Une amitié improbable
par Dinosaura

CHAPITRE 7

Janvier 1918 s'étira paresseusement. L'Europe entamait une nouvelle année de cette guerre qu'on pouvait désormais qualifier de mondiale. Les journaux n'étaient pleins que de nouvelles alarmantes sur l'évolution des combats.

Chacun tentait tant bien que mal de célébrer le passage à la nouvelle année, mais le coeur n'y était pas. Certains s'efforçaient de maintenir un semblant de vie sociale et culturelle, surtout dans les grandes villes. La troupe Strafford poursuivit sa tournée mais sans son acteur vedette, retourné à New York pour des raisons mystérieuses.

Candy apprit cette information par un entrefilet dans la rubrique des spectacles après un calme réveillon en compagnie d'Albert et de ses amis où elle fit de son mieux pour paraître enjouée sans réussir tout à fait à donner le change. Annie surtout ne la quittait pas des yeux. Elle tenta de lui parler de la rencontre avec Terry, mais sans succès. Sa soeur se contentait de baisser les yeux en secouant la tête et refusait de répondre à ses questions.

Ce fut plus difficile encore après le retour du jeune homme à New York. Bien que ce soit elle qui le lui ait demandé, le coeur de Candy se serrait en pensant à celui qu'elle aimait. Le souvenir de la nuit qu'ils avaient partagée était imprimé dans sa chair et elle se réveillait parfois la nuit en sursaut, le corps brûlant et le souffle court. Puis les battements de son coeur s'apaisaient et un doux sourire naissait sur son visage. Sa main se refermait sur les deux anneaux qu'elle portait contre sa peau, accrochés à une chaîne et qui ne la quittaient jamais. Sans regrets ni remords, sa mémoire lui restituait la chaleur du corps de Terry et ses mots d'amour avant qu'elle ne glisse à nouveau dans le sommeil.

Elle avait résisté à l'insistance d'Annie qui l'interrogeait sans relâche sur les raisons de son départ précipité du théâtre et sur ce qu'elle avait fait ensuite. Candy détestait mentir mais ce secret n'appartenait qu'à elle. Pourtant son air rêveur et la brusque rougeur qui envahissait parfois ses joues quand elle croyait qu'on ne l'observait pas laissaient la douce Annie songeuse. Patiente, celle-ci attendait que son amie soit prête à lui révéler ce que pour l'instant elle dissimulait de son mieux.

Ni Albert, trop pris par ses affaires, ni Archibald, n'avaient remarqué de changement chez la jeune fille. Tout au plus leur semblait-elle apaisée. Connaissant le désespoir qui avait été le sien après la rupture avec Terry, ils ne pouvaient que s'en réjouir et espéraient que Candy se tournerait vers l'avenir avec résolution.

Mais dans le silence feutré de cet hiver, une autre âme esseulée refusait de s'apaiser. Plus tourmenté ou moins altruiste, un jeune acteur plein de talent essayait de reprendre le cours d'une vie qui le désespérait. Seul face au tumulte de ses émotions, sa nature pessimiste ne tarda pas à prendre le dessus. Privé de la chaleur de la seule personne qui avait su atteindre son coeur ombrageux, il sombra peu à peu dans la morosité avant de se résoudre à mettre fin à son tourment de la manière la plus radicale.

Il posta les trois dernières lettres qu'il avait écrites et respira à pleins poumons l'air chargé d'embruns qui venaient de l'océan. Saisissant son maigre bagage, il se dirigea vers le port pour faire face à son destin.

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New York - 25 Janvier 1918

Ma douce Candy,

Pardonne-moi de t'avoir menti, mais je suis incapable de tenir la promesse que je t'ai faite. Je voulais sincèrement faire preuve d'autant de courage que toi et consacrer ma vie à prendre soin de Susanne. Mais chaque fois que je la regarde, chaque fois qu'elle me sourit, c'est ton visage et ton sourire qui s'imposent à mon esprit. Jamais je ne pourrai lui offrir ce qu'elle attend parce que c'est à toi que j'ai donné tout mon amour, depuis longtemps et à jamais.

Ne plus te voir, ne plus pouvoir te prendre dans mes bras est une torture de tous les instants. Comment ai-je pu être assez stupide pour croire qu'une seule nuit de bonheur avec toi suffirait à combler le vide de mon cœ ur et de mon corps ? Ma souffrance n'en est devenue que plus intolérable.

Ta chaleur et ton amour me sont aussi nécessaires que l'air que je respire. Hier encore mon besoin de toi était si fort que je me suis précipité à la gare, mais je suis resté sur le quai, mon billet à la main, à regarder partir le train qui aurait pu me ramener dans tes bras, parce que je ne suis plus digne d'un tel honneur.

Tu es le soleil qui éclaire la nuit dans laquelle je me débats, mais un être aussi merveilleux que toi se doit de marcher au grand jour tandis qu'en l'état actuel de choses, je ne peux t'offrir que la honte et le déshonneur d'une relation secrète et sans avenir. Si j'étais l'homme digne et noble que tu mérites, je te laisserais partir, mais la seule idée que ton coeur puisse s'attacher à un autre que moi me rend fou.

Je ne peux te donner le bonheur auquel tu as droit, et je n'ai pas la force de laisser un autre te l'offrir. Je ne peux vivre ni avec toi, ni sans toi !

Ma vie n'ayant plus aucun sens, j'ai décidé de remettre mon destin entre les mains de Dieu. A l'heure où tu liras ces lignes, je serai déjà à bord du navire qui m'emmènera au France. Je me suis engagé aujourd'hui en espérant que ma vie devenue inutile puisse au moins servir à mon pays. Je ne cherche pas la mort, juste la paix.

Mon doux amour, prie pour le pauvre fou que je suis, celui qui ne sait que t'aimer.

Terry.

 

New York - 25 Janvier 1918

Ma chère Susanne,

Je me suis engagé en tant que volontaire et suis parti aujourd'hui pour le front français.

Je sais qu'il est lâche de ma part de t'écrire pour t'informer de ma décision, mais je te connais trop bien. Je sais que tu aurais tout fait pour me dissuader de mon projet et peut-être aurais-tu réussi.

Tu as sans doute compris que malgré toute l'affection que j'ai pour toi, je ne pourrai jamais t'offrir l'amour que tu attends. Notre relation serait vouée à l'échec.

