Une amitié improbable
par Dinosaura

CHAPITRE 16

Qu'y a-t-il de plus frustrant que de connaître par coeur au moins six pièces de théâtre, de pouvoir réciter sans se tromper les rôles principaux d'une dizaine d'autres, et d'être incapable de se souvenir du contenu exact de quelques lettres ?

Terry avait beau se creuser la cervelle, il était incapable de se remémorer avec précision les mots utilisés par Candy dans les lettres qu'elle lui avait envoyées. Il en avait retrouvé l'essentiel, mais certaines phrases restaient sibyllines. Comme un imbécile qu'il était, il avait lu si vite, que seuls les mots d'amour avaient retenu son attention. Depuis que toutes ses affaires avaient été détruites dans l'explosion, et les précieuses lettres avec elles, le jeune acteur essayait désespérément de se souvenir de tout ce qu'il avait lu ce jour là. Curieusement, les passages les plus confus lui étaient revenus à l'esprit, mais il lui manquait quelque chose pour leur attribuer un sens. Pourtant il était certain que la solution était enfouie quelque part au fond de sa mémoire sans qu'il réussisse à la faire remonter à la surface. Si seulement il pouvait se souvenir d'un petit indice supplémentaire...

Il n'avait même pas prêté attention à l'adresse de l'expéditeur. Comment lui répondre dans ces conditions ? Il pouvait toujours passer par l'intermédiaire d'Albert ou de sa mère, mais Terry répugnait à confier semblable mission à l'un ou l'autre. Ce qui le liait à Candy était trop personnel pour y mêler qui que ce soit. Pourtant il voyait le moment où il faudrait se résoudre à recourir à cette solution.

« Eh Granchester ! Salut ! L’interpella une voix joyeuse. »

Terry se retourna et un sourire éclaira son visage quand il reconnut l’arrivant.

« Johnson ?! Tu es sorti de l’hôpital on dirait. Ils n’ont plus voulu de toi ?

- Ils m’ont quand même gardé un mois !

- Dis plutôt que tu t’es fait dorloter pendant un mois, oui !

- C’est pas faux, reconnut l’autre en riant. Pour le 4 juillet, on a même organisé une petite fête entre américains, puis on a recommencé le 14 avec les français. Et me voilà...

- Je suis heureux de te revoir sur pied, Johnson, dit Terry avec sincérité.

- Moi aussi, tu sais. Je te dois une fière chandelle, Granchester.

- Laisse tomber, maugréa le jeune homme.

- En tout cas, si tu as besoin de quoi que ce soit...

- OK, je m’en souviendrai, répondit Terry en lui tendant la main. Je dois prendre mon tour de garde, maintenant. Je te verrai plus tard. »

L’acteur s’éloigna rapidement, un peu gêné par la reconnaissance que lui manifestait le jeune homme. Il se sentait mal à l’aise en songeant que la seule idée qui l’avait poussé en avant au moment du drame était le désir irraisonné de récupérer les précieuses lettres de Candy. Tous ses camarades avaient l’air de penser que c’était un sursaut d’héroïsme qui l’avait fait se précipiter pour venir en aide à ses condisciples. La méprise gênait profondément Terry, mais sa réputation était faite et rien de ce qu’il aurait pu dire n’arriverait à convaincre ses compagnons d’arme qu’il n’avait rien du héros qu’ils admiraient. Alors qu’ils se plaignaient tous de son caractère ombrageux et taciturne avant ces événements, ils respectaient désormais son désir de solitude et d’isolement. C’était tout ce que souhaitait Terry qui renonça à les détromper. Il rejoignit donc son poste, et se replongea dans ses pensées. Heureusement quand ils étaient à l’arrière, monter la garde représentait plus une formalité qu’une réelle nécessité, et il put se concentrer sur ses souvenirs, mais sa mémoire d’ordinaire si fidèle s’avérait toujours aussi rétive à lui livrer la clef qu’il attendait.

L’aube pointait quand on vint le relever, et Terry n’avait pas trouvé la solution du mystère qui le travaillait. Il rejoignit son baraquement où tous dormaient encore, mais le sommeil le fuyait. Il alla donc s’isoler au fond du campement, près des camions et des stocks de munitions. Il s’absorbait dans le spectacle du soleil qui se levait quand une présence derrière lui le fit se retourner.

« On dirait que tu n’as pas sommeil, dit Johnson en s’asseyant sur une caisse.

- Toi non plus, apparemment, répondit Terry contrarié. Ecoute mon vieux, si tu veux encore me remercier, je t’assure que ce n’est pas la peine. Je...

- En fait, j’aurais plutôt besoin de parler à quelqu’un. Un homme comme toi. J’ai fait une grosse bêtise, Granchester, et j’ai besoin d’un conseil. »

Terry soupira profondément et s’assit lui aussi, intrigué. Il s’attendait à beaucoup de choses de la part de Johnson, mais pas à ce genre de confidence. Comme s’il n’avait pas assez de soucis avec ses propres problèmes !

« Tu sais, j’ai fait pas mal d’idioties dans ma vie, moi aussi. Je ne vois pas en quoi mon avis serait plus autorisé que celui d’un autre.

- On m’a parlé de toi à l’hôpital. Il paraît que tu es un acteur célèbre à New York.

- Et alors ?

- Tu as dû connaître plein de femmes, là-bas, non ? »

Le jeune acteur leva les yeux au ciel et inspira a fond pour garder son calme. Il aurait bien dû se douter que la conversation finirait pas tomber sur le sujet. Après tout, les femmes et la nourriture qu’on leur servait étaient les deux principaux sujets de conversation de ses compagnons, jour après jour. A choisir, il aurait préféré parler de la nourriture !

« Mon pauvre vieux, je suis certainement la personne la moins bien placée pour te donner un conseil en matière de femmes ! Crois-moi, ma vie sentimentale n’a rien d’un chemin pavé de roses.

- Si tu le dis ! Moi j’ai une fiancée au pays, une fille adorable. Elle a pleuré quand je suis parti. On devait se marier dès mon retour. Seulement, avant d’embarquer, j’en ai rencontré une autre. Elle aussi elle a pleuré. Elle ne voulait pas que je m’en ailles, et elle... Enfin nous... Tu vois ?

- Si je comprend bien, tu t’es payé du bon temps avec une autre fille pendant que ta fiancée t’attendait à la maison, conclut Terry que la situation commençait à amuser.

- Seulement l’autre fille m’a écrit. Elle dit qu’elle est enceinte.

