Une amitié improbable
par Dinosaura


CHAPITRE 22



Quand Terry descendit du bateau et qu'il vit sa mère qui l'attendait sur le quai, il comprit qu'il avait enfin terminé le long voyage au bord du désespoir qui avait bien failli le détruire.

Ils restèrent un long moment à se regarder, incapables du moindre geste. Enfin Eléonore se précipita vers lui et se jeta dans ses bras. Il y avait longtemps qu'il n'était plus un enfant et la dépassait de sa haute stature. Mais pour elle comme pour son fils, cette étreinte était celle de l'amour maternel et filial, comme autrefois.

Ils se séparèrent au bout d’un long moment et l’actrice essuya discrètement une larme qui perlait au coin de ses yeux. Ils n’avaient pas besoin de parler pour se comprendre et elle lui prit le bras pour l’entraîner vers sa voiture qui attendait un peu plus loin.

Terry jetait des regards anxieux autour de lui, comme s'il attendait quelque chose ou quelqu'un. Visiblement déçu, il s'enfonça dans le siège confortable de la luxueuse voiture de sa mère et ne réagit que quand il l'entendit donner son adresse au chauffeur. Il se redressa alors et se tourna vers Eléonore.

« Maman, je serais heureux de passer chez toi, mais ne m’en veux pas, il y une personne que je souhaite voir absolument. Où est Candy ? »

Candy ? Pas Susanna ? Mme Baker réunit tout son courage pour apprendre la nouvelle à son fils.

« Candy n’est pas à New York en ce moment, mon chéri.

- Pas ici ! C’est pour cela qu’elle n’était pas au débarcadère ! Je dois absolument lui parler, maman, tu comprends pourquoi, n’est-ce pas ? Quand revient-elle ? Je dois me présenter dès demain à l’ambassade britannique, et...

- L’ambassade britannique ? Mais pourquoi ? »

Eléonore cherchait un moyen de détourner les pensées de son fils de celle qu’il aimait, et sautait sur la première occasion qui se présentait. Terry lui sourit gentiment en lui désignant l’uniforme qu’il portait.

« Tu n’as rien remarqué, alors ? »

L’actrice secoua la tête. Pour elle, un soldat était un soldat et l’uniforme de son fils n’avait rien de particulier. Pourtant un petit insigne sur le col lui fit hausser les sourcils.

« Mais... Ce n’est pas un uniforme américain ! Comment...

- Tu as raison, maman. Quand au comment, ce fut si simple ! Mon père a eu une idée de génie. Vois-tu, bien que ma vie soit ici depuis de nombreuses années, je n’ai jamais demandé à être naturalisé. De ce fait, je suis toujours de nationalité britannique. Sur l’instigation du Duc, le gouvernement de sa gracieuse majesté a fait une demande officielle auprès des autorités américaines pour qu’en tant que ressortissant de leur pays je sois réintégré dans leurs effectifs. Les États Unis n’avaient aucune raison de refuser ce service à leurs alliés et j’ai été affecté à Londres ! C’était déjà un grand pas que je sois loin des combats, mais Albert est intervenu lui aussi.

- Albert ? William André, le père de Candy ?

- Oui. Sa compagnie est en négociation avec les anglais pour un important projet d’investissement à mettre en place après la guerre. Il lui a suffit de demander à ce qu’un agent de liaison soit désigné pour lui servir de contact privilégié, et voilà ! Je suppose que le ministère des armées anglais ne savait pas trop quoi faire de ce nouvel élément parachuté dans leurs bureaux. Ils n’ont été que trop contents de me trouver quelque chose à faire ! A moins que la main de papa ne plane encore sur cette décision, mais peu importe. Je suis enfin de retour, maman, et je suis bien décidé à prendre ma vie en mains. »

Eléonore soupira. Terry semblait résolu, et elle ne savait comment lui demander ce qu’il avait décidé de faire. Il tenait toujours à Candy, mais quelle place donnait-il à son fils dans son avenir ?

La voiture s’arrêta devant le perron, et elle fit signe à Terry de la suivre.

« Avant que tu m’en dise plus, il y a quelqu’un que tu dois absolument rencontrer, expliqua-t-elle. »

Intrigué, le jeune homme la suivit. Dès qu’ils ouvrirent la porte, les cris d’un bébé résonnèrent dans le hall. Le coeur battant, Terry se tourna vers sa mère. Un signe de tête de celle-ci lui confirma ce qu’il soupçonnait. Intimidé, il se dirigea vers le salon d’où provenaient les hurlements. Il découvrit un immense panier dans un fauteuil et s’approcha à pas prudents.

Il n’avait vu son fils que sur une photo, mais il le reconnut aussitôt. Il avait bien les cheveux blonds, et des yeux aussi bleus que le ciel. Avec des gestes un peu gauches, il prit dans ses bras l’enfant qui se calma aussitôt.

Avec la sensibilité propre aux nourrissons, le bébé sentait que la manière dont on le tenait était différente de tout ce qu’il avait connu. Il avait été entouré de femmes depuis sa naissance et peu d’hommes l’avaient tenu dans leurs bras. La petite main curieuse tâta le visage de celui qui le tenait. C’était différent, plus rugueux, moins doux... Il sembla apprécier ce qu’il découvrait car il se calma et fixa de ses yeux curieux cette grande personne qu’il ne connaissait pas.

Trop ému pour parler, Terry se contentait de serrer le petit être contre lui, émerveillé. Il caressa du bout du doigt les cheveux blonds fins comme la soie et s’étonna de n’y déceler aucune boucle, mais le bébé lui souriait et il se sentait l’homme le plus heureux du monde. Les larmes aux yeux, il se tourna vers sa mère qui le regardait, attendrie.

« C’est... C’est Graham, n’est-ce pas ? Balbutia-t-il d’une voix éteinte.

- Oui Terry. C’est ton fils. Je n’étais pas sûre que tu sois au courant de son existence. Tes lettres étaient tellement sibyllines...

- Candy m’en avait parlé, bien sûr ! N’est-il pas magnifique ?

- Il ressemble à sa mère, c’est vrai. »

L’acteur se mit à scruter le visage du poupon pour y retrouver des traits de sa bien-aimée. Pourtant l’enfant n’avait pas ses yeux verts, ni son nez en trompette, ni ses boucles indisciplinées... Mais quelle importance cela pouvait-il avoir ? C’était le plus beau cadeau qu’on lui ait jamais fait. Songer à Candy lui rappela la question qui le hantait depuis son arrivée.

« Où est Candy, maman ? Et pourquoi Graham est-il chez toi ? »

Eléonore prit le temps d’enlever son chapeau et ses gants pour préparer ce qu‘elle allait dire. Elle s’assit gracieusement sur le canapé avant de répondre.