J'ai pris toutes les dispositions nécessaires avec mon banquier pour que tu ne manques de rien en mon absence, et pour que tu sois à l'abri du besoin s'il devait m'arriver quelque chose.

Je suis persuadé que tu trouveras en toi la force de remonter la pente sur laquelle tu te laisses lentement glisser. Peut-être est-ce ma présence à tes côtés qui t'empêche de voir plus loin que notre petit univers factice.

Tu dois regarder devant toi. Fais-le pour moi, Susanne, afin que je puisse me présenter devant Dieu en ayant laissé derrière moi autre chose que des larmes et de la peine.

Terrence.

 

Deux femmes pleurèrent en recevant ces lettres. Toutes deux belles, toutes deux blondes, toutes deux malheureuses. Puis toutes deux se reprirent. L'une se précipita à la chapelle et pria de tout son coeur. L'autre téléphona à sa meilleure amie et lui annonça sa visite pour l‘après-midi.

La troisième garda les yeux secs, même si elle sentit un froid glacial s’insinuer dans sa poitrine. Plus âgée et mieux au fait des tourments qui agitaient son fils depuis si longtemps, Eléonore Baker se résolut à solliciter l’aide de la seule personne qu’elle s’était bien juré de ne jamais implorer : Sir Richard, duc de Granchester ! Pair d’Angleterre et membre de la Chambre des Lords, lui seul avait l’influence nécessaire pour entreprendre les recherches sur l’affectation de Terry et peut-être le protéger contre son désir morbide d’autodestruction.

« Ne tiens pas rigueur à Susanna ou à Candy de ma propre faiblesse, disait le jeune homme dans sa lettre. Au contraire, veille sur elles comme je n’ai pas été capable de le faire. »

L’image des deux femmes passa devant les yeux de l’actrice.

Susanna, qui aimait son fils d’un amour exclusif et égoïste, puis Candy, la douce Candy et sa générosité sans faille. C’est elle qui était faite pour Terry. Eléonore l’avait toujours senti au plus profond de son coeur. Le jeune homme leur avait-il écrit à toutes les deux ? Elles devaient être bouleversées, l’une comme l’autre. Mais Mme Baker n’était pas femme à se lamenter sur son sort. Elle préférait agir. Elle se dirigea vers sa table de travail et rédigea la lettre la plus difficile qu’elle ait jamais eu à écrire. Pour l’amour de son fils, elle mit sa fierté de côté en priant pour que Richard Granchester accepte sa supplique.

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Comme tous les jours, Elisa Legrand prenait son petit déjeuner au lit. Pour l’instant elle jouait nerveusement avec un toast qu’elle détruisait plutôt que de le manger. Elle avait passé une mauvaise nuit, l’esprit encore agité par la pénible scène de la veille.

Susanna Marlow lui avait téléphoné dans la matinée; elle semblait dans tous ses états et lui avait annoncé sa visite pour l’après-midi. Elisa avait d’autres projets, mais toujours soucieuse de s’attirer les bonnes grâces de l’actrice, elle avait repoussé ses plans pour recevoir sa chère amie.

La nouvelle qu’elle lui apprit valait bien ce sacrifice : Terrence Granchester s’était engagé ! Melle Legrand fit appel à toutes ses ressources pour faire bonne figure devant une Susanna survoltée. Celle-ci arpentait la pièce sans cesser de parler, oubliant de jouer les infirmes. Elle passait tour à tour de la colère à la crise de larmes, traitait le jeune acteur de tous les noms puis se lamentait sur le sort funeste qui l’attendait.

Au milieu de tous ses propos incohérents, Elisa ne retenait que ce qui pouvait la servir. De toute évidence, les relations du couple n’étaient pas aussi idylliques que l’avait toujours prétendu Susanna et le discourt de la jeune actrice confortait les doutes que la rouquine avait toujours entretenus. Elle avait donc eu raison de se rapprocher d’elle en feignant une amitié qu’elle était bien incapable d’éprouver.

Elisa n’avait jamais renoncé aux vues qu’elle entretenait concernant le bel acteur. Mais pour écarter l’actuelle compagne de Terry, elle avait besoin de la connaître afin d’exploiter ses points faibles. Alors qu’elle commençait enfin à espérer pouvoir arriver à ses fins, voilà que Granchester ruinait ses plans savamment construits en partant faire la guerre en Europe ! Elisa aurait voulu hurler sa rage et sa déconvenue, mais cela aurait détruit ses dernières chances. Après tout, rien ne disait que Terry ne reviendrait pas bientôt. Cette guerre allait bien finir par se terminer et les jalons mis en place jusque là pouvaient encore être utiles. Elle fit des efforts pour se contenir et entra dans le jeu de Susanna qui repartit rassérénée à défaut d’être rassurée.

Maintenant que le choc de la nouvelle était assimilé, la fille Legrand échafaudait déjà d’autres plans. A plusieurs reprises la veille, elle avait entendu Susanna mentionner le nom haï de Candy. Plus elle y réfléchissait, plus Elisa se demandait si sa vieille ennemie n’était pas pour quelque chose dans la décision de Terry. Mais isolée ici à New York elle ne pouvait interroger sa cousine pour en savoir plus. Elle résolut donc de rentrer à Chicago dans les meilleurs délais, dès qu’elle se serait assurée que son absence ne nuirait pas à ses relations avec Susanna. Pour cela, la meilleure solution était encore de mettre celle-ci dans la confidence. Il était temps pour elle de rendre la politesse à Susanna en allant la voir à son tour.

La jeune actrice reçu sa visiteuse dans le grand salon. Tassée dans son fauteuil roulant, les yeux rougis par les larmes, elle offrait le spectacle de la misère la plus totale.

Madame Marlow se tenait près d’elle, les lèvres pincées. Tel l’ange de la vengeance, elle semblait prête à fondre sur quiconque s’en prendrait à sa fille chérie, à commencer par ce Granchester qui ne savait que la faire souffrir. Un regard appuyé de Susanna mit fin à la diatribe de sa mère qui s’apprêtait à révéler tous les griefs qu’elle entretenait depuis des années envers le fiancé volage. Bien qu’abattue, la jeune actrice ne tenait pas à voir des détails gênants sur son ménage de façade étalés en place publique. Il convenait de maintenir les apparences. Qui sait si sa nouvelle amie n’allait pas modifier son attitude en découvrant la vérité ?