- Ecoute, Johnson, répondit Terry qui avait de plus en plus de mal à garder son sérieux. Tu t’es mis toi-même dans le pétrin, à toi de t’en sortir. Tu n’es ni le premier ni le dernier à qui cela arrive. Il faut croire que l’idée de partir à la guerre rend les hommes particulièrement prolifiques, parce que c’est fou le nombre de bébés que les soldats trouvent en rentrant chez eux. Cela dit, ils ne leur ressemblent pas toujours, si tu vois ce que je veux dire.

- Tu crois que je ne suis pas le père ?

- Comment veux-tu que je le sache ! Il n’y a que ta bonne amie pour répondre à cette question. En attendant, si tu as un problème de conscience, va plutôt voir l’aumônier la prochaine fois, parce que moi, je ne peux pas t’aider. »

Les malheurs du pauvre Johnson avaient distrait Terry de ses préoccupations, et c’est le sourire aux lèvres qu’il partit prendre enfin un peu de repos.

Mais son sommeil fut loin d’être réparateur. A peine trois heures plus tard, il s’éveillait en sursaut, le corps en sueur. Une terrible migraine lui serrait les tempes. Son coeur battait à tout rompre, de plus en plus vite à mesure que s’imposait une formidable certitude. Quel imbécile il était ! Comment n’avait-il pas compris immédiatement le sens caché des phrases de Candy ? Tout devenait limpide. Les mots tendres des premières lettres, puis les allusions de plus en plus nettes à un devoir et à une nouvelle responsabilité...

Terry se rallongea, les bras croisés sous la nuque et un sourire idiot sur les lèvres. La conclusion s’imposait d’elle-même : La nuit qu’il avait passée avec Candy n’avait pas été sans conséquences ! Elle attendait un enfant, un enfant de lui ! Le remord taraudait Terry à l’idée d’avoir mis la jeune femme dans une situation aussi compromettante, mais c’était peu de chose comparé à la joie qui s’emparait de lui. Finalement, il avait réussi ! Pas de la manière qu’il avait envisagée, mais le résultat était le même. Il était évident qu’il allait restaurer l’honneur de la jeune fille en l’épousant, et ce le plus tôt possible. Jamais Terry ne s’était senti aussi heureux. Cette fois, elle ne pourrait pas dire non ! Le devoir moral qu’il avait vis à vis de Susanna n’était que de peu de poids face à l’arrivée d’un enfant. Ils allaient être ensemble, et rien d’autre ne comptait. Il avait toute la vie pour prouver à Candy à quel point il l’aimait et que sa compassion pour Susanna pouvait s’exprimer autrement qu’en se liant à elle par le mariage. C’est à son enfant et à sa mère qu’il devait désormais se consacrer.

Il devait immédiatement faire part de ses intentions à Candy et à sa famille. Il allait écrire à Albert ! Il se leva d’un bond et se précipita sur son sac pour trouver de quoi écrire, sans succès. D’ailleurs une autre question restait en suspend. Albert était-il au courant de l’état de sa fille adoptive ? Peut-être pas, après tout. Connaissant Candy, elle avait sans doute préféré éviter de mettre sa famille dans l’embarras. D’où l’intervention d’Annie Brighton. C’était forcément vers sa soeur de coeur que Candy s’était tournée. Son amie de toujours devait l’aider dans cette période difficile. Et comme Candy était trop timide pour avouer son état autrement qu’à mots couverts, c’était Annie qui avait pris l’initiative de lui envoyer les lettres que son tendre amour hésitait à poster pour ne pas ajouter au remord de Terry. Elle lui expliquait probablement tout dans la lettre qu’il n’avait pas eu le temps de lire. Mais celle-ci avait été détruite et Terry ne connaissait pas l’adresse d’Annie. Quand à Candy, elle avait déménagé depuis longtemps de son ancienne adresse, et lui écrire aux bons soins d’Albert était trop risqué s’il n’était pas informé de la grossesse. Il ne restait plus au jeune homme qu’une seule personne vers laquelle se tourner afin solliciter son aide : sa mère ! Pour avoir connu une épreuve similaire, Eléonore Baker saurait soutenir Candy et lui venir en aide avec toute la sollicitude et la discrétion nécessaire.

Il s’apprêtait à sortir lorsque Johnson entra la mine soucieuse. Aussitôt Terry se précipita vers lui et le saisit pas les épaules.

« Tu tombes bien ! Peux-tu me prêter de quoi écrire ! Je dois envoyer une lettre le plus tôt possible !

- Bien sûr répondit Johnson surpris, en lui tendant un bloc. Mais tu ne pourras pas l’expédier tout de suite.

- Ah bon ! Pourquoi ? Demanda l’acteur d’un air distrait, l’esprit tout occupé de ce qu’il allait dire dans son courrier.

- Parce que notre compagnie va faire mouvement. C’est pour cela que je venais te réveiller. Les pontes préparent une grande offensive, et le service du courrier sera interrompu pendant un temps. Pas d’envoi, pas de distribution. Secret absolu sur toute la ligne. »

La mine de Terry se renfrogna. Comme s’il n’était pas suffisant que le destin s’acharne depuis toujours à se mettre entre lui et le bonheur, voilà que les règlements militaires s’y mettaient aussi.

-----oooOooo-----

A New York, une Elisa Legrand transfigurée par la joie pénétrait dans l’hôpital St Jacob en laissant flotter derrière elle les effluves d’un parfum capiteux. Devenue experte dans l’art de la filature, il lui avait suffit d’espionner Mme Marlow pendant quelques jours pour découvrir où celle-ci se rendait avec assiduité. Sans nouvelles de Susanna depuis de longues semaines, elle avait eu vite fait d’additionner un et un pour arriver à la conclusion évidente. La jeune actrice cachait sa honte au fond d’une chambre d’hôpital ! Mieux encore, il s’agissait très précisément de l’établissement où travaillait Candy, cette insupportable orpheline. La fille d’écurie devait endurer un vrai martyre en s’occupant de sa rivale et la perfide rouquine se réjouissait de rajouter un peu d’huile sur le feu dès qu’elle en aurait l’occasion. Mais pour l’instant elle se préparait à asséner à cette dinde de Susanna un coup dont elle ne se remettrait pas de sitôt. Cela lui apprendrait à se moquer d’Elisa Legrand ! Elle la tenait en son pouvoir désormais, et était bien décidée à la faire danser sur sa propre musique.

