De l'ombre à la lumière
par Dinosaura

 

Chapitre 4

Terry serra plus étroitement le porte documents qu'il tenait sous son bras. Engager ce détective lui avait coûté ses derniers sous mais il ne le regrettait pas. En quelques jours, l'homme avait obtenu plus de résultats que lui-même n'avait pu le faire.

Après son départ discret de l'hôpital, le jeune homme avait décidé de mener sa propre enquête. Il avait besoin d'en savoir plus afin d'élaborer le plan qui avait commencé à germer dans sa tête.

L'image que lui renvoyait le miroir des toilettes le fit sourire. Il avait profité de sa convalescence pour se composer un personnage. Il croyait qu'une barbe fournie et des cheveux coupés lui assureraient un camouflage suffisant. Après tout, les deux femmes qui géraient l'orphelinat où avait été élevée Candy ne l'avaient rencontré qu'une fois, de nombreuses années auparavant. Il ignorait à ce moment que Pattie travaillait désormais avec les elles.

Terry avait vite découvert qu'obtenir des informations sur de événements datant de vingt ans était loin d'être facile. Si tous les habitants du village admiraient Melle Pony et Soeur Maria pour leur dévouement envers les enfants, chacun se fermait dès qu'il devenait plus insistant. Malgré son sourire avenant, il n'avait rien pu apprendre de constructif.

Avait-il relâché sa vigilance, lassé du peu de succès de ses recherches ? Il n'en savait rien, mais l'alerte avait été chaude quand Patricia était entrée dans l'épicerie où il déployait son charme pour séduire la commerçante et l'amener à se souvenir d'une petite fille en particulier, qu'elle avait connue il y avait bien longtemps.

Il n'avait pas fait attention à la jeune femme quand elle était entrée dans l'épicerie. Patricia avait toujours été si discrète qu'on la remarquait à peine. Habituée à passer inaperçue, elle avait développé un sens de l'observation hors du commun. Quelque chose dans l'attitude ou la silhouette de Terry avait du attirer son attention. Se sentant observé, il s'était retourné calmement pour faire face à la jeune femme bouche bée. Il avait eu beaucoup de mal à se maîtriser pour ne pas dévoiler sa surprise. Sortir précipitamment était hors de question. Il s'enfonça dans son personnage et interpella Patricia d'un ton brusque.

« Vous cherchez quelque chose ma petite dame ! »

La jeune femme avait eu la réaction escomptée : rouge comme une pivoine, elle avait balbutié quelques mots d'excuse au sujet d'une méprise et il avait pu sortir en toute tranquillité. Mais l'incident avait mis ses sens en alerte. Il n'aurait pas dû s'approcher si près de la maison de Pony. Il avait donc contacté un détective en lui laissant des instructions précises et avait pris le train pour New-York. Il devenait urgent de recommencer à travailler s'il voulait payer l'homme.

Il posa son rasoir, satisfait d'avoir retrouvé son visage habituel, quand à ses cheveux, ils repousseraient vite.

Il sortit de la gare et héla un taxi. Il devait voir Robert Hathaway le plus rapidement possible. Personne ne fit attention à lui, ni dans la gare, ni dans la rue. Où était l'époque où il ne pouvait faire un pas sans être assailli d'admiratrices qui lui demandaient des autographes ? Sa célébrité était loin désormais. C'était une autre vie, avant que cette fille ne fasse de lui ce qu'il était devenu. Mais il savait comment y remédier. Cette fois ce serait lui qui mènerait la danse !

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« Candy, tu as de nouveau reçu des fleurs ! »

La collègue de la jeune femme pouffa et s'éclipsa avec un peu de jalousie. Elle en avait de la chance, cette Candy. Depuis quelque temps, les bouquets arrivaient avec une régularité déconcertante. Pourtant la jeune infirmière ne semblait pas apprécier ces attentions.

Comme à chaque fois, elle jeta un regard las sur la gerbe d'orchidées qui trônait dans la salle de repos des infirmières. Elles étaient magnifiques, comme d'habitude. D'une blancheur immaculée avec un coeur rose, parfaites et impersonnelles. Au début, Hugh lui envoyait des roses, blanches elles aussi. Mais les roses lui rappelaient Anthony et la Sweet Candy qu'il avait créée pour elle. Avec beaucoup de tact, elle lui avait fait comprendre qu'elle ne souhaitait plus recevoir de semblables attentions. Ne pouvant lui dire la vérité, elle avait prétexté ne pas aimer les roses ! Ce mensonge ne la gênait pas outre mesure. Dans le secret de son coeur, ces fleurs étaient liées au souvenir d'Anthony et elle n'était pas disposée à livrer ce secret à Hugh, pas encore du moins. Un peu penaud, il avait renoncé aux roses. Dès le lendemain, il les avait remplacées par des orchidées. Cette fois, sans mentir, Candy n'aimait pas les orchidées qu'elle trouvait artificielles et sans chaleur. Un peu comme le rôle qu'on lui demandait de jouer en tant que jeune fille de la bonne société. Mais elle n'avait pas osé dire le fond de sa pensée, et les bouquets étaient livrés à l'hôpital où elle s'empressait de les offrir à ses malades. Était-ce ainsi que Hugh la voyait ? Une fleur magnifique mais nécessitant des soins constants ? Pour être tout à fait honnête, l'attention dont Hugh l'entourait n'était pas pour lui déplaire. Il était prévenant, attentionné et acceptait son désir de travailler. Elle se souvint du jour où Albert le lui avait présenté. C'était le lendemain de la soirée de fiançailles. Elle avait rejoint son père adoptif pour le petit déjeuner avant de repartir pour son travail. A sa grande surprise, un homme était déjà attablé avec Albert, qui s'était levé à son entrée, surpris de rencontrer une femme si tôt dans la matinée, à une heure où d'habitude celles-ci étaient encore dans leur chambre.

« Candy, tu vas déjà nous quitter ?

- Je dois retourner à l'hôpital, Albert, tu le sais bien.

- C'est vrai. Mon cher Hugh, permettez-moi de vous présenter ma fille : Candice Neige.

- Je suis enchanté de faire enfin votre connaissance, Mademoiselle, avait dit l'homme en s'inclinant. »

Candy reconnut soudain la silhouette de l'homme avec lequel Albert discutait la veille, juste avant qu'elle ne sorte sur le balcon, et elle répondit d'un signe de tête poli.

