Une amitié improbable
par Dinosaura

CHAPITRE 19


Elisa Legrand ne décolérait pas. Elle détestait ne pas mener le jeu mais pour l'instant c'était Mme Marlow qui avait la main. Les menaces de cette femme n'étaient pas à prendre à la légère. Or Elisa n'avait aucune intention de renoncer à sa vie agréable pour aller s'enterrer en province, ce qui ne manquerait pas d'arriver si sa famille était mise au courant de ses frasques.

Comme d'un autre côté elle n'était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds sans réagir, son cerveau inventif ne tarda pas à concocter une délicieuse revanche. Elle porta un soin tout particulier à se tenue car elle ne voulait donner aucune prise aux critiques de la mère de Susanna et se présenta chez elle en début d'après-midi.

Les pleurs d’un bébé résonnaient au premier étage et la jeune actrice arpentait le salon en se tenant la tête.

« Mais pourquoi n’arrête-t-il jamais de pleurer ! S’exclama Susanna. Le jour, la nuit, je ne peux plus le supporter ! Cette nourrice est incompétente !

- Allons ma chère, c’est un bébé, enfin. Les bébés pleurent, tout le monde le sait, intervint Elisa. Voilà pourquoi il y a du personnel pour s’en occuper.

- C’est au-dessus de mes forces ! J’ai besoin de me reposer. Comment y arriver au milieu de ce vacarme ! Je ne veux plus que cet enfant reste ici ! »

Elisa constatait avec plaisir que l’instinct maternel de Susanna n’était pas très développé. Il serait facile de l’amener là où elle voulait mais il s’agissait aussi de ne pas abattre trop vite ses cartes au risque d’obtenir l’effet inverse.

« N’oubliez pas qu’il s’agit officiellement de l’enfant de votre fiancé. Comment voulez vous passer pour une jeune maman éplorée si vous l’abandonnez !

- Vous parlez comme ma mère ! Elle pense que Terry ne reviendra pas. Mais moi c’est lui que je veux, rien d’autre. Je sens qu’il est vivant. Il sera bientôt de retour.

- Et dans ce cas il vaut mieux que Graham ne soit pas ici. Je comprends votre dilemme. Vous êtes dans une situation très délicate.

- Cela vous fait plaisir, n’est-ce pas Elisa. Tout ce qui est arrivé est de votre faute !

- C’est faux ! Nous étions de bonnes amies avant cette... erreur. Il n’y a aucune raison pour que nous ne le redevenions pas. »

Susanna observait sa prétendue amie avec des yeux méfiants. Mais la compagnie d’une fille de son âge lui manquait. Elle était retombée sous la coupe de sa mère comme quand elle était adolescente et cela lui déplaisait. De plus, les plans de Mme Marlow semblaient de plus en plus obscurs comme si elle essayait de construire un avenir hors de la présence de Terry. Or c’était là une chose que la jeune femme refusait absolument d’envisager.


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Depuis quelques jours Mme Marlow se comportait d’une manière étrange. Elle sortait souvent pour de mystérieuses affaires à régler en ville sans révéler à sa fille la nature de ses démarches. Ses recherches l’avaient ce jour là entraînée au bureau des armées de New York. A ses yeux, le silence obstiné de Terry ne pouvait signifier que deux choses : Soit il avait décidé de rompre définitivement avec sa fille, soit il était dans l’impossibilité de les contacter, mort ou disparu.

La dernière hypothèse n’était pas folle. En effet Susanna n’avait aucun lien officiel avec le jeune homme puisqu’ils n’étaient pas mariés. S’il lui était arrivé quelque chose, seule la famille proche en serait informée. La publication de la liste des victimes prenait un peu plus de temps. Or elle devait savoir à quoi s’en tenir pour déterminer la conduite à adopter.

A force d’insister, elle avait été mise en contact avec un fonctionnaire débordé qui après des recherches minutieuses dans une montagne de dossiers avait pu lui annoncer que le dénommé Terrence Granchester avait été rayé du service actif. Pourtant son nom ne figurait pas non plus sur la liste des victimes. Le mystère s’épaississait et Mme Marlow, décidée à en apprendre plus, résolut d’interroger celle qui saurait la renseigner : Eléonore Baker.

Anna la gouvernante la fit entrer dans le salon et lui demanda de patienter car sa maîtresse était occupée au téléphone. Puis elle retourna dans sa cuisine. Demeurée seule, la mère de Susanna pouvait distinguer la voix de l’actrice qui provenait de la pièce voisine. Sans scrupules, elle s’approcha de la porte et tendit l’oreille, intriguée par la volubilité joyeuse d’Eléonore.

Celle-ci était en grande conversation avec Albert à Chicago, sans se douter qu’elle avait une auditrice qui ne perdait pas une miette de ses paroles.

« Oh, Albert ! Disait l’actrice. C’est une merveilleuse nouvelle. Comment pourrais-je jamais vous remercier !

- Votre joie fait plaisir à entendre, Eléonore. Mais Terry est aussi mon ami. Je suis heureux d’avoir pu lui rendre ce service. De plus, vous savez que mes actions ne sont pas désintéressées dans cette affaire. Je voudrais que vous fassiez quelque chose pour moi : Candy n’a pas le téléphone. Je vais lui écrire mais le temps qu’elle reçoive la lettre...

- Je comprends. Je vous promets de la prévenir immédiatement. Mon fils va revenir à New York sain et sauf ! C’est le plus beau jour de ma vie. Savez-vous déjà la date de son arrivée ?

- Pas encore, mais cela ne saurait tarder. Je viendrais pour l’accueillir de toute façon.

- Je serais heureuse de vous revoir Albert. »

Ils échangèrent encore quelques salutations d’usage, puis Eléonore raccrocha. Un doux sourire flottait sur ses lèvres quand la gouvernante entra pour lui annoncer que Mme Marlow l’attendait au salon. L’actrice fronça le nez. Elle n’avait aucune envie de voir cette femme en ce moment. D’un autre côté, elle savait qu’elle devait informer Susanna et sa mère du prochain retour de Terry. Autant se débarrasser de la corvée tout de suite. Les deux femmes n’avaient pas besoin de savoir qu’elle était décidée à tout mettre en oeuvre pour les écarter définitivement de la vie de son fils.

Pourtant Eléonore trouva le salon vide. Mme Marlow avait quitté la maison sans rien dire.

« Quelle impolitesse, pensa l’actrice. Elle n’a même pas eu la correction d’attendre que j’aie fini ma conversation. Elle est bien comme sa fille : Tout pour moi, tout de suite, et rien pour les autres. Tant pis, il ne me reste plus qu’à aller les voir pour leur apprendre la nouvelle.



Mme Marlow était rentrée chez elle aussi vite que possible. A peine eut-elle pénétré dans le hall, qu’elle se mit à hurler.