Pourtant Elisa était l’image même de la compassion quand elle se pencha vers elle pour demander :

« Ma chère Susanna, comment vous sentez-vous ? Quelle terrible épreuve cela doit être de voir celui qu’on aime partir risquer sa vie !

- C’est très dur, je l’avoue. Votre soutien me va droit au coeur, Elisa. Terry semblait préoccupé ces derniers temps. Il parlait souvent de son pays mais de là à imaginer qu’il... Il m’a écrit une si jolie lettre ! Mentit Susanna. Il explique qu’il ne voulait pas me chagriner et que c’est la raison de son départ précipité.

- Terrence est un homme complexe, reconnut Elisa. Mais son geste est noble et prouve son sens profond du devoir.

- Son premier devoir était de rester près de ma fille pour prendre soin d’elle, intervint Mme Marlow, courroucée.

- Allons, maman ! Cesse de te mettre dans un état pareil ! Nous devons espérer que Terry revienne sain et sauf.

- Susanna a raison, Madame. Voyez comme elle est courageuse. Je suis certaine que l’amour de la femme à laquelle il pense protègera Terrence et le ramènera bientôt près d’elle. »

Les deux jeunes femmes échangèrent un regard. Le double sens de la phrase avait échappé à Mme Marlow, mais pas à sa fille. Elle comprit immédiatement que la visite d’Elisa n’était pas aussi innocente qu’elle voulait le paraître. Soucieuse de rester seule avec sa visiteuse, Susanna se tourna vers sa mère.

« Ne devais-tu pas aller voir ton amie Mme Cooper, maman ? Cela te changerait les idées.

- Je ne veux pas te laisser seule dans un moment pareil, ma chérie !

- Elisa me tiendra compagnie. Et puis il faudra que je m’habitue à vivre seule. L’attente sera longue jusqu’à la fin de cette guerre. Je t’en prie, maman, rends visite à ton amie et laisse-nous seules toutes les deux. »

En reniflant, la mère de Susanna se leva et quitta la pièce. Après son départ, la jeune actrice darda sur sa visiteuse un regard peu amène.

« Et si vous précisiez votre pensée ? Dit-elle. »

Elisa se pencha vers elle avec une mine de conspiratrice et s’exprima d’une voix étouffée comme si elle craignait d’être entendue par des oreilles indiscrètes.

« Et bien... Je sais que Terrence a abandonné sa tournée pour vous retrouver... Sans doute souhaitait-il passer auprès de vous les derniers jours avant son départ. Pourtant je dois avouer qu’au moment de son retour je n’ai pu m’empêcher de penser...

- Vous avez songé à Candy, n’est-ce-pas ? Compléta Susanna d’une voix blanche.

- Après tout, c’est juste après le passage de la troupe à Chicago que votre fiancé est revenu, alors...

- Vous pensez qu’ils se sont vus ?

- Je n’en sais rien. J’étais avec vous pour le réveillon, mais...

- Je ne vous crois pas ! S’exclama la jeune actrice dont les joues se teintèrent de rouge. Terry m’aime ! C’est pour cela qu’il a quitté la tournée : pour être avec moi !

- Vous avez certainement raison, approuva Elisa avec force. Je vous admire pour la confiance que vous lui manifestez ainsi. Moi, ce doute me rongerait... »

Susanna ne répondit pas. Elle observait son interlocutrice avec attention. Jamais elle n’avouerait combien l’idée que Terry et Candy se soient rencontrés la tourmentait. Il avait semblé tellement différent à son retour...

Les motivations de la fille Legrand avaient toujours parues suspectes à Susanna. Elle n’avait pas été sans remarquer l’insistance avec laquelle Elisa la questionnait sur les faits et gestes de Terry. Puis très vite sa nouvelle amie retrouvait son sourire habituel et l’assurait de son soutient indéfectible; et comme elle était une source d’information inépuisable sur sa maudite cousine, la jeune femme tenait à conserver leurs relations en bons termes. Susanna entrevit soudain la possiblilité de faire d’une pierre deux coups : Savoir ce que son bien-aimé fiancé avait fait à Chicago et prouver à Elisa que Terry était à elle et à personne d’autre.

Elle dédia à sa visiteuse son sourire le plus charmant et lui servit une autre tasse de thé.

« Ma chère Elisa, votre sollicitude me touche beaucoup, mais il ne faut pas vous inquiéter. Je vous assure que les derniers jours que j’ai passés avec Terry étaient magnifiques. Jamais il ne se serait comporté d’une manière aussi romantique s’il avait pensé à une autre femme. »

Piquée au vif, l’autre décida de distiller un peu plus de venin :

« A moins qu’il n’ait eu des remords ! Les hommes sont ainsi, Susanna, on ne peut pas leur faire confiance ! Ils ne se montrent jamais aussi amoureux que quand ils ont quelque chose à se reprocher, ma mère me l’a toujours dit. Vous êtes une femme admirable, ma chérie, vous avez le droit de savoir. Que diriez-vous si j’essayais de me renseigner ? Je pourrais retourner quelques temps à Chicago ? »

Susanna eut beaucoup de mal à contenir sa joie. Elle avait amené sa chère amie exactement où elle le voulait, du moins le croyait-elle.

« C’est bien inutile à mon avis, mais si vous y tenez... »

Elisa aussi jubilait, persuadée d’avoir manipulé l’infirme. Elle avait réussi à lui faire croire qu’elle ne souhaitait que lui rendre service, alors que la curiosité la dévorait.

Oh oui ! Elle apprendrait la vérité sur ce qui s’était passé à Chicago, et même si elle se trompait, le spectacle de Candy effondrée en apprenant le départ de son grand amour pour le front vaudrait à lui seul le déplacement !

Fin du chapitre 7

CHAPITRE 8

Obtenir les informations qu'elle souhaitait se révéla pour Elisa plus difficile qu'elle ne l'avait pensé. Dans la famille Legrand, le sujet de Candy était tabou. L' humiliation infligée à Daniel lors de la cérémonie de fiançailles avortée n'avait pas été digérée par Sarah Legrand qui, si elle n'avait jamais beaucoup apprécié la jeune fille, en était maintenant arrivée à la détester franchement.

