Une amitié improbable
par Dinosaura

CHAPITRE 1

Madame Lavalette ne s'était jamais appelée Lavalette, ni de son nom d'épouse, ni de son nom de jeune fille. Mais elle trouvait qu'une consonance française donnerait du prestige à son magasin et avait choisi ce pseudonyme en espérant attirer les élégantes de New York.

Comme elle n'en était pas à un mensonge près, elle prétendait avoir été l'élève du grand Poiret et avoir appris son métier à Paris sous l'égide du maître. Comme nul n'était en mesure de vérifier, elle ne risquait pas grand chose.

Grâce à ces petites astuces et à un talent certain, Mme Lavalette pouvait désormais se targuer de posséder un des salons de couture les plus couru par la bonne société de New York. A ce fonds de clientèle bien installé, s'ajoutaient quelques excentriques à la recherche du look original qui attirerait le regard des hommes, ainsi qu'un bon nombre de comédiennes et de demi-mondaines que la dame prenait soin de ne pas recevoir aux mêmes heures que ses autres clientes.

La seule exception à la règle était la jeune actrice qui patientait dans le boudoir vêtue d'un peignoir rose pendant qu'on apportait les dernières retouches à sa nouvelle robe. La couturière s'était prise d'affection pour la jeune femme si belle qui mettait si bien en valeur les créations qu'elle lui proposait. Aujourd'hui brisée après son terrible accident, elle avait conservé sa beauté fragile et cette grâce aérienne qui faisaient son charme, et Mme Lavalette mettait un point d'honneur à toujours lui présenter ses plus jolis modèles, même si pour cela elle devait repousser son rendez-vous avec une nouvelle cliente.

Elle mettait la dernière main à la magnifique robe de mousseline lorsque la clochette suspendue au dessus de la porte d'entrée annonça de sa voix cristalline l'arrivée de ladite cliente. Heureusement elle disposait d'un autre salon d'essayage où installer la dame. Elle abandonna son ouvrage pour accueillir la femme et comprit au premier regard que satisfaire celle-ci ne serait pas de tout repos, mais elle en avait vu d'autres !

La jeune femme aurait pu être jolie, malgré son nez pointu. Mais ses lèvres pincées et son regard dur ruinaient l'harmonie de ses traits délicats. Au moins était-elle bien faite, ce qui était le plus important pour Mme Lavalette et le renom de sa maison. La couturière s’empressa d’installer sa visiteuse dans un salon d’essayage.

« Je vous en prie, Mademoiselle. Prenez place. Je vais vous faire apporter du thé et des petits fours, et vous laisser quelques cartons de modèles afin que vous puissiez faire un premier choix, le temps que je finisse de m’occuper d’une autre cliente.

- Je n’ai pas l’habitude d’attendre, répondit l’autre d’un air hautain.

- Je n’en ai que pour instant, je vous assure, promit Mme Lavalette en s’éclipsant derrière un rideau. »

La jeune femme se laissa tomber sur un fauteuil la mine boudeuse. Elle commença à feuilleter les planches de croquis qu’on lui avait laissées. Les robes de cette échoppe étaient vraiment magnifiques, et elle voulait quelque chose d’époustouflant ! Si cette femme était capable de lui fournir la toilette qu’elle attendait, elle lui pardonnerait peut-être de l’avoir fait attendre.

Elle jeta un coup d’oeil autour d’elle. Le salon d’essayage dégageait une atmosphère feutrée et de bon ton. On aurait pu se croire dans le boudoir d’une dame de qualité : Un sofa confortable, une table basse sur laquelle la servante avait posé le plateau, et un grand miroir en pied meublaient la pièce. Elle ne compta que trois murs. Le quatrième était remplacé par un épais rideau et elle comprit que la pièce avait été séparée en deux pour assurer plus d’intimité aux clientes de Mme Lavalette.

Aux bruits de voix qui provenaient de l’autre côté de cette séparation, la nouvelle cliente déduisit que la couturière s’y trouvait avec celle qui était responsable de sa désagréable attente. A l’endroit où la commerçante s’était faufilée vers le salon voisin, les pans du rideau étaient mal joints et la femme s’approcha pour distinguer qui pouvait bien retenir la couturière. L’épais tapis qui ornait le sol étouffait le bruit de ses pas.