Certaine de trouver sa victime seule à cette heure de la journée, elle entra sans frapper dans la chambre et savoura la stupeur qui se peignit sur le visage de Susanna. Celle-ci était allongée dans son lit, mais son ventre proéminent était bien visible sous les draps. Avec une moue dégoûtée, Elisa prit place sur un siège en détournant le regard.

« Elisa ! Mais... Que faites-vous là ? Balbutia enfin la jeune actrice.

- Je suis venue vous assurer de mon soutient, ma chère, quelques soient vos projets.

- Que voulez-vous dire ?

- Vous n’espériez pas me cacher la vérité encore longtemps, j’espère. C’est étonnant cette obsession à vouloir dissimuler votre état. Après tout, vous vous êtes affichée avec Terry pendant trois ans sans vous soucier du « qu’en-dira-t’on ». Pourquoi ce soudain besoin de discrétion ?

- Je ne me sens pas très bien, plaida Susanna. Il me faut du repos et...

- Allons donc ! Ce qu’il vous faut, ce sont de bonnes nouvelles, et justement, je dois vous saluer de la part de ce cher Jerry Harrigan. »

Le visage de l’infirme devint soudain d’une blancheur de cire et Elisa jubila. La réaction de Susanna confirmait la théorie élaborée par son esprit tortueux.

« J’ai le regret de vous informer que ce pauvre Jerry n’est pas plus fidèle que votre cher Terrence. En plus d’être sot, c’est aussi un piètre amant, qu’en pensez-vous.

- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Elisa.

- Vous m’étonnez, Susanna. C’est pourtant évident. A moins que vous n’ayez pas de point de comparaison ? Cela voudrait dire que la comédie que vous jouez depuis si longtemps n’est qu’une sinistre mascarade ! Terry dédaigne votre lit, et par voie de conséquence, ce bébé n’est pas de lui. Ce qui explique votre discrétion quand à votre état. Qu’avez-vous l’intention de faire ? Vous débarrasser de l’enfant avant le retour de votre fiancé ? »

Vaincue, Susanna baissa la tête. Sa défaite était complète et Elisa triomphait.

« Et vous, mademoiselle Legrand, que comptez-vous faire ? »

Surprise, Elisa se retourna vers la porte pour découvrir la présence de Mme Marlow qu’elle n’avait pas entendue entrer, trop absorbée à savourer sa vengeance. Son regard se fit dur, mais ce n’était rien comparé à celui de la femme qui la toisait.

« Granchester a un devoir vis à vis de ma fille, et le remplira qu’il le veuille ou non.

- Pensez-vous qu’il acceptera de l’épouser quand il saura ce qui s’est passé ? La noblesse d’âme de Terrence a ses limites.

- Il n’a pas besoin de le savoir ! Qui irait le lui dire, vous peut-être ? »

Ce fut au tour d’Elisa de se sentir acculée. Elle redressa la tête en signe de défi et affronta la mère de Susanna avec panache.

« Terry est un vieil ami. Cette façon de le manipuler...

- Ne nous menacez pas, Mademoiselle. Si vous voulez nous faire chanter, sachez que je pourrais pousser une chansonnette très déplaisante pour vous. J’ai pris des renseignements figurez-vous. Les incartades de ma fille ne sont rien comparées aux vôtres. Que dirait votre puissante famille si elle apprenait la vérité sur votre vie dissolue ?

- Vous n’oseriez pas !

- Tout dépend de vous. Appelons cela un échange de bons procédés : votre silence contre le mien.

- Vous êtes... machiavélique ! Terry ne sera pas dupe longtemps. Quand il reviendra...

- S’il revient ! Si le malheur voulait que Granchester perde la vie dans cette terrible guerre, il serait bien normal que son enfant et sa mère héritent de ses biens, ne croyez vous pas ? Nous produirons le témoignage des médecins qui soignent Susanna pour prouver que l’enfant à bien été conçu au moment où ce cher Terrence vivait avec ma fille. Vous pourriez d’ailleurs y ajouter le vôtre. Tant que votre nom est respectable, bien sûr. En tant qu’amie, ma petite fille chérie vous a confié son bonheur dès le début, n’est-ce pas ? Ainsi que le nom du père qui n’est autre que Terrence Granchester. »

Elisa aspirait l’air avec difficultés comme un poisson hors de l’eau. Alors que quelques instants plus tôt elle tenait Susanna au creux de sa main, voilà que la situation se retournait contre elle. Un regard vers la jeune actrice lui fit découvrir les sourire angélique qu’elle affichait. Madame Marlow arborait une mine triomphante et Elisa comprit qu’elle venait de trouver son maître en matière de rouerie. Malgré son expérience, elle n’arrivait même pas à la cheville de ces deux sorcières.

Fin du chapitre 16

CHAPITRE 17





En cette chaude journée d'août, Candy respirait à pleins poumons les senteurs de l'été. Elle était sortie se promener dans le parc voisin de l'hôpital pendant sa pause. Après avoir mangé sur le pouce, elle traînait dans les allées en observant les oiseaux qui picoraient des miettes oubliées et les rayons du soleils qui jouaient à cache-cache au travers du feuillage des grands arbres. La maison de Pony lui manquait ainsi que les longues balades qu'elle avait l'habitude de faire dans la campagne, mais pour rien au monde elle n'aurait quitté l'hôpital en ce moment. Elle était déjà impatiente de rentrer et de se faufiler à la maternité où elle pouvait rester des heures à contempler les nourrissons. L'un d'entre eux surtout. Avec plus d'un mois d'avance, Susanna avait donné le jour à un petit garçon aussi blond que sa mère qu'elle avait appelé Graham.

Depuis lors, Candy passait tout son temps libre à cajoler l'adorable poupon, à la grande satisfaction de ses collègues car elle était la seule dans les bras de laquelle le petit Graham acceptait de s'endormir. Avec n'importe quelle autre infirmière, le bébé ne cessait de hurler jusqu'à ce qu'il s'écroule d'épuisement, ce qui prenait du temps car il débordait d'énergie.

« Tu es comme ton père, songeait Candy. Tu as juste besoin de savoir qu’on t’aime, et tu deviens adorable. »

Mais le moment approchait où la jeune mère quitterait l’hôpital avec son enfant, et Candy éprouvait le besoin irrésistible de serrer Graham encore dans ses bras. Elle s’apprêtait à tourner les talons quand elle remarqua un homme qui la fixait avec insistance. Il était chargé d’un impressionnant appareil photographique qui devait être si lourd que la jeune fille se demanda comment il pouvait le porter.