« Candy, voici Hugh Stewart. Je lui ai offert l'hospitalité pour la nuit.

- Je me souviens de vous avoir aperçu hier soir, M. Stewart. Je suis désolée de ne pas vous avoir accordé plus d'attention mais il y avait tant de monde...

- C'était une soirée très réussie, Mademoiselle.

- Je n'ai aucun mérite, tout était organisé par ma tante et la mère de la fiancée !

- Mais vous avez illuminé toute la réception Mademoiselle. »

Gênée, Candy se concentra sur le toast qu'elle était en train de beurrer, sous le regard amusé d'Albert.

Celui-ci connaissait Hugh Stewart depuis plusieurs années. Pour autant qu'on puisse connaître un partenaire en affaire. C'était un homme raisonnable et prudent dans ses investissements. Il s'était toujours bien trouvé de suivre ses conseils quand il avait commencé dans la finance. Albert le considérait un peu comme un mentor, reprenant ainsi le rôle qu'Hugh lui même avait tenu face au père d'Albert, de nombreuses années auparavant.



Le regard que portaient sur lui les femmes était un peu différent. Grand et athlétique, son visage buriné dénotait l'homme habitué au grand air. En parfaite condition physique à l'aube de ses quarante ans, ses muscles puissants qui jouaient sous ses vêtements de la meilleure coupe au moindre de ses mouvements, attiraient l'attention de toutes ces dames. Des tempes grisonnantes ajoutaient à son charme naturel et faisaient ressortir l'éclat de ses yeux gris. D'une correction irréprochable, même si ses manières semblaient parfois un peu surannées en ces temps de bouleversement où les moeurs évoluaient, il ne fréquentait que peu les réceptions et événements mondains où il avait compris qu'on l'invitait pour deux autres de ses qualités : il était riche et libre.

Un premier mariage contracté très jeune l'avait laissé veuf et sans enfants depuis de nombreuses années. Bien qu'il ait été heureux en ménage, il n'avait pas éprouvé la nécessité de reprendre femme. Il avait fait le choix d'entretenir des liaisons discrètes avec des partenaires qu'il quittait avec générosité dès qu'elles évoquaient l'éventualité d'un engagement plus sérieux et surtout définitif. Ses moyens financiers lui permettaient toutes les envies, et aucune des ses anciennes relations n'avait jamais eu à se plaindre du cadeau de rupture qu'elles avaient trouvé après son départ.

Tel était Hugh Stewart avant d'avoir rencontré cette beauté blonde au teint diaphane qui traversait les salons de la maison André comme l'incarnation d'une de ses créatures irréelles qui peuplent les légendes et les rêves des adolescents romantiques. Assis maintenant en face d'elle, il découvrait la profondeur des ses iris verts et la courbe délicate de ses lèvres pleines.

« Tu sembles soucieuse, dit Albert en scrutant le visage fatigué de sa fille. Quelque chose ne va pas ?

- Je n'ai pas très bien dormi, c'est tout, répondit Candy. »

Elle ne voulait pas parler de sa mésaventure de la veille avec Daniel et Elisa. Albert ne les portait pas dans son coeur, mais ils faisaient partie de la famille. C'était la seule raison pour laquelle il les tolérait chez lui, et uniquement quand il ne pouvait faire autrement. S'il apprenait qu'ils avaient à nouveau tenté de torturer Candy, il s'emporterait une nouvelle fois et cela finirait en dispute avec la vieille tante Elroy. La jeune fille était lasse de ses querelles.

D'autre part, elle ne pouvait leur tenir rigueur des tourments de son propre coeur. Si elle était désormais rassurée sur l'état de santé de Terry, puisque les journaux parlaient d'un accident sans gravité, le souvenir du jeune homme avait réveillé en elle une vielle blessure qui ne cicatrisait pas. Son sommeil avait été peuplé de pourquoi et d'images d'une vie qu'elle ne connaîtrait jamais. Une nouvelle fois elle s'était éveillée en larmes avec un sentiment de vide au plus profond de son âme.

Elle n'avait qu'une hâte, retourner à l'hôpital et se noyer dans le travail. Et voilà que cet inconnu la dévisageait comme s'il n'avait jamais vu une femme se lever pour le petit déjeuner. Elle fit un effort pour avaler sa tasse de thé et le toast avec lequel elle avait joué un bon moment, puis prit congé aussi vite qu'elle le put.

Sans doute Candy aurait-elle rapidement oublié Hugh, si les affaires de celui-ci ne l'avaient appelé de plus en plus souvent à Chicago dans les semaines qui suivirent. Il annonçait toujours sa présence par un bouquet adressé à l'hôpital, mais ne semblait pas rechercher sa compagnie plus que de raison. La jeune femme lui sut gré de cette réserve. Contrairement aux autres prétendants qu'elle avait rencontré, il ne souhaitait pas l'entraîner dans un tourbillon de soirées et de sorties. Elle appréciait son calme et sa force tranquille et en vint peu à peu à le considérer comme un ami. Ils passèrent d'agréables soirées en compagnie d'Albert à discuter de tout et de rien. La conversation d'Hugh était passionnante et il déployait des trésors d'éloquence pour réussir à l'amuser. Rien ne semblait le rendre plus heureux que d'entendre le rire clair de Candy en réponse à une de ses anecdotes.

C'est dans cette atmosphère calme et feutrée qu'éclata la nouvelle qui allait orienter la vie de Candy vers un tout autre destin.

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Les mains enfoncées dans les poches de son manteau, Terry observait la maison. Il avait choisi ce jour pour revenir car il savait que Mme Marlow se rendait à son bridge hebdomadaire. Il ne tenait pas à sa présence lors de l'entretien qu'il aurait avec Susanna. Pourtant elle était partie depuis plus d'une demi-heure et il n'avait toujours pas bougé. Les rares passants qui profitaient des premiers rayons de soleil après le long hiver le fixaient d'un regard curieux. Quand il vit bouger un rideau à une fenêtre du salon, il su que le moment était venu. Sans hâte, il gravit les quelques marches du perron et ouvrit la porte, avec sa clef qu'il jeta aussitôt sur la desserte de l'entrée : il n'en aurait plus besoin désormais.

