Une amitié improbable
par Dinosaura

CHAPITRE 13

Attirer Candy dans sa maison ne posa aucune difficulté à Susanna. Le Docteur Muller n'avait pas été insensible à son charme de femme-enfant. Quelques minauderies suffirent pour le persuader d'envoyer une infirmière lui apporter les fortifiants qu'il souhaitait lui voir prendre. Quoi de plus simple ensuite que de glisser le nom de Mademoiselle André en évoquant une vague relation de jeunesse.

La jeune femme avait travaillé son rôle avec autant de soin qu'à l'époque où elle se produisait sur les planches. Le décor était planté, la représentation pouvait commencer.

Le coeur de Candy battait à tout rompre quand elle se présenta à la grille de l'imposante maison de Terry à New York. D'abord parce qu'elle était persuadée que le destin lui offrait la chance de pouvoir s'entretenir seule à seule avec Susanna. La jeune fille avait le coeur bien trop droit pour soupçonner la moindre manigance dans sa venue aujourd'hui. Pour elle, il ne pouvait s'agir que d'un bienheureux hasard, juste un petit signe que le malheur allait enfin cesser de s'acharner sur elle.

Ensuite parce qu'elle avait l'impression de pénétrer dans le nouveau monde de Terry. Plus que la taille de la demeure, ce qui la frappa fut la certitude que celui qui vivait ici n'avait plus rien à voir avec l'adolescent dont elle était tombée amoureuse. Le petit appartement qu'il avait habité à son arrivée en ville correspondait plus à l'image qu'elle avait gardée au fond de son coeur. L'immense bâtiment devant elle n'aurait pas dépareillé parmi les nombreux manoirs de la famille André. Et sans doute aussi des Granchester, songea-t-elle avec un sourire. Non, son Terry avait changé. C'était un homme qu'elle avait retrouvé à Chicago, et cet homme vivait désormais autrement. Pourtant elle n'arrivait pas à se défaire de l'idée que cette demeure, presque un château, ne lui ressemblait pas.

Candy fut introduite dans un petit salon où on lui demanda de patienter. Les yeux d'émeraude enregistrèrent en un instant les deux profonds fauteuils de cuir disposés devant la cheminée. Un journal traînait encore sur l'accoudoir de l'un d'eux. Dans un coin, un grand bureau en acajou couvert de papiers divers et de feuillets reliés dans lesquels elle reconnut des pièces de théâtre. L'une d'elles était ouverte, comme si celui qui travaillait son texte venait juste de s'absenter.

Avant qu’elle ne puisse pousser plus avant son exploration des lieux, une femme d’âge mûr pénétra dans la pièce. Elle ne l’avait vue qu’une fois, mais Candy reconnut immédiatement la mère de Susanna. Rien dans le visage de celle-ci ne laissait présager qu’elle se souvenait de la jeune fille.

« Vous êtes l’infirmière envoyée par St Jacob ? Je vais vous conduire à la chambre de ma fille, elle vous attend. »

Toute deux ressortirent du salon pour se retrouver dans le vestibule. Quelques portes plus loin, Mme Marlow s’effaça pour laisser Candy entrer dans une grande chambre claire.

Assise dans son lit en chemise de nuit, ses longs cheveux défaits, Susanna ressemblait exactement à celle qu’elle était ce soir terrible des années auparavant. Soudain ce fut pour Candy comme si le temps était aboli. Elle jeta un regard éperdu vers la porte, comme si Terry se trouvait de l’autre côté à attendre qu’elle ressorte.

Mais la chambre était différente d’une chambre d’hôpital. Elle respirait le calme et le raffinement d’un intérieur bourgeois. Une petite bonne était en train de ranger des vêtements d’homme dans la commode et la porte de l’armoire entrouverte laissait voir quelques robes de Susanna. A la gauche du lit, une veste et une cravate d’homme reposaient sur en valet de bois. Les affaires de Terry !

Le coeur de la jeune infirmière se serra. Elle se trouvait dans la chambre que Terry partageait avec Susanna. Ses yeux s’humidifièrent et elle serra les paupières pour retenir ses larmes. Pourquoi découvrir que Terry avait accédé à sa demande lui faisait-il aussi mal ? C’est elle qui l’avait renvoyé vers la comédienne, elle qui avait exigé qu’il vive avec elle ! Mais il y avait une différence entre imaginer et constater de visu la réalité. Sans pouvoir s’en empêcher, elle fixa la place vide à côté de Susanna. Il y avait là un deuxième oreiller... Le sien...

L’actrice observait sa visiteuse et ne perdait rien des émotions qui passaient sur son visage. Elle se décida enfin à rompre le silence.

« C’est bien vous, Candy ! Je n’étais pas sûre de vous avoir reconnue l’autre jour à l’hôpital.

- Bonjour Susanna. »

Elles se fixèrent un moment sans rien dire, incapables d’aborder le sujet qui les avait réunies. Puis Candy fit quelques pas hésitants vers le lit et tendit le paquet qu’elle serrait entre ses mains.

« Le docteur Muller m’a chargé de vous remettre ceci. Vous devez en prendre une cuillère à chaque repas.

- Oh ! S’exclama Susanna tandis qu’une ravissante rougeur envahissait ses joues pâles, lui donnant l’air d’une adolescente. Alors vous êtes au courant pour...

- C’est le genre de fortifiant qu’on prescrit aux femmes qui attendent un enfant, je sais. Je suis heureuse pour vous... et pour Terry. »

La voix de Candy se brisa sur le prénom chéri. Cette hésitation n’échappa pas à Susanna qui prit les mains de sa visiteuse entre les siennes.

« Je suis folle de joie, si vous saviez ! Un enfant de Terry ! Il y a si longtemps que nous espérions ce bonheur. Mais je dois être honnête avec vous, Candy, dit la jeune actrice l’air soudain grave. Au fond de moi, j’ai toujours su qu’un jour vous reviendriez.