« Attendez mademoiselle ! L’interpella l’inconnu.

- Excusez-moi, mais je dois reprendre mon travail, se défendit Candy.

- J’aurais voulu vous demander la permission de prendre une photo de vous. Vous êtes ravissante dans cette lumière et...

- Et les messieurs sont tous d’horribles flatteurs, l’interrompit-elle. Je suis désolée, mais c’est hors de question. »

L’homme n’insista pas et la regarda s’éloigner d’un pas vif. Puis soudain elle fit demi-tour et revint vers lui. Il savoura une nouvelle fois le jeu du soleil dans ses cheveux et pria pour qu’elle ait changé d’avis. Mais Candy avait une autre idée.

« Etes-vous un photographe professionnel ?

- Si je dis oui, accepterez-vous ma proposition ?

- Non, mais je pourrai vous en faire une moi-même. Voudriez-vous prendre quelqu’un en photo pour moi ? Je vous paierai ce qu’il faut, bien sûr.

- L’état de mes finances ne me permet pas de refuser votre offre, reconnut l’homme avec une grimace.

- Dans ce cas, c’est entendu ! S’exclama Candy ravie. Venez vite, ce n’est pas très loin. »

Surpris, le photographe se laissa entraîner jusqu’à l’hôpital puis jusqu’à la maternité. Derrière une immense vitre, une dizaine de nourrissons dormaient à poings fermés dans leurs petits berceaux. La jeune fille lui en désigna un au bout de la rangée.

« Voici Graham. Je voudrais que vous fassiez des photos de lui.

- Ce n’est pas très facile d’ici. Peut-être pourriez vous le prendre dans vos bras, ou me laisser entrer dans la salle...

- Seul le personnel médical à le droit de pénétrer dans la nurserie, mais il est vrai que de derrière la vitre... Tant pis, décida Candy. Venez avec moi, mais il faudra faire vite ! »

L’homme suivit l’infirmière et se faufila entre les berceaux jusqu’à celui de Graham. Il prit plusieurs photos jusqu’à ce que le petit garçon, dérangé dans son sommeil par le flash, ne commence à pleurnicher. Candy le prit dans ses bras pour le bercer et le photographe en profita pour faire plusieurs autres clichés. Le bébé ne tarda pas à reprendre son somme et les deux complices sortirent de la pièce sans avoir été vus. Un grand sourire éclairait le visage de la jolie infirmière et le photographe la trouva encore plus ravissante que dans la lumière du jardin public. Il proposa de lui apporter les épreuves le lendemain, et ils convinrent de se retrouver dans le parc à la même heure.

Le jour suivant à l’heure dite, Candy contemplait avec ravissement la douzaine de photo que lui avait remise son nouvel ami. Le petit Graham était magnifique, mais les plus belles étaient celles où elle le tenait dans ses bras. Toute la tendresse qu’elle éprouvait pour le petit être transparaissait sur son visage et dans le regard qu’elle posait sur l’enfant.

« Je suis sûr que vous ferez une maman formidable, dit le photographe. »

Gênée, la jeune femme rangea les clichés dans son sac et sortit son porte-monnaie. Elle craignit soudain de ne pas avoir suffisamment d’argent sur elle, mais l’autre refusa d’être payé.

« Permettez-moi de vous les offrir en remerciement pour la bonne idée que vous m’avez donnée.

- Moi ? Mais quelle idée ?

- Et bien, hier, avant de quitter l’hôpital, je suis passé voir les jeunes mamans dans leur chambre, et je leur ai proposé mes services pour prendre des photos de leurs charmants bambins. Elles ont toutes accepté ! Ce qui signifie que mes affaires reprennent et que c’est à vous que je le dois.

- Mon Dieu ! S’exclama Candy. Je n’aurais jamais pensé à une chose pareille !

- Mais moi si ! Alors n’insistez pas, je refuse votre argent. »

Très touchée, Candy lui sourit et ils conclurent leur accord en se serrant la main. Puis elle retourna à son travail en serrant précieusement son sac contre son coeur. Puisque tous les clichés étaient en double, elle allait pouvoir en envoyer. Susanna pourrait dire ce qu’elle voulait, il était normal que Terry fasse la connaissance de la petite merveille qu’il avait engendrée. Dès ce soir, elle ferait partir un courrier pour le jeune homme.



-----oooOooo-----



Au même moment, Eléonore Baker achevait de déjeuner dans son appartement, mais elle n’était pas seule. Depuis leur rencontre à Chicago, William Albert André avait pris l’habitude de lui rendre visite chaque fois qu’il passait à New York, c’est à dire à peu près tous les mois. Tous deux échangeaient des nouvelles et se tenaient informés de ce qu’ils avaient pu apprendre sur Terry pas des sources détournées puisque le jeune homme se refusait toujours à donner le moindre signe de vie.

Albert, qui tenait toujours à plaider la cause de sa fille, avait bien dû avouer que Candy n’était pas mieux lotie puisqu’elle non plus n’avait reçu aucune lettre de Terry.

La colère d’Eléonore envers la jeune fille était retombée depuis longtemps, depuis la visite que lui avait rendue Annie Brighton. Et bien qu’Albert lui aussi soutienne que sa fille n’en voulait pas à l’actrice, celle-ci se sentait encore trop gênée pour aller présenter ses excuses à la douce infirmière. Pour le moment elle savourait ce moment de délicieuse complicité avec le jeune André. Leur entente se renforçait à chacune de leurs rencontres, même si leurs tentatives pour ramener Terry en Amérique n’avaient pas encore été couronnées de succès.

Ils avaient terminé leur repas et s’étaient retirés au salon pour prendre le café quand la sonnette de la porte d’entrée retentit sans qu’ils y prêtent attention puisque l’actrice avait donné l’ordre qu’on ne la dérange pas. Pourtant Anna la gouvernante arriva peu après la mine inquiète.

« Il y a quelqu’un qui demande à vous voir, madame, balbutia-t-elle.

- Je n’y suis pour personne, Anna. Renvoyez-le.

- Mais madame... C’est lui ! C’est le Duc de Granchester ! »

Avant qu’Eléonore puisse réagir, la haute silhouette de Richard Granchester s’affichait dans l’encadrement de la porte. Sans façons, il pénétra dans la pièce en retirant ses gants comme s’il était chez lui. Pourtant son sourire se figea quand il distingua l’homme grand et blond qui tenait compagnie à son ancienne compagne et se levait à son entrée.

