De l'ombre à la lumière
par Dinosaura

 

CHAPITRE 1

L'hiver étendait sur New York son habituel manteau de brouillard. Les phares de la puissante voiture transperçaient la nuit qui reprenait ses droits après les rues éclairées a giorno du centre ville.

Le conducteur arrêta la voiture devant une maison cossue et aida sa passagère à descendre. Elle s’appuyait lourdement sur son bras, levant vers lui son visage de porcelaine. Son regard angélique glaça le jeune homme jusqu’au cœur. Parfois, elle lui faisait peur. Personne, à part peut-être sa mère, ne connaissait mieux que lui la duplicité du caractère de la jeune femme. Charmante en public, quand elle acceptait de sortir dans le monde, elle pouvait devenir différente dans l’intimité de leur maison, dans la banlieue de New York.

« Je suis si fatiguée, Terry. Cette soirée a été épuisante ! »

Sans un mot le jeune homme la souleva dans ses bras et la porta jusqu’à la maison.

Comme d’habitude il la conduisit jusqu’à sa chambre et la laissa devant la porte après un rapide baiser sur le front. Il se rendit ensuite dans son bureau au premier étage, où il se servit un verre et s’installa à sa table de travail. Il devait revoir son rôle pour la répétition du lendemain. Les mots de Robert Athaway lors de l’entretien qu’ils avaient eu l’après-midi même résonnaient encore dans sa tête.

« Tu ne peux pas continuer ainsi, Terrence. Je t’ai confié ce rôle parce que ta prestation lors des auditions m’avait fait croire que tu avais retrouvé ton talent. Mais depuis…

- Que veux-tu dire exactement ? Je suis présent à toutes les répétitions, Je fais mon travail du mieux possible.

- Mais ce n’est pas suffisant, Terrence. Ton jeu n’a plus aucune vigueur. On dirait que tu n’es plus la même personne. Je ne devrais pas te dire cela, mais lorsque tu t’es présenté la première fois pour auditionner dans la troupe, j’ai senti chez toi l’étoffe d’un grand, d’un très grand acteur. Je sais que ce qui est arrivé à Susanna t’a beaucoup affecté, mais…

- J’ai eu une période difficile, je le sais. Mais je suis revenu, Robert, je voulais reprendre le travail. Tu as accepté de me donner une nouvelle chance et je t’en remercie, pourtant, que m’a tu confié depuis lors ? Des seconds rôles, des faire-valoir, s‘emporta Terry en frappant du poing sur le bureau. Cette pièce, j’ai travaillé comme un damné pour y jouer le rôle principal.

- Et tu as arrêté de boire, tu me l’as dit. Mais là… Soit objectif, Terrence, tu dois travailler beaucoup plus. Aujourd’hui la répétition a été catastrophique, tu le sais. Si tu ne te reprends pas, je me verrai obligé de confier ce rôle à quelqu’un d’autre. »

Ces mots avaient tourné dans la tête du jeune homme toute la soirée. Il aurait préféré rester chez lui pour peaufiner son interprétation, mais une soirée était organisée avec Jerry Garfield, un metteur en scène renommé, et Susanna, exceptionnellement avait insisté pour y assister. Il était rare qu’elle souhaite sortir de chez elle, et il n’avait pu lui refuser cela, bien qu’il ne comprenne pas les raisons de la jeune femme. En fait, il ne comprenait que rarement les motivations de Susanna qui devenait de plus en plus excentrique. Aimable et douce en société, elle pouvait devenir une vraie mégère dans l’intimité. Il détacha la chaîne qu’il portait autour du cou, et prit la clef qui y était attachée pour ouvrir le tiroir central de son bureau. Sa main s’empara du paquet de lettres nouées avec un ruban vert qui s’y trouvait. Le même vert que celui de ses yeux… Candy… Pourquoi m’a tu laissé me lier à cette femme ? C’est toi que j’aimais. Je ne peux pas continuer ainsi.

La douleur habituelle serra son cœur et il se leva pour se servir un autre verre. Il n’avait pas vraiment arrêté de boire, malgré ce qu’il avait promis à Robert. Le soir, de retour chez lui, il ne pouvait se passer de ce whisky qu’il gardait dans son bureau. Toute la journée il présentait l’image de la sobriété, mais le soir…Les verres qu’il buvait le soir lui procuraient l’oubli dont il avait tant besoin et cette sensation de bien-être qu’il n’éprouvait plus sans eux.

Il rangea le paquet de lettres sans les lire et reprit le texte de sa pièce. Objectivement, il devait reconnaître qu’il avait de plus en plus de mal à retenir ses rôles. Il n’avait jamais eu un tel problème auparavant mais depuis quelques temps… Il avait aussi de plus en plus de mal à se concentrer sur sa prestation en tant que comédien. Il croyait pourtant avoir surmonté cela après l’épisode de sa déchéance dans ces troupes itinérantes. Il s’était bien juré de ne plus toucher ni au tabac ni à l’alcool, cependant...

Son esprit s’engourdissait à nouveau. Il ferait mieux d’aller se coucher et de remettre son travail à demain, mais il savait de quoi étaient faites ses nuits. Il y avait longtemps qu’il ne dormait presque plus, trop anxieux des rêves qui venaient le hanter. Il préférait rester éveillé. Il posa résolument son verre vide devant lui et se replongea dans l’étude de son texte mais les mots dansaient devant ses yeux et il n’arrivait pas à se concentrer. Son esprit flottait dans un état second où les images du passé se mêlaient à celle du présent. Vaincu il se servit un nouveau verre et s’abandonna à ses souvenirs.


Dans sa chambre, Susanna achevait de se préparer pour la nuit. Elle savait que Terry ne la rejoindrait pas ce soir. Elle le connaissait suffisamment pour savoir qu’il s’était enfermé dans son bureau et cela lui convenait très bien. Elle brossa lentement ses longs cheveux en souriant à l’image que lui renvoyait son miroir. Elle ne regrettait pas de s’être déplacée pour cette soirée si importante pour Terry mais surtout pour elle. Ce Jerry Garfield était un homme charmant et elle avait déployé tout son talent d’actrice pour vanter à ses yeux les mérites de Terry. « Bien sûr; il n’avait pas donné la plénitude de son talent ses derniers temps; mais il ne fallait pas croire les ragots qui le prétendaient alcoolique. Il a considérablement diminué sa consommation d’alcool ses derniers temps. » Elle se souvenait avec quel talent elle avait baissé les yeux, à ce moment, comme si la modestie lui interdisait de mettre en avant son rôle dans cette victoire.