- Pourquoi pensiez-vous que je ferais une chose pareille ?

- Parce que c’était votre droit. Vous aimiez Terry, je le sais, plaida Susanna en insistant sur le temps du verbe, vous me l’avez confié pour que je le rende heureux. Aujourd’hui je n’ai plus peur de me présenter devant vous. J’ai tenu ma promesse. Nous nous aimons, et l’enfant que je porte en est la meilleure preuve. Vous n’avez pas à vous inquiéter. Vous êtes une personne très bonne et la grâce que vous nous avez faite vous sera rendue au centuple, j’en suis certaine. »

Au fond d’elle même, Susanna espérait que ce serait le plus tard possible et de préférence dans un autre monde, mais elle ne laissa rien paraître de ses pensées profondes. De toute façon sa rivale ne semblait pas l’écouter. Elle restait immobile à fixer le second oreiller qu’elle avait pris soin de disposer à côté du sien pour parfaire sa mise en scène.

Candy était incapable de réfléchir. Elle se trouvait bien trop près de ce lit où elle imaginait Terry en train de faire l’amour à Susanna, de caresser son corps comme il avait caressé le sien... Elle entendait les mots de la jeune femme mais n’arrivait pas à leur attribuer un sens. Les propos de l’infirme étaient en totale contradiction avec ce que Terry lui avait dit, ainsi qu’avec le ton de sa dernière lette.

Non, le jeune acteur n’était pas heureux. Il avait accepté de faire son devoir, mais son coeur souffrait, sinon il ne serait pas parti. Si au moins il avait su qu’il serait bientôt père...

« Regardez la réalité en face, Susanna ! Pourquoi Terry se serait-il engagé, s’il était si heureux ?

- Candy ! Ne soyez pas si dure envers moi ! »

L’infirmière dégagea ses mains de celles de l’actrice. La colère l’emportait peu à peu sur la tristesse.

« J’avais confiance en vous, et je me suis effacée pour qu’il puisse prendre soin de vous. Pourtant vous avez échoué ! Malgré l’amour que vous éprouvez pour lui, Terry est malheureux. Vous n’avez même pas été capable de le garder près de vous ! Vous auriez dû le retenir, s’exclama-t-elle. Si vous lui aviez parlé du votre grossesse... Mon Dieu ! Si j’avais eu une telle chance... »

Le visage de Susanna se décomposa et Candy comprit qu’elle était sur le point de se trahir. Avec une exclamation de dépit elle se précipita vers la porte.

Madame Marlow qui avait entendu le ton monter et s’était approchée pour en savoir plus, eut juste le temps de s’écarter pour éviter d’être bousculée tandis que la jeune femme courait vers la sortie. En entrant dans la chambre de sa fille, elle la trouva en proie à la colère, le visage congestionné et les poings serrés.

« Que c’est-il passé, demanda-t-elle ? Pourquoi vous êtes vous disputées ?

- Elle a couché avec Terry, Maman ! Je le sais ! Une femme sent ces choses là !

- La belle affaire, ma fille ! Tu n’avais qu’à choisir un homme moins séduisant. Attends-toi à ce qu’il commette d’autres incartades. Dieu merci, ton avenir est assuré maintenant que tu portes son enfant. »

Livide, Susanna regarda sa mère en essayant de se calmer. La situation était pire qu’elle ne l’avait jamais été maintenant qu’elle avait découvert le secret de Candy. Elle ne pouvait plus remettre les explications indéfiniment. La colère de Mme Marlow serait terrible, mais il était temps de lui dire la vérité. Les yeux baissés elle articula péniblement :

« Nous devons parler, Maman. Il y a une chose que tu dois savoir. »

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Au même moment dans la maison des André, Daniel Legrand frappait à la porte de sa soeur.

« Elisa ouvre-moi ! Cela fait une semaine que tu es enfermée là-dedans ! »

Il entendit une clef tourner dans la serrure et se dépêcha d’entrer dans la pièce avant que l’occupante ne change d’avis.

En peignoir, les cheveux en bataille, Elisa n’avait plus rien de la jeune femme sophistiquée dont il avait l’habitude.

« Bon sang, Elisa ! Qu’est-ce qui te prend ! Voilà huit jours que tu refuses de quitter ta chambre. Tu es malade ?

- Je suis malade de rage, oui ! Cette garce a couché avec Terry et maintenant elle attend son enfant !

- Mais de qui est-ce que tu parles ?

- De Susanna, bien sûr, hurla la fille. Tu sais ce que çà veut dire ? Cela signifie qu’il restera avec elle, quoi qu’on fasse. Jamais Terrence ne laissera tomber une femme qui lui a donné un enfant. »

Daniel comprenait que les plans si bien conçus de sa soeur venaient de tomber à l’eau une fois de plus, ainsi qu’il l’avait prévu. Mais en la voyant dans cet état, il préféra ne pas lui rappeler qu’il l’avait mise en garde. Il voulait retrouver la soeur qu’il avait toujours connue, pas cette femme décomposée qui refusait de sortir et s’alimentait à peine. Il chercha à lui remonter le moral.

« Vois le bon côté des choses, tenta-t-il. Granchester ne retournera pas non plus vers Candy. Elle est définitivement hors course. »

Cette évidence sembla réconforter Elisa. Comment n’avait-elle pas pensé à cela elle-même ? Après sa rencontre avec Candy à Chicago, elle avait soupçonné quelque chose entre Terry et la fille d’écurie. Son humeur en avait été exécrable pendant plusieurs jours, car elle sentait la situation lui échapper. Mais Daniel avait raison : Elle avait peut-être perdu tout espoir d’avoir Terry, mais Candy était logée à la même enseigne. Cependant ce n’était qu’une maigre consolation au regard de son immense déception. Elle se calma pourtant et cessa d’arpenter la chambre en tous sens pour prendre place devant sa coiffeuse dont le plateau était nu comme la main. Tous les fards et onguents qui s’y trouvaient avaient été brisés depuis longtemps. Il ne restait même pas une brosse avec laquelle elle aurait pu arranger ses cheveux.