Des années de maîtrise de lui-même l’aidèrent à ne rien laisser paraître de sa surprise. Il serra la main que l’homme lui tendait, attendant qu’Eléonore fasse les présentations.

« Albert, voici le Duc le Granchester, le père de Terry, dit-elle quand elle eut repris ses esprits. Richard, laisse moi te présenter Monsieur Albert André.

- André ? Demanda le duc. Comme les industries André ?

- En effet. Je suis enchanté de vous rencontrer, Monsieur le Duc.

- Le plaisir est partagé. J’ai fait partie de la commission qui a étudié votre projet d’investissement à mettre en place dès la fin de la guerre. C’est un plan très ambitieux qui prouve que vous êtes courageux.

- J’ai surtout confiance en l’avenir et dans la capacité des anglais à redresser la tête. Ce conflit ne tardera pas à se terminer.

- Nous l’espérons tous, M. André, pour diverses raisons.

- Vous parlerez investissements plus tard, intervint Eléonore qui s’impatientait. Pourquoi es-tu là, Ricahrd ? »

Le duc se tourna vers elle la mine soucieuse. L’actrice craignit aussitôt le pire et serra instinctivement le bras d’Albert. Son geste n’échappa pas à Richard Granchester qui ressentit un étrange pincement au coeur. L’homme d’affaire n’était pas là pour conseiller son ancienne conquête en matière de finances. Etrangement, s’il n’avait jamais imaginé qu’Eléonore ait arrêté sa vie après leur séparation, la voir aussi proche du séduisant magnat lui déplaisait plus qu’il ne l’aurait cru. Depuis qu’elle avait repris contact avec lui pour venir en aide à leur fils, il avait beaucoup pensé à elle. De passage à New York, il s’était réjoui de cette occasion de la revoir. Visiblement, il s’était bercé d’illusions et revenait sur terre de la manière la plus abrupte.

Soucieux pourtant de ne pas l’inquiéter d’avantage, il essaya de sourire et s’assit sur le siège qu’elle lui désignait. Il attendit qu’elle ai repris place sur le sofa et nota qu’Albert s’installait près d’elle tout naturellement. Mais Richard était réticent à parler de leur fils en présence de cet étranger.

« Je voulais te parler de Terrence, Eléonore. »

En disant cela il glissait un regard éloquent vers le jeune homme qui lui faisait face. Mais la femme ne se laissa pas démonter par les yeux froids posés sur elle.

« Albert est ici en tant qu’ami. Il est aussi l’ami de Terry. Dis-nous ce que tu as à dire.

- Je suis ici en mission pour le ministère de la guerre, expliqua le duc. C’est de lui que je tiens directement mes informations. Surtout ne t’affoles pas, mais Terrence a été blessé la semaine dernière lors d’une offensive. C’est une blessure bénigne, ne t’inquiètes pas ! Il a été transporté à l’arrière dans un hôpital et je ferai tout pour qu’il y reste le plus longtemps possible. »

Eléonore porta la main à ses lèvres pour étouffer un cri de surprise.

« Mon Dieu ! Richard, es-tu sûr qu’il va bien ?

- Je te le promets. C’est pour cela que je voulais t’annoncer la nouvelle moi-même. J’étais certain que tu allais imaginer le pire. Il n’y a aucune raison, je t’assure qu’il s’en sortira très bien. Si cela peut te rassurer, je t’informe que je dois repartir pour l’Europe ce soir. Ma prochaine étape est la France et j’ai l’intention de faire un détour pour aller le voir. Alors si tu as un message à lui transmettre, ou une lettre, je pourrais la prendre avec moi. Il l’aura plus vite qu’en passant par la poste militaire. »

L’actrice se leva d’un bond et mû par les réflexes de sa bonne éducation, Richard Granchester fit de même, juste à temps pour recueillir dans ses bras une Eléonore folle de joie.

« Tu es merveilleux, Richard ! S’exclama-t-elle en le serrant contre elle. Je savais que je pouvais compter sur toi ! »

Surpris, mais ravi, le duc n’eut pas le temps de répliquer que déjà elle se précipitait vers sa table de travail, mais elle se retourna néanmoins vers son invité la mine soucieuse.

« Albert ! Il faut avertir Candy !

- Ne préférez-vous pas le faire vous-même ? C’est l’occasion ou jamais de vous réconcilier toutes les deux.

- Je n’ose pas me présenter devant elle, avoua Eléonore. J’ai été tellement méchante avec elle l’autre fois.

- Elle vous a pardonné, j’en suis certain.

- Mais moi je m’en veux encore ! Dites-lui... Non, ne lui dites rien, je le ferai moi-même, mais pas aujourd’hui. Je dois écrire à Terry tout de suite. »

Richard Granchester se trouvait dépassé par les événements et son regard allait de l’un à l’autre sans comprendre de quoi il retournait. Déjà la gouvernante qui lui avait ouvert apportait son manteau et ses gants à William André. Celui-ci s’excusa galamment auprès d’Eléonore et sortit après avoir salué le duc. Richard Granchester avait l’impression d’être parfaitement inexistant, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Contrarié, il se tourna vers son ancienne compagne et la découvrit qui lui souriait. Le même sourire qu’elle avait autrefois quand elle devinait ce qu’il essayait de lui cacher.

« Je suis désolé d’avoir interrompu ton tête-à-tête. Ton visiteur est parti plutôt précipitamment. »

Il fronçait les sourcils de la même manière que quand il était jeune et que quelque chose lui déplaisait. Le sourire d’Eléonore s’accentua. Elle posa son porte-plume et se leva pour l’entraîner vers le canapé.

« Tiens, dit-elle en lui tendant une enveloppe fermée. Voici la lettre que je m’apprêtais à envoyer à notre fils. Je te la confie. Quand à Albert, il doit prévenir Candy de ton départ pour l’Europe, au cas où elle aurait du courrier pour Terry. Si quelqu’un peut le convaincre de préserver sa vie, c’est bien elle. Alors quand tu le verras, dis-lui bien qu’il me réponde enfin. Dis-lui aussi que la situation n’est pas aussi dramatique qu’il l’imagine. Nous trouverons une solution, mais il faut qu’il revienne en vie.

- J’ai beau travailler pour le ministère de la guerre, je n’ai aucune expérience en matière de messages codés, Eléonore ! Si tu m’expliquais qui est cette Candy ?

- A quoi bon, Richard. Tu n’es pas très doué pour les histoires d’amour, de toute façon ! Répondit l’actrice avec dépit en songeant à leur propre histoire.