« Tu es une grande actrice, murmura-t-elle à son reflet. »

Il n’y avait que Terry pour lui donner la réplique avec valeur. Ils étaient le couple le plus talentueux de la troupe Strafford. S’il n’y avait pas eu ce stupide accident, ils auraient atteint les sommets ensemble. Mais maintenant qu’elle ne pouvait plus monter sur les planches, il ne restait à Terry que des partenaires de seconde zone. Jamais il ne retrouverait quelqu’un comme elle. Son talent ne pouvait s’exprimer sans elle. Il avait besoin d’elle comme elle avait besoin de lui, voilà pourquoi elle ne le laisserait pas lui échapper.
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Chez les Marlow le petit déjeuner était servi dans la salle à manger. La mère de Susanna s’y trouvait déjà quand Terry entra. L’esprit embrumé et la langue pâteuse il se contenterait d’une tasse de café avant de partir pour sa répétition. Il évita le regard peu amène de Mme Marlow mais ne put ignorer le journal qu’elle posa ostensiblement devant lui, ouvert à la page des spectacles. Le quotidien n’était pas réputé pour son sérieux et le jeune homme le considérait plus comme un recueil de ragots, mais c’était la bible de cette femme. Une photo de lui s’étalait au centre de la page en compagnie de Cécilia de Wind, sa nouvelle partenaire.

« Comme d’habitude, on parle plus de vos frasques que de vos performances d’acteur.

- Vous savez ce que je pense de ce torchon. Il ne vaut même pas le papier sur lequel il est imprimé.

- Il fut un temps où il ne tarissait pas d’éloge à votre égard. « L’acteur le plus doué de sa génération. » cita-t-elle. « Terrence Granchester et Susanna Marlow, les stars montantes de la troupe Strafford. » J ‘ai gardé tous les articles, je peux vous les montrer si vous avez besoin qu’on vous rafraîchisse la mémoire. Il semblerait que vous ayez des problèmes de ce côté si je ne me trompe.

- Toujours aussi charmante, chère belle-mère. Et qu’est-ce qui vous fait déployer une telle énergie dès le matin ?

- Je dois accompagner Susanna chez le médecin.

- Encore ! S’exclama Terry. Cessez donc de la traîner de cabinet en cabinet. Elle n’a nul besoin de toutes ces drogues.

- Comme si vous ne saviez pas ce que ma pauvre enfant endure ! De plus, je ne suis toujours pas votre belle-mère. Puisque vous n’êtes pas pressé de régulariser la situation, vous n’avez aucun droit de nous donner des ordres. Susanna est ma fille et je suis responsable d’elle jusqu’à son mariage. »

Ce discours que Terry avait entendu des dizaines de fois ne l’émouvait plus depuis longtemps. Il aurait pu répondre que d’elles deux, c’était Susanna qui faisait marcher sa mère à la baguette, mais son regard négligemment posé sur le journal fut attiré par un entrefilet en bas de la page mondaine : William Albert André, patriarche de la famille André, annonçait les fiançailles de son neveu Archibald Cornwell. Une réception était prévue à Chicago dans quinze jours. Un étau lui serra les tempes et des images de la seule époque heureuse de sa vie s’imposèrent à son esprit fatigué. Le collège Saint Paul, l’été en Écosse et une jeune fille à la chevelure blonde et aux yeux d’émeraude. Un passé sur lequel il n’arrivait pas à tirer un trait. Un passé qui revenait chaque nuit dans ses rêves et s’était transformé en cauchemar. Ignorant Mme Marlow il se leva et quitta la maison.


La répétition ce jour là fut encore plus catastrophique que la veille et Terry prêta enfin attention aux œillades langoureuses que lui lançait sa partenaire. Elle était jolie et sotte, exactement ce qu’il attendait d’une femme. Puisque les journaux à scandale avaient déjà fait état d’une liaison entre eux, pourquoi ne pas leur donner raison ? Ce soir là, Terrence Granchester proposa à la peu farouche Cécilia de Wind de la raccompagner et ne rentra chez lui que très tard dans la nuit pour s’enfermer dans son bureau.

Le même rituel se répéta fréquemment dans les jours qui suivirent, mais les répétitions avançaient. Bien qu’irritable, Terry donnait satisfaction au metteur en scène qui fermait les yeux sur l’air triomphant qu’affichait la jeune première. A huit jours de la générale, ils avaient tous mérité le week-end qui arrivait.

Épuisé, Terry gagna directement sa chambre en rentrant chez lui. Il rêvait d’une douche et d’une bonne nuit de sommeil. Il resta un bon moment sous l’eau chaude, regrettant de ne pouvoir effacer ses souvenirs aussi facilement que sa fatigue.

Susanna l’attendait quand il sortit de la salle de bains, appuyée sur sa canne. Le joli visage dont elle prenait si grand soin était congestionné et ses yeux lançaient des éclairs. La crise était proche et le jeune homme fut sur la défensive.

« Ravie de voir que tu te souviens de ton adresse ! Te souviens-tu de moi aussi, ou m’as-tu oubliée ? Cela fait deux semaines que je suis abandonnée, toute seule et malade ! C’est ça que tu appelle prendre soin de moi ?

- N’en fait pas trop, s’il te plait ! Tu es loin d’être seule. Entre ta mère et les domestiques…

- Mais c’est de toi dont j’ai besoin ! Je t’aime tant Terry, tu sais que je ferais tout pour toi ! »

Susanna s’était rapprochée de lui et se jeta contre son torse en abandonnant sa béquille. Elle se blottit contre lui et glissa les mains dans l’échancrure du peignoir avec une moue tentatrice. Cette attitude était inhabituelle chez elle et Terry avait eu son compte de minauderies ces derniers temps. Il lui prit les poignets et la repoussa sur le lit pour se servir un verre.

« Ma mère a raison ! Tu as une aventure avec cette mijaurée de Cécilia ! Elle n’est pas infirme, elle. »

Il se retourna vers la jeune femme qui avait éclaté en sanglots, le visage enfoui dans les mains. Mais Susanna oubliait pour qui elle livrait sa prestation : Terry était un acteur consommé et savait reconnaître le jeu d’une partenaire. Il y avait longtemps qu’elle lui avait fait comprendre que les relations physiques n’étaient pas prioritaires pour elle. L’air menaçant il s’approcha du lit et se pencha sur elle appuyé sur ses bras.