« Il ne faut pas en vouloir à sa mère, Terry. Tu es un homme. Tu ne peux pas savoir ce que cela représente pour une femme seule d’avoir un enfant. Elle a dû entendre bon nombre de réflexions désobligeantes, d’insinuations malveillantes... Je suis passée par là autrefois, et pourtant ton père était près de moi. Je sais combien cela peut être dur à supporter. Tu ne donnais pas signe de vie. Je comprends qu’elle ait paniqué...

- Depuis que j’ai appris l’existence de cet enfant, je me suis reproché mille fois d’être responsable et de l’avoir mise dans une telle situation. Mais elle sait combien je tiens à elle ! Je lui ai écrit pour lui annoncer mon retour !

- Quand ? S’exclama Eléonore. En même temps que tu m’as écrit à moi ? Il était trop tard, Terry. Elle avait déjà confié l’enfant à la maison de Pony. »

La maison de Pony ! Bien sûr ! Vers qui d’autre Candy aurait-elle pu se tourner dans sa détresse. Le jeune homme se faisait d’amers reproches, mais il comprenait le terrible dilemme devant lequel s’était trouvé la jeune femme.

« Elle ne l’a pas abandonné ! Reprit-il. Elle savait qu’il serait parfaitement soigné là-bas.

- C’est quand même très loin de New York, fit remarquer sa mère. Que comptes-tu faire maintenant ?

- Je vais retrouver Candy ! Nous allons nous marier et former une famille avec Graham ! »

A la grande surprise de Terry, sa mère secoua la tête, abattue. Elle se revoyait soudain bien des années en arrière, à l’époque où le Duc de Granchester lui avait pris son fils unique pour l’emmener loin d’elle. Elle n’éprouvait aucune affection pour Susanna, mais son coeur de mère se déchirait en repensant à la douleur qu’elle avait ressentie. Voilà que son fils envisageait de faire la même chose : Arracher un enfant à sa mère pour l’élever de la manière qu’il considérait la meilleure. Certes, Candy ne serait jamais une belle-mère aussi détestable qu’avait pu l’être la duchesse, mais la situation était similaire. Susanna souffrirait comme elle-même avait souffert. Elle rassembla son courage pour tenir tête à son fils.

« Je n’aurais jamais cru m’entendre te dire une chose pareille, Terry, mais tu devrais réfléchir. Tu as un devoir envers Susanna et envers cet enfant. Candy l’a compris. C’est pour cela qu’elle est partie avant ton retour. »

C’était au tour de Terry de ne plus rien comprendre. Candy n’avait pas pu l’abandonner une seconde fois ! Elle l’aimait toujours, il l’avait bien senti dans les lettres qu’il avait reçues. Ils avaient conçu un enfant ensemble ! Jamais Candy n’aurait abandonné son enfant pour qu’il soit élevé par une étrangère. Elle avait trop souffert d’être orpheline ! De plus, il connaissait suffisamment Susanna pour savoir qu’elle n’accepterait jamais dans sa maison l’enfant de sa rivale. Terry ne se voyait pas condamner son fils à vivre ce qu’il avait vécu enfant auprès de la duchesse et de son père. Il savait combien Candy se sentait responsable vis à vis de Susanna, mais tout cela était du passé. Comme il s’en doutait, il lui faudrait la convaincre de renoncer à sa culpabilité, mais il était sûr d’y arriver.

« Tu as raison, maman. Je compte bien faire mon devoir. Et mon devoir est d’épouser la mère de mon enfant ! Affirma-t-il la mise résolue.

- Certainement pas ! »

La mère et le fils se tournèrent dans la direction de la voix forte qui avait prononcé ces derniers mots et découvrirent Albert, les sourcils froncés et les lèvres pincées.

L’univers s’écroula autour de Terry. Il ne s’était pas attendu à une opposition aussi violente de la part de son vieil ami. Celui-ci avait remué ciel et terre pour lui permettre de rentrer en Amérique ! Il ne pouvait pas lui refuser à présent de vivre avec sa fille ! De plus, le jeune homme était déterminé à se battre pour obtenir ce qu’il voulait. Mais la raison qu’invoqua Albert était inattendue.

« Si je te disais que j’ai la preuve que cet enfant n’est pas de toi ?

- Vous divaguez ! Je sais bien qu’avant moi, Candy n’avait jamais...

- QUOI ! »

William André se précipita vers Terry sans réfléchir. Ses yeux lançaient des éclairs et il l’aurait probablement frappé si le jeune homme n’avait pas tenu le bébé dans ses bras.

L’acteur n’était pas homme à se défiler. Il remit l’enfant dans son couffin et fit face au père indigné les poings serrés.

« Que voulez-vous faire Albert ? Vous battre avec moi à nouveau, comme ce jour où vous m’avez empêché de parler à Candy à Chicago ? Cette fois je ne me laisserai pas faire ! Je veux la retrouver mon ami. Pour ne plus jamais la quitter. Même si ce n’est pas encore officiel, pour moi elle est ma femme !

- Comment as-tu osé faire une chose pareille ! Siffla William André entre ses dents. La mettre dans ton lit comme...

- Nous nous aimons, Albert. Ni vous ni personne ne pouvez rien contre cela. »

Le milliardaire fixa l’homme qui lui faisait face. Ce n’était plus l’adolescent rebelle qu’il avait rencontré autrefois. Il n’y avait plus aucun doute au fond de ses prunelles d’un bleu profond, plus aucune hésitation. Et il était mieux placé que quiconque pour savoir à quel point l’amour qui unissait les deux jeunes gens était fort. Au fond de lui, il n’arrivait pas à leur en vouloir d’avoir laissé libre cours à leur passion. Il fit un pas vers Terry qui se raidit, prêt à en découdre, mais lui tendit simplement la main. L’acteur la serra sans hésitation avant de prendre son vieil ami dans ses bras pour une accolade qui exprimait toute sa reconnaissance.

Eléonore Baker était restée figée depuis l’entrée d’Albert. Elle sortit enfin de sa léthargie pour s’approcher des deux hommes.

« William ! Allez vous m’expliquer ce qui ce passe ici ? Vous n’étiez pas au port comme vous l’aviez promis et vous débarquez chez moi comme un diable sortant de sa boîte prêt à frapper mon fils ! »

Albert baisa galamment la main fine de l’actrice en souriant avant de la ramener vers le sofa.

« Il se passe que contrairement à l’image qu’il essaie de donner, votre fils est resté un garnement qui s’est permis avec ma fille des privautés qui mériteraient une bonne correction. En tant que père il est de mon devoir de l’obliger à réparer ses tords.

- Je ne vis que pour cela ! S’exclama Terry. Et Candy ne pourra plus refuser maintenant.