- En es-tu sûre ? Je n’aurais jamais cru que tu sois encore blessée à ce point après toutes ces années. Tu n’aurais pas dit cela autrefois...

- Le passé est le passé, Richard. Oui j’ai souffert, et c’est pour cela que je ne veux pas voir mon fils endurer la même chose pour une histoire similaire. Malheureusement il te ressemble beaucoup plus qu’il ne le croit.

- Si tu as raison, je suis peut-être le mieux placé pour le comprendre. J’ai beaucoup appris, tu sais. »

La tristesse perçait dans la voix du duc et Eléonore le regarda soudain avec d’autres yeux, comme quand elle était jeune et qu’elle croyait que l’avenir lui souriait.

« Ne pourrais-tu essayer de me faire confiance ? Demanda l’homme en prenant sa main dans les siennes. Je tiens à ce que notre fils soit heureux, moi aussi, sinon l’aurais-je laissé venir aux Etats Unis pour poursuivre son rêve ? Il était encore très jeune, j’aurais pu l’obliger à rentrer en Angleterre. Quelle meilleure preuve pourrais-je te donner ? »

Eléonore soupira doucement. Quand Richard lui parlait ainsi, elle redevenait la toute jeune fille amoureuse d’autrefois, avant que la vie ne se charge de lui briser le coeur. Il savait se montrer si fort et si rassurant...

Alors, cédant à l’inclination qui l’avait toujours poussée vers lui, Eléonore éclaira Richard Granchester sur ce qu’avait été la vie de leur fils depuis son arrivée à New York.



Lorsqu’il quitta son hôtel ce soir là, le duc songeait encore à ce qu’il avait appris. Il eut une hésitation avant de monter dans la voiture qui devait le conduire au port et se retourna. Il distingua à travers la brume une minuscule silhouette qui avançait vers lui d’un pas pressé.

La jeune fille avait mûri depuis la première fois où il l’avait rencontrée, mais quel homme pourrait oublier des yeux pareils ! Tous les souvenirs de sa visite à St Paul lui revinrent en mémoire et il réprima un sourire en revoyant la manière dont elle s’était accrochée à sa voiture ce jour-là. Elle semblait moins téméraire aujourd’hui, mais bien qu’intimidée, la même résolution se lisait sur son visage.

« Mademoiselle André, la salua-t-il, je m’attendais à vous voir plus tôt. A quelques minutes près, vous auriez été obligée de courir une nouvelle fois pour me rattraper.

- Je suis désolée, expliqua Candy. J’ai été retenue à l’hôpital. Vous vous souvenez donc de moi, monsieur le Duc ?

- Vous n’êtes pas de celles qu’on oublie, et ne vous excusez pas, je comprends parfaitement. Ainsi mon fils vous a retrouvée...

- C’est une longue histoire, Votre Grâce, mais il est très important que Terry puisse avoir ceci. »

La jeune femme tendit une enveloppe d’une main tremblante, comme si elle hésitait. Le duc s’en empara et la glissa dans sa poche avant qu’elle ne change d’avis.

« Je lui remettrai, comptez sur moi. Avez-vous autre chose à lui transmettre, un message verbal ?

- Non ! S’exclama vivement Candy. Ne lui dites même pas que vous m’avez vue, s’il vous plait. Il comprendra en ouvrant la lettre. »

Les yeux pleins de larmes, elle balbutia quelques mots d’adieu et partit en courant sans se retourner. Le duc hésita un instant mais ne fit rien pour la rattraper, impressionné par la profonde détresse qu’il avait perçue dans les propos de Candy. Sans un mot, il monta en voiture pour entreprendre le long voyage qui devait le conduire auprès de son fils.


Fin du chapitre 17


CHAPITRE 18


De retour chez elle après sa courte entrevue avec le duc, Candy se remémorait sa journée. Alors qu'elle avait si bien commencé, tout était allé de mal en pis par la suite. Une de ses collègues était tombée malade et Candy avait dû assurer son service en plus du sien. Débordée de travail, elle n'avait pu échanger que quelques mots avec Albert lorsqu'il était passé la voir à l'hôpital. Pourtant, la nouvelle qu'il lui apportait était d'importance : pouvoir faire parvenir un message à Terry sans passer par la poste militaire et donc sans risquer que le courrier soit ouvert et lu par des étrangers valait tous les efforts.

La jeune femme n'en voulait plus à Annie de son initiative. Sans doutes les lettres écrites pour Terry traîneraient-elles encore dans son tiroir si sa soeur ne les avait pas découvertes. Cependant, elle n'avait pu se résoudre à en écrire de nouvelles. Elle attendait de connaître la réaction de Terry à ce qu'elle lui avait appris. Mais le silence du jeune acteur était inquiétant. Avait-il compris ce qu'elle essayait de lui faire comprendre à mots couverts ? Avait-il renoncé à se perdre dans cette guerre et allait-il revenir prendre soin de son enfant et de sa mère ? Sans doute était-il trop fier pour lui écrire qu'elle avait raison et qu'il acceptait de remplir ses obligations auprès de Susanna. Peut-être se sentait-il gêné que Candy ait découvert qu'il avait si vite rejoint le lit de sa fiancée après lui avoir juré un amour éternel.

Dans l'ignorance totale de l'état d'esprit de Terry, Candy avait décidé de tenter le tout pour le tout. Elle avait glissé une des photos du petit Graham dans une enveloppe après avoir inscrit quelques mots au dos du cliché. Peu sûre d'elle, la jeune femme éprouva le besoin d'aller voir encore une fois le bébé, comme si celui-ci pouvait l'aider à prendre sa décision. Elle se hâta vers la maternité mais ce fut pour trouver un berceau vide. Susanna et son fils avaient quitté l'hôpital pendant quelle était en plein travail.

Candy essayait de se raisonner mais l'inquiétude qui s'était emparé d'elle ne la quittait pas. Susanna avait montré si peu d'affection pour son bébé. Dans son métier, elle avait déjà vu de jeunes mères avoir du mal à manifester leur amour dans les premiers jours, mais la froideur de la jeune actrice était impressionnante. Tant que l'enfant était là, Candy pouvait veiller sur lui et le cajoler, comme elle aurait tant voulu le faire avec son père. Mais elle n'avait aucun droit, ni sur l'un ni sur l'autre. Ils appartenaient tous les deux à une autre femme ! Elle savait bien que Susanna ne la laisserait plus jamais approcher Graham. Il ne restait donc plus qu'une seule personne pour prendre soin du bébé et lui apporter tout l’amour qu’il méritait : Terry !

