Une amitié improbable
par Dinosaura

CHAPITRE 10

Candy pénétra dans la salle réservée aux infirmières et sourit en voyant ses collègues agglutinées devant le tableau de service, comme tous les matins. Il y avait maintenant trois semaines qu'elle était arrivée à New York et avait pris son service à l'hôpital St Jacob. Malgré l'instance de son père qui tenait à la voir s'installer dans un des appartements que possédait la famille André, elle avait refusé son aide. Grâce à l'hôpital, elle avait trouvé un petit logement à proximité et s'y trouvait très bien. C'était un petit meublé très modeste mais elle aimait l'idée de pouvoir l'entretenir elle-même sans difficultés et comme il ne se trouvait qu'à quelques rues de son lieu de travail, elle pouvait faire le trajet à pied tous les jours sans problème.

Le contact avec ses compagnes de travail avait été chaleureux dès le départ et certaines d'entre elles avaient même participé à son installation. Aucune des infirmières de St Jacob ne se souvenait l'avoir vue trois ans auparavant lors de son unique et bref passage la nuit où elle avait empêché le suicide de Susanna Marlow. La jeune actrice en revanche avait laissé un souvenir impérissable au personnel soignant.

Si Candy avait demandé à être affectée ici, c'est qu'elle était persuadée d'y rencontrer la jeune femme. La rééducation se faisait toujours dans l'hôpital où la victime avait été soignée et elle savait que Susanna avait encore besoin de ce type de soins. Elle attendait impatiemment le prochain rendez-vous de la jeune femme pour en savoir plus et trouver la meilleure façon de lui apporter son aide. Comme elle était là depuis bientôt un mois, ce moment arriverait sous peu.

Elle rejoignit ses amies devant le tableau d'affichage pour prendre connaissance de son planning de la journée. Comme d'habitude, les premières minutes étaient consacrées à des commentaires sur la charge de travail et à échanger des anecdotes sur les patients. Chacune ensuite partait vaquer à ses occupations et le personnel de St Jacob était réputé pour son professionnalisme. Pourtant ce jour là, Candy eut beaucoup de mal à se concentrer sur son travail. La rencontre qu'elle avait eu la veille ne cessait d'occuper son esprit.

Dès son retour à New York, Eléonore Baker avait contacté la jeune femme et l'avait invitée à dîner dans un restaurant côté. Souvent fréquenté par les gens du spectacle, la salle avait été aménagée de telle sorte que les convives jouissent d'une certaine intimité. Des boxes avaient été disposés à l'aide de lambris vernissés garnis de nombreuses plantes vertes qui égayaient la pièce et étouffaient le bruit des conversations. Installés sur des banquettes confortable et isolés des autres clients, les dîneurs avaient presque l'impression d'être seuls.

Candy qui se sentait très nerveuse apprécia de ne pas être exposée à tous les regards et l'accueil affectueux que lui réserva la vedette la rassura un peu. Mais l'enjouement de l'actrice n'était que de façade. Sous sa chaleur et sa gentillesse, Candy percevait une anxiété semblable à la sienne. Bien qu'Eléonore s'enquit avec tact de l'évolution de sa vie au cours de ces dernières années et de son métier, la jeune femme savait que le sujet qui les avait réunies serait abordé tôt au tard. Elle fit de gros efforts pour répondre à la mère de Terry avec autant de naturel que possible pourtant elle avait l'impression que sa culpabilité transparaissait sur son visage. Eléonore serait-elle dupe ? Quelle serait sa réaction en apprenant que c'était à cause de Candy que son fils avait décidé de risquer sa vie ?

Aucune des deux femmes n’avait beaucoup d’appétit et les serveurs remportaient des assiettes à peine entamées. Quand elles en arrivèrent au dessert, Eléonore Baker n’y tenait plus. Elle laissa tomber sa fourchette et soupira.

« A quoi bon continuer à nous jouer la comédie, Candy. Vous avez une mine à faire peur, et je ne dois pas être dans un meilleur état. Comme moi vous êtes morte d’inquiétude, n’est-ce pas ? »

La panique s’empara de la jeune fille. Comment pourrait-elle avouer à cette mère inquiète qu’elle était responsable du départ de son fils. Savait-elle seulement que Terry était bien décidé à chercher la mort sur le front ?

« Madame Baker, je vous en prie...

- Je dois savoir, Candy. Je ne cesse de me faire le même reproche : C’est moi qui ai poussé Terry à venir vous voir à Chicago. L’a-t-il fait ? Que vous a-t-il dit ? Je vous en supplie, j’ai besoin de savoir !

- Mon Dieu ! S’exclama Candy en prenant son visage entre ses mains. Vous étiez au courant !

- Ainsi il vous a parlé ! Que s’est-il passé Candy ?

- Il voulait quitter Susanna ! Il a dit qu’il m’aimait toujours...