- Candy est plus raisonnable que vous deux, soupira Eléonore en secouant la tête. Je comprends que l’honneur de votre fille vous importe, William, mais Susanna pourrait dire la même chose ! Oh Terry ! Pourquoi t’es-tu mis dans une telle situation ! Dieu sait que je t’ai toujours encouragé à voir la culpabilité que tu éprouvais envers elle sous un autre angle que celui que tu avais adopté, mais cette fois... C’est l’avenir d’un enfant innocent qui est en jeu. Je n’éprouve aucune affection particulière pour Susanna, mais je suis obligée de te dire que tu dois prendre tes responsabilités. Tu n’as pas le droit de priver ton enfant de son père, pas plus que de l’arracher à sa mère.

- A condition qu’il soit bien le père, précisa Albert. »

Le regard de Terry allait de l’un à l’autre sans comprendre. Le joli rêve qu’il faisait depuis des semaines d’une vie de famille avec Candy commençait à s’étioler et il n’était plus disposé à l’accepter. Il se pencha une nouvelle fois sur le couffin où Graham le fixait de ses grands yeux clairs.

« Çà suffit ! Intervint-il. Plus jamais je ne laisserai qui que ce soit décider à ma place de ce que je dois faire de ma vie ! Je veux vivre avec Candy. Je l’aime, j’ai besoin d’elle et elle a besoin de moi aussi, surtout maintenant. Je me fiche de ce que vous pouvez croire, Albert. Je suis le père de son enfant et nous allons nous marier !

- Mais Candy n’a jamais été enceinte affirma William André.

- Graham est le fils de Susanna, expliqua Eléonore.

- Voilà pourquoi je crois que tu n’es pas son père ! A moins que je ne me trompe ? Tu es le seul à pouvoir confirmer cela Terry. »

C’en était trop pour le jeune homme qui s’assit lourdement sur le fauteuil le plus proche. Candy n’avait pas eu d’enfant ? Les photos qu’il conservait précieusement et regardait avec amour n’étaient pas celles de leur fils ? Le petit monde qu’il avait construit dans sa tête volait en éclats et le laissait désemparé. Il lui fallut un moment pour réaliser les implications de ce qu’il venait d’apprendre, puis un sourire se dessina sur son visage. Si Susanna avait eu un bébé, alors...

« Vous avez raison, Albert. Si Susanna est la mère de cet enfant, alors il est impossible que je sois son père.

- Tu en es sûr ? Insista le milliardaire.

- Absolument sûr ! C’est merveilleux ! Affirma-t-il en partant d’un grand éclat de rire.

- Qu’y a-t-il de si drôle ?

- Je viens de réaliser que j’étais cocu et que cela faisait de moi l’homme le plus heureux de la terre ! N’est-ce pas aberrant ? »

Les deux autres partagèrent son hilarité sans complexe. Quand les rires se furent calmés, Terry expliqua comment les lettres de Candy avaient été détruites et comment il avait conçu l’idée qu’elle attendait un enfant de lui. Eléonore lui parla de l’arrivée de Candy à New York et de la façon dont elle avait prit soin de Susanna pendant sa grossesse, ainsi que du mensonge de celle-ci pour persuader Candy de s’éloigner définitivement. Le coeur de l’acteur se serra en imaginant la peine qu’avait dû ressentir la jeune femme en imaginant qu’il avait partagé le lit de Susanna après les déclarations d’amour enflammées qu’il lui avait faites. Elle avait souffert une nouvelle fois à cause de lui !

Albert comprit sa douleur en voyant son visage s’assombrir et entreprit de leur expliquer comment il avait découvert la vérité juste à temps.

Le matin même, alors qu’il se préparait pour aller accueillir Terry au port, il avait eu la surprise de voir Daniel Legrand se planter devant lui, décidé à lui barrer la route.

« Mon oncle ! Vous ne pouvez pas faire çà ! Elisa m’a tout raconté.

- Je suis toujours le chef de cette famille Daniel, et j’en ai plus qu’assez de toi et de ta soeur. Elle n’avait qu’à réfléchir avant d’amener ses amants sous mon toit. Elle a été surprise, qu’elle en assume les conséquences.

- Mais Harrigan et ma soeur... Elle ne l’aime pas, c’est juste pour...

- Pour se donner du bon temps ? Tant mieux pour eux. Qu’ils continuent, mais en étant mariés. De plus, cela ne te dérangeait pas d’épouser une femme qui ne t’aimait pas à l’époque où tu as organisé tes pseudo fiançailles avec Candy. Je fais la même chose avec ta soeur, juste retour des choses. Inutile d’insister, je ne reviendrai pas sur ma décision. »

Daniel Legrand serra les lèvres. Il avait toujours été très impressionné par William André, mais cette fois il était résolu à lui tenir tête. La veille, il avait vu entrer son ami Jerry dans leur bar préféré, la mine défaite. Celui-ci lui avait raconté toute l’histoire. Daniel avait découvert que le jeune homme éprouvait pour sa soeur une attirance qu’il était loin de soupçonner et que l’idée de l’épouser n’était pas pour lui déplaire. Mais il les connaissait aussi suffisamment tous les deux pour savoir qu’ils ne tarderaient pas l’un comme l’autre à se tourner vers de nouvelles conquêtes. Sans doute auraient-ils pu arriver à un arrangement raisonnable, mais cela ne convenait pas au fils Legrand qui n’envisageait pas d’être éloigné de sa soeur. Élevés ensemble depuis l’enfance, ils n’avaient jamais été séparés.

Unis autant pas les liens du sang que par leur amour de la mesquinerie et de la bassesse, ils avaient ensuite partagé les mêmes goûts pour des plaisirs défendus. Seul le plan diabolique conçu par Elisa pour se débarrasser à la fois de Candy et de Susanna l’avait conduite à se rapprocher de Harrigan. Voilà qu’une nouvelle fois ses manoeuvres se retournaient contre elle.

Daniel était tiraillé entre le désir de venir en aide à sa soeur et l’idée séduisante d’une Candy anéantie par le désespoir. Finalement sa relation avec Elisa prit le dessus et même s’il savait qu’elle lui en voudrait à mort, il décida de tout révéler au Grand Oncle William en espérant atténuer son courroux.

« Laisse-moi passer Daniel, reprit ce dernier agacé par le long silence de son vis à vis. Tu as de la chance qu’un vieil ami m’attende, sinon j’aurais pu m’occuper de toi aussi. Ceci dit, tu ne perds rien pour attendre : Je n’en ai pas fini avec toi. Et inutile d’essayer de plaider la cause d’Elisa, tu perdrais ton temps.