« Aurais-tu enfin l’idée de te comporter comme une vraie femme? Voilà qui me surprend. Je suis à ta disposition, tu sais. Comme d’habitude : Viens ici, Terry, fait cela pour moi, Terry, ne me parle pas sur ce ton Terry… Tu as fait de moi ton jouet, Susanna, rien de plus, alors ne viens pas me parler d’amour. Tu n’as aucune idée de ce que c’est. Mais pour ce qui est de jouer, je suis tout disposer à t’apprendre de nouveaux jeux entre adultes, qui n’ont rien à voir avec tes caprices d’enfant gâtée. »

Du bout des doigts, il effleura le cou de la jeune femme et posa une main sur sa poitrine. Avec un cri de stupeur, Susanna se dégagea et lui échappa, avant de tomber sur la descente de lit.

« Comment oses-tu me traiter de cette façon ! »

Avec un soupir résigné, Terry alla ramasser la béquille qui gisait de l’autre côté de la chambre, releva Susanna et lui tendit la canne.

« Tu pars, tu restes, cela m’est égal. Moi je sors. »

Puis il choisit des vêtements propres dans son placard et jeta négligemment son peignoir sur le lit pour s’habiller, peu soucieux de sa nudité.

Susanna eut un sursaut indigné, détourna les yeux et sortit sans un mot. Cinq minutes plus tard, elle entendait claquer la porte d’entrée et démarrer la nouvelle voiture de sport qu’elle lui avait offerte. Folle de rage, elle se mit à briser dans sa chambre tout ce qui lui tombait sous la main, puis elle utilisa sa béquille comme une massue pour fracasser son miroir jusqu’à ce que le vacarme attire les domestiques et sa mère. Elle éclata alors en sanglots, offrant l’image d’une femme bafouée et abandonnée pour un public plus crédule que celui qui venait de la quitter.

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Terry traversa la ville à tombeau ouvert. Il s’arrêta pourtant dans un drugstore pour acheter une bouteille d’alcool, puis continua son équipée sans but. Il prit la direction de l’ouest comme une autre. La pluie s’était mise à tomber et il n’y voyait plus à dix mètres. Obligé de ralentir, il en profita pour boire une lampée de whisky. Où allait-il ainsi ? Un grand panneau indiquait la direction de Chicago. La famille André, les fiançailles... Il but une nouvelle gorgée. Candy y assisterait sûrement. Elle avait refait sa vie à Chicago tandis qu’il avait raté la sienne à New York. Sa carrière n’avait jamais décollé. Il ne voyait que rarement sa mère. Son père lui avait coupé les vivres. Il vivait aux crochets de la famille Marlow, profitant de l’argent du défunt père de Susanna. Où étaient ses rêves d’adolescent dans tout cela. C’est Candy qui les avait emportés avec elle quand elle était partie. Si elle ne l’avait pas abandonné...

Il se pencha pour retrouver la bouteille qui avait roulé sur le sol. Son pied enfonça l’accélérateur. Quelque chose traversa son champ de vision quand il se redressa. Il braqua le volant à droite puis se fut le trou noir.

Chapitre 2

Candy sortit de la boutique escortée par une cohorte de vendeuses empressées à transporter les nombreux achats de la jeune femme. Georges l'attendait près de l'imposante voiture des André, toujours égal à lui même, policé et impassible. Pourtant son coeur battait la chamade. Adorable Candy. Il avait sentit son coeur fondre dès la première fois où il avait rencontré la petite fille qu'elle était encore à l'époque. Chargé par William de veiller sur elle, il avait rempli son rôle avec un zèle qui ne devait pas tout à ses fonctions, toujours prêt à lui venir en aide. Sa petite Candy ! Albert pouvait être fier d'avoir une fille comme elle, et Georges partageait cette fierté.

Il faisait chaud dans la boutique et Candy était heureuse de respirer un peu d'air frais. Elle ne s'habituerait jamais à l'empressement manifesté par tous les commerçants de Chicago dès qu'un membre de la famille André pénétrait dans leurs locaux. Avec l’aide de son père adoptif, et surtout celle de son amie Annie, elle avait appris à se comporter en cliente acceptable. Elle sourit en se souvenant que tout au début, elle voulait aider les vendeuses à ranger les différents vêtements qu’elle venait d’essayer.

« C’est leur travail, la morigénait Annie. Tu es une grande dame, et les grandes dames doivent se laisser servir. »

La jeune femme avait du mal à intégrer ce concept. Obligée à travailler depuis son plus jeune âge, laisser les autres la servir la mettait mal à l’aise. Elle avait donc trouvé un compromis permettant de satisfaire son goût pour l’indépendance et le désir de sa famille de la voir tenir son rang. Elle jouait le rôle de Mademoiselle André dans les grandes occasions, surtout pour faire plaisir à son père adoptif. Le reste du temps, elle était Candy Neige, et vivait dans son petit appartement, sans faire étalage de son nom. Elle ne fréquentait que rarement les boutiques de luxe comme celle qu’elle venait de quitter. Elle préférait les magasins de son quartier où elle trouvait des vêtements simples pour sa vie de tous les jours. Son travail à l’hôpital, ainsi qu’à la clinique joyeuse où elle passait chaque fois qu’elle avait un moment de libre, et ses séjours à la maison de Pony ne laissaient que peu de place aux obligations mondaines. S’il lui arrivait de passer ses moments de congés à la maison des André à Chicago ou plus souvent dans le domaine de Lakewood avec Albert et ses amis, c’était loin des chichis et en toute simplicité. Albert lui-même n’était que trop heureux de laisser tomber le costume et la cravate pour s’étendre dans l’herbe au bord du lac ou pour grimper aux arbres avec elle au grand dam d’Annie qui craignait de les voir se rompre le cou.

Si Candy était devenue de plus en plus professionnelle dans son métier d’infirmière, Albert de son côté avait parfaitement intégré son rôle de chef de famille. Ses compétences financières faisaient l’admiration de ses administrateurs autant que ceux de ses adversaires. La fortune de la famille n’avait jamais été aussi florissante. Cela impliquait de sa part de nombreux voyages d’affaires qui désolaient Candy, ainsi que des obligations de représentation qui l’ennuyaient encore plus. En effet, toujours célibataire, Albert sollicitait souvent sa compagnie pour ses apparitions dans la bonne société. Outre le fait que cela le mettait à l’abri des avances de nombreuses mères en mal d’époux pour leurs filles insipides, cela lui permettait d’intégrer peu à peu sa fille adoptive dans la rigide « bonne société » de la bourgeoisie financière américaine.