La petite bonne qui lui avait apporté le thé aidait une jeune femme debout devant le miroir à boutonner la plus jolie robe qu’elle ait jamais vue. Le visage reflété dans la glace ne lui était pas inconnu, mais elle n’arrivait pas à associer un nom à cette beauté fragile et éthérée. Un grand sourire sur les lèvres, l’inconnue tournoya devant le miroir.

« Vous avez encore accompli des miracles, Mme Lavalette ! S’extasia la jeune femme.

- Vous êtes trop gentille, Mademoiselle. Vous êtes ravissante. Votre fiancé sera très fier de vous. »

Un doux sourire étira les lèvres de la jeune cliente.

« Il était tellement préoccupé ces derniers temps, confia-t-elle. Mais après sa première, tout ira mieux.

- Oserais-je espérer pouvoir bientôt vous confectionner une robe de mariée ?

- Je ne confierai ce soin à personne d’autre, Mme Lavalette. Vous avez des doigts de fée ! Quand pourrez-vous terminer celle-ci ?

- Je pourrai vous la faire livrer dans la journée de demain ?

- Non surtout pas. Terry pourrait être là ! Je passerai la prendre après-demain vers 16 heures ! »

Le carillon de la porte d’entrée retentit à cet instant faisant sursauter la jeune femme qui s’exclama :

« Mon Dieu, c’est déjà lui qui vient me chercher ! Vite, cachez cette robe et aidez-moi à remettre la mienne, il faut qu’il ait la surprise ! »

Ne se sachant pas observée, elle se débarrassa avec agilité de sa robe et enfila prestement celle que la servante lui présentait qui fut boutonnée en un tour de main. La femme jeta un coup d’oeil à son image dans le miroir pour vérifier sa tenue puis s’assit avec grâce dans le fauteuil roulant qu’approchait Mme Lavalette.

Un sourire rusé étira les lèvres de l’espionne improvisée qui n’avait rien perdu de la scène derrière le rideau. Elle avait compris qui se trouvait là dès qu’elle avait vu la prothèse pendant que la jeune femme était en sous-vêtements. Cela ajouté au nom qu’elle avait prononcé...

Susanna Marlow, la fiancée officielle de Terrence Granchester, semblait très bien se débrouiller sans son fauteuil roulant ! Voilà une information intéressante à exploiter !

Au risque d’être découverte, la nouvelle cliente entrouvrit la porte donnant sur la boutique, mais ne put rien distinguer de l’homme qui poussait le fauteuil pour sortir du magasin. Mme Lavalette se dirigeait déjà vers le salon d’essayage et la femme se précipita sur le sofa en répandant quelques croquis autour d’elle. Son esprit travaillait à toute vitesse, échafaudant mille plans qu’elle rejetait aussitôt. Elle avait hâte de rentrer chez elle afin de réfléchir calmement à la meilleure façon d’utiliser à son profit ce qu’elle venait de découvrir.

Quand la couturière entra, elle crut se trouver face à une autre personne que celle qu’elle avait accueillie quelques minutes plus tôt. Un grand sourire éclairait le visage de la jeune femme soudain très volubile.

« Mme Lavalette ! Ces modèles sont un enchantement. Je suis certaine que nous allons nous voir très souvent.

- Vous m’en voyez ravie, Mademoiselle, mais...

- Non, ne dites rien ! Laissez-moi vous expliquer : Je cherche une robe pour une occasion très spéciale, et il n’y a que vous qui puissiez m’aider.

- De quel événement s’agit-il ? Des fiançailles peut-être, ou...

- Non pas tout de suite, mais si votre robe tient ses promesses, pourquoi pas. En réalité je dois assister à une première au théâtre. Un de mes amis joue dans la pièce.

- Dans ce cas, vous ne pouviez pas mieux tomber ! Il s’agit de Hamlet, n’est-ce pas ? Ce sera l’événement de la saison, et j’ai eu la chance d’habiller plusieurs de mes clientes pour cette occasion. Je pourrai donc vous conseiller pour que votre robe soit absolument unique.

- C’est exactement ce que j’attends. Croyez-moi, chère Mme Lavalette, vous ne regretterez pas d’avoir Elisa Legrand comme cliente ! »

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Le surlendemain à seize heures Elisa attendait impatiemment l’arrivée de Susanna. Elle avait ordonné au chauffeur de se garer un peu plus haut dans la rue et était bien dissimulée à l’arrière de la voiture. Prudente, elle avait pris soin d’arriver bien à l’avance et patientait en peaufinant les détails de son plan.