« Suzie ! Où es-tu ? Je dois te parler, dépêche-toi ! »

Aussitôt les pleurs de l’enfant qui s’étaient calmés retentirent à nouveau à l’étage supérieur. Susanna poussa un soupir excédé tandis que sa mère entrait dans le salon. Le visage déjà peu amène de la femme se renfrogna plus encore si possible en découvrant Elisa Legrand.

« Vous êtes encore ici, vous ! Je croyais vous avoir fait comprendre que vous n’étiez pas la bienvenue. »

Elisa ravala la réflexion désagréable qu’elle avait sur le bout de la langue et se contenta de sourire.

« Je ne comprends pas votre animosité à mon égard, Mme Marlow. Susanna et moi sommes amies. Je me suis contentée de l’accompagner à quelques réceptions. Ce qu’elle a fait ensuite ne me concerne en rien. Je ne vais pas la rejeter à cause d’une... erreur. Je suis même disposée à l’aider du mieux possible.

- Ne vous avisez pas de tenter quoi que ce soit contre ma fille, mademoiselle. Je n’aurais aucun scrupule à détruire votre réputation.

- Ma tranquillité dépend donc de la vôtre. Pourquoi ne pas accepter mon aide dans ce cas ? »

Mme Marlow était encore réticente, mais sa fille, agacée par les cris du nourrisson, souhaitait en finir au plus vite. Son instinct lui disait que le destin était en marche. D’une manière ou d’une autre, sa situation devait changer sous peu.

« Cesse de t’en prendre à Elisa, maman. Elle est déjà au courant de toute façon, alors inutile de lui faire des cachotteries. Qu’y a-t-il de si urgent pour que tu rentres comme une furie ? »

Pressée par le temps, sa mère décida de mettre sa méfiance de côté pour l’instant. Ce qu’elle avait découvert chez Eléonore Baker nécessitait une réaction immédiate et elle n’avait plus à faire la fine bouche.

« Ta future belle-mère risque de débarquer d’un instant à l’autre, expliqua-t-elle. Il ne faut pas que l’enfant soit ici quand elle arrivera.

- Eléonore Baker ? Mais elle nous ignore depuis des mois, pourquoi viendrait-elle nous voir tout à coup ?

- Parce que je reviens de chez elle. Je ne lui ai pas parlé, elle était au téléphone. Quand j’ai entendu ce qu’elle disait, je me suis éclipsée, mais sa gouvernante lui parlera de ma visite. En plus, elle ne peut pas faire autrement que de venir t’annoncer la nouvelle : Ton acteur va rentrer au pays ! »

Le visage de Susanna s’illumina. Elle était transfigurée et les deux femmes qui la regardaient purent lire le bonheur dans ses yeux d’azur. La résignation pour l’une et le dépit pour l’autre leur firent serrer les lèvres. La rage habitait Elisa et elle faisait de gros efforts pour ne pas hurler. Elle reprit contenance en écoutant les paroles de Mme Marlow.

« Il faut cacher l’existence de cet enfant. Le mieux serait de l’abandonner dans un orphelinat. »

Elisa poussa une exclamation de stupeur et réussit à donner à son visage une expression horrifiée très convaincante.

« Vous n’y pensez pas ! Avez-vous la moindre idée de ce que sont les orphelinats de cette ville ? Il y a tellement d’enfants abandonnés que tous les établissements sont débordés. Ils manquent de place, de personnel... Les enfants y sont sales, mal nourris... »

Susanna fronça les sourcils. Malgré le peu d’affection qu’elle éprouvait pour son rejeton, l’image dépeinte par son amie emplissait son coeur de remord. Elle se tourna vers sa mère, contrariée.

« Maman, tu es sûre ?

- Il n’y a pas d’autre solution, Suzie chérie. Pas si nous voulons préserver notre anonymat. Suffisamment de personnes sont déjà au courant de cette bêtise. »

En disant cela, Mme Marlow jeta un regard glacial à Elisa avant de reprendre.

« Comment ce fait-il que vous soyez à ce point au courant des conditions de vie dans les orphelinats, vous ?

- C’est une tradition dans ma famille de s’occuper des enfants sans parents, répondit l’autre sans sourciller, mais j’ai été horrifiée quand j’ai vu comment cela se passait à New York. De plus, si vous voulez vraiment oublier l’existence de ce bébé, même cette ville ne serait pas assez grande. Ce serait prendre un gros risque.

- Parce que les choses se passent mieux à Chicago, peut-être ?

- A Chicago même, non. En revanche, il existe d’autres établissements, en dehors de la ville... Si vous le permettez, je connais un petit orphelinat où les enfants sont très bien soignés. C’est à la campagne, loin de tout, et d’une discrétion absolue. Je vous donnerai l’adresse si vous souhaitez prendre des renseignements. Cela s’appelle la maison de Pony ! »

L’idée enchanta aussitôt Susanna. Plus vite elle serait débarrassée de son fils, plus vite elle pourrait reprendre son existence d’avant. Elle se voyait déjà coulant des jours heureux auprès d’un Terry qui ne découvrirait jamais la vérité.

Sa mère était plus hésitante, mais elle était pressée par le temps. Elle se rallia donc à l’avis des deux autres et mit les derniers détails au point avec Melle Legrand dont le souci du détail fit rapidement son admiration. Cette jeune fille avait les pieds sur terre, pas comme Susanna à qui le sens des réalités faisait tant défaut.

Une heure plus tard, Elisa quittait la maison accompagnée de la nourrice et de l’enfant pour un voyage éclair en direction de Lakewood. L’idée de confier le bâtard de Susanna à la maison qui avait élevée Candy procurait à Elisa une douce vengeance. Sa revanche serait encore plus savoureuse quand l’infirme apprendrait la vérité. Pas tout de suite car la fille Legrand choisirait son moment. Elle attendrait aussi longtemps qu’il le faudrait, mais la satisfaction n’en serait que plus grande. Si Susanna pensait avoir gagné, elle découvrirait bientôt que son amie n’avait pas dit son dernier mot.


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Résolue à se débarrasser au plus tôt de ce qu’elle considérait comme une corvée, Eléonore Baker était en route pour rendre visite à la prétendue fiancée de son fils. Il était indispensable d’annoncer à Susanna la bonne nouvelle concernant le retour prochain de Terry, mais Eléonore était anxieuse de voir sa réaction. Dans son esprit, elle n’avait pas renoncé à réunir son fils et Candy. Tout dépendrait de l’attitude de Susanna.

Enfoncée dans son siège pendant que le chauffeur conduisait au milieu de la circulation, l’actrice préparait mentalement son entrevue avec Susanna, et surtout avec sa mère, car elle se doutait que celle-ci serait présente.