Elisa se rendit donc à la maison André afin de présenter ses voeux pour la nouvelle année à la Grand Tante Elroy, mais n'obtint pas plus de résultat. La vieille dame elle aussi évitait d'aborder le sujet de la fille adoptive d'Albert qui, selon elle, n'avait réussi qu'à semer le désordre dans la famille.

Elle s'apprêtait à écourter sa visite de politesse quand la chance lui sourit enfin. Le majordome annonça l'arrivée de Mme Brighton et de sa fille, venues elles aussi présenter leurs voeux à l'aïeule. Pendant que les aînées échangeaient les banalités d'usage, Elisa prit Annie en aparté.

« Cette chère Annie ! S’exclama-t-elle. Il paraît qu’Archibald et toi n’avez toujours pas fixé de date pour votre mariage. Il ne semble pas très pressé, ce cher cousin ! »

Piquée au vif bien qu’elle s’attendit à une attaque de ce genre, Annie leva ostensiblement sa main gauche pour prendre un petit four. Le diamant qui y étincelait ne put échapper à l’oeil exercé de sa compagne. Puis elle fixa avec insistance l’annulaire nu d’Elisa.

« Moi au moins je suis fiancée, décréta Annie avec satisfaction. Et toi ? Nous imaginions tous que c’était la pêche au mari qui t’avait entraînée à New York.

- Il y a de nombreux poissons dans l’océan, ma chère ! Répondit Elisa les lèvres pincées. De plus, je ne pêche qu’au gros.

- J’espère pour toi que plus ils sont gros, plus ils sont bêtes ! Sinon, tu finiras vieille fille, et ce ne serait que justice. »

Elisa fit un immense effort pour se retenir en présence de Mme Brighton et de la Tante Elroy, mais elle bouillait de colère. La petite Annie avait pris beaucoup d’assurance et ne se laissait plus démonter aussi facilement qu’autrefois. Elle se rapprocha de la jeune fille pour susurrer d’une voix mauvaise :

« Ne fais pas tant de manières, tu restes une orpheline ! Et ta chère Candy n’est pas mieux lotie à vivre sa petite vie d’infirmière minable alors qu’elle est une des plus riches héritières du pays. Elle peut continuer à attendre son grand amour encore longtemps : Granchester s’est engagé et est parti à la guerre ! Comme elle porte malheur à tous les garçons qui tombent amoureux d’elle, il a fort peu de chance d’en revenir vivant. »

Le visage d'Annie se décomposa et sa mine défaite paya Elisa des piques qu'elle avait encaissées. Ainsi la petite Brighton n'était pas au courant ? Soit Candy ne lui avait rien dit, soit la jeune infirmière elle-même n'était pas encore informée du départ de Terry ! Les yeux de la fille Legrand pétillèrent. Si seulement c'était vrai ! Quelle immense satisfaction ce serait d'apprendre elle-même la terrible nouvelle à son ennemie de toujours !

L'excitation d'Elisa était à son comble. Elle mit rapidement fin à sa visite et s'éclipsa aussi vite que possible, laissant une Annie livide et deux femmes du monde qui s'interrogeaient sur son attitude inhabituelle. Décidée à ne plus perdre une seconde, Elisa ordonna à son chauffeur de la conduite à l'hôpital où travaillait Candy.

Les événements se seraient-ils enchaînés différemment si la douce Annie avait été plus audacieuse ? Celle-ci n'avait en tête que la douleur qui serait celle de sa soeur en apprenant la terrible nouvelle. Pourtant, au lieu de se précipiter chez elle, la jeune fille préféra attendre le retour de son fiancé pour lui demander conseil sur la meilleure façon de soutenir leur amie dans cette pénible épreuve.

Elisa de son côté, n'était pas femme à s'embarrasser de préambules. Mettant à profit l'expérience qu'elle avait acquise en filant Susanna Marlowe à New York, elle se posta à peu de distance de l'hôpital et guetta la sortie de Candy à la fin de son service. La nuit était tombée quand cette dernière quitta son travail et remonta la rue d'un pas lent. Elle semblait porter le poids du monde sur ses épaules et Elisa ne reconnut pas la jeune fille dont l'entrain et la bonne humeur l'exaspéraient. La voiture se mit à rouler au pas, suivant l'infirmière aussi discrètement que possible. Si Candy n'avait pas été perdue dans ses pensées, elle aurait sans doute remarqué le bruit du moteur, mais elle semblait étrangère à tout ce qui se passait autour d'elle.

Sans hésiter, comme si cela faisait partie de son trajet habituel, elle pénétra dans une église à quelques rues de chez elle. Intriguée, Elisa la suivit à l'intérieur.

L’édifice était glacial et mal éclairé et il fallut plusieurs minutes à l’élégante jeune femme pour repérer la silhouette qu’elle cherchait. Elle se tenait à gauche du transept, un cierge à la main, en méditation devant la statue de la vierge. Les pas d’Elisa résonnèrent sur le dallage quand elle se dirigea dans cette direction, mais l’autre femme n’y prêta aucune attention, perdue dans sa prière muette.

« Tu pries pour tes péchés, Candy, chuchota Elisa d’une voix méchante. »

La jeune fille sursauta et se tourna vers elle. La flamme dansante de la petite mèche projetait sur son visage des ombres tremblantes, mais sa lumière était suffisante pour qu’Elisa puisse distinguer la mine défaite de son souffre-douleur. Ses yeux rougis étaient pleins de larmes et de grands cernes violets mangeaient ses joues creuses. Elle avait les lèvres pâles et même son indomptable crinière blonde semblait terne et sans vie. Candy était l’incarnation du désespoir.

« Elisa ! Que fais-tu là ?

- Je tenais à voir de près à quoi ressemble une criminelle. Comment se sent-on avec une nouvelle mort sur la conscience ?

- Arrête de dire n’importe quoi ! Nous sommes dans une église. Dieu jugera tes paroles.

- Et toi, sale petite orpheline, comment te jugera-t-il ? Je sais très bien que c’est par ta faute qu’Anthony est mort. Ensuite il y a eu Allistair, que tu n’as pas retenu lorsqu’il voulait s’engager. Maintenant c’est le tour de Terry. Il est parti lui aussi pour le front, mais je suppose que tu le savais déjà, n’est-ce pas ? »

Candy se tourna vers la statue pour poser son cierge dans l’un des réceptacles prévus à cet effet, mais ses gestes étaient loin d’être assurés et traduisaient toute la tension accumulée en elle. Elisa jubilait de la voir dans cet état. Elle avait sa réponse : La fille d’écurie était au courant du départ de Granchester. Et comme les journaux n’avaient pas encore publié la nouvelle, elle ne pouvait l’avoir appris que par Terry lui-même !