- Même si cela peut aider Candy ? »

Albert se figea aussitôt. Le jeune homme avait prononcé les seuls mots capables de le retenir ce matin là. Daniel profita du manque de réaction de son oncle pour commencer son récit d’une voix hachée. Plus il parlait et plus la colère du milliardaire montait. Une nouvelle fois, les enfants Legrand avaient usé de tout leur talent pour rendre sa fille malheureuse. Seul le souci d’apprendre toute l’histoire le retint de prendre Daniel par le col et de le chasser de chez lui à tout jamais.

Il resta ébahi devant la duplicité de Susanna prête à faire passer l’enfant d’un autre pour celui de Terry afin de s’approprier sa fortune au cas où il ne reviendrait pas, et devant l’égoïsme qui l’avait poussée à abandonner son fils pour dissimuler sa faute dans l’espoir de reprendre sa vie où elle avait été interrompue lors du départ du jeune acteur.

Une telle femme ne méritait pas tant de sacrifices de la part de Candy ni tant d’attention de Terry. La seule incertitude qu’il lui restait à lever était l’éventualité de la réelle paternité du jeune acteur. Sa réaction aujourd’hui prouvait qu’il avait eu raison de lui faire confiance. Et Albert n’éprouvait plus aucun scrupule à réunir ses protégés au détriment de l’infirme.

Eléonore était la plus affectée. Elle s’en voulait encore de sa dureté envers la jeune fille. Si seulement elle avait su les tourments que celle-ci endurait...

« Mon Dieu ! Je m’en veux tellement. Si je n’avais pas superbement ignoré Susanna durant tous ces mois, j’aurais appris la vérité bien avant. Candy a du tellement souffrir et maintenant elle est partie...

- J'ai appris cela, confirma Albert. Quand l'avez vous vue pour la dernière fois ?

- Elle est passée hier soir pour me confier le bébé qu’elle croyait être celui de Terry. Elle a parlé de s’éloigner quelques temps, mais elle ne m’a pas dit où.

- Si elle a découvert Graham à la maison de Pony, c’est qu’elle est allée chez ses deux mamans, conclut Albert. Elle y est sûrement retournée, nous n’aurons pas de mal à la retrouver.

- Je pars tout de suite, décida Terry en se levant.

- Non pas tout de suite, le retint Albert. Ne crois-tu pas que tu as quelque chose à régler ici avant ?

- Et tu dois être à l’ambassade demain matin, précisa sa mère. Après tous les efforts que nous avons déployés pour te ramener en Amérique, il est hors de question que tu sois déclaré déserteur ! »

Le jeune homme se rassit, la mine renfrognée. Tout son être le poussait à se précipiter vers la femme qu’il aimait pour la prendre dans ses bras et lui jurer un amour éternel, mais une fois encore, les événements se liguaient contre lui.

« Je crois qu’il est de ton devoir de mettre les choses au point avec Susanna, décida Albert. D’ici là, je m’arrangerais pour obtenir de tes supérieurs la permission de t’emmener à Chicago. J'ai contacté Georges pour qu’il aille voir Soeur Maria et Melle Pony. Candy est sûrement chez elles.

- Vous avez raison, approuva Terry à contre coeur. Il est grand temps que je mette fin à la mascarade qui m’a lié à Susanna si longtemps. Mais cet enfant, que va-t-il devenir ?

- Je crois que j’ai ma petite idée là-dessus, décréta Albert en souriant. En attendant je vous invite à déjeuner dans le meilleur restaurant de la ville. Les problèmes attendront bien que nous ayons l’estomac plein. »

L’homme d’affaire était loin d’éprouver autant de confiance qu’il essayait de l’afficher, et Terry comme sa mère étaient préoccupés par la tournure inattendue des événements, mais ils acceptèrent l’invitation, heureux de s’échapper quelques heures et de célébrer leurs retrouvailles.


Fin du chapitre 22




CHAPITRE 23


Depuis plusieurs heures Susanna attendait. D'un calme olympien elle avait repris sa place habituelle dans son fauteuil roulant. Elle avait porté un soin tout particulier à sa tenue et brossé longuement ses longs cheveux blonds dont elle était si fière. Un sourire rêveur au coin des lèvres, elle attendait.

Sa mère était loin de partager son calme. Un ouvrage de broderie à la main, elle tenait compagnie à sa fille dans le salon. Elle avait bien essayé de discuter avec la jeune femme, mais celle-ci ne lui répondait que par monosyllabes, et encore, quand elle acceptait de sortir de sa rêverie éveillée. Le silence s'était donc installé et n'avait plus été brisé.

Soudain le visage de Susanna s'illumina et elle se tourna vers la porte. L'instant suivant des pas se firent entendre dans le vestibule et un homme pénétra dans la pièce.

Mme Marlow vit entrer un militaire en uniforme et il lui fallut quelques instants pour reconnaître Terry. Il semblait différent de celui qui les avait quittées quelques mois plus tôt mais la jeune actrice n'en avait cure.

« Terry ! S’exclama-t-elle. Tu es enfin de retour.

- Oui Susanna, je suis là, répondit-il simplement en s’avançant jusqu’à elle pour prendre sa main et la porter à ses lèvres. Tu m’attendais on dirait.

- Bien sûr mon chéri ! Je t’ai toujours attendu.

- C’est tout ce que tu fais, n’est-ce pas ? Attendre. Il ne te serait pas venu à l’esprit de m’accueillir au débarcadère par exemple ? Tu n’as pas besoin de cela. Tu savais que je reviendrais vers toi, alors pourquoi te déplacer ? Tu ne m’as même pas écrit une seule fois, Susanna.

- Tu sais bien que tu resteras toujours avec moi, plaida la jeune femme. Je t’ai sauvé la vie et j’ai perdu ma jambe pour toi. Tu m’appartiens. »

Terry ne répondit pas et parcourut la pièce d’un regard circulaire.

« On dirait que rien n’a changé, ici.

- Pourquoi les choses changeraient-elles ? Tu es revenu et nous allons revivre comme avant.

- Comme avant ! Tu n’aurais pas oublié un détail Susanna ? »

Le jeune acteur alla ouvrir la porte et fit entrer la personne qui attendait dans le couloir. Le sang de Susanna se figea dans ses veines en découvrant la femme qui entrait et l’enfant qu’elle tenait au creux de son bras.

Sans un mot, Mme Marlow commença à ranger sa broderie dans son panier à ouvrages. Si sa fille refusait de voir la réalité, elle avait compris que leur temps était fini.

« Ce petit détail là, Susanna, reprit Terry. Voici Mme Bradoc, je l’ai engagée tout à l’heure pour veiller sur l’enfant puisque tu n’es pas capable de t’occuper de ton fils ! »

Susanna fondit en larmes et cacha son visage dans ses mains.

« Tout cela est de ta faute, hoqueta-t-elle entre deux sanglots. Si tu ne m’avais pas négligée pour courir après ta Candy... Tu avais promis de prendre soin de moi...