Sans plus hésiter, Candy avait pris ses affaires et rejoint le duc de Granchester pour lui confier la photo qu'il emporterait en Europe. De retour chez elle, elle rangea les clichés dans un tiroir de son bureau qu’elle prit soin de fermer à clef. Elle ne réalisa pas que dans sa hâte, ce n’était pas une, mais deux photos qu’elle avait glissé dans l’enveloppe. Et la deuxième la représentait tenant l’enfant dans ses bras !



-----oooOooo-----



Adossé à ses oreillers, Terrence Granchester serra plusieurs fois le poing et fit jouer les doigts de sa main droite pour essayer de les dégourdir. Il avait enfin pu commencer à écrire la lettre qu’il voulait envoyer à sa mère. Ainsi que l’avait dit Johnson, le service du courrier avait été interrompu quand leur compagnie avait fait mouvement. Pour comble de malchance, il avait été blessé lors de la bataille qui avait suivi. Son bras droit lui refusait tout service et le mettait dans l’impossibilité de tenir un stylo.

Comme elles le faisaient souvent, les infirmières lui avaient proposé de l’aider en écrivant sous sa dictée, mais il avait refusé leur offre. Ce qu’il avait à dire était trop personnel pour laisser qui que se soit en être informé.

Ce n’était qu’aujourd’hui qu’il avait enfin réussi à rédiger quelques lignes d’une écriture incertaine. Encore devait-il s’arrêter fréquemment pour laisser reposer sa main, mais il ne regrettait pas ces interruptions car ce qu’il avait à dire était particulièrement difficile à exprimer.

La sensation désagréable d’être observé le tira de ses réflexions. Il laissa errer son regard sur la grande salle commune et sursauta en découvrant la haute silhouette debout à l’entrée de la chambre. Depuis combien de temps était-il là à le regarder ? S’il y avait quelqu’un qu’il ne s’attendait pas à voir en ce lieu, c’était bien son père !

Le duc avança lentement jusqu’au lit de son fils, sous les regards curieux des autres blessés, surpris par la présence d’un personnage aussi élégant et son intérêt pour l’un des leurs. Terry lui-même ne savait comment se comporter.

Richard Granchester tira une chaise et s’assit près du lit.

« Père !?

- Bonjour Terrence, dit le duc.

- Bonjour Père. Mais que faites-vous ici ?

- Ma foi, on peut dire que je suis en mission.

- Pour le ministère de la guerre ?

- Non, pour ta mère ! Elle m’a chargé de te donner ceci. »

La mine éberluée de Terry amena un sourire sur le visage du lord qui lui tendit l’enveloppe qu’Eléonore lui avait remise. Il contemplait le jeune homme pendant que celui-ci lisait les lignes écrites par sa mère. Il se souvenait d’un adolescent rebelle et voilà qu’il retrouvait un homme. Jamais il n’aurait imaginé le gamin caractériel qui l’avait quitté, sous l’uniforme et avec d’aussi glorieux états de service. Les instances militaires parlaient même de médaille et le coeur du vieux duc se gonflait de fierté.

Terry avait terminé sa lecture et il leva les yeux vers son père.

« Je suis très surpris de vous voir ici, Père, dit-il en reprenant contenance. Et vous avez revu maman... Mais comment... »

Richard Granchester jeta un regard autour de lui. Sans en avoir l’air, les compagnons de chambre de son fils ne perdaient pas une miette de leur conversation, et il répugnait à dévoiler des détails privés en présence d’inconnus.

« Elle a bien insisté pour que je te persuade de lui répondre enfin. Tu ne devrais pas la laisser sans nouvelles, Terrence ! Ne sais-tu pas encore à ton âge à quel point les femmes ont besoin d’être rassurées ?

- Vous devez être bien informé, répondit son fils. Après tout, vous en avez eu deux !

- Toi aussi d’après ce que l’on m’a dit ! »

Les deux hommes s’affrontèrent du regard et Terry réalisa enfin que la salle commune n’était pas le meilleur endroit pour discuter de leurs affaires privées.

« Il fait trop chaud ici, décréta-t-il en se levant. Que diriez-vous d’aller faire un tour dans le jardin ? »

Son père acquiesça et le suivit à l’extérieur.

L’hôpital de campagne avait été aménagé dans un ancien couvent. A l’abri de ses hauts murs, le cloître disposait d’un petit jardin à la française où des arbres séculaires dispensaient une ombre bienvenue. Les deux hommes prirent place sur un banc de pierre et s’observèrent un long moment avant que Terry ne se décide à briser le silence.

« J’ai du mal à croire que vous soyez là, Père. Après la façon dont je suis parti...

- Nous nous sommes quittés en mauvais termes, c’est vrai, mais cela ne signifie pas que je t’ai rayé de mon existence, Terrence. Tu restes mon fils. J’ai toujours su où tu étais et j’ai suivi ta carrière de loin. Alors quand ta mère m’a appris que tu t’étais engagé... »

Terry regardait son père comme s’il ne l’avait jamais vu. Tout devenait clair et pourtant il n’arrivait pas à y croire. Cet homme qu’il avait toujours considéré comme insensible se révélait plein d’attentions. Faisant fi de tous ses principes, il avait fait jouer ses relations pour retrouver la trace d’un fils qui l’avait renié de la pire des manières. Profondément ému, le jeune homme découvrait à quel point la colère l’avait aveuglé à l’époque et combien il s’était montré ingrat.

Il savait la rancoeur qu’avait conservée Eléonore Baker vis-à-vis de son ancien compagnon, et pourtant elle avait mis de côté ses griefs pour lui demander de l’aide.

Terriblement honteux, il baissa les yeux comme quand il était enfant.

« Après tous les discours que vous m’avez fait sur le refus des passe-droits, vous avez utilisé votre nom pour me retrouver ! Parce que maman vous l’avait demandé ! Voilà comment elle a su où me joindre !

- Le nom de Granchester est aussi le tien, mon fils. Et tu n’imagines pas tout ce que ta mère est capable de me convaincre de faire ! »

Le duc eut une grimace qui amena un sourire sur le visage de Tery.

« Je vous suis profondément reconnaissant, Père. Vous avez mis vos principes de côté pour moi, et...

- N’en parlons plus, Terrence. Je n’ai pas toujours été tendre avec toi. Si j’avais accepté de t’aider quand tu me l’as demandé, nous n’en serions sans doute pas là.