Satisfait, Daniel essaya de pousser son avantage.

« Que dirais-tu de sortir ce soir ?

- Je ne me sens vraiment pas d’humeur, Daniel.

- Moi je crois que tu devrais venir. Tu pourrais rencontrer des gens qui sauront te remonter le moral. »

Une idée traversa soudain l’esprit de Daniel Legrand et son visage s’éclaira d’un sourire mauvais. Sa soeur qui observait son reflet dans le miroir nota le changement de son expression.

« Toi tu mijotes quelque chose ! A quoi penses-tu exactement ?

- Cela ma chère, tu ne le sauras que si tu viens avec moi. J’en ai assez de te voir te morfondre pour cet acteur de pacotille, mais si tu le veux tant que cela... Prends un bain, mets une jolie robe et sors avec moi. Tu ne le regretteras pas, je te le promets. »

Quand Daniel paraissait aussi sûr de lui, ce n’était généralement pas bon signe, mais Elisa était intriguée. Détournée pour un temps de ses idées noires, elle sonna sa camériste pour la préparer. Après tout, le retour de Terry n’était pas pour tout de suite. Elle n’allait pas dépérir parce que cet imbécile avait engrossé son actrice idiote. Susanna avait sans doute bien manoeuvré, mais Elisa Legrand n’était pas du genre à se laisser rouler par une autre femme. Elle avait perdu une bataille, mais pas encore la guerre.

Fin du chapitre 13

CHAPITRE 14

Le temps est une chose étrange. Il peut parfois se traîner lamentablement, et d'autres fois s'écouler si vite que les journées défilent à la vitesse de l'éclair. Certains prétendent même qu'il passerait moins vite pour les femmes que pour les hommes et en ces temps de guerre, c'était sans doute vrai pour les mères, les épouses ou les fiancées qui attendaient des nouvelles des leurs envoyés sur le front.

Mars puis avril s'étaient effeuillés sur les éphémérides et Eléonore Baker n'avait toujours aucune nouvelle de son fils. Enfin, pas tout à fait, pour être exacte. Richard Granchester avait réussi à savoir auprès de quelle compagnie Terry avait été affecté et le lieu de son cantonnement. Elle avait aussitôt écrit au jeune homme et communiqué ces renseignements à Candy. Elle se doutait que le service postal était perturbé du fait des hostilités, mais sa première lettre datait de plus de deux mois et avait dû parvenir à son destinataire depuis au moins un mois. Même en comptant sur un temps équivalent pour que la réponse parcoure le chemin en sens inverse, si le jeune homme lui avait écrit, sa missive aurait dû être arrivée. Pourtant elle guettait le facteur en vain tous les matins. Elle recevait une quantité impressionnante de courrier, mais pas celui qu'elle attendait.

Avec le caractère entier de Terry, son refus de la contacter ne la surprenait guère. La dernière lettre qu'il lui avait adressée avant son départ sonnait comme un adieu. Son fils considérait avoir tout dit et jugeait sans doute inutile de revenir sur le sujet.

En tant que mère, une telle attitude faisait souffrir Eléonore, mais elle était sûre d'une chose : S'il refusait d'apaiser les inquiétudes de sa mère, il était une femme à laquelle il répondrait certainement.

Voilà pourquoi elle se trouvait à l'accueil de l'hôpital St Jacob, affrontant les regards curieux des patients et du personnel. Elle attendait Candy.

Le jeune infirmière était soucieuse en arrivant. Sans doute parce qu’elle avait été obligée d’abandonner son service pour accueillir sa visiteuse. Elle la fit entrer dans une des salles d’examen disponible où elles pourraient parler en toute discrétion.

Eléonore ne s’embarrassa pas de préambule.

« Pardonnez-moi de venir vous déranger pendant votre travail, Candy, mais je n’en pouvais plus ! Dites-moi que vous avez reçu des nouvelles de Terry, je vous en supplie ! »

La mine désolée de Candy parlait pour elle et l’actrice se laissa tomber sur une chaise avec un soupir déchirant.

« Mais pourquoi ne répond-il pas, au moins à vous ! Cette attente me rend folle.

- Allons, Madame Baker, il faut du temps pour acheminer le courrier, surtout en ce moment. Peut-être même que sa lettre s’est perdue. Mais elle finira par arriver, il suffit d’être patiente.

- Vous dites cela pour me rassurer, je le sais bien. Je connais mon fils. Il ne peut pas ne pas vous répondre. »

Candy mal à l’aise baissa les yeux. Elle dansait d’un pied sur l’autre et son attitude surprenait Eléonore qui fut prise d’un terrible doute.

« Vous lui avez écrit, n’est-ce pas mon enfant ? »

La jeune femme se sentait de plus en plus mal et son visage vira à l’écarlate. L’anxiété de cette mère lui serrait le coeur, mais comment aurait-elle pu lui avouer que toutes les lettres qu’elle avait écrites à Terry se trouvaient encore dans un tiroir de son bureau ? Malgré ses résolutions, elle n’avait pu se résoudre à les envoyer depuis qu’elle avait découvert l’état de Susanna.

« Comment avez-vous pu faire une chose pareille, s’emporta Eléonore. Vous aviez promis de m’aider ! Je croyais que vous aimiez Terry ! Je ne sais pas ce que vous lui avez dit la dernière fois que vous vous êtes vus, mais je soupçonne que c’est à cause de vous qu’il s’est engagé. Savez-vous que son bataillon a été envoyé sur le front ? J’ai reçu une lettre de Richard il y a deux jours. Terry a reçu une citation. Cela signifie qu’il prend des risques insensés. Il va mourir, Candy, et ce sera votre faute !

- Madame Baker, je vous en prie ! S’exclama Candy en larmes. Si vous saviez...