- Vous l’avez repoussé ?

- Oui ! Enfin non... »

Le rouge envahit les joues de Candy au souvenir de ce qui s’était passé cette nuit là. Eléonore ne devait jamais apprendre cela !

« Je l’aime tellement, Madame ! Pourquoi ai-je fait cela !

- Vous lui avez avoué que vous étiez toujours amoureuse de lui, n’est-ce pas ? Mais quand il a parlé de quitter Susanna, vous avez refusé qu’il le fasse. Tiraillé entre son amour pour vous et son devoir envers elle, mon pauvre fils n’a pas trouvé d’autre solution pour s’éloigner de cet enfer que de plonger dans un autre. »

Les larmes coulèrent sans retenue sur les joues de Candy. Elle ne détrompa pas l’actrice. Ce qu’elle avait compris était suffisamment proche de la vérité pour la bouleverser. Elle allait terriblement lui en vouloir déjà. Ce serait encore pire si elle connaissait la réalité de cette nuit qui n’appartenait qu’à elle et à Terry.

Eléonore resta un long moment silencieuse, incapable de trouver les mots justes pour rassurer la frêle enfant qui pleurait devant elle. Elle comprit que Candy était tenaillée par le remord, au même titre qu’elle.

« Cessez de vous tourmenter, mon enfant, dit-elle enfin dans un souffle. Vous vous faites des reproches en vous disant que si vous aviez accepté de le reprendre... Mais pourquoi faut-il que vous aiyez l’âme aussi noble, tous les deux !

- Tout est de ma faute ! Balbutia Candy entre ses larmes.

- Bien sûr que non ! Je suis aussi coupable que vous. Après tout, je l’ai presque supplié de vous avouer ce qu’il ressentait toujours pour vous. Si je ne l’avais pas fait, vous auriez continué tous les deux comme avant. Mon fils était malheureux, Candy. Rien ne dit qu’il ne se serait pas engagé de toute façon.

- Vous dites cela pour me consoler ! Je ne mérite pas votre compassion.

- Je dis ce que je pense. S’il faut rejeter la faute sur quelqu’un, ce serait cette petite pimbêche qui s’accroche à lui comme une sangsue en jouant de son infirmité ! Ce que j’affirme est peut-être horrible, mais c’est ce que je ressens. Nous ne devons pas céder au désespoir. Ressaisissez-vous, je vous en prie. »

Candy était effondrée devant tant de gentillesse. Elle ne méritait pas le soutient de cette femme merveilleuse. Son secret lui brûlait les lèvres. Elle mourait d’envie de tout lui avouer pour qu’Eléonore cesse de lui témoigner autant d’affection. Elle voulait retourner à la misère de son existence. Expier sa faute en veillant sur Melle Marlow, comme elle l’avait décidé.

Mais les propos de l’actrice concernant Susanna l’interpellaient. Elle était persuadée que la jeune femme aimait Terry de toute son âme. Elle le lui avait dit ce soir-là à l’hôpital et Candy l’avait crue. Elle avait promis de rendre le jeune homme heureux. Pourtant Terry souffrait. Il le lui avait avoué, et même sa mère s’en était rendue compte.

Ses réflexions la détournèrent de son chagrin, ses sanglots s’espacèrent et elle se reprit.

Eléonore lui sourit mais son sourire était crispé.

« C’est bien, mon enfant. Vous êtes courageuse. Maintenant il faut que nous réagissions. C’est une bonne chose que vous soyez à New York, parce que je vais avoir besoin de vous.

- Mais que puis-je faire ? Malgré vos paroles réconfortantes, je me sens tellement coupable !

- Vous pouvez m’aider à ramener Terry, voilà ce que vous pouvez faire. J’ai pris contact avec son père, Candy. Après toutes ces années, je me suis résolue à écrire à Richard et il a accepté de m’aider. Il fait jouer toutes ses relations pour savoir dans quelle compagnie son fils a été affecté. Je lui fais confiance, je suis certaine qu’il réussira. Selon lui, Terry n’a pas pu être envoyé au front pour l’instant. Il doit d’abord passer quelques temps dans un camp de formation, mais cela ne saurait plus tarder. »

Le coeur de Candy bondit dans sa poitrine. Elle ignorait tout cela. Depuis le départ du jeune homme, elle tremblait pour sa vie à chaque instant. Apprendre qu’il était pour l’instant toujours en bonne santé lui enlevait un poids énorme de sur les épaules, même si elle comprenait que ce répit n’était que provisoire. Les mots de la lettre de Terry la brûlaient comme un fer rouge. Le danger n’était pas écarté : Il ne tenait plus à la vie. Dès qu’il en aurait l’occasion, il se précipiterait au-devant des balles ennemies.