- C’est vrai, Susanna. Et c’est exactement ce que je vais faire. Tu ne manqueras de rien jusqu’à la fin de tes jours.

- Allez-vous enfin devenir raisonnable ? Intervint Mme Marlow. Ma Suzie a raison. Rien ne serait arrivé si vous ne l’aviez pas négligée. »

Terry sentait la colère s’emparer de lui et fit de gros efforts pour rester calme. Il toisa la femme comme si elle était la chose la plus répugnante qu’il ait jamais vue.

« Ainsi je suis seul responsable du fait que votre fille chérie ai fait un enfant avec un autre homme ?

- Qui dit qu’il est d’un autre ? Quoi que vous fassiez, je m’arrangerai pour que tout le monde sache que vous avez abandonné ma petite fille après l’avoir engrossée. Chacun sait que vous viviez ensemble, on me croira. Vous passerez pour le pire des séducteurs et votre réputation en souffrira. Votre carrière aussi... »

Des bruits de voix résonnèrent dans le couloir et Mme Marlow fronça les sourcils.

« Que se passe-t-il encore ! Qui avez vous amené avec vous. »

Le regard dur de Terry la fit taire aussitôt.

« Je suis encore chez moi il me semble ! Je me doutais que vous tenteriez encore une de vos manoeuvres pour me forcer la main. Ces personnes sont là pour régler définitivement la situation. »

Il fit entrer quatre hommes que la mère de Susanna ne connaissait pas, mais sa fille ouvrit des yeux ronds en reconnaissant l’un d’eux.

« Jerry ?!

- Allons Susanna, ne gâche pas mon effet ! Laissez-moi vous présenter mes invités. Mon ami Albert pour commencer, que vous ne connaissez pas, mais qui est aussi le père de Candy. M. Harold Harrigan et son fils Jerry ensuite, bien que le second ne te soit pas inconnu, n’est-ce pas puisqu’il est le père de ce charmant bambin que tu as appelé Graham. Enfin voici M. Wilson. Il est officier d’état civil et vient d’enregistrer la reconnaissance de paternité de ton nouveau fiancé.

- Fiancé ? Mais c’est toi mon fiancé, balbutia la jeune femme qui en oubliait de jouer la comédie de la douleur tant elle était surprise.

- Je ne le suis plus ma chère, pas après la façon dont tu m’as cocufié en beauté ! M. Wilson a accepté de nous accompagner aujourd’hui pour célébrer votre mariage à Jerry et à toi. Je sais, la procédure est un peu exceptionnelle, mais aucun de nous ne souhaite voir s’éterniser une situation déplaisante. J’aurais donc l’immense honneur de te servir de témoin et Albert sera celui de ton époux. Qu’en dis-tu ?

- Je... Je...

- Tu restes sans voix ? Comme je te comprends ! C’est le bonheur, certainement. Et bien M. Wilson, procédons je vous prie. »

Albert souriait et Terry se frottait les mains comme un collégien qui vient de réussir un tour pendable. Le vieux Harold Harrigan se mordait les lèvres et ne disait rien. William André lui avait bien fait comprendre que l’avenir de ses industries dépendait de son assentiment à ce mariage peu orthodoxe. De plus, l’idée de voir son fils se ranger enfin n’était pas pour lui déplaire, même si c’était avec une ancienne actrice. La jeune personne était ravissante et lui donnerait certainement d’autres petits enfants, c’était tout ce qu’il demandait.

Quand à Albert, il n’avait pas hésité longtemps. Il tenait les Harrigan au creux de sa main. Entre restaurer l’honneur d’Elisa, mission qui relevait de l’utopie, et assurer le bonheur de Candy, son choix avait été vite fait.

L’officier d’état civil prononça les formules d’usage, un peu surpris par ces deux jeunes mariés qui ressemblaient plus à des condamnés à mort écoutant leur sentence qu’à un couple près à se lancer dans la vie. Quand il posa la question rituelle à Susanna, celle-ci leva un regard implorant vers Terry qui se tenait très droit à côté d’elle. L’acteur se pencha vers elle pour murmurer à son oreille.

« Tu n’as pas le choix, Susanna. C’est Harrigan ou la rue ! Après ce que tu as fait à Candy, je ne resterai pas une minute de plus avec toi ! »

Les yeux larmoyants de la jeune femme firent le tour de l’assistance pour ne rencontrer que des visages fermés. Le plus sympathique était encore ce fonctionnaire qui attendait sa réponse d’un air anxieux. Finalement elle lâcha un « Oui » à peine audible et se tassa sur son fauteuil.

Quelques instant plus tard le certificat de mariage était établi et signé par les témoins. M. Wilson renonça à féliciter les mariés et se retira précipitamment pour regagner son bureau. Jerry Harrigan restait les bras ballants, ne sachant que faire. Ce fut Terry qui s’avança vers lui et lui serra la main avec vigueur.

« Toutes mes félicitations, cher M. Harrigan. Je vous souhaite beaucoup de bonheur. »

Pour un homme trompé, ce Granchester avait vraiment l’air très heureux ! Lui et William André se sourirent et firent mine de quitter la pièce. Pourtant l’acteur se retourna avant de sortir et regarda pour la dernière fois la femme qui lui avait volé quatre années de sa vie. Quatre années au cours desquelles il aurait pu être heureux avec la femme qu’il aimait. Mais il était bien décidé à rattraper le temps perdu.

« Adieu Susanna, dit-il calmement. Ne cherche plus jamais à me voir, mon calvaire est terminé. Toi et ta mère, faites vos bagages et allez vous installer dans votre nouveau foyer. Vous avez trois jours. La maison sera mise en vente lundi prochain. Je te souhaite de reprendre pied dans la réalité, Susanna. Le monde dans lequel tu te complais est une illusion. J’ai été fou de me laisser aveugler, heureusement c’est terminé. Je ne t’en veux pas, mais ne t’approches plus jamais de moi ou de Candy. Bonne chance. »

Puis il quitta la maison pour ne plus jamais y revenir, entièrement tourné vers l’avenir et le bonheur qui l’attendait.



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Le lendemain matin, pendant que Terry se présentait à ses supérieurs pour prendre son poste, Albert recevait dans son bureau la famille Legrand au grand complet. La mine renfrognée de Sarah et de son mari faisait pendant aux visages déconfits de leurs enfants. Au récit qu’il fit de leurs frasques, ils comprirent qu’ils avaient été sous surveillance constante depuis leur arrivée à New York. Quand il en arriva à la soirée au cours de laquelle il avait surpris Elisa dans les bras de son amant, même M. Legrand rougit et sa femme hoqueta comme si l’air lui manquait.

« Ce jeune homme est-il disposé à réparer ses tords, demanda-t-elle sans y croire.