- Je ne veux plus écouter vos mensonges ! Je vous aimais comme ma propre fille, mais maintenant... Si vous ne faites rien pour ramener Terry à la raison, je ne vous le pardonnerai jamais ! »

Trop fière pour pleurer, Eléonore se leva et sortit rapidement, laissant une Candy trop bouleversée pour esquisser le moindre geste afin de la retenir.

Demeurée seule, la jeune femme laissa libre cours à son chagrin. Si seulement elle avait pu dire la vérité à l’actrice, mais ses lèvres étaient scellées. Le secret qu’elle avait juré de garder pesait de plus en plus lourd sur ses frêles épaules. Il lui fallut un long moment pour se reprendre. Sa journée n’était pas terminée. Elle baigna ses yeux rouges et gonflés avec un mouchoir trempé dans l’eau fraîche et retourna à son travail, la partie la plus dure de son service.

Un plateau à la main, elle frappa à la porte d’une chambre et entra sans attendre de réponse. A son arrivée, la patiente se tourna ostensiblement vers le mur.

« Bonjour Susanna. Comment allez-vous aujourd’hui ?

- Cessez de me poser la même question ! Vous le savez mieux que moi, c’est vous l’infirmière.

- Soyez raisonnable, répondit Candy de son ton le plus professionnel. Vous ne devez pas vous énerver, c’est mauvais pour le bébé. »

En essayant de se montrer aussi neutre que possible, la jeune femme commença à faire les relevés d’usage sur l’état de santé général de sa patiente. Bien qu’elle ait demandé à être affectée à ce service, s’occuper de Susanna était devenu un calvaire depuis qu’elle avait été admise en urgence un mois auparavant à la suite d’une alerte qui avait bien failli lui coûter son enfant. Inquiets, les médecins avaient ordonné le repos le plus complet et une surveillance médicale constante. Candy qui voyait là un moyen de tenir la promesse qu’elle s’était faite, avait demandé à être l’infirmière personnelle de la jeune actrice, ce qui lui avait été accordé.

Elle était en train de noter la température de la malade sur sa feuille de soins quand celle-ci revint à la charge.

« C’est de vous voir tous les jours qui est préjudiciable à ma santé. Je sais très bien que vous avez essayé de me prendre Terry !

- Je refuse de revenir encore une fois sur ce sujet, Susanna ! Vous savez très bien que c’est faux.

- Vous avez couché avec lui à Chicago ! Vous pourrez le nier aussi souvent que vous voudrez, je sais que c’est vrai.

- Pourtant il est revenu vers vous. N’est-ce pas la preuve qu’il tient à vous ? C’est vous qui portez son enfant, pas moi.

- Un enfant qu’il m’a fait par dépit, rien d’autre ! Je ne supporte pas cette idée. C’est pour cela que ma grossesse se passe mal. Je préfèrerais que cet enfant ne voit jamais le jour ! »

De surprise, Candy en laissa tomber le bloc qu’elle tenait à la main. Elle respira profondément et prit tout son temps pour le ramasser afin de se calmer. Comment cette femme pouvait-elle dire une chose aussi horrible ! Il était impossible qu’elle souhaite ainsi la mort d’un bébé innocent, son propre bébé ! Elle ne disait cela que pour la blesser et elle avait atteint son but. Mais Candy avait trop d’expérience pour se laisser encore emporter par ses émotions. Elle était là pour veiller sur la santé de Susanna et celle de l’enfant de Terry, et elle était bien décidée à mener sa mission à bien.

Candy attendit d’avoir retrouvé sa maîtrise pour se tourner à nouveau vers sa patiente. La lueur méchante qui dansait dans les yeux de Susanna lui apprit qu’elle ne s’était pas trompée : Elle ne souhaitait que la peiner en tenant des propos aussi exagérés.

« Vous dites n’importe quoi, Susanna. C’est parce que vous êtes déprimée. Tout ira mieux dès que vous aurez des nouvelles de Terry.

- Et arrêtez de l’appeler par son petit nom ! Il est mon fiancé, pas le vôtre.

- Vous avez raison, soupira Candy. Vous avez parfaitement raison. »

Les épaules basses et la voix tremblante de l’infirmière prouvaient à quel point elle était abattue. Satisfaite d’avoir réussi à la blesser une nouvelle fois, Susanna la regarda sortir un sourire mauvais au coin des lèvres.

Dès qu’elle eut refermé la porte, Candy s’appuya contre le battant, les jambes flageolantes. Depuis l’arrivée de la fiancée de Terry, toutes ses visites se déroulaient de la même façon. Tous les propos de l’actrice n’étaient que paroles méchantes et insinuations malveillantes sur les motivations de son infirmière.. Plus elle la connaissait et plus la jeune fille comprenait que Susanna n’était pas la personne douce et gentille qu’elle avait cru.

Comme si elle ne se faisait pas assez de reproches, voilà que s’ajoutait à sa peine le remord d’avoir fait de la vie de Terry un enfer. Pourtant les circonstances qui avaient conduit à ce désastre restaient les même. Susanna avait sauvé la vie de Terry au prix de sa jambe, et maintenant elle attendait son enfant. Elle était parfaitement dans son droit d’en vouloir à une femme qui demeurait sa rivale dans le coeur de son homme.

Mais elle n’avait pas à s’inquiéter. La décision de Candy était irrévocable. Dès qu’elle serait rassurée sur le sort du bébé et de son père, elle disparaîtrait de New York, avant même le retour de Terry. Mais elle avait encore quelque chose à accomplir avant cela : S’assurer que le jeune acteur accepte les responsabilités qui étaient les siennes et renonce à ses idées autodestructrices.