De son côté, Albert non plus n'était pas en mal de demandes en mariage pour sa charmante fille. Pourtant aucun des prétendant ne trouvait grâce aux yeux de Candy, qui écartait d'un rire clair les différentes propositions qui lui étaient faites.

« De qui parles-tu, demandait-elle parfois en faisant un effort méritoire pour associer un visage au nom que son père lui citait.

- Rappelle-toi, tu l'as rencontré lors de la soirée chez les Hamilton.

- Ah, lui. Il était tellement rouge que j'ai cru que sa cravate était trop serrée !

- Les cravates sont toujours trop serrée; maugréait Albert. Là n'est pas la question. Pourquoi refuses-tu de le revoir.

- Parce qu'il m'ennuie, tout simplement. Si nous allions au bord du lac samedi ? »

C'était chaque fois la même chose. Candy éludait la discussion et Albert soupirait. Il regardait la jeune femme avec un pincement au coeur. Rien ne semblait avoir changé, en apparence. Elle riait et plaisantait. "Candy est indestructible !" avait elle encore clamé la dernière fois qu'elle avait glissé et roulé jusqu'au bas de la colline, alors que tous croyaient qu'elle s'était brisé les os. Pourtant quelque chose s'était rompu un soir à New-York un peu plus de trois ans plus tôt : son coeur. Ceux qu'elle aimait y avaient toujours une place, mais plus personne n'y entrait. Elle était ouverte à la vie mais fermée à l'amour. Albert ne l'avait pas réalisé immédiatement, et redoutait qu'il ne fût désormais trop tard.



Elle sourit à Georges quand il l'aida à prendre place.

« C'est terminé ! Nous pourrons rentrer à la maison dès que nous serons passés à la librairie. J'ai promis aux enfants de leur rapporter des bandes dessinées. »

Ses petits patients ! Elle s'occupait d'eux avec tant de dévouement ! Depuis plusieurs mois elle était affectée au service de pédiatrie. Tous les jeunes malades l'adoraient et elle le leur rendait bien. Elle était devenue une excellente infirmière et si elle s'occupait de tous les patients avec le même professionnalisme, c'est avec les petits qu'elle donnait la pleine capacité de son talent. Le chef de clinique n'avait pu faire autrement que de lui confier ce service, décision qui donnait entière satisfaction à tout le monde.

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Au milieu d'une armée de domestiques affairés et de livreurs empressés, la maison André ressemblait à une fourmilière. Candy se faufila jusqu'à sa chambre en serrant sur son coeur ses journaux et ses magasines, bien décidée à les ranger immédiatement dans son sac pour être sûre de ne pas les oublier. Les enfants auraient été trop déçus ! De plus elle ne tenait pas à rencontrer la tante Elroy qui malgré son grand âge dirigeait tout ce petit monde d'une main de fer. Les relations entre les deux femmes ne s'étaient pas vraiment arrangées ces dernières années, mais pour ne pas mécontenter Albert, elles vivaient sur un pied de neutralité armée. Le regard que la vielle dame posait sur elle faisait toujours à Candy l'effet d'une gifle cinglante.

Elle croisa Dorothy, les bras chargés d'une montagne de jupons fraîchement empesés.

« Je viendrai vous aider dès que j'aurais terminé de m'occuper de Melle Eliza, je suis désolée, mais aujourd'hui tout va de travers. »

En d'autres termes, Eliza était encore impossible, comprit Candy. Quel besoin avait-elle de monopoliser la pauvre Dorothy pour sa toilette alors qu'il restait cinq bonnes heures avant l'arrivée des premiers invités ? Et cette masse de jupons froufroutants ? Connaissant sa cousine, elle avait dû choisir une toilette impossible, surchargées de rubans et de dentelles. Son but était probablement d'éclipser Annie, incapable de supporter qu'une autre soit la vedette de la soirée.

Candy sourit à son miroir. Ce jour était celui d'Annie. Elle serait éblouissante au bras d'Archibald. Rien ni personne ne pouvait ternir son bonheur alors qu'elle officialisait enfin son attachement pour l'homme qu'elle aimait depuis si longtemps.

Douce et tendre Annie dont la plus grande ambition était de rendre son mari heureux !

« Et toi Candy, se demanda-t-elle, pourrais-tu être une parfaite épouse et te satisfaire de ce genre de vie ? »

Elle avait choisi une autre voie, mais était-ce vraiment un choix ?

Elle enleva les épingles qui retenaient ses cheveux et défit la longue natte qu'elle enroulait sur sa nuque. Cette coiffure était plus élégante que les couettes qu'elle portait autrefois, et surtout plus pratique pour sa vie professionnelle. Mais les boucles blondes étaient toujours aussi indisciplinées et Dorothy se lamentait chaque fois qu'elle venait la coiffer. Mais la jeune femme de chambre faisait des miracles avec sa tignasse et Candy avait toute confiance dans le résultat. Une nouvelle fois elle ne pourrait que s'émerveiller de la dextérité de la domestique.

Le résultat fut au-delà de ses espérances et l'étonnement qui se peignit sur le visage de la tante Elroy en la voyant la paya de tous ses efforts. L'opulente masse de cheveux blonds avait été relevée en un élégant chignon maintenu par les épingles à tête de perle. Quelques boucles faussement rebelles s'en échappaient pour retomber sur ses épaules et répondre aux petites mèches qui frisottaient sur sa nuque. Elle avait choisi une longue robe d'un bleu lavande à la coupe parfaite qui laissait ses épaules nues et moulait sa silhouette parfaite d'un luxe de bon goût. Une discrète parure de perles complétait l'ensemble et rehaussait l'éclat de sa peau nacrée.

Elle descendit l'escalier pour rejoindre Albert prêt à accueillir les premiers invités. Le sourire admiratif qui illuminait son visage lui réchauffa le coeur. Pour lui elle tiendrait son rôle d'héritière de la famille André avec toute la distinction nécessaire. Elle était loin de soupçonner la grâce naturelle qui émanait de toute sa personne et ravageait le coeur des malheureux prétendants qu'elle éconduisait avec indifférence. La jeune fille impétueuse s'était transformée en une femme d'une éclatante beauté qui comblait son père adoptif de fierté.