Candy chassa ces images terribles de son esprit et reporta son attention sur l’actrice qui l’observait d’un oeil inquiet, comme si elle pouvait lire sur son visage à livre ouvert.

« Peu importe ce qui a poussé mon fils à prendre cette terrible décision, Candy. Je veux qu’il revienne sain et sauf. Je ne veux pas qu’il risque sa vie inutilement. Ce dont je suis certaine, c’est que vous êtes la seule personne à pouvoir le convaincre de préserver sa vie. Dès que Richard aura trouvé où il a été affecté, il me le dira et nous pourrons lui écrire. Vous le ferez, n’est-ce pas Candy ? Je vous en conjure ! Mentez-lui s’il le faut, mais faites qu’il revienne ! »

La jeune femme baissa la tête sans répondre. Mentir à Terry ? Elle était prête à toutes les bassesses si cela pouvait le détourner de son projet morbide. Elle voulait qu’il revienne elle aussi. Elle lui promettrait tout ce qu’il voudrait, pourvu qu’il préserve sa précieuse vie. Forte d’une nouvelle résolution, elle se redressa et sourit à Eléonore Baker.

« Je vous promets que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour que Terry revienne, Madame Baker. Peu importe ce qui se passera après. Tout ce que je veux c’est qu’il reste en vie."

Fin du chapitre 10

CHAPITRE 11

Pour la première fois depuis qu'elle avait reçu la lettre de Terry, Candy s'éveilla ce matin-là apaisée après une nuit sans cauchemars. Afin de ne pas perdre de temps et pour que le jeune homme puisse la recevoir le plus vite possible, elle avait même commencé à rédiger la missive qu'elle lui enverrait dès qu'elle saurait où la faire parvenir. C'est le coeur gonflé d'espoir qu'elle prit le chemin de son travail.

Mais dans la grande maison de Terrence Granchester où vivaient Susanna et sa mère, l'atmosphère était lourde et tendue.

Blanche comme un linge, la jeune actrice sortait de sa salle de bains. Elle se trouva nez à nez avec sa mère qui l'attendait les bras croisés sur la poitrine et la mine renfrognée.

« Tu es fière de toi ? Demanda Madame Marlow en voyant arriver sa fille.

- Je t'en prie, Maman. Je ne vois pas ce que tu veux dire. Je dois me préparer pour rejoindre Elisa, et je ne me sens pas très bien ce matin.

- Bien sûr que tu te sens mal, ma pauvre ! Je suis ta mère et je ne t'ai pas trouvée dans une rose ! Ainsi tu as finalement réussi à te faire engrosser par Granchester ? Tu as bien choisi ton moment ! Ne pouvais-tu pas prendre des précautions ? »

Abasourdie, Susanna n'essaya même pas de nier et fixa sa mère avec des yeux ronds.

« Des précautions ? Mais... Je ne sais pas... Vous ne m'avez jamais parlé de ces... choses.

- Tu n'avais pas besoin d'être au courant ! Au contraire, j'espérais que cela arrive bien plus vite. Si tu t'y étais prise un peu mieux, ton acteur aurait été obligé de t'épouser, et nous serions à l'abri du besoin à l'heure qu'il est. Mais non ! Il a fallu que tu t'arranges pour que çà arrive alors qu'il est parti ! Te voilà dans de beaux draps maintenant ! »

Susanna n'en revenait pas. Comment sa propre mère avait-elle pu envisager un plan aussi machiavélique sans qu'elle s'en doute. Alors qu'elle jouait les chaperons et louait le sens de l'honneur de Terry qui refusait de partager le lit de sa fille avant leur union, elle était prête à accepter qu'il fasse tout le contraire si cela pouvait assurer le mariage à son unique enfant et la sécurité matérielle pour elles deux.

« Je n'arrive pas à y croire, balbutia-t-elle en se laissant tomber sur son lit. Jamais je n'aurais pu penser...

- De toute façon tu es incapable de penser, laisse-moi le faire à ta place. Nous devons décider rapidement de ce que nous allons faire, avant que ton état ne soit trop visible. Pour commencer, tu vas cesser de voir cette Elisa Legrand.

- Mais maman, c'est mon amie !

- Je trouve qu'elle a une très mauvaise influence sur toi. Je ne lui fais pas confiance. Le plus important pour l'instant, c'est cet enfant que tu portes. Nous allons prendre rendez-vous à St Jacob pour ta jambe, et tu vas profiter de cette visite de contrôle pour te faire examiner à l'hôpital et t'assurer que tout va bien. Ensuite nous aviserons ce qu'il convient de faire pour que Granchester reconnaisse cet enfant. Je trouverai bien un moyen... »

Mme Marlow sortit de la chambre en maugréant.