Une passante qui marchait à pas lents sur le trottoir attira son attention. Elle fit arrêter la voiture et sortit précipitamment pour courir vers la femme.

« Candy ! Comme je suis contente de vous voir ! Je voulais aller chez vous plus tard dans la journée, mais c’est une chance de vous rencontrer. Que faites-vous par ici ? »

Surprise, la jeune femme ne savait que répondre. Comment avouer qu’elle traînait devant la maison de Terry à chaque fois qu’elle avait un moment de libre dans l’espoir d’apercevoir le petit Graham ? Aujourd’hui encore son attente avait été vaine et elle rentrait chez elle le coeur gros.

« Je reviens de chez une patiente, mentit-elle. J’ai fini ma journée.

- Alors je vous ramène chez vous, décida Eléonore. »

Avec autorité, elle fit monter Candy dans sa voiture et donna l’ordre au chauffeur de faire demi-tour. L’actrice n’était pas mécontente d’avoir un prétexte pour retarder sa visite chez Susanna. Elle se tourna vers sa passagère un grand sourire aux lèvres.

« Je m’en veux tellement d’avoir été dure avec vous, Candy. Pardonnez-moi, je vous en prie. J’étais si inquiète pour Terry, mais c’est terminé. Quand votre amie Annie Brighton est venue me voir...

- Vous avez rencontré Annie ?

- Oui, c’est une jeune femme charmante. Elle m’a montré toutes les lettres que vous aviez écrites et m’a expliqué pourquoi vous ne les aviez pas postées. Vous êtes trop bonne, Candy. Il faut en finir avec ces scrupules qui vous rongent. Terry et vous avez le droit d’être heureux ensemble.

- C’est Annie qui vous a dit cela ? Demanda Candy d’une voix cassée.

- C’est moi qui le dis ! Tout va s’arranger maintenant que Terry va revenir. Voilà ce que je voulais vous annoncer, mon enfant. Mon fils va rentrer aux États-unis ! N’est-ce pas merveilleux ? »

Le visage de Candy s’éclaira. Elle se rongeait les sangs en se demandant ce que son amie avait bien pu révéler à Eléonore alors qu’elle lui avait fait promettre de ne jamais parler du bébé. Après avoir vu sa soeur subtiliser ses lettres pour les envoyer sans son accord, elle redoutait que le secret qu’elle avait juré de préserver ne soit éventé. Mais tout cela n’avait plus d’importance face à la nouvelle que lui apportait la mère de Terry. Il allait revenir au pays ! Il était sauvé ! Incapable d’exprimer son bonheur elle demanda d’une voix à peine audible :

« Quand sera-t-il là ? Et comment...

- Bientôt, ma chérie. La semaine prochaine ou la suivante. Quand au comment, je ne sais pas les détails. Le duc de Granchester est intervenu, ainsi que votre père, mais ils m’ont dit que Terry m’expliquerait tout lui-même.

- Albert ! Je savais qu'il s'inquiétait pour Terry mais...

- William est un homme plein de ressources ! J’ai tellement hâte ! Vous viendrez avec moi, n’est-ce pas ? Nous irons l’attendre au port. »

Candy ne répondit pas. L’image de Susanna et de Graham ne quittait pas son esprit. C’était à eux de se trouver là pour accueillir le jeune homme. Elle-même n’aurait pas la force de le revoir pour le laisser une fois de plus.

Comme si elle avait suivi le cours de ses pensées, Eléonore se rembrunit avant de reprendre.

« Je dois aller avertir Susanna de la nouvelle. Je ne peux pas faire autrement, vous le comprenez. J’espère que vous ne m’en voulez pas...

- Bien sûr que non. C’est normal, elle et Terry sont fiancés et...

- Cessez de dire des bêtises ! S’emporta Mme Baker. Cette fille joue sur la culpabilité de Terry pour l’obliger à rester près d’elle, mais c’est de vous dont il est amoureux ! Même si elle refuse de l’admettre, je suis sûre que mon fils au moins a compris maintenant. Il prendra soin d’elle, j’en suis certaine, et je respecte sa décision, mais de là à l’épouser... Il est grand temps qu’elle s’en rende compte ! »

Candy serra les lèvres pour retenir les mots qui menaçaient de lui échapper. Elle venait de comprendre qu’Eléonore n’était pas au courant de la naissance de Graham. Ainsi Annie avait respecté sa promesse. Quoi qu’elle ait pu dire à l’actrice, elle n’avait pas parlé de l’enfant. Cette chère Annie, elle la serrerait sur son coeur à la prochaine occasion. De toute façon, tout cela n’aurait bientôt plus d’importance. Puisqu’elle allait chez Susanna, Eléonore Baker saurait toute la vérité dans quelques heures.

Candy n’avait plus à se faire de souci pour le petit. Sa grand-mère allait veiller sur lui jusqu’au retour de son père. Et quand Terry serait là, il ferait le nécessaire pour assurer à Graham une merveilleuse vie de famille avec son père et sa mère.

L’infirmière n’écoutait le babillage de l’actrice que d’une oreille distraite en se disant que sa mission à New York était terminée. Même si Elisa lui avait menti en décrivant une Susanna au bord du suicide, Candy ne regrettait pas sa décision de venir prendre soin d’elle. Ce qu’elle se reprochait, c’était la décision qu’elle avait prise bien des années auparavant, à l’époque où elle ne connaissait pas le véritable caractère de Susanna. Elle savait aujourd’hui à quel point celle-ci pouvait être égoïste et comprenait pourquoi Terry parlait de son devoir comme d‘un martyre.

Mais elle avait refusé de l’écouter et de lui tendre la main quand il lui demandait de le tirer de cet enfer. Elle l’avait renvoyé vers la femme à laquelle il devait la vie, et le résultat avait été Graham. Dans son ignorance, Candy avait elle-même coupé les derniers ponts avec l’amour de sa vie. Même si elle aurait pu être disposée à écouter les arguments de Terry maintenant qu’elle connaissait l'égoïsme forcené de Susanna, elle refuserait toujours de séparer un enfant de son père ou de sa mère. Il ne lui restait plus qu’à disparaître avant le retour de l’acteur.


Fin du chapitre 19


CHAPITRE 20



Londres : 10 septembre 1918


"Ma chère Maman,


Pourras-tu jamais me pardonner mon total manque d’égards envers toi ? J’ai quitté les États-unis comme un voleur, sans aucune considération pour la peine que je te causerais en agissant de la sorte. Tu as vraiment le fils le plus indélicat qui se puisse imaginer !


Tu connais mieux que personne le désespoir qui était le mien ces dernières années. C’est lui qui m’a poussé à prendre cette décision extrême, car tu l’avais sans doute compris, je ne voyais plus d’intérêt à poursuivre une vie aussi insipide que la mienne.


