu’il n’aurait pas parlé avec Candy et ce n’est que maintenant qu’ils pouvaient enfin être seuls.

« Je voudrais savoir ce que tu en penses, toi, Candy.

- Hugh m’aime. Il fera tout pour me rendre heureuse.

- Cesse de te mentir. Je te connais suffisamment pour savoir que si tu étais sûre de toi, tu ne serais pas venue me demander mon avis. Tu m’aurais mis devant le fait accompli, et je n’aurais eu qu’à m’incliner. »

La jeune femme baissa les yeux et rougit. Albert voyait clair en elle depuis toujours. Deux yeux d’un bleu profond dans un visage souriant s’imposèrent à son esprit et son coeur se mit à battre plus vite. Terry... Elle voulait le revoir encore une fois. Demander son avis à Albert n’avait été qu’un prétexte pour suivre Hugh à New York. Elle ne pouvait plus feindre. Elle ne pourrait décider de l’orientation de sa vie tant qu’elle ne saurait pas...

« Je ne veux pas pour toi d’un mariage de convenance, Candy. C’est pour cela que j’ai mis mon veto à ce simulacre de fiançailles arrangées avec Daniel. Rien ne m’importe plus que ton bonheur, tu le sais. Il est hors de question que vous vous mariiez en catastrophe, et partiez pour l’autre bout de pays en quelques jours. Je m’y refuse absolument. Quand tu auras pris le temps de la réflexion, si tu es sûre de toi, nous en reparlerons. »

La discussion était close et Albert se leva, laissant la jeune fille seule avec ses pensées. Elle observa son reflet dans la vitre. La nuit était tombée et les lumières de la ville qui parvenaient jusqu’à la fenêtre, éclaboussaient de couleurs vives les rideaux de percale.

« Oh Terry, où es-tu en ce moment ? Sais-tu seulement combien tu me manques ! »
-----oooOooo-----

Candy suivait Elisa dans un des plus grand magasin de la 5ème avenue. Jamais elle n’avait vu tant de jolis vêtements réunis en un seul lieu. Elles avaient toutes deux trouvé des robes de soirée, ainsi que tous les accessoires nécessaires pour les accompagner. Des vendeuses au sourire de commande avaient proposé de faire livrer leurs emplettes, de sorte qu’elles n’étaient pas encombrées de paquets et pouvaient librement se promener parmi les nombreuses merveilles qui s’offraient à leurs yeux. Elisa l’attrapa par le bras et l’entraîna vers l’ascenseur.

« Sais-tu qu’il y a un salon de thé au rez-de-chaussée ? Je meurs d’envie de m’asseoir et de boire une tasse de thé. Allons, dépêche-toi ! »

Georges devait revenir les chercher dans une demi-heure, et Candy voyait approcher la fin de son calvaire. Elle suivit donc sa cousine avec patience, heureuse de pouvoir bientôt rentrer chez elle. Des dames élégantes aux tenues que la jeune fille jugeait extravagantes sirotaient leur thé en dégustant des petits fours. Elles passèrent devant plusieurs tables libres mais Elisa la tirait vers le fond de la salle où étaient installés quelques messieurs. Deux hommes étaient attablés près d’une fenêtre. L’un d’eux se leva en les voyant approcher et lui dédia un sourire enjôleur. Mais Candy n’avait d’yeux que pour celui qui leur tournait le dos. Elle aurait reconnu cette attitude nonchalante et ces mèches rebelles n’importe où. Son sang courut plus vite dans ses veines et sa respiration s’accéléra tandis qu’elle s’arrêtait derrière sa chaise.

« Melle Legrand ! s’exclama celui qui s’était levé. Quelle surprise de vous rencontrer !

- C’est une agréable surprise, M. Olliver, répondit Elisa, une main possessive posée sur l’épaule de l’homme assis. Ce cher Terry ne peut plus faire un pas sans vous ? »

Candy regardait horrifié la grande main de Terry qui se posait sur celle d’Elisa. Il ne s’était toujours pas aperçu de sa présence. Elle aurait voulu hurler pour qu’il la regarde mais aucun son de franchissait ses lèvres. Elisa minaudait et sa voix lui parvenait comme à travers un épais brouillard.

« Je suis désolée, mais nous n’allons pas pouvoir rester avec vous. Ma cousine vient d’arriver à New York et nous devons encore nous rendre à l’étage des robes de mariées. Tu ne m’en voudras pas, n’est-ce pas Terry ? »

Celui-ci se leva enfin et se tourna vers les deux femmes. Candy fut obligée de lever les yeux pour croiser son regard impénétrable. Il était encore plus grand que dans son souvenir, plus large d’épaules aussi. Elle contemplait son visage dur comme si elle ne l’avait jamais vu. C’était l’ancien Terry qui se trouvait devant elle. Celui qu’elle avait rencontré à son arrivée au Collège Royal de St Paul. Les sourcils froncés, les lèvres pincées, elle retrouvait dans cet homme l’adolescent tourmenté qui refusait toute relation avec ses semblables.

« Candy ! »

Son prénom prononcé par la voix adorée ramena la jeune fille à la réalité. Il semblait encore plus surpris qu’elle.

« Bonjour Terry, murmura-t-elle. Cela fait longtemps. Comment vas-tu ?

- Nous n’avons pas le temps d’échanger de vieux souvenirs, les interrompit Elisa. N’oublie pas pourquoi nous sommes venues. »

Et avec un geste d’excuse, Elisa entraîna à nouveau sa cousine à travers le salon de thé, en sens inverse cette fois, et la poussa rapidement dans l’ascenseur. Candy se tourna vers elle et reconnut le sourire mauvais qu’elle affichait déjà enfant quand elle venait de lui jouer un mauvais tour.

« Tu savais que Terry serait là, accusa-t-elle.

- Il se trouve que nous avions rendez-vous lui et moi. Il vaut mieux que tu sois au courant tout de suite, cela t’évitera de te faire des illusions. Il ne s’intéresse plus à toi. »

Candy accusa le coup. Même si elle avait envie de sauter au visage de sa cousine et de la griffer jusqu’au sang, elle se retint et compta mentalement jusqu’à vingt pour passer sa colère. Mais quand Elisa sortit de l’élévateur, elle resta à l’intérieur et fit signe au groom de la ramener au rez-de-chaussée. Elle sortit sur le trottoir et respira à pleins poumons; elle cherchait la voiture des André pour fuir cet endroit au plus vite. Le chauffeur lui ouvrit la portière et elle disparut dans le véhicule aussi vite que possible avant qu’Elisa ne la rejoigne.

Dans le salon de thé, deux hommes l’observaient avec des pensées bien différentes

« C’est incroyable, s’exclama Olliver. Comment fais-tu pour connaître toutes les plus jolies filles ? Elle fait aussi partie de la famille André ?

- Oui, répondit Terrence d’un ton abrupt. Et ne t’avise pas d’essayer de lui mettre le grappin dessus !

- Oh, je vois ! Chasse gardée c’est cela ?

- En quelque sorte.

- Et bien mon vieux, tu te fais des illusions. Tu as entendu la rouquine ? Elles cherchaient une robe de mariée. Et comme je doute qu’un fou quelconque ait décidé d’épouser cette Elisa, c’est sûrement la cousine qui doit convoler en justes noces. Tant pis pour nous ! »

Fin du chapitre 9

© Dinosaura juillet  2008