La tante Elroy serra les lèvres. Le regard béat d’admiration que son neveu avait posé sur la jeune fille ne lui avait pas échappé. Il était plus que temps de mettre fin à cette situation déplaisante. Continuer à tolérer cette gamine dans la maison allait tôt ou tard faire éclater le scandale qu'elle avait eut tant de mal à étouffer.

« Elles se ressemblent vraiment trop ! »

L'arrivée d'Eliza dans un nuage de mousseline framboise qui jurait avec ses cheveux roux passa totalement inaperçue. Dépitée, elle rejoignit sa famille au salon où son frère avait déjà entrepris de tester le bar. Bientôt il lui chuchotait à l'abri des palmiers nains installés pour l'occasion, des nouvelles qui mirent du baume au coeur de la perfide Eliza : Elle savait désormais comment gâcher la soirée de cette peste d'orpheline !



La soirée se traînait avec distinction. Annie et Archibald accueillaient les félicitations dans un coin du salon, remerciant avec chaleur des gens qu'ils n'avaient parfois jamais vus. Un terrible mal de tête commençait à battre aux tempes de Candy. Elle continuait de sourire machinalement. L'organisation ayant été assurée par Mme Brighton et la tante Elroy, son rôle d'hôtesse se bornait à cela : sourire et être aimable. Parfois aussi volait-elle au secours d'Albert cerné par des invitées trop empressées. Toujours avec un sourire elle prenait son bras et l'entraînait sous un prétexte quelconque. Mais pour l'instant celui-ci discutait avec un homme de belle prestance dont elle ne pouvait voir le visage. Il ne semblait pas avoir besoin de son aide et elle en profita pour sortir sur la terrasse. Un peu d'ai frais lui ferait du bien.

Elle emplit ses poumons des senteurs de la nuit. De l'autre côté de la rambarde, l'immense parc était sombre et inquiétant. Depuis qu'elle venait régulièrement ici, elle avait eu le temps de l'explorer dans les moindres recoins. Elle avait même rencontré un jour les biches dont ses cousins lui avaient parlé. Elles devaient avoir fui à l'autre bout de la propriété avec toutes ses allées et venues. Candy aurait bien voulu pouvoir faire comme elles.

« Tu ne minaudes plus au milieu de tes invités, Candy ?

- C'est un exercice où je ne t'arrive pas à la cheville, Eliza. A chacun ses compétences. »

Candy se tourna vers l'impossible rouquine pour rencontrer un sourire mielleux qui la mit aussitôt sur ses gardes. La silhouette de son frère Daniel se dessinait dans l'encadrement de la porte vitrée. Ces deux-là ne renonceraient jamais à lui jouer des tours pendables. Candy se massa distraitement la nuque, tenaillée par la migraine.

« Ton rôle de dame de la bonne société te semble trop pénible ? Pour moi tu resteras toujours une domestique ! »

Daniel était redevenu lui-même après le triste épisode de leurs fiançailles ratées dans lequel il avait été ridicule, ce qu'il ne lui avait jamais pardonné. Mais Candy le préférait ainsi au naturel que jouant les amoureux transis.

« Et toi un gosse de riche mal élevé, rétorqua-t-elle du tac au tac. Tu ferais mieux d'arrêter de boire. »

Daniel qui avait consommé pas mal d'alcool depuis le début de la soirée éclata d'un rire gras :

« Cela te vas bien de dire çà ! Pourquoi n'en fais-tu pas autant avec ton acteur de pacotille ! »

A l'évocation de Terry, le coeur de Candy se serra, mais elle ne baissa pas sa garde. A part Albert et elle, personne n'avait su la déchéance du jeune acteur après leur séparation. Par miracle, les journaux n'avaient pas été au courant de l'épisode des troupes itinérantes dans lesquelles il s’était produit un temps. Elle savait que Terry s'était repris et était retourné à New-York. Elle avait essayé de suivre sa carrière de loin pendant quelques temps, puis avait renoncé. L'évocation de son grand amour était trop douloureuse. Elle avait décidé de lui faire confiance pour remonter la pente et avait préféré éviter de songer à lui. Quand son nom était prononcé en sa présence, elle arrivait à ne plus tressaillir. Son visage arborait alors une indifférence polie qui faisait comprendre à ses interlocuteurs que le sujet du théâtre ne la passionnait pas. C'était une technique efficace, mais pas avec Eliza.

« C'est vrai, claironna celle-ci. Quand je pense à ce que ce pauvre Terry est devenu ! C'est pour cela qu'il a eu cet accident, n'est ce pas Daniel ?

- Il était complètement ivre et sa voiture a fini dans un fossé, renchérit Daniel. »

La tête de Candy était de plus en plus douloureuse et sa vision se troublait. Elle dû se tenir au garde-corps tant ses jambes tremblaient. Ce n’était pas possible ! Terry avait eu un accident de voiture ? Quand ? Est ce que c’était grave ?

« Est-il... demanda-t-elle d’une voix éteinte. »

Mais ses deux tortionnaires étaient trop heureux de l’effet produit par leur nouvelle et la laissèrent se ronger les sangs.

« Tu portes malheur à tous ceux que tu approches, siffla Eliza. Voilà ce qui arrive quand on laisse les filles de rien se mêler aux personnes de qualité ! »

Candy fut sur le point de hurler. Elle retrouva soudain l’usage de ses jambes et se redressa.

Sans un regard pour ses bourreaux elles se retourna et rejoignit la fête. Elle traversa le salon dans un état second. Seule l'expérience acquise au cours des deux dernières années lui permit d'afficher un visage serein.

« Souris, Candy ! Tu dois sourire songeait-elle. »

Ce ne fut qu'en haut de l'escalier, hors de vue, qu'elle prit ses jambes à son cou et se précipita dans sa chambre.

Elle avait soigneusement préparé son sac de voyage en prévision de son retour en ville. En quelque instant, la pièce ne fut plus qu'un champ de bataille où les vêtements auparavant bien pliés jonchaient le sol dans un désordre imprescriptible. Les magasines achetés le matin même avaient été rangés tout au fond. Assise sur le tapis, elle les feuilleta fébrilement sans trouver l'information qu'elle cherchait. Elle dut s'y reprendre à plusieurs fois avant de lire en bas de page un entrefilet qui annonçait que l'acteur Terrence Granchester avait été victime d'un accident de voiture. Le court article affirmait que ses jours n'étaient pas en danger, mais qu'il ne pourrait tenir son rôle dans la pièce qu'il répétait et le journaliste d'ironiser sur le grand talent du jeune homme dont son public serait une nouvelle fois privé.