« Je suis sûre que tu es pour quelque chose dans sa décision. Que lui as-tu dit quand il est venu à Chicago avec sa troupe ? Tout est de ta faute, comme d’habitude ! Sais-tu seulement dans quel état est sa fiancée ? Elle n’a pas cessé de pleurer depuis son départ, elle ne quitte plus la chambre, refuse de s’alimenter... Sa mère est obligée de veiller sur elle en permanence tant elle craint pour sa santé mentale. Elle redoute même de la voir attenter à ses jours. Voilà ce que tu as fait, Candy. Faudra-t-il ajouter cette malheureuse Susanna à la liste de tes victimes ? C’est cela que tu veux ? »

Le visage inondé de larmes, la jeune fille secoua la tête.

« Tais-toi, Elisa, je t’en prie ! Laisse-moi tranquille !

- Je trouverai ce que tu as fait pour convaincre Terry de s’engager, je te le jure. Et s’il lui arrive quoi que ce soit, je saurai te le faire payer, tu peux compter sur moi. Jamais je ne te laisserai tranquille, Candy, jamais ! »

Les paroles venimeuses d’Elisa flottaient encore dans l’air alors qu’elle avait déjà tourné les talons et abandonnait la malheureuse Candy à son désespoir. Elle ne vit pas la frêle silhouette tomber à genoux et prendre son visage entre ses mains, le corps secoués de sanglots incontrôlables.

L’existence de Candy n’avait pas été facile depuis qu’elle avait été abandonnée bébé devant les portes de la maison de Pony, l’orphelinat où elle avait grandi. La vie ne lui avait épargné ni les larmes ni les drames, mais son appétit de vivre et son caractère enjoué l’avaient toujours aidée à remonter la pente. Même après le décès d’Anthony et celui d’Allistair, même après sa rupture avec Terry... Mais rien de tout cela ne pouvait se comparer au désespoir qui était le sien depuis qu’elle avait reçu la lettre du jeune acteur. Tous les reproches qu’Elisa lui avait jetés en pleine figure, Candy se les était déjà fait au cours des longues nuits sans sommeil qu’elle passait à pleurer.

Tout ce qu’elle voulait c’était un peu d’amour. Elle ne demandait rien d’autre qu’un souvenir à chérir au plus profond de son coeur, quelque chose qui n’appartiendrait qu’à elle. Pourquoi avait-elle commis cette folie ? Jamais elle n’aurait dû écouter son coeur, jamais elle n’aurait dû revoir son tendre amour. Si elle s’en était tenue à ses résolutions, rien de tout cela ne serait arrivé. Elisa avait raison. C’était de sa faute si Terry était parti chercher la mort sur le front. Ou alors, il aurait fallu mentir, laisser Terry retourner chez lui, auprès de Susanna en lui laissant croire qu’elle avait surmonté sa peine, que leur histoire n’était plus que du passé. Mais il avait fallu qu’elle veuille plus, qu’elle passe la nuit avec lui...

Cette fois, Candy avait vraiment touché le fond du gouffre et ne se sentait plus la force de remonter vers la lumière. Elle sombrait dans la dépression sans espoir de retour. Par un curieux coup du sort, ce furent les horribles accusations d’Elisa qui lui permirent de se reprendre. Même si elle avait fait le malheur de Terry bien malgré elle, cela ne signifiait pas qu’elle devait entraîner d’autres personnes dans sa chute. Après une nouvelle nuit d’insomnie, Candy avait pris sa décision et savait ce qu’il lui restait à faire.

C’est d’un pas assuré qu’elle se dirigea vers l’hôpital le lendemain matin et qu’elle frappa à la porte de son chef de service. Celui-ci fut surpris de sa résolution, mais accéda à sa demande. Quelques coups de téléphone plus tard tout était réglé. Il ne restait plus à Candy qu’à prendre les dernières dispositions avant son départ.

Annie s’attendait au pire quand elle se présenta chez sa soeur de coeur à la fin de la journée. Elle tomba des nues en la trouvant en train d’astiquer son petit appartement du sol au plafond. Pourtant elle se méprit sur les raisons de cette activité fébrile. Un simple regard sur la jeune femme avait suffi pour qu’elle comprenne que Candy était parfaitement au courant du départ de Terry pour la guerre. Elle avait étonnamment maigri en moins de deux semaines et de grands cernes mangeaient ses joues pâles et creuses. Comme d’habitude, sa soeur se noyait dans le travail pour oublier sa peine, voilà ce que déduisit Annie.

Quand à Candy, elle comprit en voyant la mine défaite de la jolie brune et son regard compatissant que le secret qu’elle dissimulait depuis deux semaines n’en était plus un. Trop fatiguée pour essayer de feindre, elle se laissa tomber sur un siège en abandonnant son ménage.

« Oh Candy, pourquoi n’as-tu rien dit ?

- A quoi cela aurait-il servi ? Il est parti et nous n’y pouvons plus rien.

- Comment l’as-tu su ?

- Il m’a écrit, avoua Candy. Après son départ.

- J’imagine comme tu es bouleversée ! S’exclama Annie. Quand cesseras-tu de vouloir tout supporter seule ? Je suis ton amie, ta soeur, j’aurais voulu être près de toi pour te soutenir, te consoler...

- A quoi bon te bouleverser aussi, Annie. Rien de ce que tu aurais fait ne pourrait adoucir ma peine. Je n’aurais jamais dû le revoir, c’était une erreur. Maintenant tout cela est encore plus difficile, pour moi et pour Terry aussi. »

Candy lança son torchon sale dans l’évier et le rata de peu. Elle se leva pour le ramasser, heureuse d’échapper au regard inquisiteur de sa visiteuse. Annie ne savait pas ce qui s’était passé après qu’elle ait quitté le théâtre, et personne ne devait jamais le savoir. Cette nuit était un secret entre elle et Terry. Mais sa soeur était trop fine pour ne pas deviner à la longue ce qu’on essayait de lui cacher. Il devenait urgent de détourner la conversation.

« Je te proposerais bien une tasse de thé, mais avec tout ce désordre...

- Je te connais, Candy. Tu essaies de te noyer dans le travail pour ne plus penser à lui.