C’est pour cette raison qu’elle avait communiqué à Susanna l’adresse où joindre son fiancé, provoquant ainsi la première colère de la jeune femme qui lui reprochait d’être restée en contact avec son fiancé. Elle avait eu beau lui assurer que le renseignement provenait d’Eléonore Baker, elle n’avait eu d’autre moyen de la calmer que de lui promettre qu’elle ne révèlerait son état à personne. Elle s’en voulait encore d’avoir cédé à ce caprice, surtout après l’entrevue qu’elle venait d’avoir avec Eléonore. Madame Baker avait le droit de savoir qu’elle serait bientôt grand-mère, mais c’était à la future maman de lui annoncer cette nouvelle. Candy résolut donc de tout mettre en oeuvre pour persuader Susanna de mettre sa quasi belle-mère au courant.

L’esprit apaisé par la nouvelle mission qu’elle s’était assigné, elle finit sa journée de travail et prit le chemin de son appartement. Elle était tellement occupée à chercher un moyen de convaincre Susanna, qu’elle ne remarqua ni la puissante voiture garée devant l’hôpital, ni le groupe de personnes qui l’observaient en souriant.

« Et bien, Mademoiselle l’infirmière, on ne salue plus ses amis ? »

L’interpellée sortit de sa rêverie pour découvrir Albert, Archibald et Annie. Même Georges, l’homme de confiance de son père était là et posait sur elle son regard bienveillant. Après les effusions des retrouvailles, ils montèrent tous dans le véhicule qui les conduisit chez Candy car ses amis étaient curieux de découvrir l’endroit où elle vivait. Ils passèrent chez le traiteur et achetèrent de quoi faire un dîner improvisé.

Détournée de ses pensées moroses par la présence de ses amis, Candy passait une excellente soirée jusqu’à ce qu’Albert prenne une mine sérieuse et demande la parole.

« Ma chère Candy, si nous sommes venus à New York c’est bien sûr pour te voir, mais aussi pour une occasion très particulière.

- Vraiment, demanda-t-elle surprise. Laquelle ?

- Oh Candy, tu es incorrigible ! S’exclama Annie en riant. As-tu oublié quelle date nous sommes ? C’est ton anniversaire demain. Tu vas avoir vingt ans. »

La jeune fille ouvrait de grands yeux. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, elle avait complètement oublié la date de son anniversaire, obnubilée par ses soucis. Elle se tourna vers Albert les sourcils froncés. Elle redoutait qu’il ait prévu d’organiser une réception grandiose à laquelle elle n’avait aucune envie de participer. Il lui sourit et serra gentiment sa main dans la sienne.

« Je sais que les vingt ans de ma fille mériteraient une fête, mais les temps ne s’y prêtent guère et tu as ton travail. Nous avons donc décidé que tu irais faire les magasins avec Annie samedi afin de te trouver une très jolie robe, et que nous passerions tous les quatre la soirée au restaurant. Ce programme te convient-il ?

- C’est une merveilleuse idée, Albert, affirma Candy en se jetant dans ses bras. Rien que de vous voir ici est déjà un magnifique cadeau.

- Nous sommes heureux aussi, mais il se fait tard et tu travailles encore demain. Nous allons rentrer à la résidence? Tu viendras nous y rejoindre demain soir, d’accord ? »

Les deux jeunes femmes se regardèrent et eurent la même grimace en même temps, comme quand elles étaient enfants.

« Peut-on savoir ce qui vous dérange, demanda Archibald ?

- Elisa et Daniel, avoua Candy. Ils logent là-bas aussi, non ?

- Ma foi, oui, reconnut Albert. Mais la maison est assez grande pour que tu ne sois pas obligée de les fréquenter.

- Il n’y aura jamais assez de distance entre eux et moi, affirma la jeune fille.

- Je suis d’accord avec elle, approuva Annie. D’ailleurs si Candy le veut bien, je préfère rester avec elle ici ce soir, plutôt que de vous suivre au manoir. Nous pourrions dormir dans le même lit, comme quand nous étions à la Maison de Pony ! »

Candy était ravie de cette idée, et les deux jeunes filles commencèrent à pouffer comme des gamines au souvenir de leurs bêtises de petites filles. Vaincus, les deux homme cédèrent à leur caprice et partirent seuls en promettant de revenir chercher Annie le lendemain pendant que Candy serait à l’hôpital.

Quand elle sortit de la salle de bains vêtue d’une des chemises de nuit de sa soeur, Annie trouva Candy à son bureau, la mine préoccupée. En apercevant son amie, elle lui sourit et se précipita à son tour dans la salle d’eau pour se préparer. Mais ses yeux humides n’avaient pas échappés à Annie. Soucieuse, elle s’approcha du tiroir que Candy avait refermé précipitamment et l’ouvrit. Une dizaine de lettres s’y trouvaient. Elles portaient toutes une adresse de la poste militaire et étaient adressées à Terry. Tout en se reprochant son indiscrétion, Annie explora les autres tiroirs mais ne trouva aucune réponse du jeune homme. Elle soupçonna alors que sa chère soeur n’avait envoyé aucune de ses missives. Elle referma soigneusement les tiroirs et se glissa dans le petit lit où Candy vint la rejoindre quelques minutes plus tard.

Elles se blottirent l’une contre l’autre comme autrefois, mais l’excitation de la journée passée, la tristesse submergeait Candy qui faisait de gros efforts pour retenir ses larmes. Annie sentit sa détresse et la serra dans ses bras.

« Il n’y a que moi, ma chérie. Pleure si tu en as envie. »

Comme si elle n’attendait que cela, la jeune infirmière éclata en sanglots bruyants et laissa libre cours à son chagrin. Annie la laissa pleurer tout son saoul et attendit qu’elle se calme.

« Tu peux tout me dire, affirma-t-elle. Je sais combien tu l’aimes. Tu dois être morte d’inquiétude.

- C’est tellement dur Annie, si tu savais.

- Je l’imagine ma chérie. Tu es sûre que tu ne veux pas rentrer à Chicago avec nous ? Toute seule ici, ce doit être encore plus pénible.

- Je ne peux pas laisser Susanna, pas maintenant. »

Annie resta silencieuse quelques instants. Pourquoi Candy s’imposait-elle une telle épreuve ? C’était déjà assez pénible d’être séparée de celui qu’on aime, mais de là à prendre soin chaque jour de celle à qui on l’avait laissé...