Restée seule, sa fille poussa un profond soupir. Les pensées se bousculaient dans sa tête sans qu'elle réussisse à les ordonner. Après plusieurs minutes, elle résolut de laisser sa mère agir à sa guise. Elle au moins semblait savoir ce qu'il convenant de faire, tandis que Susanna était en pleine confusion. Il serait toujours temps par la suite de voir si elle pouvait la faire changer d'avis. Son problème le plus immédiat était d'annoncer à sa chère Elisa qu'elle devaient espacer leurs relations, alors qu'elle n'avait encore eu aucun écho sur la situation de Candy à Chicago.

Elle s'apprêta rapidement et se rendit chez Elisa Legrand pour le déjeuner.

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Daniel Legrand avait passé sa journée à miser sur les combats de chiens dans un tripot clandestin, et pour une fois, il avait gagné une somme assez rondelette. Il rentra chez lui d'excellente humeur, d'autant que la soirée qui se préparait promettait d'être aussi excitante que son après-midi.

Il trouva sa soeur dans le petit salon, affalée sur le canapé pendant que deux domestiques s'affairaient à ramasser les morceaux de divers objets éparpillés sur le sol. Une nouvelle fois, Elisa avait laissé parler son charmant caractère !

« Tu n'es pas encore prête ? Demanda Daniel quand les servantes se furent éclipsées. Nous dînons dehors ce soir, et s'il faut encore aller chercher ta copine...

- Susanna ne viendra pas, répondit Elisa en lui jetant un regard noir. »

Daniel était soulagé. Il en avait assez de traîner partout la nouvelle coqueluche de sa soeur et de ne pas pouvoir donner libre cours à son tempérament de noceur. Au moins ce soir, il pourrait s'éclater comme il en avait envie. Mais le visage contrarié d'Elisa n'augurait rien de bon, aussi préféra-t-il dissimuler sa satisfaction.

« Allons Elisa ! Ne fais pas cette tête ! Viens t'amuser et laisse la dans sa chaise à roulettes.

- Tu es idiot mon pauvre frère ! Ce brusque revirement de Susanna ne me dit rien qui vaille. Elle cache quelque chose et je trouverai ce que c'est.

- Elle préfère peut-être tout simplement reprendre son rôle de veuve éplorée. Grand bien lui fasse !

- D'abord Terry n'est pas mort ! Et quand il reviendra, je tiens à avoir de quoi lui raconter sur les amusements de sa chère fiancée ! Voilà pourquoi je préfère garder un oeil sur elle. Comment veux-tu que je démolisse sa réputation si je ne sais pas ce qu'elle fait ?

- Tu réfléchis trop, soeurette, et tes plans alambiqués t'empêchent de regarder la réalité en face. Tu veux de débarrasser d'elle pour prendre sa place, mais crois-tu que l'aristo ne saura pas qui a entraîné sa petite amie dans des soirées peu recommandables ? Je doute qu'il te tombe dans les bras pour te remercier ! »

Elisa regarda son frère comme si elle ne l'avait jamais vu. Depuis quand était-il capable de réfléchir, lui ? C'était elle la tête pensante de leur duo, Daniel n'avait jamais fait que la suivre. Elle secoua la tête pour chasser les idées désagréables que sa réflexion avait fait naître et préféra se concentrer sur un nouveau moyen de ramener Susanna dans ses filets.

Un sourire cruel se dessina sur ses lèvres.

Ce changement d'attitude n'échappa pas à Daniel.

« A quoi penses tu ?

- Cette petite dinde ne tardera pas à revenir pleurnicher dans mes jupes. J'ai encore quelques atouts dans ma manche.

- Comme... ?

- Je sais certaines choses qu'elle ignore concernant son cauchemar personnel : Cette gourde de Candy. Quand elle est venue m'annoncer qu'elle ne pourrait plus sortir avec moi pendant quelques temps, je me suis bien gardée de lui dire ce que j'ai appris à Chicago. Elle va se ronger les sangs, passer deux ou trois nuits blanches, et c'est elle qui reviendra frapper à ma porte, plus vite qu'elle ne l'imagine. »

Très satisfaite de ses conclusions, Elisa sourit à son frère et se leva pour regagner sa chambre, bien décidée à passer une excellente soirée malgré tout.

La détestable rouquine n'était pas loin de la vérité. Susanna Marlow passa en effet une très mauvaise semaine dans l'attente de son rendez-vous à St Jacob. Entre les nausées matinales et la présence réprobatrice de sa mère qui ne la quittait pas d'une semelle, ses journées se traînaient lamentablement. Quand arrivait la nuit et qu'elle se retrouvait seule dans sa chambre, tant de questions se bousculaient dans sa tête que sa petite cervelle n'arrivait pas à les ordonner.

Étonnamment, sa préoccupation principale n'était pas la petite vie qui commençait à croître en elle. Toutes ses pensées tournaient autour d'une seule personne : Terrence Granchester, et jamais le jeune homme ne lui avait semblé plus loin d'elle qu'aujourd'hui.