Dans la muraille qui entourait le coeur de Candy, quelque chose se brisa.

Elle resta là un long moment, serrant le journal contre sa poitrine, se balançant d'avant en arrière comme un animal en cage. Puis son esprit s'ouvrit à nouveau au monde qui l'entourait. Les bruits de la réception lui parvenaient assourdis.

Terry n'était pas mort ! Comment Eliza pouvait-elle assez cruelle pour lui laisser supposer une telle horreur. Il se remettrait rapidement. Pas comme Anthony ! Elle avait bien fait de s'éloigner de lui. Il était fait pour la grande ville et les ovations. Tant qu'il serait sous les feux des projecteurs, il serait en sécurité. Anthony était mort tout seul dans les bois, et Allistair aussi était seul au milieu des nuages quand il avait été abattu.

Elle se dirigea vers sa coiffeuse et retoucha son maquillage d'une main distraite. Personne ne s'était aperçu de rien. Elle devait retourner parmi les invités et continuer à faire bonne figure. Ce jour était celui d'Annie et rien ne devait le gâcher !

Par bonheur, la réception touchait à sa fin. Les invités commençaient à se retirer. Une heure après, la maison avait retrouvé son calme, si ce n'était le désordre qui y régnait et auquel les domestiques commençaient déjà à remédier. La tante Elroy accusait son âge et se laissa tomber sur une chaise en velours qui craqua sous son poids.

« Ne débarrassez que les restes de nourriture et les boissons; ordonna Candy aux serviteurs affairés. Vous vous occuperez du reste demain matin. »

Outrée, la Grand Tante se redressa, mais Albert posa une main apaisante sur son bras.

« Candy a raison, Elroy. Il est tard et nous avons tous besoin de repos. Je fais confiance au personnel. Tout sera en ordre quand nous nous lèverons demain matin. »

La vieille dame renifla d'un air hautain mais s'abstint de tout commentaire avant de regagner ses appartements. Elle ne vit pas les regards reconnaissants que les domestiques lancèrent à la jeune Melle André. Candy ne les vit pas non plus, trop occupée par ses pensées. Elle suivait des yeux Eliza et son père qui soutenaient un Daniel éméché jusqu'à la porte. Mme Legrand avait déjà disparu. Encadrés par deux palmiers en pot, Annie et Archibald semblaient seuls au monde. Candy se détourna de leur bonheur et monta se coucher sans un regard pour son père adoptif.

Fin du chapitre 2


Chapitre 3


Le médecin s'approcha du lit. Le patient qui y était étendu, solidement maintenu par des sangles de cuir, soutint son regard, glacial.

« Comment vous sentez-vous ce matin, M. Granchester ?

- Je serais tenté de vous dire : en pleine forme, mais vous ne me croiriez pas. Détachez-moi immédiatement avant que je ne porte plainte contre cet établissement que vous appelez un hôpital ! »

Le Dr Parker secoua la tête d'un air résigné.

« Je vous avais prévenu qu'à votre prochain esclandre je serai obligé de prendre des mesures radicales. Ceci dit, la crise étant passée, je suis tout disposé à vous libérer si vous acceptez d'écouter ce j'ai à vous dire. »

Terry émit un grognement qui pouvait passer pour un assentiment. Il regarda le médecin défaire les sangles de ses jambes, puis de sa main droite. Le bras gauche immobilisé par un plâtre reposait sur sa poitrine. Il se couvrit les yeux de sa main libre avec un soupir.

« La lumière du jour est douloureuse pour vos yeux ? S’enquit le docteur. »

Le jeune homme acquiesça et s'assit sur son lit, le dos tourné à la fenêtre.

« Je pense que vous devez avoir froid, est-ce que je me trompe ?

- OK, docteur, j'ai compris ! s'exclama Terry. C'est vous le médecin, et je n'aurais pas dû m'emporter contre votre personnel. La seule chose qui m'intéresse, c'est de savoir quand je pourrai sortir d'ici. »

Le Dr Parker prit une chaise et s'installa en face de son patient.

« Pourquoi ne nous avez vous pas parlé de votre dépendance à l'opium ? »

L'acteur regarda le médecin avec une incrédulité totale. Il était loin d'être parfait et n'était pas très fier de ce qu'il était devenu, mais jamais il n'aurait absorbé cette drogue, d'un usage de plus en plus répandu dans les milieux du spectacle. Il s'en tenait à l'alcool et cela lui suffisait. Il ignora la petite voix qui lui insinuait à l'oreille : jusqu'à quand ?

« Désolé, docteur, mais là vous faites erreur. Je connais mes vices et celui-ci n'en fait pas partie.

- Pourtant vous présentez tous les symptômes des opiomanes, M. Granchester. Votre irritabilité, vos crises de rage suivies de périodes d'euphorie, ou de profonde morosité. La lumière vous blesse les yeux, vous tremblez... »

Terry tenta de maîtriser les tremblements qui le secouaient et y réussit au prix d'un effort méritoire.

« N'insistez pas ! Je ne touche pas à cette saleté ! »

Le Dr Parker se leva et lui tendit un verre posé sur la table de chevet.

« Prenez cela, vous devriez vous sentir un peu mieux. Je repasserai vous voir dans l'après-midi. Essayez de penser à ce que je vous ai dit. »

Le jeune homme avala la médecine douçâtre et grimaça. Puis il s'étendit sur son lit, se désintéressant du médecin qui sortait. Il entendit la clef tourner dans la serrure.



Peu lui importait d'être enfermé. Depuis une semaine qu'il se trouvait là, la première de sa pièce avait eu lieu. Qui Robert avait-il choisi pour le remplacer ? Ce prétentieux de Richard, certainement. L'idée que c'était un autre qui avait recueilli les ovations et les bravos le mettait hors de lui. Il avait tant travaillé pour ce rôle ! Et voilà maintenant que ce médecin le traitait d'opiomane. Il avait perdu la tête. Les idées noires qui tournaient dans sa tête s'apaisèrent lentement. A quoi bon se morfondre pour une situation à laquelle il ne pouvait rien changer.

Il devait se remettre et regagner New-York au plus vite. La compagnie Strafford avait d'autres projets en chantier. Il trouverait un autre rôle à interpréter. Son talent méritait d'être reconnu. Il suffisait d'être patient.