- Il le serait sans doute s’il n’avait été tenu par un autre engagement.

- William ! Vous devez l’obliger à...

- J’y ai songé, mais il est marié, Sarah ! Et père de surcroît. Il suffit que votre fille soit une traînée, il est inutile d’en faire une briseuse de ménage en plus. »

Elisa ne disait rien, mais son coeur battait la chamade. Elle ne serait pas obligée d’épouser cet imbécile de Jerry ! Tout en essayant de rester humble, elle imaginait déjà comment duper ses parents chez qui le grand oncle ne manquerait pas de la renvoyer. Son soulagement n’échappa pas à Albert.

« Ne crois pas t’en tirer à si bon compte, Elisa. Il y a trop longtemps que toi et ton frère déshonorez cette famille. J’en ai plus qu’assez. Je vous l’annonce officiellement à tous aujourd’hui : Je ne veux plus jamais vous voir !

- Mais... Bafouilla M. Legrand. Elle est votre nièce ! Vous ne pouvez pas la chasser de notre famille.

- Non seulement je le peux, mais je le fais ! Elisa et son frère partiront demain pour le Mexique. Je vous décharge de la gestion de cette exploitation Legrand, et je la leur confie. Ils iront s’installer là-bas, au milieu des péons. Fréquenter des travailleurs ne pourra leur faire que du bien. Fini le luxe et la vie facile, Elisa. Tu entretiendras la maison et ton frère gèrera la ferme. Tu auras de la chance si tu trouves un mari dans ce pays. Je refuse de te voir revenir tant que tu n’auras pas racheté ta conduite. Connaissant ton caractère, je pense être tranquille pour un bon moment.

- Vous ne pouvez pas faire cela ! S’exclama Sarah Legrand horrifiée.

- Si vous voulez les accompagner, je ne vous retiens pas non plus ! »

La mère de Daniel et Elisa baissa la tête. Elle n’était pas disposée à renoncer à sa vie agréable pour aller s’enterrer au milieu de la chaleur et des moustiques. Blanche comme un linge, Elisa regarda ses parents qui fixaient le sol, vaincus face à la puissance de William André. Les années à venir s’annonçaient plus que difficiles pour leurs terribles rejetons.

Albert quitta la pièce très satisfait. Dès qu’il fut sorti, les cris et les jérémiades éclatèrent dans son bureau, mais il savait que c’était en vain. Les décisions du chef de famille étaient irrévocables. Sa satisfaction se teintait pourtant d’inquiétude : Georges lui avait appris peu avant que Candy ne se trouvait pas à la maison de Pony et les deux femmes qui géraient l’établissement ne savaient pas où elle était allée. Il redoutait un peu d’apprendre la nouvelle à Terry, mais prit quand même toutes les dispositions nécessaires pour qu’ils puissent tous les deux se rendre à Chicago dans les meilleurs délais. D’ici là, Candy aurait donné signe de vie, il n’en doutait pas.


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Mais la jeune femme gardait un silence obstiné et les jours s’additionnaient sans rien apporter de nouveau.

C’est en se renseignant à la gare de New York que Terry qui menait sa propre enquête entendit pour la première fois parler de Tom. L’employé se souvenait très bien de la ravissante jeune femme blonde à laquelle il avait vendu un billet, mais aussi du jeune homme qui l’accompagnait et semblait très proche d’elle.

Les vieux démons de Terry refirent surface aussitôt. Candy n’était pas seule ! Avec qui voyageait-elle ? Quels étaient ses liens avec cet inconnu ? Elle avait décidé de tourner définitivement la page sur leur histoire persuadée que celle-ci était sans espoir. Avait-elle choisi d’accorder son affection à quelqu’un d’autre que lui ? Quelqu’un qui ne la ferait pas souffrir ?

Son humeur détestable ce soir là n’échappa pas à sa mère qui le questionna sans relâche jusqu’à en apprendre la raison. Ce ne fut qu’à ce moment qu’elle se souvint du compagnon de Candy lorsqu’elle était venue lui confier Graham. Trop absorbée par l’enfant, elle n’avait pas fait attention à lui à ce moment, mais son excellente mémoire l’aida à retrouver le nom de Tom Steve.

Terry continua à se morfondre malgré les affirmations d’Albert selon lesquelles sa fille considérait Tom comme un frère. Son hostilité était palpable quand il se rendit avec William André dans l’Illinois pour essayer d’en apprendre plus sur la destination de Candy. Tom qui était devenu très protecteur depuis le séjour de sa soeur de coeur fut aussitôt sur ses gardes devant ce militaire en uniforme à l’impressionnante stature qui le fixait de ses yeux froids comme la mort.


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Totalement ignorante des événements, Candy se consacrait à son nouvel emploi. Le Dr Henry était un homme débonnaire et bon enfant, et lui et son épouse avaient accueilli la jeune fille à bras ouverts. Elle s’investissait à fond dans son travail, aidant le bon médecin à s’acquitter de la paperasserie tard dans la soirée. La petite maison prêtée par le couple était modeste mais lui convenait parfaitement. Située à la sortie de la ville, en bordure de la forêt, elle résonnait dès le matin du chant des oiseaux installés dans les arbres tout proches.

Les yeux ouverts, Candy guettait leurs trilles joyeuses dès l’aube car elle avait beau s’abrutir de fatigue, le sommeil la fuyait nuit après nuit. Lorsqu’il lui arrivait de s’endormir, les rêves qui la hantaient lui faisaient si mal qu’elle se réveillait en sursaut et pleurait pendant des heures sur son bonheur perdu.

Ce jour là pourtant, le Dr Henry avait insisté pour la renvoyer chez elle plus tôt en lui désignant le ciel chargé de gros nuages qui filaient à toute vitesse.

« Le vent du nord s’est levé, Candy, et croyez-moi, cela n’annonce rien de bon. Je ne serais pas surpris si nous avions une tempête cette nuit. Rentrez chez vous et calfeutrez bien portes et fenêtres. Je passerai vous chercher demain matin, nous aurons sûrement du travail. »

Le brave homme croyait bien faire mais pour Candy cela signifiait la perspective d’une longue soirée seule avec sa peine. Elle se rendit pourtant aux arguments du médecin et prit le chemin de chez elle. Le vent qui passait sur les cimes des montagnes était glacé et elle constata que tous les habitants fixaient solidement leurs volets. Elle comprit que le conseil du docteur Henry était judicieux et fit de son mieux pour obstruer toutes les ouvertures de son humble maison.

Quand des coups furent frappés contre sa porte, elle crut d’abord qu’il s’agissait du vent tant celui-ci avait forci en quelques heures. Mais il pouvait aussi s’agir d’un voisin venant s’inquiéter de son installation, ou du médecin lui-même qui aurait eu besoin de ses services pour une urgence. Candy était prête à accepter n’importe quel dérivatif à ses sombres pensées.