Or songer à Terry l'amenait invariablement à évoquer l'image de celle dont il ne s'était jamais détaché, cette Candy qu'elle détestait de toute son âme. Le brusque retour du jeune homme auprès d'elle avait coïncidé avec sa représentation à Chicago et elle n'était pas loin de penser elle aussi que la jeune infirmière était pour quelque chose dans ce revirement. L'attention qu'il avait accordé à Susanna durant cette brève période précédant son départ avait dépassé toutes ses espérances, mais s'il se trouvait physiquement près d'elle, l'esprit et le coeur de Terry étaient ailleurs.

Les espoirs que Susanna avait mis en Elisa pour lui fournir des informations s'étaient révélés vains. Leur dernière conversation avait tourné autour des raisons qui empêchaient la jeune actrice de continuer à fréquenter son amie. Raisons que la seconde tenait absolument à connaître tandis que la première voulait les dissimuler à tout prix. Malgré l'insistance de Susanna, Elisa n'avait lâché que des bribes d'information sur sa cousine. Le mystère restait entier.

C'est dans cet état d'esprit qu'elle se prépara pour sa visite de contrôle à l'hôpital, sans savoir que l'objet de sa rancoeur l'y attendait avec nervosité car Candy consultait chaque jour la liste des rendez-vous, anxieuse de rencontrer enfin Susanna.

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Malgré son attente, Candy se vit affectée à un autre service au moment de la visite de Susanna. La matinée était bien avancée quand elle eu la possibilité de faire une pause et elle se hâta vers le service d'orthopédie sans beaucoup d'espoir. A cette heure, la jeune femme devait être rentrée chez elle depuis longtemps. Elle ralentit le pas en entendant des voix car elle ne tenait pas à se faire remarquer dans ce service qui n'était pas le sien.

Le docteur Muller raccompagnait une patiente à l'entrée en lui donnant le bras. La femme était affligée d'une légère claudication. Les sens en alerte, Candy se figea dans le couloir. Elle était trop loin pour entendre ce qui se disait, mais reconnut parfaitement le visage de la patiente quand elle se retourna pour saluer le médecin avec un délicieux sourire : Susanna Marlow !

La jeune infirmière eut une exclamation étouffée qui attira l'attention sur elle. Le médecin la fixa d'un air réprobateur tandis que la demoiselle en laissait tomber ses gants de surprise. Le praticien se précipita pour les ramasser et ne put voir le regard éperdu qu'échangèrent les deux femmes.

Avant que Candy puisse réagir, l'actrice s'était éclipsée après quelques mots de remerciement. Dépitée, la jeune fille la vit s'engouffrer dans une voiture qui l'attendait.

C'est la mort dans l'âme que la jeune infirmière retourna à son travail. Elle avait tant attendu cette rencontre et n'avait même pas eu l'occasion d'engager la conversation. Elle avait bien senti la surprise dans l'expression de Susanna, mais celle-ci avait vite été remplacée par quelque chose qui ressemblait trop à de la colère. Le but de Candy était d'assurer la jeune actrice de son soutient dans la dure épreuve qu'elles traversaient, et elle ne comprenait pas l'attitude de refus que l'autre lui avait opposée.

De plus, Susanna ne ressemblait plus à l'image que Candy en avait gardée. On était loin de la frêle silhouette amaigrie, en larmes, qui implorait sur son lit de douleur qu'elle lui laisse le seul homme capable de l'attacher à la vie. Susanna marchait ! Elle avait donc accepté de porter une prothèse et son aisance de mouvement prouvait qu'elle savait parfaitement s'en servir.

« Elle l'a fait pour Terry, songea Candy. C'est pour lui qu'elle fait ces efforts, pour qu'il comprenne combien sa présence lui est bénéfique ! »

Cette pensée conforta la jeune femme dans sa décision. Oui, elle avait bien fait de renoncer à l'homme qu'elle aimait. Grâce à lui, Susanna accepterait son handicap et construirait sa nouvelle vie auprès de Terry. Elle avait besoin de lui ! Et maintenant que Terry était parti, il fallait plus que jamais veiller sur elle.

D'ailleurs si elle était à l'hôpital, peut-être avait-elle encore besoin de soins ? Sa prothèse était-elle mal adaptée ? Candy saurait l'aider, elle en était sûre. Mais dans ce cas, pourquoi l'avait-elle vue en compagnie du Docteur Muller ? La spécialité de celui-ci n'avait rien à voir avec l'orthopédie !

Pour la première fois de sa carrière, Candy consulta ce soir-là le dossier d'un patient qui n'était pas le sien. Seule dans les locaux administratifs après le départ du personnel, elle dût lire deux fois la page qu'elle tenait en main pour se convaincre qu'elle ne rêvait pas. Les conclusions de l'obstétricien étaient formelles : Melle Marlow était enceinte d'environ deux mois. La grossesse remontait donc au tout début du mois de janvier.