En raison de son handicap, les appartements de Susanna avaient été aménagés au rez-de-chaussée, mais le bureau et la chambre de Terry se trouvaient au premier. Il gravit calmement l'escalier et pénétra dans sa chambre. Il jeta quelques affaires dans une valise avant de se rendre dans son bureau. Rien ne semblait avoir changé depuis la dernière fois, pourtant, la bouteille de Whisky qui se trouvait sur le bar était neuve et n'avait jamais été ouverte. Le texte de la pièce qu'il travaillait était encore ouvert à la page où il s'était arrêté. Il referma l'ouvrage et alla le rajouter avec quelques autres dans sa valise. Il prit la petite clef qui verrouillait les tiroirs de son bureau et la contempla un instant. Il lui fallait également emporter ce qu'il y conservait précieusement enfermé. Pourtant la clef ne lui fut d'aucune utilité : le bureau avait été forcé.

La démarche claudicante de Susanna résonnait dans l'escalier. Il se tourna vers la porte attendant l'orage. Elle devait être dans une terrible rage pour accepter de monter jusqu'ici.

Appuyée sur sa canne, elle fixa sur lui un regard atone.

« Ainsi tu as décidé de partir. »

C'était plus une constatation qu'une question, et le visage de la jeune femme n'affichait aucune expression.

« J'ai tout compris, Susanna, répondit Terry en désignant la bouteille intacte sur le bar. Qu'as-tu fais de l'autre ? Craignais-tu que je la fasse analyser et qu'on y découvre l'opium que tu rajoutais dans mon whisky ? Pourquoi as-tu fait cela ?

- Tu le sais très bien ! Éructa Susanna sans chercher à nier. Pour que tu restes près de moi, comme tu l'avais promis. Mais tu t'éloignais de moi chaque jour un peu plus. Tu n'as pas compris que tu avais besoin de moi ?

- Tu as fait de moi ton jouet ! Toi aussi !

- Crois-tu jamais avoir été autre chose ? Où est le talent dont tu étais si fier ? Il est parti le jour où j'ai été obligée de quitter les planches ! A cause de toi ! Sans moi tu n'es rien du tout Terry. Que comptes-tu faire maintenant ? Ta carrière d'acteur ne décollera jamais sans moi. Tu finiras dans la misère et rien d'autre. Un comédien de troisième zone qui ira de théâtre itinérant en représentation minable dans les fêtes de village. Broadway ne t'ouvrira jamais ses portes, j'y veillerai ! »

Susanna s'emportait et frappait le sol de sa canne pour souligner ses propos malveillants. Terry serrait les poings, essayant de refouler la colère qui montait en lui.

« Fais ce que tu veux, Susanna. Je ne te dois rien. Ma vie m'appartient, à moi d'en faire quelque chose de respectable. Je croyais y arriver en m'occupant de toi, mais tu as tout détruit par ton égoïsme. Ne t'en prends qu'à toi. Maintenant dis-moi où sont les lettres que tu as prises dans le bureau.

- Trouve-les toi-même, répliqua Susanna dans un sifflement rauque. » Puis elle se retourna et le laissa seul.

Terry respira profondément pour retrouver son calme et se retint de lui courir après tant que sa colère ne serait pas retombée. Il rajouta un ou deux vêtements dans sa valise tout en réfléchissant. Susanna avait certainement caché les lettres quelque part dans sa propre chambre. Elle avait dû les lire. Peut-être les avait-elle détruites dans un accès de rage. Il serra les dents à cette idée, puis se reprit : n'était-ce pas ce qu'il avait l'intention de faire lui-même ? Mais il voulait savoir. Il jeta un regard circulaire dans cette chambre qu'il n'avait jamais marquée de son empreinte et boucla son bagage. Rien ne lui manquerait ici quand il serait parti. Rien ni personne.

Susanna se trouvait dans la bibliothèque au rez-de-chaussée. Assise dans son fauteuil roulant, un plaid sur les genoux, elle allait chercher à se faire plaindre, une nouvelle fois, mais Terry n'était plus dupe depuis longtemps.

« Qu'as-tu fais des lettres de Candy, Susanna ?

- Tu comptes aller la retrouver ? Ton infirmière godiche a bien changé depuis le temps.

- Je sais, dit simplement Terry. »

Ces deux mots furent le coup de grâce pour Susanna. Elle avait lancé sa pique sans réfléchir, parce qu'elle avait lu un article sur une réception à Chicago dans la famille André. Mais Terry ne pouvait pas être au courant, c'était pendant qu'il était à l'hôpital ! S'il disait cela, c'est qu'il était toujours resté en contact avec elle ! Elle s'en était doutée, c'est pourquoi elle avait volé les lettres, mais aucune n'était récente. Elles dataient toutes de plus de trois ans. Avant qu'ils ne rompent. Alors comment correspondaient-ils tous les deux ? Atterrée, Susanna compris que tout était fini pour elle. D'un geste las elle désigna une étagère sur le mur.

Terry s'en approcha et déplaça un ou deux livres avant de trouver le paquet de lettres dissimulé derrière. Ses doigts de refermèrent sur le papier déjà froissé par de multiples lectures. Une étrange chaleur se répandit dans son corps et il ferma les yeux. Les phrases anodines se mirent à danser derrière ses paupières. Sa formidable mémoire d'acteur lui rappelait chaque hésitation de la plume, chaque mot un peu tremblé. Tous ses signes qui permettaient de comprendre le message caché dans les formules innocentes choisies avec soin. Personne n'avait le droit de détruire ce trésor, à part lui, quand il déciderait que tout était fini. Apaisé, il se retourna vers Susanna, et ses yeux s'agrandirent de surprise.

La jeune femme pointait sur lui un révolver trop lourd pour se petites mains, qu'elle avait dissimulé sous le plaid étendu sur ses genoux. L'arme tremblait, mais le regard de Susanna était fixe, dément.

« Tu es à moi, Terry ! A personne d'autre. »

Il entendit la détonation mais ne ressentit aucune douleur quand le projectile s'enfonça dans sa poitrine. Un liquide chaud trempa sa chemise et il réalisa qu'il s'agissait de son sang. Ses jambes se dérobèrent sous lui ; il tenta de se retenir aux étagères couvertes de livres avant de s'écrouler sur le sol. Sa vision se troubla. Les sons ne lui parvenaient plus que déformés. Il entendit la porte s'ouvrir et une femme hurler, puis un pas précipité.