Un rayon de soleil traversa les nuages et vint frapper le mur à côté de lui. Le mauvais temps semblait avoir cessé. Terry se leva et s'approcha de la fenêtre qui donnait sur le jardin de l'hôpital. Il ouvrit les battants et aspira goulûment l'air glacé de l'hiver. La fenêtre était grillagée et il ne pouvait sortir par là. Dommage ! Songea-t-il. Il était plutôt doué pour faire le mur ! Des voix féminines s'élevèrent vers lui. Sous sa fenêtre se trouvait un banc où les infirmières venaient parfois s'installer pendant leur pause. Mais Terry n'avait pas une affection particulière pour les infirmières. Il n'en avait connu qu'une de charmante, et elle l'avait quitté. Les autres étaient toutes des dragons indignes d'intérêt.

Les exclamations et les gloussements qui montaient du groupe de jeunes femmes commencèrent à l'agacer. Il entendait le bruit d'une revue qu'on feuilletait et redouta qu'elles ne soient en train de parler de lui. Ces oies stupides n'avaient d'autres sujets de conversation que les toilettes et les célébrités. La rancoeur s'empara de lui et il se détourna de la fenêtre pour faire quelques pas dans sa chambre. Il ne se ressentait plus de son accident qui, à part son bras cassé, ne lui avait occasionné que quelques ecchymoses et des égratignures. Quelqu'un avait laissé des journaux sur la table. Il commença à les lire sans vraiment s'y intéresser, mais il fallait passer le temps en attendant le retour du médecin.

On y parlait beaucoup de la guerre, bien sûr. Terry avait vécu si longtemps en Angleterre que son coeur se serra en pensant aux ravages que le conflit avait pu y apporter. Il devrait retourner là-bas, plus tard... Il tournait machinalement les pages pendant que des images se formaient dans son esprit ; il revoyait Londres, ses rues animées, le parc du château de son père...et l'Écosse où il avait passé les meilleures vacances de sa vie.

Son regard s'arrêta soudain sur une page du journal et sur la photo qui l'agrémentait. Bien que la reprographie ait été de mauvaise qualité, il aurait reconnu entre mille le visage qui y souriait.

« M. William André et sa fille accueillant leurs invités » disait la légende.

Une vague de chaleur inonda le corps de Terry. Il n'avait pas revu Candy depuis trois ans. Comment la toute jeune fille qu'il avait serrée dans ses bras pouvait-elle s'être transformée en cet ange dont la beauté rayonnait même sur la pâle photo en noir et blanc ? Elle était magnifique !

« Beaucoup de choses peuvent changer en trois ans, lui susurra une petite voix. Regarde ce que tu es devenu. Elle est heureuse, aimée. Toi tu n'es plus rien. C’est pour cela qu’elle t’a quitté. Elle savait que tu ne pouvais rien lui apporter. »

Les réflexions du jeune homme furent interrompues par le retour du Dr Parker. S'il voulait sortir d'ici, il devait s'attirer les bonnes grâces du médecin aussi sourit-il en repoussant les journaux pendant que le praticien prenait place en face de lui.

« Épargnez-vous la question habituelle, docteur. Je me sens beaucoup mieux.

- C'est l'impression que vous donnez, en effet.

- C'est plus qu'une impression, je vous assure ! C'est la première fois depuis mon accident que je me sens aussi bien !

- C'est aussi la première fois que je vous donne un opiacé aussi puissant. »

Le visage de Terry se décomposa. Il fixait son interlocuteur sans réussir à prononcer un mot. Tout se bousculait dans sa tête. Quelle cruelle démonstration ! Sûr de son fait, le médecin lui avait fait absorber la drogue à son insu pour l'obliger à reconnaître sa dépendance. Pouvait-il encore continuer à nier, alors qu'il reconnaissait ce sentiment de bien-être et d'euphorie ?

« Ne m'en veuillez pas pour cette manoeuvre, M. Granchester. Mais je crois que vous pouvez vous débarrasser de cette fâcheuse habitude. Je suis disposé à vous aider si vous le souhaitez. »

Terry hocha le tête, ébranlé.

« Depuis combien de temps prenez vous de l'opium ?

- Je n'en sais foutrement rien ! S'emporta Terry. Pourquoi refusez-vous de me croire ? D'accord, vous venez de me prouver que je n'en étais pas à ma première prise, et franchement, j'ai du mal à réaliser que vous aviez raison. Je ne tiens pas à dépendre de cette saleté, Docteur. J'ai eu... J'ai déjà eu de gros problèmes avec l'alcool, et j'en ai encore, je dois l'avouer. Je fais mon possible pour m'en débarrasser, ce n'est pas pour tomber encore plus bas !

- M. Granchester, je croyais que nous en avions fini avec vos dénégations inutiles. J'imagine mal que vous puissiez absorber de l'opium à votre insu ! J'ai déjà vu certains malades développer une dépendance aux opiacés suite à des prescriptions trop importantes, mais vous n'êtes pas dans ce cas, est-ce que je me trompe ? Vous n'avez jamais été confronté à la douleur au point de nécessiter un traitement à la morphine, par exemple. »

Terry fixait le médecin d'un air dur. Il connaissait la douleur ! Celle qui déchire le coeur, celle de perdre tout ce à quoi on croyait. Celle-ci n'était pas physique, mais n'en était pas moins insupportable. Ne l'avait-elle pas conduit à sombrer dans l'alcool ? Où était la différence ? Le rapprochement se fit lentement dans son esprit. La satisfaction qu'il éprouvait depuis qu'il avait avalé la potion de ce matin ne lui en rappelait-elle pas une autre ?

« Ces malades dont vous parliez sont de grands blessés, n'est-ce pas Docteur ? Des mutilés de guerre par exemple ?

- C'est un bon exemple, en effet. Mais revenons à vous. Vous souvenez vous de la dernière fois où vous avez éprouvé les mêmes sensations que ce matin ? Cela pourrait vous aider.

- Commenceriez-vous à me croire ?

- Je ne vous connais pas assez pour me faire une opinion, M. Granchester. De plus vous êtes un acteur ; un bon acteur à ce que l'on dit.

- Et vous vous demandez si je serais capable de vous jouer la comédie ? Seriez-vous disposé à écouter une histoire, Docteur. Une longue histoire.