Comme une automate, Candy remit le dossier à sa place et sortit du bureau. Elle aurait été bien incapable de dire comment elle rentra chez elle ce soir-là. Tout ce dont elle se souviendrait encore bien des années plus tard serait de s'être jetée sur son lit et d'avoir versé toutes les larmes de son corps.

Fin du chapitre 11

CHAPITRE 12

« Maman ! Vas-tu te calmer et m’écouter, s’il te plait ! »

Madame Marlow regarda sa fille. Depuis un quart d’heure, elle soliloquait sans se soucier de Susanna avec laquelle elle était sensée prendre le thé. L’essentiel de son monologue tournait autour d’une seule idée : Trouver un moyen pour obliger Granchester à reconnaître l’enfant que portait sa fille.

« Je sais qu’on accorde certains privilèges aux soldats en temps de guerre. Il suffirait qu’il signe une reconnaissance officielle devant notaire, même depuis la France, et tout serait réglé. Mais comment le joindre. Peut-être que sa mère... Oh je déteste cette Eléonore Baker ! Elle nous regarde de haut comme si elle était sortie de la cuisse de Jupiter ! Pour qui se prend-elle ? Mais si elle sait quelque chose, tu dois lui parler. »

La requête de sa fille la fit taire et elle observa Susanna avec un regain d’intérêt.

« Je suis en train de réfléchir tout haut, Susanna. Ne m’interromps pas.

- J’ai mon mot à dire aussi dans cette affaire il me semble. »

Mme Marlow sirota une gorgée de son thé, mais il était froid et elle reposa la tasse sur la table avec une grimace.

« Très bien, dit-elle. Je t’écoute dans ce cas, mais si c’est pour me dire que tu veux épouser ton Terrence, ce n’est pas la peine. Tu ne dis que cela depuis des années ! J’ai compris, inutile d’en rajouter. Tu vas l’avoir, que te faut-il de plus ? »

Susanna soupira. Tout son univers avait basculé quand elle avait découvert la présence de Candy à New York. Elle s’était torturé l’esprit une nuit entière pour aboutir à la seule conclusion logique : La jeune fille était venue pour reprendre Terry ! Il n’était pas question de la laisser faire. Elle devait à tout prix écarter définitivement cette femme, mais comment s’y prendre ?

Comme elle ne souhaitait pas demander l’avis de sa mère, l’actrice s’était tournée vers la seule autre personne à même de la conseiller. Et qui connaissait mieux Candy que sa cousine Elisa ? Malgré les instructions de Madame Marlow, Susanna avait décidé de reprendre contact avec son amie, en toute discrétion. Quel meilleur endroit pour cela que celui où les deux femmes s’étaient rencontrées.

Un simple billet envoyé à la maison André avait suffit : « J’ai besoin de vous voir de toute urgence. Je serai chez Mme Lavalette à seize heures. Venez, je vous en prie, il s’agit d’un sujet de la plus haute importance. »

Trop heureuse de l’invitation, Elisa s’était rendue au rendez-vous. Hors de la surveillance de Madame Marlow, elle avait découvert bien plus de choses qu’elle ne l’espérait. Pour être exacte, alors qu’elle s’attendait à faire danser Susanna au son d’un orchestre de sarcasmes, Elisa Legrand avait pris plus de coups en une demi-heure que durant toute sa vie d’enfant gâtée !

Le premier choc avait été d’apprendre la présence de sa cousine à New York. Des années d’expérience en matière de rouerie l’avaient aidée à dissimuler sa surprise. Face à l’inquiétude de Susanna, elle s’était fait un malin plaisir de rajouter de l’huile sur le feu.

« Ainsi elle a osé ! Je n’aurais pas cru qu’elle en arrive jusque là.

- Mais pourquoi ? S’était exclamé la jeune actrice. Avez-vous la moindre idée de la raison qui l’a poussée à venir ici ?

- Je ne saurais vous le dire avec certitude, ma chère Susanna. Mais je sais qu’elle a rencontré Terry à Chicago. »

Susanna avait poussé une exclamation étouffée avant de se tasser dans son fauteuil. Satisfaite, Elisa remua un peu plus le fer dans la plaie. Cette dinde l’avait ignorée pendant plus d’une semaine après tout ce qu’elle avait fait pour elle ! Elle méritait bien de se ronger les sangs.

« Je ne sais comment vous le dire, mais j’ai bien peur que ce soit elle qui ai poussé votre fiancé à s’engager. Ce n’est pas la première fois qu’elle fait cela. Déjà avec mon pauvre cousin Allistair... Il était fou d’elle vous savez. Et s’est elle qui l’a encouragé à devenir pilote dans l’armée. On dirait qu’elle prend plaisir à voir les hommes amoureux d’elle risquer leur vie pour lui plaire. Elle est diabolique.