- Peut-être pas, en effet, reconnut Terry. »

L’image de Candy s’imposa à son esprit. Elle était la seule pour laquelle il s’était abaissé à supplier son père. Mais celui-ci s’était montré inflexible, et Terry avait choisi de quitter le collège pour éviter à la jeune fille d’être renvoyée. Il était inutile de se tourmenter en songeant à ce qui se serait passé si le duc avait accepté de lui accorder son aide. Leurs vies auraient pris un tour tellement différent !

Richard Granchester vit le visage de son fils s’éclairer en pensant à l’élue de son coeur. Ses pensées avaient suivi le même chemin et il comprenait qu’Eléonore avait raison. L’amour qui unissait les deux jeunes gens allait au-delà de la raison et de la logique. Il avait réalisé depuis longtemps que si Terry lui ressemblait physiquement, il avait aussi hérité de toute la sensibilité de sa mère. Pour la première fois, le duc admit que son fils pouvait obéir à d’autres impératifs que ceux qu’il avait cherché à lui inculquer.

« J’ai autre chose pour toi, dit-il, tirant de jeune acteur de sa rêverie. Une certaine jeune personne m’a demandé de te donner ceci. »

Terry fronça les sourcils en découvrant l’enveloppe à l’en-tête de l’hôpital St Jacob que lui tendait son père. Mais l’écriture était bien celle de Candy. Le coeur battant il eut du mal à décacheter le pli tant ses doigts tremblaient. Mais au lieu de la lettre attendue, ses yeux s’agrandirent de surprise en découvrant les photos qu’il trouva.

Jamais il n’avait ressenti une émotion semblable auparavant. C’était un mélange de joie et de crainte tout à la fois. Le nourrisson endormi lui parut la plus belle chose qu’il ait jamais contemplée. De minuscules cheveux blonds dépassaient de son petit bonnet et bien qu’il ait les yeux fermés, Terry était sûr qu’ils devaient être aussi clairs et limpides que ceux de sa mère. Mais le second cliché était encore plus émouvant. Sa Candy tenait leur enfant dans ses bras et le couvrait d’un regard plein de tendresse !

Tout le poids de ses responsabilités s’abattit sur les épaules du jeune homme qui soupira tandis que tout le sang se retirait de son visage. Alarmé, le duc s’empara des photos qui bouleversaient à ce point son fils. Ce fut lui qui découvrit les quelques lignes écrites au dos de celle de l’enfant, ainsi qu’un nom et une date :

« Graham, 11 août 1918. Il n’a pas mérité d’être orphelin, reviens. »

Terry avait retrouvé ses esprits et reprit les clichés des mains de son père pour lire le court message. Le 11 août ! C’était le jour où il avait été blessé ! Elle avait choisi d’appeler l’enfant Graham. Ainsi c’était un garçon !

Interloqué, Richard Granchester fixait son fils qui affichait soudain un sourire idiot.

« Terrence ! Ai-je bien compris ce que cela signifie ? Est-ce que tu... »

Le jeune homme éclata de rire et prit les mains de son père dans les siennes pour les serrer avec force.

« Il s’appelle Graham ! Et c’est votre petit-fils ! Il est magnifique, non ?

- Mais enfin, Terrence ! Es-tu en train de me dire que tu as eu un enfant avec cette jeune femme sans être marié ? Comment as-tu pu te comporter d’une manière aussi irresponsable ! »

Le duc réalisa à quel point il était mal placé pour faire ce genre de reproche quand il vit son fils hausser un sourcil en souriant. Il se racla la gorge pour dissimuler son embarras. Mais rien ne semblait pouvoir entamer la bonne humeur de Terry.

« Il faut croire que je traîne une lourde hérédité. Par tous le dieux ! Je crois que je vous dois des excuses, s’exclama Terry. Je n’arrive pas encore à réaliser ce que c’est que d’être père, mais je comprends mieux la responsabilité que vous avez dû éprouver à ma naissance.

- Et tu n’as encore rien vu, dit le duc en souriant. Puis-je te demander ce que tu comptes faire maintenant ?

- Je veux épouser la mère de mon enfant, bien sûr ! Je dois régulariser la situation et restaurer son honneur. De plus il est hors de question que mon fils grandisse sans un de ses parents. »

Tout à la joie de fonder une famille avec Candy, Terry ne remarqua pas la tristesse qui se peignit sur le visage de son père. Quand il avait décidé de ramener son fils en Angleterre, Richard savait à quel point il serait dur pour l’enfant d’être séparé de sa mère, mais s’il voulait lui assurer une éducation digne de son rang, il n’avait pas d’autre solution. Aujourd’hui encore il restait persuadé d’avoir pris la meilleure décision. Mais visiblement, Terrence le lui reprochait toujours.

« Tu m’en veux encore, constata le duc en soupirant. Je ne te demande pas de me pardonner, mais peut-être comprendras-tu mieux les raisons qui m’animaient à l’époque, maintenant que tu es père toi-même.

- Pardon, Père, mais je ne pourrai jamais me comporter comme vous l’avez fait. Je...

- Non, ne dis rien ! Je n’ai plus à me mêler de l’orientation que tu donnes à ta vie. Tu es un homme désormais, ton engagement dans cette guerre le prouve. N’importe quel père serait fier de la manière dont tu t’y es illustré, et moi plus que tout autre, même si tu as choisi de t’enrôler pour de mauvaises raisons. J’ai refusé de t’accorder mon aide quand tu es venu me la demander autrefois. Si tu veux bien l’accepter aujourd’hui, j’ai le pouvoir de faire quelque chose pour toi. »

Plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître, Terry regarda son père à travers le brouillard des larmes qui lui montaient aux yeux. Celui-ci lui offrait son aide, pourtant c’était lui qui avait l’air de quémander une faveur ! Tous les griefs du jeune homme fondirent comme neige au soleil.

« J’ai commis de nombreuses erreurs moi aussi, reconnut-il d’une voix tremblante, et certaines restent encore à régler. Quoi que vous puissiez faire pour moi, je vous en remercierai.

- La seule façon de me remercier sera de faire bon usage de ta vie, Terrence. Répare tes erreurs et sois heureux, c’est tout ce que je te demande. »

Le père et le fils échangèrent une solide poignée de main et Richard exposa à un Terry émerveillé la solution qu’il avait imaginée pour lui permettre de regagner l’Amérique. Et quand le duc de Granchester décidait d’user de tout son pouvoir, rien ne saurait lui résister.


Fin du chapitre 18

© Dinosaura avril 2009