Mais tout cela est terminé. J’ai compris aujourd’hui combien la vie était précieuse et je veux vivre la mienne pleinement, même si je sais qu’elle ne sera jamais assez longue pour que je puisse tous vous remercier de ce que vous avez fait : Mon père, mes amis et bien sûr toi et la femme que j’aime.


Vous m’avez toutes les deux offert les deux plus merveilleux cadeaux d’amour que j’ai jamais reçus.


On dit que l’amour d’une mère peut déplacer des montagnes, et c’est ce que tu as fait ! Quels trésors d’ingéniosité as-tu déployés pour me retrouver ! Père m’a expliqué comment tu l’avais contacté pour obtenir son aide. Ce fut un miracle, maman. Il a tout organisé pour me permettre de rentrer et j’ai découvert en lui un homme que je ne soupçonnais même pas. C’est très nouveau pour moi de trouver tant d’affection paternelle chez un homme que je croyais haïr. Comme d’habitude, c’est toi qui avais raison : J’aurais dû prendre le temps de le connaître mieux. Sans doute me manquait-il la révélation que donne la responsabilité d’être parent.


Quant à ELLE... Oh maman, j’ai enfin ouvert les yeux ! Je ne suis qu’un triste imbécile de l’avoir laissée seule dans ces circonstances ! J’ai bien l’intention de consacrer le reste de mon existence à faire son bonheur. Imaginais-tu un jour entendre ces mots de ma part : Jamais je n’ai été aussi heureux à l’idée d’accomplir mon devoir ! Elle m’aime et elle me l’a prouvé de la plus belle des façons, mais il n’est pas convenable d’en dire plus ici. Toi mieux que personne pourras comprendre puisque tu t’es trouvée dans la même situation. A la différence que je ne commettrais pas la même erreur que mon père. Il est grand temps pour moi de lui rendre sa respectabilité en l’épousant, ce que j’aurais dû faire il y a bien longtemps.


Mon retour est prévu pour la première semaine d’Octobre, par le bateau du mercredi. D’ici là, je te demande comme une faveur de veiller sur elle. Ne laisse pas le seul parent qu’elle ait l’accabler de reproches. Je suis aussi coupable qu’elle dans ce qui s’est passé. Je lui ai écrit à elle aussi, mais en attendant que pouvoir la serrer dans mes bras, je compte sur toi pour le faire à ma place et l’assurer de mon amour indéfectible.


Ton fils honteux et repentant

Terry"


La lecture de cette lettre plongea Eléonore Baker dans la perplexité. Les allusions de son fils au sujet de son devoir à remplir étaient incompréhensibles pour elle. Un tel revirement de la part de Terry était inimaginable ! De quoi diable voulait-il parler, et pourquoi n’était-il pas plus explicite ?

Candy aurait sans doute pu l’éclairer sur l’état d’esprit du jeune homme, mais elle découvrit en se rendant chez elle que la jeune infirmière avait démissionné de son poste à St Jacob sans laisser d’adresse. Quand à Albert qu’elle tenta de joindre au téléphone, il était en voyage d’affaires et ne rentrerait pas avant la semaine suivante. Elle laissa un message demandant à ce qu’il la rappelle au plus vite et se concentra sur le retour de son fils.


Au même instant, Candy se jetait dans les bras d’un grand jeune homme aux cheveux longs qui la serrait contre lui avec affection.

« Tom ! C’est si gentil de ta part de m’accueillir à l’improviste !

- Je suis heureux de te rendre service, petite soeur, mais j’avoue que ton télégramme m’a surpris. Vas-tu m’expliquer ce qui me vaut l’honneur de ta visite ? D’habitude, tu te rends chez Melle Pony et Soeur Maria.

- C’est une longue histoire, répondit Candy en baissant les yeux. Je te raconterai tout, mais pour l’instant je préfère que personne ne sache où je me trouve. »

Tom comprit que la visite de la jeune femme cachait un problème plus grave qu’elle ne voulait l’avouer. Il chargea sa valise sur la charrette et l’aida à prendre place sur le siège. Il s’était toujours considéré comme leur grand frère, à elle et à Annie, depuis leur tendre enfance. Si Candy avait besoin d’aide, il n’allait pas lui refuser, pas après tout ce qu’ils avaient connu ensemble. Elle lui expliquerait tout quand elle serait prête, en attendant il était ravi de la revoir.

Il parla de tout et de rien durant le trajet jusqu'à sa ferme pour aider son amie à se détendre. Il l'observait du coin de l'oeil et nota ses yeux cernés et sa mine fatiguée. Quelques jours à la campagne lui feraient le plus grand bien. D'ailleurs à peine arrivés, il lui proposa de se reposer quelques heures ce qu'elle accepta avec joie. Elle ne réapparut qu'au moment du dîner, un peu confuse d'avoir dormi si longtemps.

Ils prirent leur repas dans une ambiance bon enfant. Candy se sentait mieux et après la vaisselle, décida de révéler à Tom la raison de sa présence. Avec hésitation d'abord, puis dans un flot ininterrompu de paroles, elle lui raconta toute l'histoire de sa relation chaotique avec Terry, depuis leur rencontre sur le bateau qui l'emmenait en Angleterre jusqu'à la naissance de Graham et le retour tant attendu du jeune homme. Ne sachant comment son frère allait réagir, elle omit simplement le récit de leur nuit d'amour à Chicago.

Tom écoutait en silence. Il découvrait avec surprise une autre Candy que celle qu’il croyait connaître. La petite fille espiègle et gaie avait fait place à une femme tourmentée et blessée. Quand elle avait été adoptée par une des plus riches familles du pays, il avait éprouvé une pincement de jalousie. L’adolescent qu’il était à l’époque faisait l’apprentissage de la rude vie du ranch. Pourtant il réalisait que son existence auprès de M. Steve avait été dans l’ensemble beaucoup plus facile que celle de la jeune fille. Contrairement à elle, il n’avait jamais manqué d’affection et son père adoptif avait toujours été là pour lui. Une fille au coeur aussi généreux que Candy ne méritait pas de traverser autant d’épreuves, surtout en étant obligée de les affronter seule.

Candy avait terminé son récit et un lourd silence s’installa dans la pièce que Tom rompit en demandant :

« Toi et ce Terry êtes visiblement fait l’un pour l’autre. Es-tu sûre de ta décision ?

- Nous ne pouvons plus être ensemble, Tom ! Tu étais orphelin comme moi, tu ne peux que me comprendre. Aucun enfant ne mérite cela. Terry doit rester avec son fils et former une famille avec Susanna.

- Tu n’effaceras pas ce que vous ressentez en te cachant !