- Mon après-midi est à vous, répondit le médecin qui croisa les jambes et s'adossa à sa chaise. »

La conversation des deux hommes se termina tard dans la soirée. Terry exposa ses doutes, posa des questions. Son esprit vif et concis émerveilla le médecin. L'homme qu'il avait en face de lui n'était pas du genre à s'enfoncer dans la drogue. Il comprit les efforts que son patient avait fait pour sortir de l'alcool. Il apprit son histoire, même s'il soupçonnait Granchester de ne lui avoir dévoilé qu'une partie de la vérité concernant son adolescence en Angleterre et ses débuts en Amérique.

Quand l'effet de la drogue commença à se dissiper, Terry analysa lui-même ses réactions et le médecin répondit volontiers à ses questions, ravi de l'intérêt du jeune homme et de la justesse de ses remarques.



Mais le Dr Parker ne pouvait soupçonner le plan qui venait de germer dans l'esprit de son patient. Trop heureux de trouver chez lui un candidat parfait pour son programme de désintoxication, il négligea certains signes que Terry prit soin de lui dissimuler. Son seul but était de délivrer le jeune homme de sa dépendance à l'opium. Comment aurait-il pu soupçonner que son interlocuteur venait de prendre la décision la plus grave de sa vie. Ébloui par la révélation qui venait de lui apparaître, l'ambition de l'acteur allait beaucoup plus loin : se libérer de tout ce qui l'avait entravé jusqu'à présent. L'intention aurait pu être louable en soi, si elle ne s'était accompagné d'un corollaire dangereux dans l'esprit perturbé de Terry : la vengeance.



A partir de ce jour, Terrence Granchester se comporta comme un patient exemplaire. Il suivit à la lettre les instructions du Dr Parker concernant son sevrage à l'opium. Nul en dehors du personnel de l'hôpital ne fut au courrant de l'enfer qu'il traversa. Toutes les visites étaient interdites, sur ordre express du jeune homme. Il obtenait des nouvelles de l'extérieur grâce au médecin qui venait le voir régulièrement et passait de longues heures à discuter avec lui. Celui-ci se mit à s'intéresser au monde du théâtre. Il lisait les revues spécialisées avant de les apporter à son patient. Il apprit vite les petites histoires de la vie privée de Terry. Il en apprit ainsi beaucoup sur Susanna, sujet sur lequel le jeune homme était résolument muet. Il fut d'autant plus surpris le jour où une puissante voiture s'arrêta devant l'hôpital. Il était sorti fumer une cigarette et regardait avec intérêt le chauffeur sortir de la malle arrière un fauteuil roulant. Le domestique ouvrit ensuite la portière arrière et aida une ravissante jeune femme à s'installer dans le fauteuil. Une autre femme poussa ensuite l'infirme jusqu'à la porte. Il écrasa sa cigarette d'un coup de talon et proposa son aide pour hisser le fauteuil sur les quelques marches.

« C'est très aimable de votre part, Monsieur. Ma mère aurait du mal à me faire monter seule, dit la jeune femme avec un sourire enjôleur. »

La voix chantante éveilla aussitôt la mémoire du Dr Parker.

« Vous devez être Melle Marlow ! Nous nous sommes parlé au téléphone plusieurs fois.

- Dr Parker ? Quelle chance de vous rencontrer ainsi. Je suis venue voir mon fiancé, Terrence Granchester. Il va bien n'est-ce pas ? Quand pourra-t-il rentrer ? »

Le ton était enjoué, et Suzanna accompagnait son discours de petits gestes charmants de la main, mais le praticien de voyait que ses yeux. Ils restaient sans chaleur et le professionnel y lisait toute la détresse du monde. Ce qu'il avait à dire n'en était que plus difficile.

« Je suis désolé que vous vous soyez imposé de longues heures de route, car je ne peux vous autoriser à voir M. Granchester. Oh il va bien rassurez-vous, mais nous l'avons placé en cure de sommeil. Toutes les visites sont interdites pour le moment. Ceci dit, il quittera sous peu notre établissement. »

Susanna fit la moue et fronça les sourcils.

« Mais je suis sa fiancée, Docteur !

- Je le sais, mademoiselle, mais la faculté n'a que faire des sentiments d'une aussi jolie personne. Je ne dois penser qu'à la santé de mon patient. Je serais enchanté de discuter avec vous dans mon bureau, mais vous ne verrez pas mon malade aujourd'hui, croyez bien que cela me désole, mais c'est ainsi. »

Les mains de la jeune femme se mirent à trembler et elle les serra l'une contre l'autre. Son regard jetait maintenant des étincelles. Mme Marlow se rendit compte de l'état de sa fille et tenta de détourner l'attention du médecin.

« Nous avons fait un long voyage, Docteur. N'y a-t-il vraiment pas moyen de...

- Je regrette, madame, mais je ne reviendrai pas sur ma décision. En revanche, ce serait un honneur pour moi que de vous offrir un rafraîchissement avant votre départ. J'aimerais beaucoup m'entretenir avec Melle Marlow. Elle pourrait sans doute m'éclairer sur certains côtés du caractère de mon patient, qui parfois...

- Le caractère de Granchester est impossible. C'est tout ce qu'il y a à savoir, lâcha Mme Marlow d'un ton acerbe.

- Maman, voyons, intervint Susanna soudain très pâle avant de reporter son attention sur le médecin. Il est vrai que Terry n'est pas très communicatif, mais de là à nous chasser comme des mendiantes ! Car cela vient de lui, Docteur, j'en suis certaine. Est-ce que je me trompe ? »

L'embarras qui s'affichait sur le visage du Dr Parker valait toutes les réponses. Quand Terry avait su que la jeune femme téléphonait régulièrement à l'hôpital pour prendre de ses nouvelles, il avait refusé de lui parler. Il se doutait bien qu'elle ne tarderait pas à venir en personne et avait exigé du médecin de ne pas la laisser entrer. La requête avait surpris celui-ci, mais maintenant qu'il avait rencontré les deux femmes, il comprenait mieux la réaction du jeune homme.

Avec un air de profond dédain, Susanna repoussa la main du docteur posée sur l'accoudoir de son fauteuil. Elle fit signe au chauffeur de les rejoindre. Le Dr Parker était toujours debout sur le perron, interloqué par le brusque changement d'attitude de la jeune femme, alors que la voiture n'était déjà plus qu'un nuage de poussière à l'horizon.

Fin du chapitre 3

© Dinosaura juillet  2008