« Tu n’as pas à faire cela, tu sais. Je suis sûre que cette Susanna n’a pas besoin de toi. Elle a sa mère pour s’occuper d’elle. Tu n’as donc pas assez souffert ? Est-ce que c’est Terry que tu espères revoir ?

Candy recommença à sangloter et se mit à tout raconter : La colère d’Eléonore, la méchanceté de Susanna, le bébé... Annie en fut bouleversée et son coeur se brisa devant la détresse de sa chère soeur. Bientôt elle pleurait elle aussi, désolée autant par le triste destin de Candy que par son incapacité à la consoler. Epuisées par le chagrin, elle finirent par s’endormir au petit matin.

Restée seule dans l’appartement après le départ de Candy, Annie se remémora ce qu’elle avait appris la veille.

Au moins elle comprenait maintenant pourquoi toutes les lettres destinées à Terry étaient restées dans le tiroir de Candy. C’étaient des lettres d’amour qu’elle ne se donnait plus le droit d’envoyer de peur que le jeune homme renie ses obligations. Mais Annie n’avait pas les scrupules de son amie. Sans hésiter, elle s’empara du paquet de lettres et le glissa dans son sac. En attendant l’arrivée de Georges qui devait venir la chercher, elle peaufina les derniers détails de son plan.

Une heure après, elle sonnait à la porte d’Eléonore Baker.

Fin du chapitre 14

CHAPITRE 15

Terry descendit du camion avec ses camarades. Aussi harassé qu'eux, l'esprit aussi vide que tous les autres. Depuis qu'il participait activement aux combats, il avait renoncé à réfléchir et même à penser. Son seul objectif maintenant qu'il était de retour à l'arrière pour quelques jours était de dormir et surtout de se laver pour essayer d'éliminer la vermine qui courait sur lui. Il se traîna jusqu'à sa tente en se demandant s'il lui restait des vêtements propres quelque part. Silencieux et épuisé, il passa devant le baraquement de l'intendance. Un soldat qui fumait à l'extérieur regardait passer ceux qui rentraient du front.

« Granchester, appela-t-il, j’ai du courrier pour toi. »

L’homme disparut dans la cabane pendant que Terry se dirigeait vers lui à pas lents. Il ressortit avec une grande enveloppe qu’il lui tendit.

Le jeune acteur eut une grimace qui pouvait passer pour un sourire persuadée qu'il s'agissait d'une lettre d’Eléonore Baker. Dans ce monde en folie, la constance de sa mère avait quelque chose de rassurant. Elle lui avait écrit sans faillir toutes les semaines depuis qu’elle avait obtenu son adresse. Il était heureux d’avoir ce point d’ancrage avec ce qui avait autrefois été une vie normale, pourtant il n’avait pas trouvé la force de lui répondre. Bien qu’il s’en défende, c’étaient d’autres lettres qu’il attendait sans vraiment y croire. Mais la seule personne qui aurait pu le tirer de sa léthargie n’avait pas écrit, et Terry se sentait de plus en plus vide.

Pourtant l'écriture sur l'enveloppe n'était pas celle de sa mère. Il fronça les sourcils en découvrant le nom de l'expéditeur : Annie Brighton ! Comment avait elle su où le joindre, et pourquoi la douce jeune fille lui écrivait elle ? Intrigué aussi par la taille inhabituelle de l’enveloppe, il se laissa tomber sur sa couchette et l’ouvrit. Sa tête se mit à tourner et le souffle lui manqua quand une pile de lettres atterrit sur ses genoux, toutes d’une écriture qu’il aurait reconnue entre mille. Etranger à tout ce qui se passait autour de lui et aux ronflements de ses camarades dont certains s’étaient écroulés sans attendre, il décacheta les plis sans ménagement les uns après les autres pour dévorer leur contenu. Les mots défilaient devant ses yeux sans qu’il en saisisse le sens. Seuls certains d’entre eux atteignaient sa conscience engourdie pour former la phrase la plus merveilleuse : « Mon amour », « Je t’aime », « Reviens ».

Le coeur battant, le jeune homme serrait les lettres entre ses mains tremblantes. Quand il rendit compte qu’il était en train de les chiffonner, il se reprit et lissa chaque feuille avec vénération avant de les classer dans l’ordre chronologique. Des lettres de Candy étaient un trésor précieux qui méritait tous les égards. En vérifiant l’intérieur de la grande enveloppe, il y trouva une lettre d'Annie qu’il avait négligée, mais décida de reporter sa lecture à plus tard. Tout semblait secondaire au regard du merveilleux cadeau que représentaient les missives de Candy.

Un sourire sur les lèvres il relut chaque courrier avec attention sans se soucier de ce qui se passait autour de lui. Il flottait dans un état de douce euphorie jusqu’à ce que son voisin de lit lui jette une chaussure couverte de boue sur les jambes.

« Eh Granchester, tu m’écoutes ?

- Fiche-moi la paix Johnson !

- Cela fait trois fois que je te parles sans que tu réagisses. Tu dois avoir reçu des nouvelles drôlement intéressantes ! C’est ta petite amie ?

- Mêle-toi de ce qui te regarde !

- Toujours aussi aimable ! N’empêche que c’est bien la première fois que tu n’es pas le premier sous la douche. Je te signale que tu es loin de sentir la rose, et que je préfèrerais dormir sans renifler ton odeur de fauve. Alors je te conseille d’y remédier vite fait ! »

Surpris, Terry réalisa soudain dans quel état de saleté il se trouvait. Gêné, il se demanda ce qu’aurait pensé sa douce Candy en le voyant aussi répugnant. Elle n’aurait certainement pas apprécié. Il rangea donc les précieuses lettres dans sa cantine et prit des vêtements propres avant de sortir de la tente. Des douches de fortunes avaient été installées à l’arrière du campement. L’eau y était froide et le savon sentait plus l’antiseptique que la rose, mais c’était mieux que rien.