- Ne sois pas sotte ! Je veux juste que cet appartement soit impeccable quand je rendrai les clefs. »

Annie poussa une exclamation affolée et porta sa main gantée à ses lèvres. La terreur se peignait sur son visage.

« Ne fais pas cela ! S’écria-t-elle.

- Que t’arrive-t-il, demanda Candy, surprise par cette réaction disproportionnée.

- Tu veux y aller aussi ! Tu veux te porter volontaire pour suivre Terry en France et essayer de le retrouver ! »

Les jambes d’Annie ne la portaient plus et elle devait se tenir à la table pour ne pas tomber. Candy se précipita vers elle pour la soutenir et la guida jusqu’au canapé où elle s’effondra en sanglots.

« Tout est de ma faute, poursuivit-elle. J’ai encore tout fait de travers ! Tu ne voulais pas aller à cette représentation, c’est moi qui ai insisté. Et puis Terry était si heureux à l’idée de te revoir... Il t’aime tellement... »

Tout le corps de Candy se contracta et elle se redressa en observant son amie comme si elle ne l’avait jamais vue.

« Tu as vu Terry ? Demanda-t-elle d’une voix blanche. Quand ?

- Pendant l’entr’acte, avoua Annie. Je savais que tu voulais t’éclipser sans lui parler, alors j’ai prétendu vouloir me rendre aux lavabos, mais je suis allée dans sa loge. Je lui ai dit de faire tout son possible pour nous rejoindre et j’ai traîné en quittant la salle. J’ai fait semblant de perdre mon sac et ....

- Tu avais tout manigancé depuis le début, n’est-ce pas ? »

La mine contrite d’Annie parlait pour elle. Bien sûr, elle ne pouvait pas savoir ce que son intervention innocente allait déclancher, mais Candy ne pouvait lui en vouloir. Le souvenir de cette nuit était encore vibrant en elle et enveloppait son coeur d’une douce chaleur. C’est sur un ton adouci qu’elle répondit :

« Ne te fais aucun reproche, Annie. J’ai passé la meilleure soirée de toute ma vie.

- Je ne veux pas que tu ailles à la guerre ! S’il devait t’arriver quelque chose, je ne me le pardonnerais jamais !

- Je ne vais pas si loin, rassure-toi. J’ai juste demandé à être mutée à New York, et je pars la semaine prochaine.

- New York ! Mais pourquoi ? »

Candy poussa un profond soupir et s’installa aux côtés d’Annie sur le canapé, les mains entre les genoux pour les empêcher de trembler.

« Je t’ai expliqué pourquoi Terry et moi nous sommes séparés, tu t’en souviens ?

- A cause de cette actrice qui lui avait sauvé la vie. Mais vous avez eu tord tous les deux. Vous...

- Là n’est pas la question, trancha Candy. Ce qui est fait est fait. Maintenant encore, Terry a pris une terrible décision contre laquelle nous ne pouvons rien. Mais en faisant cela, il a laissé derrière lui quelqu’un qui ne mérite pas de souffrir : Susanna se retrouve seule. Puisque Terry n’est plus là, c’est à moi de veiller sur elle jusqu’à ce qu’il revienne. Parce qu’il reviendra, Annie. Je refuse de penser le contraire. En attendant, je dois assumer mes responsabilités et prendre soin d’elle à sa place.

- Oh Candy ! S’exclama Annie. Pourquoi veux-tu te faire souffrir ainsi ! Tu n’es pas responsable dans cette affaire ! »

La jolie infirmière ne répondit pas. Pour rien au monde elle n’aurait avoué à sa soeur à quel point elle se sentait coupable. Les mots de la lettre de Terry dansaient devant ses yeux comme des papillons agités. Tout était de sa faute ! Si elle avait respecté la promesse qu’elle s’était faite, jamais Terry n’aurait pris semblable décision. Elle devait endosser les conséquences de ses actes. Puisque le jeune homme était parti à cause d’elle, c’était son tour de jouer auprès de Susanna le rôle qu’il n’avait pas réussi à tenir.

Fin du chapitre 8

CHAPITRE 9

On aurait pu croire que la décision de son fils avait réveillé la conscience politique et le patriotisme d'Eléonore Baker. Après son départ, elle accepta de s'impliquer dans l'effort de guerre et donna son accord pour prêter sa renommée et son temps à certaines activités caritatives visant à recueillir des fonds et à soutenir le moral des troupes sur le front. Sa seule exigence fut de ne pas être obligée de s'éloigner trop longtemps de son adresse New Yorkaise où elle guettait avec fébrilité la moindre nouvelle en provenance d'Angleterre et un signe de vie de Richard Granchester prouvant qu'il avait réussi sa difficile mission.

La seule exception à ce principe fut la représentation à laquelle elle accepta de participer à Chicago. Personne ne savait que le but de la grande actrice n'était cette fois pas totalement altruiste. Elle voulait revoir Candy.

Les jours sans nouvelles s'ajoutaient aux nuits sans sommeil, et plus le temps passait, plus Eléonore Baker se persuadait qu'il s'était passé quelque chose à Chicago lors du passage de Terry. Et la seule personne à pouvoir lui fournir des éclaircissements sur les motivations de son fils se trouvait à Chicago. Elle ne doutait pas que la jeune fille soit aussi anxieuse qu'elle et Candy était aussi la seule avec laquelle elle pouvait parler librement de son fils.

Pas tout à fait la seule en réalité, et l'autre se trouvait à New York, mais la comédienne n'avait aucune envie de discuter avec la fiancée officielle de Terry. Malgré la prière qu'il lui avait adressée dans sa dernière lettre; Eléonore ne pouvait se résoudre à épancher son coeur auprès de Susanna. La douce Candy au contraire avait su la toucher dès leur première rencontre.

Grande avait été sa surprise en apprenant que la charmante jeune fille si simple et si gentille était membre d'une des familles les plus riches et les plus connues d'Amérique. Au moins n'aurait-elle aucun mal à la retrouver. Les André avaient bien sûr été conviés à la réception, et Mme Baker se prépara avec soin pour son entrée. Elle avait veillé personnellement à ce que la famille André reçoive une invitation et avait hâte de découvrir ce que la toute jeune fille dont elle se souvenait avait pu devenir.