« Susanna, ma chérie, qu'est ce que tu as fait ! »

Il y eu une deuxième détonation puis tout devint calme, enfin.

FIN DU CHAPITRE 4

CHAPITRE 5

Terry venait de retrouver la une des journaux. Pourtant, ses dons d'acteur n'avaient rien à voir avec ce regain de célébrité. Et une nouvelle fois, il ne tenait pas le premier rôle. Pour la dernière fois de sa vie, Susanna Marlow tenait la vedette. Sa photo s'étalait en première page, encadrée par celles, plus petites; de sa mère et de son fiancé; ses deux victimes.

Candy avait été très surprise de voir Albert l'attendre à la fin de sa journée de travail. La mine sombre, il l'avait fait monter dans la voiture où Annie était déjà installée, puis avait ordonné à Georges de les conduire à l'appartement de la jeune femme. A voir la malheureuse Annie qui se tordait les mains, sans rien dire, l'inquiétude de Candy avait été à son comble.

« Allez-vous me dire ce qui vous arrive, tous les deux ? Un superbe week-end s'annonce et on dirait qu'une catastrophe vient de s'abattre sur vous ! Tout va bien à la maison ?

- Tout va bien chez nous, mais nous tenions à être avec toi quand tu apprendrais la nouvelle, dit Albert en sortant un journal plié de sa poche. Ce que nous voulons t'annoncer est assez pénible. »

Il gardait le quotidien dans sa main sans trouver la force de le donner à sa fille. Il aurait voulu l'informer des gros titres avec douceur, mais ne trouvait pas les mots qui auraient pu adoucir sa peine. Il connaissait Candy mieux qu'elle ne se connaissait elle même et savait la place que Terry occupait toujours dans son coeur. Le choc allait être rude et il était incapable de l'atténuer, mais peut-être serait-ce salutaire. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était être là pour la soutenir et l'assurer de son affection.

Incapable de se contenir, Annie éclata en sanglots :

« C'est à cause de Terry ! Je suis tellement désolée ! Je ne sais pas comment te dire... »

Candy se tourna vers son père les yeux écarquillés. Avec un soupir résigné il lui tendit le journal dont elle s'empara. Il la regardait pendant qu'elle lisait l'article et vit son visage se décomposer. Toute couleur s'était retirée de ses joues et ses mains tremblaient au point qu'elle fut obligée de poser la gazette sur ses genoux pour finir sa lecture. Les mots dansaient devant ses yeux sans réussir à s'imprimer dans son cerveau engourdi.

« Je ne comprends pas, balbutia-t-elle.

- Susanna Marlow a été arrêtée pour meurtre, Candy. Elle a tiré sur sa mère et sur Terry expliqua Albert avec douceur. »

Le quotidien glissa des mains de Candy et tomba à ses pieds. Incapable du moindre mouvement, elle restait figée comme une statue. Annie pris une main glacée dans la sienne et la serra, essayant de lui communiquer son affection par ce simple geste. La jeune femme leva vers elle un regard empli de larmes.

" C'est impossible ! Terry ne peut par mourir, balbutia Candy.

- Il n'est pas mort, la rassura Albert. L'article dit qu'il est gravement blessé, mais... »

Sa fille se tourna vers lui avec espoir. Elle essuya de sa main libre les larmes qui inondaient ses joues pâles, prise d'une soudaine résolution :

« Je dois y aller ! Dans quel hôpital a-t-il été transporté ?

- Je ne sais pas, Candy, avoua Albert en secouant la tête. Je vais me renseigner mais tu ne peux pas partir ainsi à l'aventure. Tu es trop bouleversée.

- L'oncle William a raison, intervint Annie. Je vais rester avec toi ce soir, ma famille est prévenue. Dès que nous en saurons plus, tu décideras de ce qu'il convient de faire. Pour l'instant nous ne pouvons qu'espérer et prier pour lui. »

La voiture s'arrêta devant chez elle, dispensant Candy de répondre. Elle regagna son appartement comme une automate, soutenue par Annie qui rassura Albert d'un signe de tête. Celui-ci croisa le regard de Georges dans le rétroviseur. Ils se connaissaient depuis si longtemps qu'ils se comprenaient souvent sans parler. En cet instant, leurs pensées étaient orientées vers la même personne.

« Que pouvons-nous faire, Georges ? Croyez-vous qu'elle réussira un jour à l'oublier ? »

De l'avis du chauffeur, la rupture entre Candy et Terry avait toujours été une erreur. Il l'avait compris en observant la jeune fille depuis bientôt quatre ans. Mais il tenait à respecter ses choix aussi pesa-t-il soigneusement sa réponse :

« Il semble que le malheur s'acharne sur mademoiselles Candy. Une jeune personne aussi charmante ne devrait pas avoir à subir autant d'épreuves douloureuses. Si nous connaissions le moyen de la voir enfin heureuse, il faudrait tout tenter pour y parvenir. Elle le mérite. »

Albert ne répondit pas et s'enfonça dans son siège. Son esprit était déjà à chercher parmi les différents contacts qu'il possédait à New York, qui pourrait lui fournir les renseignements dont il avait besoin.

Mais le milieu artistique n'a que peu de liens avec celui des affaires. Dans un premier temps, les relations d'Albert ne purent rien lui apprendre de plus que ce qui paraissait quotidiennement dans les journaux.

L'enquête fut rapidement bouclée tant les faits étaient évidents. Susanna elle-même présenta des aveux complets : Elle avait tiré sur son fiancé dans une crise de jalousie. Sa mère avait entendu le coup de feu et s'était précipitée dans le salon au moment où elle retournait l'arme contre elle pour en finir. Déterminée à mettre fin à ses jours, elle avait pointé le revolver sur Mme Marlow pour la tenir à distance. Comme celle-ci s'obstinait à vouloir la désarmer, elle avait tiré une seconde fois. Puis l'arme qui avait appartenu à son père et n'avait plus été entretenue depuis longtemps s'était enrayée. Susanna ne se souvenait même plus de l'arrivée de la police. Elle débita son histoire d'un ton monocorde, comme détachée des événements.