En se frottant vigoureusement le corps sous le mince filet d’eau qui lui coulait sur la tête, il ne pouvait songer à autre chose qu’aux mots de la jeune femme. A chaque page, elle lui redisait son amour. Mais il n’avait jamais douté de cet amour. Lumineux comme une soleil d’été, il réchauffait leurs coeurs depuis toujours. La cause de leur malheur était ailleurs, dans ce terrible sens du devoir qui les obsédait tous les deux. Mais Terry était incapable de se contenter d’une vie remplie par le sentiment d’avoir accompli ses obligations. Il voulait plus, tellement plus. Surtout depuis qu’il était ici. L’absurdité de la guerre lui avait sauté au visage dès le premier affrontement auquel il avait participé. Rien n’était plus précieux que la vie, et il avait été bien près de jeter la sienne aux orties, alors que tout le bonheur du monde l’attendait aux Etats Unis. Candy l’avait-elle enfin compris ? Ses lettres le laissaient entendre. Elle lui disait de revenir vivant, de revenir pour elle. C’était tout ce qu’il avait besoin d’entendre pour s’accrocher à l’existence.

Les sourcils froncés, Le jeune homme se séchait vigoureusement en se remémorant d’autres phrases de son aimée. Le ton changeait dans les lettres suivantes, les plus récentes. La notion de devoir y revenait, de plus en plus insistante. La réticence de Candy était compréhensible. Il lui faudrait du temps pour la faire renoncer à sa culpabilité vis à vis de Susanna; mais il saurait attendre le temps qu’il faudrait. Une brèche était ouverte et il suffisait de s’y engouffrer. Un nouvel espoir naissait dans le coeur de Terry.

Mais le mystère restait entier quand à l’arrivée groupée de toutes ces lettres ainsi que la raison pour laquelle elles étaient en possession d’Annie Brighton. L’explication se trouvait certainement dans le courrier de la jeune fille qu’il n’avait pas encore pris le temps de lire. Soudain pressé d’obtenir la solution de cette énigme, le jeune homme rassembla ses affaires et reprit le chemin de sa tente.

Il avait à peine fait quelques pas, qu’une énorme explosion déchirait l‘air. Il se jeta au sol sans réfléchir, obéissant aux réflexes qu’on lui avaient enseignés durant son entraînement. Il rampa jusqu’à un fossé proche, et progressa à couvert en direction du camp. Les sirènes d’alarme hurlaient et des soldats couraient dans tous les sens, prêt à rejoindre leurs postes de combats, mais l’ennemi restait invisible et aucune autre explosion ne retentissait.

Pourtant le sang de Terry se glaça quand il atteignit enfin son but. A l’endroit où se trouvait sa tente ne subsistait qu’un tas de décombres au milieu du cratère causé par la chute de l’obus. Un monceau de détritus informes vers lequel il se précipita sans tenir compte des cris de ses camarades qui tentaient de le retenir. Il ne pouvait penser à autre chose qu’au trésor qu’il devait à tout prix récupérer. Comme un fou, il écarta l’un après l’autre tous les débris qui lui obstruaient le chemin, décidé à retrouver ses affaires personnelles coûte que coûte. Plusieurs lits de camp était empilés les uns sur les autres qu’il s’apprêtait à contourner lorsqu’un faible gémissement attira son attention. Il souleva quelques décombres et apperçut son voisin de lit, Johnson, dont la jambe était en piteux état. Terry l’attrapa sous les aisselles et le tira hors du cratère aussi vite qu’il le put. Des mains secourables se tendirent vers eux pour lui venir en aide. Déjà le jeune homme se redressait, prêt à courir à nouveau vers les ruines lorsqu’un second obus éclata à quelques mètres du premier, propulsant alentour les maigres restes qui avaient échappé à la première explosion.

Projeté au sol par le souffle, Terry se retrouva allongé à côté de l’homme qu’il venait de sauver. Johnson grimaçait de douleur.

« Bon sang, mais qu’est-ce qui c’est passé ! demanda-t-il.

- On dirait bien que les allemands s’amusent encore à tirer à l’aveuglette avec leurs canons longue portée, intervint un infirmier qui s’approchait. Par manque de chance, il a fallu que pour une fois ils tombent juste. »

Le camp se réorganisait déjà, mais Terrence Granchester n’avait toujours pas bougé. Il restait à fixer l’endroit où il aurait pu se trouver si le destin en avait décidé autrement.

« On dirait que tu es drôlement verni, reprit Johnson pendant qu’on le déposait sur une civière. Si tu n’avais pas lu ton courrier avant d’aller à la douche... Tu dois avoir un sacré bon ange gardien. Et moi aussi par la même occasion, parce que sans toi... »

Terry tourna vers lui un visage ravagé qu’éclairait un pâle sourire. L’image de deux yeux verts profonds comme l’océan s’imposa à son esprit.

« Oui, un ange... Mon ange ! »

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A l'autre bout du monde; quelqu’un avançait calmement ses pions. Tout en courant de fête en fête, Elisa Legrand accumulait toutes les informations qui pouvaient servir ses objectifs. Aujourd’hui il était temps pour elle de passer à l’étape suivante de son plan. Elle jetait un dernier coup d’oeil à son image dans le miroir quand son frère entra. Sans rien dire, il se laissa tomber dans un fauteuil et posa sur sa soeur un regard contrarié.

« Cette idée ne me plait pas beaucoup, Elisa.

- Oh, arrête de jouer les pères-la-vertu ! Tu sais bien qu’il n’y a plus d’autre solutions. Tu as tiré de Jerry tous les renseignements que tu pouvais obtenir. C’est mon tour d’employer d’autres méthodes.

- Quand même ! C’est un copain. Je ne voudrais pas être obligé de lui casser la figure parce qu’il a couché avec ma soeur.