- Que s’est-il passé ?

- Allistair a été abattu sur le font. Et Candy a continué sa petite vie comme si de rien n’était alors que nous étions tous désespérés. Les hommes sont tellement stupides, Susanna. Et votre Terry ne fait pas exception à la règle. Il a du retomber sous sa coupe. Je préfère ne pas imaginer comment elle s’y est prise ! »

Elisa ne songeait qu’à cela, au contraire, mais elle n’avait nul besoin de préciser sa pensée. L’esprit de Susanna avait suivi le même chemin. Des images très explicites de Terry dans les bras d’une autre femme s’imprimaient au fer rouge dans son esprit.

« Alors elle est venue pour le reprendre, conclut-elle d’une voix blanche.

- A moins qu’elle ne veuille que jouer avec lui, et avec vous par la même occasion. Aussi terrible que cela puisse paraître, vous devez vous dire que tant qu’il est en Europe, il est à l’abri de ses manigances.

- Comment en être sûre ? Et s’ils étaient restés en contact ? »

Susanna se tordait les mains, en proie à de nouveaux doutes. Serait-il possible que Candy connaisse le moyen de contacter Terry alors qu’elle même l’ignorait ?

Elisa scrutait le visage de son interlocutrice, et échafaudait plan sur plan. Un tel désarroi chez Susanna ne pouvait signifier qu’une chose : Elle redoutait que Candy ne l’ai supplantée, ce qui impliquait qu’elle se sente en état d’infériorité. Et pour quelle raison aurait-elle pu éprouver cela, à moins qu’elle soit dans l’ignorance de la destination de Terry. La conclusion s’imposait d’elle-même, Susanna n’avait aucune nouvelle du jeune homme depuis son départ et était persuadée que Candy en savait plus qu’elle. La rouquine vit aussitôt le moyen de faire souffrir ses deux rivales en même temps.

« Seules deux personnes peuvent répondre à votre question, ma chère. Si vous répugnez à aborder ce genre de sujet avec votre fiancé, il ne vous reste qu’à interroger Candy. »

Stupéfaite autant qu’indignée, Susanna fixa son amie qui affichait une visage innocent.

« Vous n’y pensez pas, s’exclama-t-elle. Si elle a vraiment fait... ce que vous dites... Je refuse de la rencontrer. Je ne veux plus jamais la voir !

- Soyez raisonnable. Vous n’avez pas vraiment le choix. Préférez-vous attendre le retour de Terry et vous faire humilier en public quand il vous abandonnera pour cette petite traînée ?

- Cela n’arrivera pas, pleurnicha l’actrice. Terry est à moi et à personne d’autre. Il ne peut pas me quitter, surtout maintenant que je... »

Elisa se raidit, tous les sens en alerte tandis que derrière ses paupières mi-closes, Susanna lui jetait un regard satisfait. Si son angoisse était réelle, elle n’était pas bouleversée au point de commettre la bévue de révéler son secret par inadvertance. Elle avait décidé de dévoiler sa grossesse à Elisa dès le début et cherchait juste le bon moment pour le faire. Les allusions de sa voisine à la prétendue infidélité de Terry semblaient le moment idéal. Voilà pourquoi le deuxième choc de la journée s’abattit sur Elisa Legrand qui n’avait rien vu venir.

« J’attends un enfant, Elisa. C’est la raison pour laquelle je préfère éviter de me montrer en public pendant quelques temps. Vous comprenez, Terry et moi ne sommes pas mariés, alors... »

Un tremblement de terre aurait pu raser la ville de New York dans l’instant, que Melle Legrand n’aurait pas été plus estomaquée. La bouche ouverte et les yeux exorbités, elle inspirait l’air avec difficulté comme un poisson hors de l’eau.

Surprise par la réaction qu’elle avait provoquée, Susanna regardait son amie avec un doux sourire. La stupéfaction d’Elisa mettait du baume sur son coeur endolori.

De son côté, la terrible rouquine n’avait qu’une envie, celle de se jeter sur sa voisine pour effacer cet air niais de son visage. Elle était pétrifiée, pourtant son cerveau travaillait à toute vitesse. Du maelstrom qui s’agitait sous son crâne ne ressortait qu’une certitude : Elle pouvait faire une croix sur Terry ! Jamais il ne quitterait la femme à laquelle il avait fait un enfant.

« Vous attendez un enfant de Terry ! Articula-t-elle au prix d’un immense effort. C’est une nouvelle... extraordinaire ! Il est au courant ?