La conclusion des enquêteurs ne se fit pas attendre : La jeune femme était parfaitement consciente de ses actes et la préméditation ne faisait aucun doute. La date du procès fut rapidement fixée. Susanna Marlow passerait en justice pour le meurtre de la mère et tentative d’homicide sur la personne de son fiancé. : Terrence G. Granchester avait survécu.

La nouvelle s'étalait en première page et Annie se précipita dans la chambre de Candy.

« Il est vivant ! Terry est sauvé ! »

Les deux jeunes femmes avaient regagné la maison des André. Candy avait pris des congés et n'avait pas quitté sa chambre depuis une semaine. Elle n'était pas restée inactive pour autant. Elle avait écrit à tous ses collègues qui travaillaient dans les différents hôpitaux de New York et qu'elle avait pu rencontrer au cours de sa carrière ou pendant ses études. Peut-être l'un d'eux savait-il où le jeune acteur était soigné. Quand son amie lui tendit le journal elle s'en empara et relut plusieurs fois la manchette pour se persuader qu'elle avait bien compris. Elle fondit en larme dans les bras de la douce Annie qui la berça comme une enfant jusqu'à ce qu'elle s'apaise. Elle essuya délicatement les yeux de Candy avec son mouchoir.

« Tu l'aimes encore. Je le savais mais je n'avais pas compris à quel point !

- Oh Annie, je voudrais tant le voir !

- Albert a envoyé Georges à New York pour le trouver. Ce n'est qu'une question de temps. Mais que vas-tu faire ? As-tu réfléchi à ce que tu diras à Terry quand tu le reverras après toutes ces années ? »

Candy se mordit la lèvre, ne sachant que répondre. Annie regarda alors la valise que se trouvait sur le lit prête à être bouclée.

« Tu veux partir ?

- J'ai reçu hier soir une lettre de mon amie Alice. Elle travaille à Saint Jacob. C’est là que Terry est hospitalisé. Mon train part dans deux heures. »

Elle évita de regarder Annie. Qu'aurait-elle pu lui rétorquer ? Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle pourrait dire à Terry quand elle le rencontrerait. Tout ce qu'elle savait c'est qu'elle devait le voir, s'assurer qu'il était vivant et bien soigné. La lettre d'Alice datait déjà de trois jours. Celle-ci affirmait que l'état de Terry était grave et qu'on ne savait pas s'il s'en sortirait. Les nouvelles parues dans la presse aujourd'hui mettaient du baume au coeur de la jeune femme. Mais elle serait partie de toute façon : la vie de Terry était en danger et elle devait être près de lui.



Elle eut tout le temps de s'interroger pendant le long voyage en train. Comment Terry allait-il réagir ? Ils ne s'étaient pas revus depuis ce soir fatidique à New York où ils s'étaient séparés. Ce jour là, elle avait perdu une partie de son coeur, resté pour toujours auprès de lui. Elle savait combien cela avait été dur pour Terry aussi, mais depuis leurs vies avaient suivi des voies différentes. A force de volonté, elle avait réussi à se reconstruire. Elle avait son travail, ses amis et sa famille. Était-il encore possible de renouer les fragiles liens du passé ? Ils n'étaient plus les adolescents insouciants du Collège Saint Paul, mais des adultes marqués par les épreuves traversées depuis plus de trois ans. Candy se sentait une personne différente. Sans doute Terry aussi avait-il changé. Comment l'homme qu'il était devenu l' accueillerait-il ?

« C’est un ami d'école. Il est parfaitement normal que je m'inquiète de sa santé, se persuadait-elle. Je le ferais pour tous les autres. »

Le coeur de Candy se serra. Pourrait-elle un jour le considérer juste comme un ami ? C’est ce qu’elle prétendait depuis leur séparation, et c’est la ligne de conduite dont elle ne dévierait pas. Terry devait savoir qu’elle était toujours son amie, et pour cela il fallait réussir à le voir. Puisque leurs chemins étaient désormais séparés, elle garderait pour elle la vérité sur la plaie qui béait encore dans sa poitrine. Forte de cette résolution, elle consacra le reste du voyage à se remémorer ce qu’elle savait des blessures par balles et des soins à leur apporter. Même si son esprit tentait parfois de dévier vers d'autres considérations quand elle évoquait le visage du jeune acteur, elle se reprenait bien vite.



Un taxi la déposa devant l’hôpital Saint Jacob. Le hasard avait voulu que ce soit ici que Susanna ait été soignée après son accident au théâtre, quatre ans plus tôt. Il neigeait la dernière fois qu’elle était venue. Aujourd’hui le soleil brillait, mais son angoisse était la même. Elle se dirigea vers la réception et s’enquit d’Alice Cooper. Son amie l’accueillit avec chaleur.

« Je suis heureuse de te revoir, lui dit-elle, mais je me doute que tu n’es pas là pour ma petite personne. Quand as-tu reçu ma lettre ?

- Hier matin, et je te remercie de m’avoir répondu aussi vite. Comment va-t-il ? Est-ce que je peux le voir ? »

L’infirmière présenta une chaise à Candy et afficha une mine contrite.

« Je suis désolée, mais il nous a quittés hier soir. »

Alice se rendit compte du double sens de ses paroles en voyant le visage de son amie prendre une blancheur de cire, et se reprit aussitôt.

« Non, non ! Ce n’est pas ce que tu crois ! Il se remet plutôt bien de sa blessure, mais il a refusé de rester chez nous, à Saint Jacob. Il a exigé qu’un autre docteur s’occupe de lui, un certain Dr Parker, il me semble. Celui-ci est passé le prendre hier soir avec une ambulance spécialement pour lui.

- Où sont-ils allés, demanda Candy d’une voix étouffée ?

- On ne le sait pas ! Tout l’hôpital ne parle que de çà ! C’est tellement mystérieux ! Et tu as fait tout ce chemin depuis Chicago pour le voir ? »

Abattue Candy ne répondit pas. Une nouvelle fois il semblait que le destin s’acharne contre eux. Combien avaient-ils eu de rendez-vous manqués, tous les deux ? C’était comme si depuis le début, la vie avait tout fait pour les empêcher d’être ensemble. Ils n’étaient pas faits pour être réunis. Avec un soupir résigné, la jeune femme se leva, le coeur lourd. Il n’y aurait pas de retrouvailles, pas d’explications, pas de pardon...