La bonne société de Chicago, quoique un peu plus guindée, n'avait rien à envier à celle de New York et la réception ressemblait à toutes celles auxquelles Eléonore avait pu assister au cours de sa longue carrière. Elle cherchait des yeux dans l'assistance une chevelure blonde indisciplinée sans réussir à la trouver. Avec professionnalisme, elle répondait aux compliments qu'on lui adressait et qu'elle avait déjà entendu mille fois.

Un rayon de soleil vint pourtant éclairer cette morne soirée en la personne d'un jeune homme élégant flanqué d'une ravissante petite brune qu'il présenta comme sa fiancée. Il pouvait avoir le même âge que Terry et malgré sa mise impeccable et ses manières irréprochables, balbutiait comme un collégien lorsqu'il s'adressait à la grande actrice. Une telle adoration perçait dans ses paroles que Mme Baker en fut flattée et émue.

« Mon frère et moi étions vos plus grands admirateurs, Mme Baker !

- Etions ? Demanda Eléonore avec une moue amusée.

- Enfin nous le sommes toujours... Je le suis toujours veux-je dire. Mon frère s’est engagé comme pilote tout au début de la guerre. Il a été abattu en France, balbutia le jeune homme confus. »

Dans un geste plein de grâce, Eléonore prit la main de l’homme dans les siennes et celui-ci rougit comme un adolescent.

« Je comprend mieux votre engagement auprès de notre noble cause, Monsieur... Rappelez moi votre nom ?

- Cornwell, Madame. Archibald Cornwell. Et voici ma fiancée, Annie Brighton.

- Ce fut un plaisir de faire votre connaissance, M. Cornwell. Et vous aussi Mademoiselle. Vous voudrez bien m’excuser, mais j’ai encore de nombreuses personnes à rencontrer, et à solliciter, je l’avoue. J’espère que nous aurons l’occasion de parler plus longuement un peu plus tard. »

L’actrice tenta de récupérer sa main que le malheureux jeune homme n’avait pas lâchée. Il semblait désemparé à l’idée de voir s’éloigner sa grande idole. D’un signe de tête il désigna un grand homme blond qui s’approchait.

« Accordez-moi juste encore un instant, Mme Baker. Je voudrais vous présenter mon oncle. Il est très engagé dans l’effort de guerre et souhaite contribuer à votre cause. »

Eléonore se tourna vers le nouveau venu et fut surprise d’être obligée de lever les yeux pour croiser son regard d’acier. L’homme était étonnamment grand et bien bâti et semblait surtout bien jeune pour être l’oncle de son admirateur empressé. Ses cheveux un peu trop long lui donnaient un air bohême qui n’était pas sans charme et toute sa personne, sous la coupe impeccable de sa tenue de soirée, dégageait une impression de force et de confiance en soi. Dans les yeux d’un bleu lumineux qui se posaient sur elle transparaissaient une bonté et une clairvoyance hors du commun.

Avec une élégance qui dénotait une longue habitude, l’inconnu porta à ses lèvres la main gantée qu’elle lui tendait avec grâce.

« Madame Baker, permettez-moi de vous présenter mon oncle, William Albert André. »

Une telle expression de surprise se peignit sur le visage de l’actrice que ses interlocuteurs en restèrent sans voix. Albert sentit trembler la main qu’il tenait toujours dans la sienne et son regard si expressif se teinta d’inquiétude.

« Vous sentez-vous bien, Madame ? Demanda Albert.

- Très bien, je vous remercie, balbutia Eléonore sans quitter des yeux le visage séduisant qui la dominait. Pardonnez mon étonnement, mais vous êtes exactement l’homme que j’attendais !

- Vous m’en voyez flatté, Madame ! Répondit Albert en s’inclinant à nouveau vers la main délicate. »

Rouge comme une gamine prise en faute, Eléonore retira précipitamment sa main et bu une gorgée de champagne pour se donner une contenance, consciente du double sens de ses paroles. Incapable de contenir plus longtemps sa curiosité, elle reprit :

« Seriez-vous de la famille de Candice Neige André ?

- C’est ma fille !

- C’est ma soeur !

- C’est ma cousine ! »

Les trois réponses fusèrent en même temps et le monde se mit à tourner autour de la comédienne. Voyant son désarroi, Albert s’empara du verre qu’elle tenait d’une main tremblante et le posa sur une desserte voisine. Il offrit le secours de son bras à Eléonore qui l’accepta avec gratitude.

« Vous connaissez Candy ? S’enquit Annie avec curiosité.

- J’espérais la voir ici ce soir, mais... »

De nombreux regards se tournaient vers eux, et Albert fronça les sourcils. L’atmosphère de la salle commençait à devenir étouffante. La jolie femme qui s’appuyait sur son bras devait penser la même chose car elle murmura dans un souffle.

« Pourrais-je vous parler en privé, M. André ? »

Albert acquiesça et entraîna Eléonore vers un salon privé qu’un domestique en livrée lui ouvrit sans discuter. Archibald tenta de les suivre, mais un regard appuyé de son oncle lui fit comprendre qu’il ne souhaitait pas sa présence. Un peu dépité, le jeune homme rejoignit Annie et tous deux se mirent à échafauder mille hypothèses sur les circonstances dans lesquelles leur amie et la célèbre actrice avaient pu faire connaissance.

Isolés de l’agitation extérieure, William André et Eléonore Baker s’observaient en silence, confortablement installés dans les fauteuils du salon privé. Un membre du personnel leur apporta des rafraîchissements et un plateau de canapés avant de s’éclipser discrètement.

Soucieux de dissiper la tension devenue palpable, Albert se décida à entamer la conversation.

« Vous me voyez surpris, Mme Baker. J’entretiens avec ma fille des rapports bien plus étroits que la plupart des pères, mais j’avoue que jamais elle ne m’a parlé de vous. La connaissez-vous depuis longtemps ?

- C’est le sort de tous les parents, M. André. Nous croyons connaître nos enfants et pourtant... »

Le regard acéré de l’homme se posa sur son interlocutrice qui ne cilla pas. L’inquiétude le gagnait sans qu’il puisse s’en empêcher. Il aimait profondément Candy et tenait à la protéger, mais comment faire s’il ne savait rien de ce qui la tourmentait ?