- Tu n’as qu’à fermer gentiment tes jolis yeux, comme d’habitude. »

Ce n’était pas la première fois qu’Elisa jouait de ses charmes sur les relations de son frère, mais cette fois, Daniel ne pouvait s’empêcher d’éprouver un pincement au coeur qu’il n’avait jamais ressenti auparavant. Peut-être parce que le plan de sa soeur lui paraissait voué à l’échec depuis le début. Mais plus vraisemblablement parce qu’il avait l’impression qu’elle lui échappait. Si elle arrivait à ses fins, c’en serait fini de leur complicité si parfaite. Malgré ses défaut, Daniel vouait à sa soeur un amour immodéré. Ils étaient comme les deux côtés d’une même pièce, indissociables, et il n’envisageait pas ce que serait la vie sans son autre moitié.

Mais Elisa était loin de ces considérations. Elle allait toucher au but ! Il ne lui manquait plus qu’un élément pour enfoncer définitivement cette idiote de Susanna qui avait cru lui prendre Terry. Dès ce soir, elle posséderait toutes les cartes, et il ne lui resterait plus qu’à les jouer à bon escient.

Jerry Harrigan était le fils d’un puissant industriel que titillaient depuis peu des ambitions politiques. Il tentait donc de mettre un frein aux distractions débridées de son fils, sans beaucoup de succès. Sûr de son charme auprès des dames, jeune et sans souci d’argent, Jerry n’avait aucune envie de renoncer à sa vie dissolue qu’il croquait à pleines dents dans le tourbillon de la vie New Yorkaise. Mais comme il arrive souvent, il suffit d’un écueil pour provoquer un naufrage, et cet écueil s’appelait Elisa Legrand.

Depuis quelques temps, il avait semblé à Jerry Harrigan que la célèbre rouquine le couvait d’un oeil plus tendre que d’habitude. Comme il n’était pas en peine de conquêtes féminines et que de plus il s’agissait de la soeur d’un de ses meilleurs amis, il n’y avait pas accordé d’importance. Pourtant les oeillades de la belle se faisaient de plus en plus langoureuses et les on-dit lui attribuaient un tempérament de feu. De plus, il n’y avait aucun risque que la jeune femme cherche à le piéger dans une relation sérieuse. Elle était réputée pour collectionner les aventures sans lendemain, et cela convenait parfaitement à ce qu’ils recherchaient l’un et l’autre. Oui, il était peut-être temps d’accorder un peu d’attention à la volcanique rouquine.

Quelques verres, deux ou trois danses et un bon nombre de regards appuyés suffirent à Elisa pour arriver à ses fins. Le soir même elle faisait connaissance avec la garçonnière de Jerry Harrigan. Elisa détestait passer la nuit hors de chez elle pour la simple raison qu’elle était incapable de s’apprêter seule. Sans une suivante pour la coiffer et l’habiller, elle était perdue. Pourtant son entreprise nécessitait une discrétion absolue, d’où cette entorse à ses petites habitudes.

Deux heures après, c’est un homme à bout de forces mais comblé qui gisait les bras en croix sur son lit, laissant l’amazone qui le chevauchait jouer distraitement avec la maigre toison qui ornait son torse étroit. Pas une mèche de la coiffure de la belle n’était dérangée.

« Elisa, râla-t-il, tu es étonnante ! »

Elle eut un rire sans joie et continua ses agaceries sur la peau de son nouvel amant, certaine de le tenir à sa merci.

« Maintenant tu sais ce que tu as raté en me négligeant.

- Tu es la soeur de mon meilleur ami, protesta Harrigan. Si j’avais pu penser... Mais nous pouvons aisément rattraper le temps perdu.

- Je ne suis pas sûre de te pardonner, répondit Elisa avec une moue boudeuse.

- Pourquoi ? Ne t’ai-je pas prouvé l’effet que tu me faisais ? »

Ce n’était pas le moment de dire à cet imbécile qu’elle avait déjà connu beaucoup mieux aussi la jeune femme préféra-t-elle dissimuler l’expression de son visage en s’inclinant pour couvrir de baisers la poitrine de Jerry.

« Quand je pense que tu a préféré Susanna...

- Susanna ? L’actrice ? Mais je croyais que vous étiez amies ?

- Tu ne comprends rien aux femmes ! L’amitié a des limites, surtout quand il s’agit d‘attirer vos regards à vous, les hommes. »

Harrigan se rengorgea. Persuadé de posséder un charme ravageur, il ne décela pas la flatterie dans les propos d’Elisa.

« Tu n’as vraiment pas à t’inquiéter, répondit-il d’un ton protecteur et satisfait. Elle ne t’arrive pas à la cheville.

- C’est bien vrai ? Minauda sa maîtresse.

- Elle est loin d’avoir ton expérience, confirma Jerry. En fait, elle n’avait même aucune expérience du tout. »

L’homme se méprit sur les causes du frisson qui parcourut le corps de sa compagne. Avec un grognement de satisfaction il posa les mains sur ses fesses et commença à les pétrir sans ménagement. Elisa poussa un cri d’indignation et l’abandonna sur le lit pour se précipiter vers ses vêtements.

« Reviens Elisa ! Implora Harrigan. J’ai envie de recommencer.

- Pas ce soir, Chéri, répondit la jeune femme qui finissait déjà de s’habiller. J’ai mal à la tête. »

Elle éclata de rire et sortit de l’appartement à toute vitesse. Arrivée dans la rue, elle s’engouffra dans une voiture qui l’attendait et posa un baiser sonore sur la joue du conducteur.

« C’est pas trop tôt, maugréa celui-ci. Je me fais l’effet d’un proxénète à t’attendre comme çà !

- C’est le plus beau jour de ma vie ! S’exclama Elisa avec un franc sourire.

- A cause de Harrigan ! C’est dégoûtant !

- Mais non imbécile, à cause de ce que j’ai appris ! Rentrons à la maison, Daniel. Je te raconterai tout en route. »

Fin du chapitre 15

© Dinosaura mars 2009