Elle remercia son amie Alice et se fit appeler un autre taxi. Elles échangèrent quelques nouvelles sur les personnes qu’elle connaissait, mais l’esprit de Candy était ailleurs. Elle se sentait comme une enveloppe vide en arrivant à l’appartement des André non loin de Wall Street. Elle ne songeait qu’à se jeter sur son lit et pleurer tout son saoul. Pourtant la gouvernante l’avertit à son arrivée qu’un visiteur l’attendait au salon. La mine pincée de la femme dénotait sa réprobation devant de telles manières, mais Candy était trop épuisée pour en avoir cure. Décidée à éconduire rapidement l’importun, elle pénétra dans le salon où Hugh Steward se leva à son arrivée.

Soulagée de rencontrer un ami, elle s’appuya contre le chambranle, incapable de faire un pas de plus. Hugh se précipita vers elle pour la soutenir et la conduire jusqu’au canapé.

« Candy, ma chère, vous semblez bouleversée. Albert m’a appris que vous connaissiez cet acteur qui fait l’objet d’un tel scandale dans les journaux. Avez-vous reçu de mauvaises nouvelles ?

- Il est parti, Hugh ! Il a été transféré dans un autre hôpital juste avant mon arrivée. Il a de nouveau disparu ! »

Impuissante à se retenir plus longtemps, elle se jeta contre lui et éclata en sanglots déchirants. Hugh la laissa épancher ses larmes, lui tapotant le dos dans un geste paternel. Un tel désespoir le surprenait pour un simple camarade d’école, mais il n’était pas mécontent de constater que Candy était beaucoup plus sensible que l’image qu’elle voulait donner d’elle. Une femme indépendante et qui travaille heurtait toujours sa conception de la condition féminine.

« Vous êtes trop émotive, mon amie. Vous aurez très bientôt des nouvelles, ne vous inquiétez pas. Il devra témoigner au procès, vous pourrez vous enquérir de sa santé à ce moment. »

Candy se redressa et essuya ses yeux avec le mouchoir qu’il lui tendait. Il avait raison, comme d’habitude. Quelle sotte elle était ! Et voilà qu’elle se jetait dans les bras de Hugh comme une gamine, au mépris de toute bienséance.

« Pourrez vous me pardonner mon attitude puérile, Hugh. Le voyage m’a épuisée, et j’étais si inquiète que...

- Ne vous en faites pas ma chère. Les amis ne sont-ils pas là pour cela. Vous savez que je serai toujours là pour vous, répondit-il la voix rauque. »

Un peu surprise, Candy observa son visage grave. Il semblait donner à sa phrase un sens qu’elle ne voulait pas y trouver, car pendant qu’il serrait contre lui son corps tremblant, elle avait réalisé que ce qu’il éprouvait pour elle allait au delà de l’amitié. Il prit sa main pour la porter à ses lèvres.

« Je vais vous laisser vous reposer. Je suis certain que nous aurons d’autres occasions de discuter. »

Candy se détourna pour éviter son regard brûlant. Sans insister, Hugh se leva et prit congé. Il était grand temps d’avoir une conversation avec elle, mais puisqu’elle se trouvait à New York désormais, il aurait bien d’autres occasions pour la persuader de le considérer comme un peu plus qu’un ami de la famille. Il n’eut pourtant pas la chance de voir se réaliser ses projets. Dès le lendemain, Candy reprenait le train pour Chicago.

FIN DU CHAPITRE 5


CHAPITRE 6

AURORA - avril 1898



« Je vous en prie, ma tante, je suis si fatiguée !

- Cessez de vous plaindre Rosemary. C'est bien de votre faute si nous en sommes là. Il n'y en a plus pour très longtemps, de toute façon. Dans un mois tout sera terminé. »

Les deux femmes poursuivirent leur promenade sur le chemin escarpé derrière la maison. Il faisait une magnifique journée d'avril et la chaleur précoce faisait perler des gouttes de sueur au front de la plus jeune. Celle-ci avançait péniblement en tenant son ventre proéminent. Elle était visiblement au terme de sa grossesse. L'autre la soutenait d'une main ferme. Son visage revêche exprimait la désapprobation. Elle détestait cette maison et cette ville triste et sans intérêt. Seul le souci de dissimuler l'état de sa nièce l'avait entraînée dans ce lieu retiré. Leur famille possédait une maison en dehors de la ville, perchée au sommet d'une colline qui dominait la cité. Ils l'avaient acheté en même temps que l'aciérie, mais personne n'y venait jamais. L'endroit était idéal pour ce qu'elle comptait faire.

« Je voudrais tant revoir mon petit garçon.

- Vous le reverrez si vous vous en tenez à notre accord. Ne l’oubliez pas, Rosemary. »

La jeune femme baissa la tête, soumise. Depuis cinq mois qu’elle vivait ici avec la tante Elroy, elle avait appris à ne jamais la contrarier. Les colères de celle-ci étaient bien trop éprouvantes pour ses nerfs fragiles. Et la tante Elroy se mettait fréquemment en colère, surtout depuis qu’elle avait découvert la grossesse de sa nièce. Mais la décision quelle avait prise une fois calmée avait été plus redoutable encore. Dès le lendemain Rosemary avait trouvé la nurserie vide. Son bébé avait disparu. Sur ordre de la matriarche, il avait été emmené à Chicago avec ses cousins. Elle avait eu beau pleurer et supplier, rien n’y avait fait. Le soir même elles partaient toutes deux pour cette maison isolée dans la campagne. La tante avait embauché sur place du personnel de maison réduit à son minimum. Elle avait prétexté que sa nièce était de santé fragile pour justifier le fait qu’elle ne sorte jamais. Rosemary n’avait droit qu’à deux promenades quotidiennes dans le parc derrière la demeure, à l’abri des regards indiscrets, toujours accompagnée par la tante Elroy. Cette vie de recluse n’avait pas facilité sa grossesse, ni amélioré sa santé. Elle se sentait de plus en plus fatiguée chaque jour, et cela n’était pas uniquement dû à son état. La balade d’aujourd’hui avait été un vrai calvaire, aussi alla-t-elle se coucher dès la fin du repas sous le regard courroucé de sa tante. Elle ressentit les premières contractions dans la nuit, un mois avant le terme prévu.