- Le temps s’en chargera pour nous, même si c’est douloureux. Et pour y arriver, je dois m’éloigner des endroits et des personnes qui me rattachent à mon passé et à mes souvenirs, y compris mon propre père. Albert lui-même est intervenu pour faire revenir Terry ! Ils sont amis depuis longtemps. S’il sait où je suis, il le lui dira. Seule une séparation définitive peut nous aider à guérir. Voilà pourquoi je ne suis pas allée à la maison de Pony. C’est le premier endroit où ma famille me cherchera. »

« Et probablement aussi ce Terry s’il t’aime autant que tu sembles le croire », songea Tom qui garda cette réflexion pour lui.

« Tu es mon invitée aussi longtemps que tu voudras, dit-il à la place. D’ailleurs je pourrais peut-être t’aider. Une de mes relations m’a parlé d’un docteur qui cherchait une infirmière. Laisse-moi le contacter pour en savoir plus. Repose-toi en attendant. Quelques jours de congé ne pourront te faire que du bien. »


Trois semaines s’écoulèrent ainsi avant que Tom ne reçoive la confirmation qu’il attendait. Candy profita du calme de la campagne et son teint reprit des couleurs, même si ses yeux restaient cernés. Les nuits ne lui apportaient pas le repos espéré et le sommeil continuait à la fuir.

Finalement une lettre du Dr Henry les informa de son accord pour accueillir la jeune infirmière. Il exerçait dans une petite ville à une centaine de kilomètre de la ferme, et sa femme, qui lui servait auparavant d’assistante, préférait désormais se consacrer à ses enfants, ce qui expliquait qu’il soit à la recherche d’une nouvelle infirmière pour le seconder. Le couple proposait également de mettre à la disposition de la jeune femme la petite maison qu’ils possédaient en bordure de la ville, si elle le souhaitait. C’est avec enthousiasme que Candy se rendit à la gare pour se renseigner sur les horaires de trains et réserver son billet pour le lendemain.

Sur le chemin du retour, Tom arrêta la carriole au carrefour où la route partait dans deux directions différentes. Continuer tout droit les ramènerait à la ferme, tandis que le chemin de gauche conduisait à la maison de Pony.

« Que dirais-tu d’une petite visite à nos deux mamans, Candy ? Puisque tu pars demain, tu n’auras qu’à leur dire que tu t’es juste arrêtée pour attendre ta correspondance. »

Le jeune infirmière répugnait à mentir aux deux charmantes femmes qu’elle considérait comme ses mamans. Elles la connaissaient si bien, qu’elles étaient capables de lire en elle à livre ouvert. Elles comprendraient certainement que leur pensionnaire préférée était en train de leur cacher quelque chose. Pourtant les sages conseils de Melle Pony et la tendresse un peu bourrue de Soeur Maria manquaient tant à Candy qu’elle accepta la proposition de Tom.

La surprise fut totale à leur arrivée. Les enfants qui jouaient devant l’orphelinat en profitant des derniers beaux jours de l’automne se précipitèrent vers eux en criant. Attirée par le chahut, Soeur Maria ne tarda pas à faire son apparition. Elle serra sa protégée dans ses bras avec affection et Candy eut l’impression de redevenir une petite fille. Les larmes lui montèrent aux yeux et elle mit fin à l’étreinte.

« C’est si bon de vous revoir, Soeur Maria. Mais où est donc Melle Pony ? Demanda Candy pour détourner la conversation.

- Elle prend soin de notre nouveau pensionnaire. C’est un bébé qu’on nous a confié il y a peu, et il demande beaucoup d’attention. Elle doit se trouver dans la cuisine avec lui. »

Soucieuse d’échapper au regard perspicace de la religieuse et aux questions qu’elle devinait sur le point d’arriver, la jeune femme se précipita vers la maison. Elle trouva effectivement Melle Pony dans la cuisine. Occupée à donner son biberon à un tout petit enfant, elle n’avait pas prêté attention à ce qui se passait à l’extérieur. Le visage de la vieille dame s’illumina en reconnaissant Candy. Puis la joie fut remplacée par l’inquiétude quand elle la vit se figer sur place et porter les mains à ses lèvres pour étouffer un cri de surprise.

« Candy, ma petite, tu vas bien ? »

La jeune femme ne pouvait détacher ses yeux du poupon qui reposait dans les bras de Melle Pony.

« Ce bébé, balbutia Candy. Qui vous la confié ? Depuis quand est-il là ?

- Il est là depuis environ trois semaines. On nous a dit qu’il s’appelait Graham. Il est si mignon, n’est-ce pas ? »

En entendant la voix de Candy, le nourrisson tourna la tête vers elle et se mit à geindre faiblement. Sans réfléchir, elle se précipita vers lui et le prit dans ses bras. L’enfant se calma aussitôt.

Soeur Maria qui venait d’entrer observait la scène, intriguée.

« Candy ! S’exclama-t-elle. J’espère que tu as une explication. Tu connais ce bébé n’est-ce pas ? »

Ne sachant que répondre, la jolie blonde se contenta de bercer doucement Graham en fredonnant. Mais Soeur Maria n’était pas du genre à abandonner si facilement.

« Inutile de mentir, Candy. Bien que je ne l’ai vue qu’une fois, je suis certaine d’avoir reconnu celle qui nous a confié ce petit. Ses cheveux roux sont trop reconnaissables ! Il s’agit de la jeune fille chez qui tu as travaillé un temps avant d’être adoptée par M. André. Que sais-tu exactement ? Graham est-il son fils ?

- Elisa ! S’étonna Candy. Bien sûr que non Soeur Maria ! C’est le fils de Terry et de Susanna Marlow ! Mais je ne comprends pas comment il a pu arriver jusque chez vous.

- Terry, intervint Melle Pony. N’est-ce pas ce jeune homme qui était venu nous rendre visite il y a quelques années, juste avant que tu reviennes de ton collège en Angleterre ?

- Si, c’est lui, avoua Candy en baissant les yeux.

- Mais je croyais que toi et lui...

- La vie nous a séparés, mais c’est une longue histoire. »

Une bien trop longue histoire pour que je vous la raconte maintenant, songea Candy, alors que je voulais justement tout vous cacher ! Graham était là depuis trois semaines, avait dit Melle Pony. Si elle était venue se réfugier ici au lieu de se cacher chez Tom...

« Melle Pony ! Soeur Maria ! Cet enfant a des parents, il n’a rien à faire dans un orphelinat !

- Tu sais ma chérie, plaida la religieuse, la maternité peut être quelque chose de trop lourd à porter pour une femme seule.