« Candy ! »

La jeune femme poussa un cri de surprise en découvrant l’homme debout dans l’encadrement de la porte. Comment l’avait-il retrouvée ? Elle avait tout fait pour disparaître définitivement de sa vie bien que son coeur soit déchiré. Elle ne voulait plus jamais revivre la même douleur. N’avait-elle pas encore assez souffert ? Elle ne pourrait pas supporter cela une nouvelle fois !

Sans réfléchir elle se mit à courir en direction de la cuisine. La nuit était presque tombée, Terry ne connaissait pas la région... Si elle réussissait à sortir par la porte arrière, elle pourrait se dissimuler dans le bois, lui échapper...

Le jeune homme se précipita derrière elle, renversa au passage le vase qui se trouvait sur la table et dont les fleurs se répandirent sur le sol pendant que l’eau trempait le maigre tapis usé. Il ne la rattrapa qu’au dernier moment, alors qu’elle avait déjà ouvert la porte de service. Une bourrasque de vent glacé s’engouffra par l’ouverture et les enveloppa. Il essaya de l’attirer contre lui mais Candy se débattait de toutes ses forces. Le souffle court, la voix tremblante, elle lui hurlait de la laisser tranquille tout en martelant son torse de ses poings serrés.

Terry tentait de se protéger tant bien que mal des coups qui pleuvaient sur lui sans pour autant lâcher la jeune femme, tant il savait qu’elle s’enfuirait aussitôt. Il réussit pourtant à repousser le vantail ouvert sur l’obscurité hivernale de la forêt toute proche.

Quand les rafales glacées cessèrent de la frapper, Candy devint soudain moins véhémente. Elle ne sentait plus autour d’elle que le calme feutré de la petite maison et la chaleur du corps de l’homme qui se tenait tout près d’elle. Le bras de Terry autour de sa taille la maintenait dans une étreinte de fer à laquelle elle ne pouvait ni ne voulait plus échapper. Mais elle ne devait pas capituler sous peine d’être perdue à tout jamais.

« Tu n’avais pas le droit de faire cela ! S’exclama-t-elle. Je ne veux plus jamais te revoir ! Tu m’as fait trop de mal ! Tu... »

Terry s’empara de sa bouche pour tarir le flot des récriminations qu’elle lui assénait. Elle cessa bientôt de le frapper mais ses lèvres demeurèrent désespérément closes. Il releva la tête pour découvrir le visage bouleversé levé vers lui.

La colère de Candy se transforma soudain en désespoir et elle éclata en sanglots bruyants. D’un geste tendre, il nicha sa tête au creux de son épaule et la laissa épancher ses larmes. Le choc qu’il avait ressenti au moment où il l’avait embrassée n’était rien à côté de qu’il éprouva quand ses bras se refermèrent autour du corps menu qui hoquetait contre lui. La douce chaleur qui émanait du corps tremblant s’insinua dans chacun de ses pores et son coeur se mit à battre plus vite. Il réalisa alors à quel point il avait été près de la perdre et combien le bonheur était fragile. Il enfouit son visage dans les boucles dorées et serra Candy encore plus fort contre lui jusqu’à ce qu’elle se calme.

Quand ses sanglots se furent apaisés, la jeune femme se retrouva sans volonté. Une telle vague d’amour montait en elle qu’elle menaçait de s’y noyer. Mais ce moment était irréel. Une bulle de bonheur dans le désert de son existence, comme celle qu’elle avait volée l’année précédente. Terry ne serait jamais à elle. Faiblement elle tenta de le repousser.

« Il ne faut pas, Terry... Nous n’avons plus le droit... »

Il réagit aussitôt et murmura dans ses cheveux :

« Écoute-moi, je t’en supplie ! Tout va s’arranger ! Tu ne sais pas la vérité... »

Candy se boucha les oreilles pour ne plus l’entendre et secoua la tête en gémissant mais le jeune homme prit son visage entre ses mains pour l’obliger à le regarder. Il plongea son regard dans le sien et lui parla lentement en articulant avec soin :

« Graham n’est pas mon fils, Candy ! »

Hébétée, elle le fixait comme si elle ne comprenait pas ce qu’il disait. Les mots atteignirent sa conscience avec une lenteur exaspérante. Que disait-il ? Etait-il fou ou irresponsable ? Voulait-il abandonner cet enfant innocent ?

Fou d’inquiétude devant son manque de réaction, Terry essayait de déchiffrer le langage des yeux immenses qui lui faisaient face. Leur surface d’ordinaire si calme était aujourd’hui agitée par un vent de tempête et il n’arrivait pas à percer le mystère qui s’y dissimulait.

« Pour l’amour du ciel ! Ecoute-moi Candy ! Je ne peux pas être le père de cet enfant !

- Mais Susanna m’a dit...

- Pardon pour le mal qu’elle t’a fait, mon amour ! C’est un mensonge. Comment aurais-je pu lui faire un bébé, je ne l’ai jamais touchée ! »

Quelque chose se brisa dans le coeur de Candy. Susanna lui avait menti ! Toute la souffrance qu’elle avait éprouvée en imaginant Terry dans les bras de la jeune actrice après ce qu’ils avaient partagé à Chicago lui serra la gorge et le souffle lui manqua. Elle défaillit et serait tombée si Terry ne l’avait tenue aussi solidement. Il glissa un bras sous ses jambes flageolantes et l’emporta jusqu’au salon. Accrochée à ses épaules, elle ne cessait de répéter son prénom et de couvrir son visage de baisers humides. Comme elle refusait de le lâcher, il s’installa sur le canapé en la gardant sur ses genoux, ce qui n’était pas pour lui déplaire.

La pâle lueur d’espoir qui s’était allumée dans l’esprit de Candy se transformait peu à peu en un lumineux lever de soleil. La méchanceté de Susanna à son égard disparaissait devant cette merveilleuse évidence : Au même titre qu’elle s’était jouée d’elle, la jeune actrice s’était jouée de Terry et l’avait trompé de la manière la plus cruelle. Sa trahison n’était pas que physique. Son obstination à vouloir se l’attacher pour la vie n’avait été que comédie, depuis le début sans doute. Elle connaissait suffisamment le jeune homme pour comprendre qu’il ne serait plus dupe de ces minauderies. Il n’était pas homme à accorder sa confiance à la légère mais quand il s’engageait, s’était du plus profond de son être. Malheur alors à celui qui l’abusait. Obtenir le pardon de Terry était chose plus difficile encore que de gagner son coeur.

Pourtant à cet instant précis, enfermée dans le cercle de ces bras qui la serraient comme s'ils ne voulaient plus jamais la lâcher, la certitude que l'amour de Terry n'appartenait qu'à elle s'imposa à Candy. Elle chercha ses lèvres et le long baiser qui suivit la transporta au septième ciel.