Quand enfin la jeune actrice se présenta à la boutique, Elisa se retint encore quelques minutes. Habituée des couturières, elle était sûre que Mme Lavalette voudrait procéder à un dernier essayage pour être certaine que tout était parfait. A la vitesse où elle avait vu Susanna se changer la dernière fois, cela ne devrait pas prendre plus de dix minutes, peut-être même moins si elle était pressée.

Incapable d’attendre plus longtemps, Elisa sortit de la voiture et renvoya le chauffeur un peu surpris, qui obéit néanmoins. Il avait l’habitude de ne plus discuter les ordres des enfants Legrand, sa place était à ce prix.

De son côté, Elisa se dirigea rapidement vers l’échoppe de la couturière, et se composa un visage souriant avant d’entrer. Un rapide coup d’oeil lui suffit pour juger la situation. Ainsi qu'elle s’en doutait, Susanna était sur le point de partir. Elle fit mine de s’intéresser à un modèle exposé sur un mannequin, comme si elle répugnait à déranger Mme Lavalette et sa cliente. Puis elle se retourna prestement au moment où elle entendit le fauteuil de la jeune infirme s'approcher et simula une chute spectaculaire au milieu de la boutique.

En un instant ce fut l’affolement général. Les employées se précipitèrent pour l’aider à se relever, Mme Lavalette se lamentait et levait les bras au ciel, tandis que Susanna se confondait en excuses. Elisa repoussa les petites mains qui prétendaient l’aider et s’accrocha au fauteuil roulant de l’actrice pour se mettre debout. Très habilement, elle réussit à repousser la chaise roulante et à chuter une nouvelle fois.

« Ma cheville ! S’exclama-t-elle avec un gémissement convaincant. Elle me fait tellement mal ! »

Elle accepta enfin l’aide de Mme Lavalette et s’assit lourdement sur une chaise apportée à son intention. Inquiète, Susanna s’approcha d’elle.

« Je suis sincèrement désolée, Mademoiselle, mais je suis maladroite avec ce fauteuil. Je ne sais comment m’excuser.

- C’est moi qui devrais m’excuser, renchérit Elisa avec emphase. J’aurais dû faire plus attention. Il est évident que tout est de ma faute, mais je suis si tête en l’air...

- J’espère que ce ne sera pas trop grave. Nous allons examiner votre cheville... »

Elisa retira sa jambe dont s’emparait la couturière et grimaça.

« N’en faites surtout rien ! Si je quitte ma bottine, je crains qu’il me soit impossible de la remettre. Je ferais mieux de rentrer chez moi, mais je n’ai plus de voiture...

- Mon chauffeur est devant la porte, répondit Susanna sans réfléchir. Il a l’habitude de s’occuper de moi. Si vous le permettez, nous allons vous ramener chez vous.

- C’est très gentil de votre part, minauda Elisa, mais je ne voudrais surtout pas vous déranger.

- C’est bien le moins que je puisse faire, renchérit l’autre. Il est hors de question que je vous laisse ici dans cet état. »

Elisa jubilait mais faisait de gros efforts pour ne pas laisser paraître sa joie. Elle avait atteint son but ! Maintenant qu’elle avait lié connaissance avec Susanna, elle pouvait entamer la seconde partie de son plan. Elle accepta donc l’aide si gentiment proposée et profita du trajet en voiture pour ferrer sa prise.

« Je ne voudrais pas paraître indiscrète, attaqua-t-elle, mais ne seriez-vous pas Susanna Marlow ? »

Un peu surprise, la jeune infirme tourna vers sa voisine son visage de porcelaine.

« Vous me connaissez, Il y a pourtant longtemps que j’ai quitté les planches.

- Je ne voulais pas réveiller de pénibles souvenirs, s’excusa Elisa l’air faussement contrit. Je suis au courant du terrible accident dont vous avez été victime. Mais j’avais eu le plaisir de vous admirer dans « Le roi Lear ». Vous étiez remarquable !

- Je vous remercie, repondit Susanna en rougissant, sincèrement émue par le compliment.