- C’est vrai que son père est à la guerre, s’emporta Candy. Mais il va bientôt rentrer, je le sais. Il n’a même jamais vu son fils ! Je ne peux pas admettre une chose pareille. »

Les deux femmes se regardèrent et secouèrent la tête. Leur longue expérience leur avait appris qu’on ne peut pas obliger des parents à assumer leur responsabilité s’ils ne sont pas prêts à le faire. La mère de ce petit s’était probablement sentie dépassée par les événements. Ce n’était pas la première fois qu’elles recueillaient ainsi des enfants non désirés. Leur orphelinat avait été créé pour cela, pour apporter à ces innocents la chaleur et l’amour que d’autres leur refusait.

Tel avait été le sort de leur petite Candy, celle-là même qui se tenait devant elles aujourd’hui, devenue une jeune femme accomplie et responsable. Elle avait toujours été impulsive, mais celles qu’elle appelait ses deux mamans avaient tout lieu d’être fières d’elle. Pourtant, cette fois encore, ce fut l’impulsivité qui l’emporta chez Candy.

« Je vais ramener Graham à New York ! Décréta-t-elle. »

Tom qui venait d’arriver observa Melle Pony et Soeur Maria qui se regardaient, hésitantes. Il vit aussi quelque chose dans les yeux de Candy qui attira son attention.

« Je viens avec toi ! Affirma-t-il.

- Mais à quoi pensez-vous tous les deux s’exclama Melle Pony. Tu n’es pas raisonnable, Candy. Crois-tu qu’il te suffira de mettre cet enfant dans les bras de sa mère pour résoudre tous les problèmes ? Si celle femme nous l’a confié, c’est qu’elle n’est pas prête à être mère. Tu...

- Terry sera bientôt de retour en Amérique, affirma Candy. En attendant, je confierai l’enfant à sa grand-mère. »

Elle se tourna ensuite vers Tom.

« Tu n’as pas besoin de quitter ta ferme, Tom. J’y arriverai bien toute seule.

- Tu rêves, Candy. Un aussi long voyage en train, avec un bébé, ses affaires, tes bagages... Mon contremaître s’occupera de la ferme pendant quelques jours. Je ne te laisserai pas partir seule ! »

La jeune infirmière aurait voulu protester, mais ses deux mamans approuvèrent la décision de Tom. Elle se rendit donc à leurs arguments et tous s’organisèrent pour qu’ils puissent partir le lendemain.


Fin du chapitre 20

CHAPITRE 21


En ce début d’octobre 1918 les journées avaient commencé à rafraîchir. L’automne chassait l’été et les ménagères faisaient aérer et nettoyer les vêtements d’hiver pour les débarrasser de la persistante odeur de naphtaline dont ils étaient imprégnés.

Mais pour d’autres, c’étaient les nuits qui étaient devenues glaciales, à commencer par Jerry Harrigan. Son unique expérience avec Elisa Legrand l’avait marqué plus qu’on ne pourrait dire. Les prouesses amoureuses de la belle avaient laissé dans sa mémoire un souvenir impérissable au point qu’il se languissait de retrouver les sensations qu’elle avait su lui procurer. Pourtant malgré ses nombreuses tentatives de séduction, la demoiselle ne lui accordait plus le moindre regard et le jeune homme, dépité se détournait de ses autres conquêtes.

Il porta ce soir là un soin tout particulier à sa mise. Il savait que son ami Daniel et sa soeur se rendaient à la même réception que lui et il était bien décidé à tout faire pour convaincre Elisa de lui accorder une nouvelle fois ses faveurs.


Au moment où Jerry Harrigan se présentait chez ses hôtes, un jeune couple sonnait à la porte d’Eléonore Baker. Malgré l’heure tardive pour une visite, l’actrice se précipita pour accueillir sa visiteuse dès que celle-ci se fut annoncée.

Sans nouvelle de la jeune femme ou d’Albert depuis plus d’une semaine elle se rongeait les sangs. Elle resta bouche bée en voyant entrer Candy dans son salon et en découvrant ce qu’elle tenait dans les bras. Incrédule, elle ne prêta que peu d’attention à l’homme qui accompagnait Candy. Visiblement intimidé, celui-ci regardait autour de lui, fasciné par le luxe de la pièce. Il balbutia quelques mots polis à l’attention de leur hôtesse, puis déposa une petite valise aux pieds de la jeune femme.

« Je t’attends dans le taxi, Candy. Ne traîne pas, d’accord ? »

Son amie approuva de la tête et reporta son attention sur Mme Baker, trop surprise pour faire quoi que ce soit afin de retenir son visiteur.

Eléonore s’approcha et caressa la joue de l’enfant endormi d’un doigt timide.

« Un bébé ! S’exclama-t-elle. Est-ce que...

- Oui, Mme Baker. C’est le fils de Terry. Il s’appelle Graham.

- Oh mon Dieu ! Mais pourquoi n’avoir rien dit ? Je m’en veux tellement de vous avoir ignorée tous ces derniers mois ! J’aurais pu vous aider... »

Candy réalisa soudain que la mère de Terry se méprenait complètement. Elle s’assit sur le canapé à côté de l’actrice et lui tendit l’enfant en rougissant. Elle aurait tant aimé pouvoir annoncer que cet enfant était le sien mais hélas, la vérité était toute autre. Prenant son courage à deux mains elle expliqua ce qu’elle savait à la nouvelle grand-mère qui berçait le nourrisson avec des yeux émerveillés.

« Vous vous trompez, Mme Baker. Je ne suis pas la mère de ce bébé. Il s’agit du fils de Terry et de Susanna. »

Rien au monde n’aurait pu surprendre Eléonore plus que cette nouvelle. Terry avait eu un enfant avec Susanna ! Tout d’un coup les allusions de son fils dans sa lettre s’éclairaient d’un nouveau jour. Il le savait, et il était heureux ! Le profond sens du devoir du jeune homme n’était plus à démontrer. Sans doute avait il trouvé dans la naissance de son fils la meilleure des raisons pour accepter ce qu’il considérait auparavant comme un fardeau : passer le reste de sa vie avec une femme qu’il n’aimait pas. Mais l’apparition de Graham lui donnait une autre raison de s’investir dans cette relation.

Mais Candy ? Depuis l’arrivée de la jeune fille à New York, Eléonore avait compris à quel point l’amour qu’elle éprouvait toujours pour Terry était puissant. Depuis quand était-elle au courant ? Voilà pourquoi elle avait eu tant de mal à accéder à la demande de l’actrice et à écrire au jeune homme en lui exprimant tout l’amour qui brûlait en elle. Une nouvelle fois, Candy était prête à s’effacer pour permettre à Terry de poursuivre sa vie, consacrée à la femme qui l’avait sauvé et au fils qu’elle lui avait donné. Quel déchirement cela devait être !

Pourquoi Susanna n’avait-elle rien dit ? Ce mystère préoccupait Mme Baker qui demanda prudemment :

« J’étais chez Susanna et sa mère la semaine dernière. Rien n’indiquait qu’il y avait un bébé dans la maison. Et comment ce fait-il qu’il soit avec vous. Expliquez-moi, Candy, je vous en conjure...