On envoya chercher le médecin qui eu juste le temps d'arriver pour recueillir dans ses mains un minuscule bébé blond. Les cris poussés par la petite fille laissaient présager des poumons disproportionnés par rapport à sa taille ou un caractère bien trempé. Dans un cas comme dans l'autre l'enfant était en bonne santé malgré sa naissance prématurée. Après avoir procédé à sa toilette, il la remit entre les bras de sa mère dont l'état le préoccupait plus.

« C’est une très jolie petite fille madame. Vous pouvez être fière. Vous devez maintenant vous reposez pour profiter d’elle. »

La propriétaire de la maison entra alors dans la chambre et pris le bébé des bras de sa mère. Le regard qu’elle posa sur l’enfant ressemblait à du dégoût.

« Cette enfant est née trop tôt, docteur. Vivra-t-elle ?

- Ne vous inquiétez pas pour cela, madame. Bien que petite, elle est en parfaite santé. Entourée de l’affection de ses parents, elle deviendra bientôt une ravissante poupée qui vous enchantera de ses rires.

- Voilà qui serait très étonnant, trancha la tante Elroy. »

D’un signe de tête hautain elle congédia le médecin, qui referma sa mallette avant de s’éclipser. Il avait suffisamment d’expérience derrière lui pour deviner que l’arrivée discrète des deux femmes et leur vie de recluses tentaient de dissimuler une grossesse non désirée. Il était courrant parmi la bonne société de cacher soigneusement ce genre de mésaventures et de se débarrasser de l’enfant avant de reprendre une vie mondaine. Il croisa le regard éploré de la jeune mère et se tourna vers la matriarche.

« Cette enfant a quand même besoin de beaucoup de soins, madame. Cela ne me regarde pas, mais si vous le souhaitez je pourrais vous recommander une maison où...

- En effet, cela ne vous regarde pas, docteur, l‘interrompit la tante. Toutes les dispositions ont déjà été prises pour l’avenir de cet enfant. Je ne vous retiens pas. »

Comprenant que sa présence était indésirable, le vieux médecin rentra chez lui. Les yeux larmoyants de la jeune mère hantèrent ses rêves bien longtemps après cette nuit.

La tante Elroy fixait le petit paquet de couvertures qu’elle tenait, perplexe. Pourquoi avait-il fallu que cet enfant vive ? Il aurait mieux valu pour tout le monde que cette grossesse ne soit pas menée à terme. Mais puisque les choses étaient ainsi... Elle tira le cordon près du lit pour appeler un domestique. Le seul d’entre eux qui passât la nuit dans la maison puisque les autres retournaient en ville chaque soir leur service terminé. Seul cet homme n’était pas d’ici. Elle l’avait embauché quelques jours auparavant, dans la perspective de la naissance proche. Il n’avait d’autre fonction que de la débarrasser de l’enfant.

« Je vous en prie, ma tante, laissez-moi la tenir encore un peu, implora Rosemary.

- Vous connaissez les termes de notre arrangement, ma nièce. Nul ne doit connaître l’existence de cette... erreur.

- C’est de ma fille dont vous parlez ! Mon enfant !

- Vous n’avez pas d’autre enfant de votre fils, Anthony, ou ceux que vous pourriez concevoir légitimement avec votre époux, s’emporta Elroy. Cette bâtarde n’a pas sa place dans notre famille. Brown est un excellent mari et ce que vous lui avez fait est indigne. Vous jetez l’opprobre sur toute notre famille ! »

Rosemary éclata en sanglots et enfouit son visage dans son oreiller. Elle n’avait pas voulu ce mariage, même si elle n’avait rien à reprocher à son mari, si ce n’est d’être perpétuellement absent. Mais l’amour n’avait pas sa place dans leur relation. Une certaine tendresse existait entre eux qui s’était nouée au fil des années, mais rien qui ressemble à la passion qu’elle avait éprouvé pour le père de la petite fille. Cet embrasement de tous ses sens dès qu’elle posait les yeux sur lui, dès qu’il la touchait... Sa tante pouvait-elle comprendre cela ? Visiblement non, puisqu’elle lui avait mis ce terrible marché en main : abandonner l’enfant du péché ou disparaître à tout jamais avec le fruit de ses amours coupables. Cela impliquait de ne plus jamais revoir son fils, ni son frère adoré. Perdre la sécurité et la chaleur d’un foyer qui s’il n’était pas des plus heureux, restait celui qu’elle avait toujours connu.

Résignée, elle regarda sa tante confier le bébé vagissant à l’homme qui entrait, déjà prêt à partir.

« Elle s’appelle Candice, murmura-t-elle dans un sursaut de révolte. Candice André... »

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Terry reposa le rapport qu’il venait de lire et s‘adossa à ses oreillers. Voilà qui ouvrait de nouvelles perspectives.

« Je suis très satisfait des informations que vous m’apportez, M. Mallone, dit il en levant les yeux vers l‘homme qui se tenait assis à la table en face de son lit. Vous avez fait de l’excellent travail.

- Je vous remercie, M. Granchester.

- Comment avez-vous réussi à réunir tous ses renseignements après si longtemps ?

- Ce ne fut pas très difficile, répondit l’homme avec un sourire sardonique. Ces petites villes sont tellement ennuyeuses que le moindre événement inhabituel marque les esprits pour longtemps. Pour peu qu’il flotte autour un léger parfum de scandale, et les protagonistes en font encore leurs choux gras dans les veillées, même vingt ans après. »

Le détective décroisa les jambes et se pencha en avant pour observer son client. Celui-ci fixait le coin de ciel bleu visible par la fenêtre, perdu dans sa pensée. Pour un grand blessé, Granchester semblait en bonne forme. Il était d'autant plus étonnant qu'il se trouve ici, alors que le procès de Susanna Marlow venait de s'ouvrir à New York. Un petit parfum de scandale ne déplaisait pas non plus à Mallone, surtout s'il y voyait un moyen de ramasser un peu plus d'argent. S'il s'y prenait bien, ce jeune acteur pouvait devenir sa poule aux oeufs d'or. Pour prendre des renseignements sur un enfant illégitime né il y a vingt ans, il devait avoir une idée derrière la tête, à lui de découvrir quoi, et comment le monnayer.