Emerveillé par la réceptivité de ce corps souple qui répondait si bien au sien, Terry laissa ses mains errer sur les courbes douces de la jeune femme. Il la renversa lentement sur le sofa et se débarrassa de son manteau avant de s'allonger contre elle.

Sur l'étroit canapé, son grand corps recouvrit presque la fine silhouette de Candy qui loin de se sentir écrasée, savourait le poids enivrant le l'homme qu'elle aimait. Elle avait besoin de sa force et de sa puissance après toutes ces nuits d'angoisse.

Il prit sa bouche avec autorité et elle se laissa emporter par le vertige qu'il savait si bien provoquer en elle. Enivré par les saveurs de cette bouche qui avait hanté ses rêves, Terry l'investit totalement pour un baiser profond et exigeant qui les laissa sans souffle.

La jeune femme renversa la tête en arrière pour le laisser explorer la ligne de son cou de cygne et passa la main dans les courtes mèches de cheveux châtains.

« Tes cheveux... murmura-t-elle.

- J’ai dû les couper court, à cause des poux. Mais je n’en ai plus, je te le promets ! »

Candy eut un rire de gorge et le serra contre elle de toutes ses forces.

« Cela me serait bien égal que tu ais des poux ! Tu es vivant et tu es là, c’est tout ce qui compte ! »

Les doigts impatients de Terry s’attaquaient déjà aux premiers boutons de son corsage pour ouvrir le passage à ses lèvres brûlantes. Il découvrit la fine chaîne d’or que Candy portait autour du cou et les deux anneaux qui y étaient accrochés. Ils étaient chauds au creux de sa paume, de la chaleur de ce corps adoré qui vibrait sous le sien et le jeune homme frissonna de plaisir.

Il redressa lentement la tête pour plonger son regard dans celui de Candy.

« Sans toi ma vie n’a aucun sens, Candy. Je ne veux plus jamais que nous soyons séparés. J’ai besoin de te voir de te toucher, à en avoir mal... Quand j’étais là-bas, dans les tranchées... Malgré de froid, la saleté, les bombes, dès que je fermais les yeux, je revivais la nuit que tu m’avais offerte. J’ai cru que je voulais mourir, mais c’était faux, mon amour. Je veux vivre ! Avec toi, pour toi ! Dis-moi que c’est ce que tu veux aussi, murmura-t-il en caressant son visage du bout des doigts.

- C’est mon deuxième voeu le plus cher, répondit Candy en lui rendant sa caresse. »

Ramené sur terre de la manière la plus brutale, Terry se redressa et s’assit au bord du sofa. Il observa la jeune femme allongée qui lui souriait tendrement.

« Et quel est le premier ? Demanda-t-il en fronçant les sourcils. »

Elle lui tendit la main et il l’aida à se lever en la tirant vers lui. Candy déposa un baiser sur le pli qui barrait son front soucieux avant de glisser vers son oreille pour chuchoter :

« Je voudrais que tu me donnes un enfant ! »

Fou de joie, Terry la serra contre lui. Comment avait-elle pu deviner que c’était là son désir le plus secret ? Durant tous ces mois où il s’était imaginé que Graham était son fils, il avait été le plus heureux des hommes. Depuis la brutale révélation de la vérité, il rêvait de concrétiser ce rêve d’une famille avec Candy.

« Oh mon amour, avoua-t-il dans un souffle. J’ai tout compris de travers une nouvelle fois. Tes lettres... Elles ont été détruites dans une explosion et moi, comme un imbécile, je me suis imaginé...

- Que j’attendais un enfant ? Tu as cru que Graham était mon fils ? Notre fils ?

- Oui. Peut-être était-ce parce que c’était ce que je souhaitais le plus au monde. Mais vous étiez si beaux tous les deux sur la photo que tu m’as envoyée...

- Et moi je pensais qu’il était ton fils. Que tu avais fait l’amour à Susanna comme... Pardonne-moi d’avoir douté de toi Terry !

- Il n’y a rien à pardonner, chuchota-t-il tendrement. »

Tout en parlant il couvrait de baisers la ligne de son cou jusqu’à ce que ses lèvres rencontrent la chaîne que Candy portait toujours. Il redressa la tête et se leva brusquement, l’entraînant avec lui. A la grande surprise de la jeune femme il reboutonna avec des mains tremblantes les boutons défaits de son chemisier. Terry sourit devant son incompréhension et déposa un baiser léger sur ses lèvres.

« Tu ne vas quand même pas sortir dans cette tenue ?

- Sortir, mais pourquoi ?

- Pour trouver un prêtre, un rabbin, un juge de paix, n’importe qui pourvu qu’il soit habilité à prononcer un mariage ! Depuis le début nous avons tout fait à l’envers, mais c’est terminé. J’ai acheté ces alliances sans même savoir si tu accepterais de m’épouser, je t’ai fait l’amour avant que nous soyons légalement unis, il est temps de remettre les choses en ordre. Je ne veux plus jamais que nous soyons séparés, Candy. Je suis lié à toi depuis le premier jour où je t’ai vue. Aujourd’hui je veux que tout cela soit officiel. Je t’aime et je veux me donner à toi pour la vie alors... »

Il sortit de la poche de son manteau un écrin de velours qu’il lui tendit en souriant.

« Veux-tu m’épouser Candy ? Veux-tu être ma femme devant Dieu et devant les hommes et unir ta vie à la mienne ?

- Oh oui Terry ! Je veux passer le reste de ma vie avec toi. Pour te dire tous les jours à quel point je t’aime, de tout mon coeur. »

Le jeune homme passa à son doigt le solitaire qu’il transportait dans sa poche depuis Londres et qui avait enfin trouvé sa place à l’annulaire de celle qu’il aimait. Il n’avait qu’une hâte, y ajouter l’alliance qui se trouvait encore au cou de Candy.

« Viens avec moi mon amour. Ne laissons plus jamais le destin se jouer de nous.

- Terry, la tempête...

- Quelle tempête ? Est-ce que tu as peur ?

- La seule chose qui me fasse peur c’est d’être une nouvelle fois séparée de toi. Allons-y. »



Le mariage de Candy et de Terry fut prononcé en toute simplicité et dans l’urgence par un maire pressé de rentrer chez lui se mettre à l’abri des éléments déchaînés. Ce fut d’ailleurs l’une des plus terrible tempête qu’ait essuyé la région au cours des dix dernières années, mais pour deux amants éperdus d’amour serrés dans les bras l’un de l’autre au creux de leur lit, rien ne comptait que d’être ensemble. Maintenant... Enfin... Toujours...


FIN

© Dinausora 26 mai 2009