- Il ne faut pas en vouloir à la fiancée de Terry, Mme Baker. Elle est très déstabilisée. Sa grossesse a été très difficile. Elle a passé les cinq derniers mois à l’hôpital sous surveillance constante. C’est moi qui me suis occupé d’elle. Elle est malheureuse, persuadée que Terry ne l’aime pas et qu’il ne lui a fait cet enfant que par dépit parce qu’il ne pouvait être avec moi. Elle ne savait pas comment réagir.

- Etes-vous en train de me dire qu’elle a abandonné son enfant !

- Bien sûr que non, protesta Candy. Elle l’a confié à des gens très bien. Je suis persuadée qu’elle envisageait d’aller le chercher dès que Terry lui serait revenu. »

Eleonore avait du mal à admettre ce qu’elle était en train d’apprendre, mais ne voulait pas perturber la pauvre Candy plus qu’elle ne l’était déjà. Celle-ci soupira profondément et se leva.

« C’est moi qui vous demande de m’aider aujourd’hui, Mme Baker. Vous devez expliquer tout cela à Terry. Le convaincre que nous avons fait le bon choix. Désormais sa place est auprès de Graham et de sa mère. Il doit m’oublier.

- Ne préférez-vous pas le lui expliquer vous-même, mon enfant ? Mon fils doit arriver demain matin. Ne voulez-vous pas lui parler ?

- Non surtout pas ! S’affola la jeune femme. Je dois prendre un train dans trois heures, je vais m’éloigner et commencer une nouvelle vie. Je suis heureuse qu’il aille bien et qu’il soit de retour, mais...

- Mais il serait trop difficile de le revoir pour lui dire une nouvelle fois adieu ?

- Oui ! Avoua Candy dans un souffle. »

La résolution de la jeune infirmière était irrévocable. Il n’aurait servi à rien d’insister et Eléonore le savait.

« Je vous aime comme ma propre fille, Candy. J’aurais tant voulu...

- Je sais Mme Baker. Il est très réconfortant pour moi qui suis orpheline de savoir qu’une femme telle que vous aurait souhaité m’appeler sa fille. Mais nous ne sommes pas maîtres de notre destin. Il était écrit que Terry et moi ne serions jamais ensemble. Nous avons été fous de vouloir lutter contre la destinée.

- Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’importe quand, vous pourrez toujours compter sur moi.

- Je le sais. Merci. »

Candy serra doucement l’actrice dans ses bras et déposa un dernier baiser sur le font du bébé avant de partir sans se retourner, et Eléonore ne fit rien pour la retenir.

De retour dans le taxi, elle s’effondra en larmes dans les bras de Tom.

« Tu as fait le bon choix, petite soeur. Même si ce fut la chose la plus difficile que tu ais jamais eu à faire.

- Tu le savais ? Comment...

- Je te connais depuis toujours Candy. J’ai vu ton regard quand tu as pris ce bébé dans tes bras à la maison de Pony. Tu t’es dit que sa mère l’avait abandonné, qu’elle ne voulait pas de lui. Il était le fils de l’homme que tu aimes, celui dont tu voudrais partager la vie et porter les enfants. Oui j’ai tout de suite compris que tu était prête à faire une folie. Tu as pensé à prendre le bébé, le garder avec toi. Tu aurais assumé le statut de fille-mère, malgré les difficultés que cela représente, juste pour avoir cet enfant. Peut-être imaginais-tu aussi retrouver ainsi un jour son père ? Voilà pourquoi je suis venu avec toi. Mais j’étais sûr que tu prendrais la bonne décision et c’est ce que tu as fait. Je suis fier de toi, petite soeur. Maintenant il faut te tourner vers l’avenir et commencer une nouvelle vie. Tu es prête ?

- Oui, je suis prête, affirma Candy en affichant un sourire triste sur son visage. Merci Tom d’avoir été là pour moi.

- C’est le rôle d’un grand frère, non ? »

Tom serra une nouvelle fois Candy contre lui et ils rejoignirent la gare de New York. Dans deux heures ils prendraient le train qui les conduiraient loin de tous ces tourments. Il rentrait chez lui, et sa chère soeur partait entamer sa nouvelle existence.

Dans le hall des départs, ils s’installèrent sur un banc en attendant l’heure de partir tandis qu’à l’autre bout de la gare, arrivait un homme fatigué et préoccupé. Il avait hâte de se retrouver chez lui car demain l’attendait un événement important : Le retour d’un vieil ami.

Mais pour Albert la joie d’accueillir Terry se teintait aussi d’inquiétude. Son homme de confiance lui avait appris que Candy avait quitté New York et que pour l’instant, personne ne savait où elle s’était rendue. La connaissant, son père adoptif pensait qu’elle était retournée à la maison de Pony, comme chaque fois qu’elle avait besoin de se ressourcer. Il avait donc demandé à Georges de se rendre à l’orphelinat pour prendre de ses nouvelles.

Quand la jeune fille avait annoncé sa décision de se rendre à New York pour prendre soin de Susanna Marlow pendant l’absence de Terry, Albert avait compris à quel point il avait mal jugé la situation. Candy souffrait toujours d’être séparée de son grand amour et portait sur ses épaules toute la responsabilité de leur rupture. Il était bien décidé à lui rendre sa joie de vivre. En discutant avec Eléonore Baker, il avait appris que son fils n’était pas plus heureux. Demain il irait accueillir le jeune homme au port et aurait une longue conversation avec lui. Il s’était investi pour favoriser le retour de Terry, maintenant il voulait aller plus loin. Si le jeune acteur aimait autant Candy qu’il le supposait, il était décidé à tout mettre en oeuvre pour les réunir enfin.

La nuit était bien avancée quand son taxi le déposa devant la demeure des André. Il n’avait pas prévenu de son arrivée, mais les domestiques avaient ordre de toujours tenir sa chambre prête. De plus, il y avait des fenêtres allumées à l’étage des chambres. Sans doute Elisa était elle rentrée tard d’une de ces soirées où elle faisait un peu trop parler d’elle. Dès qu’il aurait réglé le problème de Candy et Terry, il serait temps de s’occuper de ses neveux un peu trop remuants.

Soucieux de ne pas réveiller le personnel, il ouvrit avec sa clef. A peine avait-il fait quelques pas dans le vestibule que Gérald, le majordome sortait de l’office.

« Monsieur André ! Nous ne vous attendions pas, nous...

- Ne vous inquiétez pas, Gérald, répondit Albert avec un sourire fatigué. Je n’ai pas besoin de vous ce soir. Je vais monter me coucher directement.

- Désirez-vous que je vous monte une collation, Monsieur ? Cela ne me dérange nullement.