« Un point n’a pas été éclairci, M. Mallone reprit Terry. Comment pouvez vous être sûr que cet enfant né dans le plus grand secret est bien la petite fille qui fut confiée à la maison de Pony ?

- J’ai retrouvé l’homme qui était chargé d’emmener l’enfant. Au départ il avait été convenu qu’il le conduise dans le Minnesota, mais il décida de confier l’enfant à sa soeur qui désespérait de devenir mère. Comme il ne connaissait pas la femme qui l’avait engagé et ne savait pas d’où elle venait, il ne vit aucun mal à partir pour l’Illinois avec le bébé. Un état en valait bien un autre, n’est-ce pas ? Mais la soeur mourut peu de temps après. Il confia donc la petite à l’orphelinat le plus proche. J’ai sa confession écrite si vous le désirez. »

Le regard de Terry se fit dur et il se leva, menaçant. Sa condition physique était décidément excellente, songea Mallone.

« Et quand comptiez-vous me faire part de cet élément ? Je suppose qu’il s’agissait d’une tentative pour me soutirer plus d’argent ? »

Le détective sortit prestement de sa poche intérieure une lettre pliée qu’il tendit à son client. Terry la parcourut assez vite pour vérifier qu’il s’agissait bien de ce qu’il attendait.

« Bien sûr que non, M. Granchester, assura Mallone. C’est un simple oubli de ma part. Vous m’avez grassement payé pour mes services, je le reconnais.

- Encore heureux, marmonna Terry entre ses dents. »

Les honoraires de ce détective avaient vidé les dernières réserves du jeune homme. Quand il aurait réglé les frais d’hôpital, il ne lui resterait plus qu’à vivre à crédit en attendant de reprendre le travail. Les perspectives en ce domaine n’étaient pas des plus réjouissantes. Il avait envoyé plusieurs messages à Robert Hattaway qui ne lui avait pas répondu. S’il n’obtenait pas rapidement un rôle, il finirait sur la paille.

« Je pourrai encore vous être utile, vous savez ! »

L’acteur se tourna vers l’homme dont le regard brillait de cupidité. Il était satisfait de son travail mais l’individu lui déplaisait plus que jamais.

« Je n’ai pas encore découvert l’identité du père de l’enfant, reprit le détective. Mais je sais où chercher. Cela représenterait des frais supplémentaires, bien sûr.

- Je ne crois pas avoir encore besoin de vos services. Cette affaire ne vous concerne plus.

- Vous semblez avoir des relations étroites avec cette famille, M. Granchester. Vous ne pouvez pas vous mettre à les interroger sur un scandale vieux de vingt ans ! Vous n’obtiendriez rien. En revanche un étranger tel que moi... »

Terry se mordit la lèvre. Le bougre avait raison. Il était trop connu pour se mettre à poser des questions sur la mère de Candy et ses proches. On le reconnaîtrait immédiatement et toutes les portes se fermeraient. De plus, cela risquait d’attirer l’attention de la jeune femme et d’Albert, ce qui contrarierait ses plans. Il était coincé ! Mallone était déjà au courrant d’une bonne partie de l’affaire. C’était sans doute un escroc, mais rien ne disait qu’un de ses confrères serait plus honnête. Autant le laisser continuer, en veillant à ce qu’il ne dépasse pas les limites qu’il lui fixerait.

« Entendons nous bien, Mallone, j’exige de vous la plus grande discrétion dans vos recherches. Nul ne doit se douter de ce que vous cherchez, et surtout pour qui vous le cherchez. Me suis-je bien fait comprendre ?

- C’est très clair, M. Granchester affirma le détective en se frottant les mains. Pourrions-nous envisager une petite avance ?

- Certainement pas, répondit Terry. De plus, si dans trois semaines vous n’avez rien trouvé, vous laisserez tomber. Vous viendrez me faire votre rapport et vous serez réglé à ce moment. Voilà les conditions.

- OK, OK concéda Mallone désappointé. Mais je ne peux rien vous garantir. »



Sur ces mots qui sonnaient comme une menace, le détective quitta la chambre, laissant Terry à ses réflexions. Ainsi Candy était une enfant illégitime !

« Aurions-nous quelque chose en commun, Miss Taches de Son. »

Terry secoua la tête. Non, ils n’avaient rien en commun. Ils s’étaient croisés par hasard, à un moment où tous deux se sentaient attirés par les premiers émois de l’adolescence. Ils avaient vécu un flirt de gamins que ne les aurait mené nulle part. Ils étaient trop différents, tant par leurs origines que par leur éducation. Il aurait dû le comprendre tout de suite. Candy avait été plus réaliste que lui. Elle avait eu besoin de lui dans une période difficile. Leur relation l’avait aidée à reprendre confiance en elle. Quand elle n’avait plus rien eu à attendre de lui, elle l’avait quitté pour vivre sa propre vie. Rien de ce qui était arrivé par la suite ne se serait produit si elle n’avait pas agi ainsi. Il était temps pour lui de réagir et de lui montrer qu’on ne le manipulait pas si facilement.

Susanna était la première à découvrir le nouveau Terrence Granchester. Un avocat avait proposé de le représenter, et il avait accepté. Son isolement dans cet hôpital devait accréditer la thèse selon laquelle il peinait à se remettre de sa blessure. Cela éviterait sa présence à la barre, car son conseil redoutait que l’avocat de la jeune femme ne l’interroge sur des sujets sensibles, comme son infidélité, et ne présente Susanna comme une malheureuse victime. Terry ne craignait pas ce genre d’attaque, car il n’avait touché mot à personne des manoeuvres de sa fiancée pour le rendre dépendant à l’opium. Il aurait pu dévoiler la vérité lors du procès et charger encore plus la jeune femme. Au fond de lui, il ne tenait pas à enfoncer d’avantage Susanna. En agissant comme elle l'avait fait, elle lui avait rendu sa liberté, et il ne se sentait plus d‘obligation envers celle qu’il avait failli épouser. Elle passerait de nombreuses années en prison pour le meurtre de sa mère. La page de sa vie sur Susanna était tournée définitivement.

FIN DU CHAPITRE 6

© Dinosaura juillet  2008