De son côté, Eléonore était tiraillée entre des sentiments contradictoires. Malgré elle, l’homme assis en face d’elle lui inspirait une confiance inattendue. Elle éprouvait le besoin irraisonné de se confier à lui alors qu’elle venait de le rencontrer. Elle se souvint d’avoir ressentit la même chose la première fois où elle avait vu Candy. Elle avait suivi son instinct ce jour-là, et n’avait eu qu’à s’en louer. En serait-il de même aujourd’hui ?

Mais au-delà du désir de préserver son secret, Eléonore était avant tout une mère dont le fils était en danger de mort, et elle était prête à faire feu de tout bois pour le protéger. Faisant taire ses dernières hésitations, elle décida de tout avouer.

« Je suis liée à Candy depuis l’été qu’elle passa en Ecosse avec son collège. Il s’agit d’un lien bien plus fort que vous ne le supposez, M. André.

- Vous m’intriguez, Madame, et vous m’inquiétez aussi, répondit Albert. Puis-je vous demander d’être un peu plus claire ? »

Eléonore Baker respira profondément et abandonna tout artifice. William André lui inspirait confiance et elle avait besoin de sa puissance et de son pouvoir pour sauver Terry.

« Je suppose que vous êtes au courant des liens qui unissaient Candy au jeune Terrence Granchester ?

- Ce fut un épisode très douloureux de sa vie, mais je ne vois pas...

- Vous êtes sans doute au courant que Terrence s’est engagé dans l’armée pour servir son pays ?

- J’ai appris cela par les journaux, en effet.

- Je vais vous confier un secret que peu de personnes connaissent, M. André. Votre fille Candy en est une des rares dépositaires. Terrence Granchester est mon fils ! »

Albert n’aurait pas eu l’air plus surpris si le ciel lui était tombé sur la tête. Mais au-delà de la révélation, son désir de protéger Candy prit le dessus sur la stupéfaction. Par Archibald et Annie, il était au courant des insinuations d’Elisa selon lesquelles Candy était responsable de l’engagement du jeune homme. Cette femme ravissante qui lui faisait face devenait aussitôt une ennemie si elle soutenait de telles affirmations. Plus que tout il souhaitait préserver Candy et refusait de laisser quiconque lui infliger encore d’autres souffrances. Son visage se fit dur et le changement de son attitude n’échappa pas à son interlocutrice.

« Je ne vous suivrai pas sur ce terrain, Madame. Ma fille a bien assez souffert à cause de votre fils. Je ne sais pas ce que vous lui reprochez, mais je ne vous laisserai pas ajouter à sa détresse !

- Ne vous méprenez pas sur mon compte, M. André, plaida l’actrice. J’ai beaucoup d’affection pour Candy. Sans elle, jamais je n’aurais pu renouer les liens qui m’unissent à mon fils aujourd’hui ! Je sais qu’elle aime Terry, et je sais qu’il l’aime aussi, d’un amour sans limite. Je veux retrouver mon fils, et je veux qu’il revienne sain et sauf de cette terrible guerre. Pour cela j’ai besoin de l’aide de Candy, et j’ai besoin de la vôtre. »

Albert sembla plonger dans une profonde réflexion qu’Eléonore respecta aussi longtemps que possible. Dans son esprit habitué aux raisonnements rapides, le jeune homme d’affaire examinait tous les tenants et les aboutissants de ce qu’il venait d’apprendre. La présence de l’actrice à Chicago n’avait rien d’anodin, de même que le départ précipité de Candy. S’il avait respecté le sens du devoir de la jeune fille, il refusait de la voir gâcher sa vie pour une faute qui n’existait pas. L’insistance de Susanna lui avait toujours parue déplacée. Son égoïsme avait ruiné la vie de deux personnes autrefois, et voilà que l’histoire se répétait. Depuis que Candy lui avait fait part de sa décision, il cherchait un moyen de mettre fin à cette spirale qui entraînait irrémédiablement ses deux protégés vers le néant. La femme qui se trouvait en face de lui pouvait être à la fois la planche de salut qu’il attendait et la goutte d’eau qui ferait déborder le vase du destin. Si elle était sincère, il se devait de l’aider, pour le bien de sa fille et pour celui de Terry, car il savait trop bien que la disparition de Terry mettrait fin à tout jamais à ses espoirs de voir Candy retrouver sa joie de vivre.

Dans le cas contraire, il lui incombait de protéger la jeune fille à tout prix. Il observa le visage plein d’espoir qui lui faisait face. Il y reconnaissait les signes de l’anxiété qu’il éprouvait lui-même. Son instinct lui disait de la croire, et Albert était homme à faire confiance à ses intuitions. A eux deux, peut-être pourraient-ils inverser le cours des événements qui avaient conduit au drame qu’ils vivaient et dont ils souffraient à travers Candy et Terry. Il décida de tenter le tout pour le tout.

« Qu’espérez-vous obtenir de moi, Mme Baker ? Demanda-t-il enfin. »

La respiration d’Eléonore retrouva un rythme normal. Pendant tout le temps de la réflexion de son vis-à-vis, elle était passé par tous les tourments de l’enfer en redoutant qu’il ne repousse sa requête. Sa réponse ouvrit une porte dans laquelle elle s’engouffra.

« Je crains le pire pour Terry, et par voie de conséquence pour Candy. Le duc de Granchester, que j’ai contacté, fait son possible pour localiser notre fils et veiller sur lui sans qu’il le sache. Terry veut mourir, M. André, et Candy est la seule qui puisse le faire revenir sur sa décision. Voilà pourquoi je dois absolument lui parler. Ils se sont rencontrés lors du passage de Terry à Chicago, j’en suis certaine. Si Candy sait ce qui a poussé mon fils à rechercher la mort, elle saura aussi comment le faire changer d’avis. Je dois la convaincre de m’aider dans cette tâche.

- Mes amis m’appellent Albert, répondit l’homme en lui tendant la main. Et Terry est l’un d’eux. J’ose espérer que vous me ferez l’honneur de vous joindre à eux.

- Je n’ai que peu d’amis, Albert. Mais vous compter parmi eux me comblerait de joie. »

Ils se serrèrent la main en souriant. Dans la grande salle voisine, la réception se poursuivit sans eux. Ils avaient des problèmes personnels à régler qui les occupèrent tard dans la nuit. Ce soir-là, la chaîne de sauvetage qu’Eléonore Baker tentait désespérément de monter compta un nouveau maillon, et non des moindres.

Fin du chapitre 9

 

© Dinosaura mars 2009