- Puisque vous le proposez, j’accepte volontiers. Au fait, pourquoi êtes-vous encore debout à une heure aussi tardive ?

- J’accomplis mon service, Monsieur. Répondit prudemment le majordome. »

Contrarié, Albert comprit que Daniel et Elisa devaient avoir des exigences envers les domestiques qui rallongeaient de beaucoup leurs heures de service. Il n’appréciait pas cette attitude vis à vis du personnel et se promit d’en toucher deux mots à ses neveux dès le lendemain.

« Portez-moi un plateau dans le petit salon, Gérald. Ensuite, allez vous coucher. Je m’entretiendrai avec les Legrand à ce sujet. »

Le maître d’hôtel se raidit et Albert vit une lueur de panique s’allumer au fond de son regard. Etait-ce la mention d’Elisa et Daniel Legrand qui l’ennuyait ?

« Je vous assure que cela ne me dérange pas de monter un plateau dans votre chambre, Monsieur André. »

Un terrible doute s’empara d’Albert. Pourquoi son majordome tenait-il tant à l’éloigner du petit salon ? Il fit quelques pas dans cette direction, et comme Gérald s’apprêtait à reprendre la parole, il lui imposa silence d’un geste péremptoire.

Il s’approcha de la porte. Aucune conversation ne résonnait derrière les battants mais les bruits et les sons qu’il entendit ne laissaient aucun doute sur ce qui était en train de se passer à l’intérieur. Son sang ne fit qu’un tour et il entra dans la pièce.

Albert n’était pas né de la dernière pluie et ne manquait pas d’expérience en matière amoureuse, mais le spectacle qu’il découvrit le laissa figé sur place. Non seulement le couple n’avait pas pris la peine de se dévêtir convenablement, mais ils avaient choisi pour besogner une des chaises Louis XV dont la tante Elroy était si fière ! Il ne pouvait voir le visage de l’homme et la femme lui tournait le dos, mais sa crinière rousse suffisait pour l’identifier.

Elisa avait transformé cette maison en lupanar et s’y comportait en professionnelle ! La jupe relevée au-dessus de la taille, ses fesses blanches s’agitaient frénétiquement et Albert détourna les yeux, dégoûté. Trop furieux pour prononcer le moindre mot, il claqua violemment la porte derrière lui.

Était-ce la surprise ou la peur qui fit courir dans les veines de la jeune femme une dose supplémentaire d’adrénaline, à moins que les efforts précédents du malheureux Jerry n'aient enfin porté leurs fruits ? Toujours est-il qu’au lieu d’adopter immédiatement une tenue plus décente, tout son corps fut parcouru de tremblements et qu’elle s’écroula pantelante sur la poitrine de son amant.

Fou de rage, Albert l’attrapa par les épaules pour la mettre debout. Ses jambes flageolantes ne la portaient plus, mais le regard chargé de mépris que posa sur elle le grand oncle William eut tôt fait de lui rendre ses esprits. Elle comprit à cet instant qu’elle était perdue.

Quand à Harrigan, il fixait sans comprendre cet homme dont les yeux lançaient des éclairs, ne pensant même pas à se rajuster.

« Vous pourriez au moins avoir la correction de vous rhabiller, Monsieur ! » S’exclama Albert en fixant dédaigneusement le pantalon toujours baissé du jeune homme.

Jerry rougit comme une jeune fille et entreprit tant bien que mal de retrouver une apparence présentable. Malgré sa colère, Albert s’amusa des maladresses du pauvre coupable. En réalité, sa bonne éducation lui interdisait de fixer Elisa pendant qu’elle remettait de l’ordre dans sa tenue, mais c’était contre elle que toute sa rancoeur était dirigée. La jeune femme tenta de plaider sa cause.

« Mon oncle, tout cela n’est pas de ma faute ! C’est Jerry qui m’a forcée à...

- Ne me prends pas pour un imbécile, s’écria Albert en se tournant vers elle. Tu ne donnais pas l’impression de te débattre quand je suis entré, au contraire ! Cette fois tu as passé les bornes, Elisa. Je ne te laisserai pas traîner notre famille dans la boue. Je vais m’arranger pour que les André n’aient plus jamais à souffrir de tes manquements. Dans moins d’un mois tu ne feras plus partie de notre famille. D’ici là, tu resteras enfermée dans ta chambre jusqu’à l’arrivée de tes parents que je vais me faire un plaisir d’avertir. Quand à vous jeune homme... »

Le patriarche se tourna vers l’amant de sa nièce et réalisa soudain qu’il ne savait même pas son nom. Le malheureux avait l’air d’un parfait imbécile, et il se sentait plus enclin à le plaindre qu’à le blâmer, surtout avec ce qu’il avait envisagé pour lui.

- Jerry Harrigan, Monsieur, je m’appelle Harrigan, balbutia-t-il , rouge comme une pivoine.

- Etes-vous parent avec Harold Harrigan, des industries Harrigan ?

- C’est mon père, monsieur.

- Parfait ! S’exclama Albert, très content de la tournure que prenaient les événements. Vous vous doutez de ce que j’attends de vous, jeune homme ? Votre père sera certainement d’accord avec moi.

- J’ai compris, monsieur. Ce sera un honneur pour moi que de demander la main de Melle Elisa Legrand. Je serai très flatté d’entrer dans votre famille, monsieur André. »

Elisa poussa un gémissement à fendre l’âme et implora d’une voix blanche :

« Mon oncle ! Vous ne pouvez pas nous demander cela ! Je ne peux pas épouser Jerry, il...

- Oh que si, petite traînée ! Tu vas devenir Mme Harrigan avant de pouvoir comprendre ce qui t’arrive. Tu vas quitter cette famille pour toujours. Et vous monsieur Harrigan, n’escomptez pas entrer dans la famille André par ce mariage. C’est Elisa qui s’en va. Quand à sa dot, j’espère que ses parents ont prévu de quoi faire oublier sa vie dissolue, parce qu’en ce qui me concerne, je ne mettrai pas la main au portefeuille pour elle ! Sortez d’ici, maintenant. Je verrai votre père demain pour régler les détails. »

Tête basse, Jerry Harrigan sortit de la maison comme un chien battu et se précipita dans le bar le plus proche pour avaler plusieurs verres de whisky afin de se remettre les idées en place.

Albert de son côté saisit sa nièce par le bras et l’entraîna jusqu’à sa chambre où il l’enferma à double tour malgré ses protestations et ses cris. Puis il gagna sa propre chambre qui se trouvait à l’autre bout de la maison. Malgré la gravité de la situation, c’est le sourire aux lèvres qu’il s’endormit. La perspective d’être débarrassé d’Elisa Legrand jusqu’à la fin de ses jours lui procurait une immense satisfaction.


Fin du chapitre 21

© Dinosaura mai 2009