- Je ne l’ai découvert que très récemment, hélas. »

Donc l’acteur ne savait pas qu’il allait devenir père au moment où il s’était engagé. Et Candy bien sûr n’avait aucune idée de la situation de Susanna. En se souvenant du désespoir de la jeune fille lorsqu’elle l’avait rencontrée à l’église, il était certain qu’une telle nouvelle lui porterait un nouveau coup. Désappointée, Elisa trouva un regain d’énergie à l’idée de blesser au coeur l’orpheline qu’elle détestait.

« Mais la voilà votre solution, Susanna ! Vous devez absolument mettre Candy au courant de votre état. Elle comprendra que votre fiancé vous aime et qu’il ne vous quittera jamais. Même s’il s’est permis une incartade avec elle, son temps est fini. Vous avez gagné ! Ma cousine n’est pas stupide, elle se retirera avant de perdre la face. »

La tête légèrement inclinée sur le côté dans une pose pleine de grâce, Susanna semblait peser le pour et le contre de la suggestion. Après une interminable réflexion, un grand sourire éclaira son visage. Elle se pencha vers Elisa et prit ses deux mains dans les siennes pour les serrer avec gratitude.

« Vous êtes une vraie amie, Elisa. Je me demande ce que je ferais sans vous. »

Un déclic s’était produit dans l’esprit de la jeune comédienne. Après sa mère, Elisa était la seconde personne à tenir pour acquis que le père de son bébé était Terrence Granchester. Cela ne ferait aucun doute pour cette Candy non plus. Si elle réussissait à la manipuler aussi bien qu’elle l’avait fait il y avait des années à l’hôpital, cette pauvre sotte disparaîtrait définitivement de sa vie et de celle de Terry. Mais elle avait besoin d’aide pour réaliser son plan. C’était la raison pour laquelle elle se permettait d’interrompre sa mère cet après-midi, au risque de provoquer son courroux.

Madame Marlow commençait à perdre patience devant le long silence de sa fille.

« Alors, qu’as-tu de si important à me dire ? »

Susanna inspira profondément et soutint le regard de sa mère avec plus de détermination qu’elle n’en avait montrée depuis longtemps.

« Je préfèrerais qu’un minimum de personnes soient au courant de ma situation pour l’instant. Nous avons un autre problème à régler en premier lieu. »

Les yeux de Mme Marlow lancèrent des éclairs pour exprimer un avertissement très net que Susanna choisit pourtant d’ignorer. Elle carra les épaules avant d’avouer :

« Candy est à New York, Maman.

- Candy ? Cette fille que fréquentait ton fiancé avant que... Pourquoi cela te tracasse-t-il ? Tu n’as plus rien à craindre d’elle maintenant !

- Ils se sont revus quand Terry est passé à Chicago avec sa troupe. Je suis sûre qu’elle veut le reprendre.

- Il est trop tard. Elle n’a plus aucune chance.

- Mais elle ne le sait pas, Maman ! S’il faut parler de ma grossesse à quelqu’un, c’est à elle en premier. Qu’elle comprenne que Terry est à moi, et qu’elle s’en aille définitivement. Je ne pourrai pas être tranquille tant que je ne serai pas débarrassée d’elle ! »

Celle qui se voyait déjà belle-mère d’un futur duc n’était pas loin de partager l’avis de sa fille, même si quelque chose la retenait d’adhérer totalement aux arguments de Susanna. Elle avait une impression bizarre qu’elle n’arrivait pas à définir, comme une menace qui planerait sur leur futur.

« Que comptes-tu faire ?

- Je dois la persuader que Terry et moi formons un couple très heureux. Elle travaille à St Jacob. Je n’aurais aucun mal à la faire venir ici sous un prétexte quelconque. Tu dois m’aider à donner à cette maison l’apparence d’un nid d’amour.

- Il est bien dommage que tu ne saches pas à quoi cela ressemble ! Les illusions dans lesquelles tu as vécu jusqu’à présent ne suffiraient pas à la tromper. Mais tu as raison sur un point : Cette fille représente un risque qu’il vaut mieux éviter. Arrange-toi pour qu’elle vienne et je t’aiderai à la dégoûter à tout jamais de ton acteur. »

La mine préoccupée, Madame Marlow se dirigea vers la porte tandis que Susanna jubilait d’être arrivée à ses fins. Elle se retourna pourtant avant de sortir pour découvrir la mine réjouie de sa fille.

« C’est la dernière fois que je cède à tes caprices, ma chérie. Tu comprends que dans ta situation, il est impératif de mettre les proches et le banquier de Granchester au courant de ton état afin qu’il ne puisse se défiler.

- Oui Maman, reconnut la jeune femme en baissant les yeux.

- Parce qu’il est bien évident que tu es enceinte des oeuvres de ton fiancé. Il ne saurait en être autrement. Tu m’as comprise ?

- Bien sûr Maman. »

Fin du chapitre 12

 

© Dinosaura mars 2009