- Ce fut un tel drame ! J’ai beaucoup d’admiration pour vous et quand je vous vois dans ce fauteuil, je m’en veux d’autant plus de cet accident stupide ! »

Elisa était passée maître dans l’art de la flatterie depuis longtemps. Elle continua à pousser son avantage jusqu’à l’arrivée devant la résidence des André où elle logeait pendant son séjour. Elle remercia intérieurement le ciel que ni son oncle William, ni aucun membre de la famille se soit à New York pour le moment. Son frère et elle disposaient de la maison pour eux seuls.

Elle vit que son interlocutrice était impressionnée par le luxe de la grande demeure, aussi insista-t-elle pour la faire entrer en prétextant vouloir la remercier en lui offrant au moins une tasse de thé.

Prudente, elle orienta la conversation vers des sujets moins personnels tels que la mode et les créations de Mme Lavalette. Susanna se révéla une interlocutrice agréable, très au fait des dernières tendances ainsi que des potins mondains dont Elisa était friande. Elles passèrent un excellent moment jusqu’à l’arrivée de Daniel Legrand.

Elisa n’était pas réputée pour s’intéresser aux oeuvres charitables, aussi fut il surpris de trouver sa soeur étendue sur le sofa et prenant le thé avec une infirme en fauteuil roulant. Il connaissait trop bien Elisa et se douta que la scène n’était pas aussi innocente qu’il y paraissait, impression qui se confirma quand il croisa son regard. Il eut la présence d’esprit de ne faire aucune réflexion désagréable et salua aimablement les deux femmes.

Sa présence rompit pourtant la complicité qui s’était installée et Susanna prit congé de ses hôtes.

« Ce fut un plaisir de vous rencontrer Mademoiselle Legrand, malgré les circonstances dramatiques. Votre cheville va-t-elle mieux ?

- Elle me fait moins souffrir. Ce sera moins grave que je ne le redoutais. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir.

- Je le souhaite aussi.

- Mon frère va vous raccompagner jusqu’à votre voiture. »

Un coup sur le bras tira Daniel de ses réflexions, et il poussa le fauteuil roulant jusqu’au perron où le chauffeur de Susanna l’aida à monter en voiture. Elle fit un dernier signe de la main au jeune homme avant que le véhicule démarre.

Daniel qui piaffait d’impatience se précipita aussitôt au salon pour interroger sa soeur. Celle-ci était debout et observait par la fenêtre la voiture qui s’éloignait.

« Tu t’es fait une amie à roulettes ? Demanda-t-il en se servant un verre.

- Ne soit pas stupide, Daniel. N’as-tu pas reconnu Susanna Marlow ?

- Pourquoi devrais-je la connaître ?

- Parce que tu l’as vue dans la pièce « Le roi Lear » à Chicago, et parce que selon les journaux, elle est la fiancée de quelqu’un que tu détestes : Terrence Granchester.

- Le bellâtre ? Que veux-tu que cela me fasse ! »

Elisa soupira et reprit place sur le sofa. Décidément son frère était complètement obtus !

« C’est vrai que depuis qu’il n’est plus dans la course pour te piquer la fille d’écurie, tu t’en fiches. Tes affaires n’ont pourtant pas beaucoup avancé avec Candy !

- Mêle-toi de ce qui te regarde, Elisa. Qu’est ce que tu mijotes ? Tu as toujours des vues sur l’aristo ?

- Ce sont mes affaires. L’orpheline n’est plus là pour lui faire les yeux doux, et cette handicapée ne fera pas le poids longtemps face à moi. S’il était vraiment amoureux d’elle, il l’aurait épousée depuis longtemps, donc je ne vois pas pourquoi je ne tenterais pas ma chance.

- Parce que tu vas encore te faire jeter, prédit Daniel avec un sourire mauvais.

- Nous verrons bien, mon cher frère, nous verrons bien. Je n’ai pas encore dit mon dernier mot ! »

Fin du chapitre 1

CHAPITRE 2

Ce soir exceptionnellement, Susanna avait accepté de quitter son fauteuil roulant et de porter sa prothèse, et ceci pour deux raisons.

La première était la magnifique robe qu'elle portait pour la première fois et dont la ligne aurait été ruinée si elle était restée tassée dans sa chaise toute la soirée. Elle se savait belle et appréciait de le montrer.

La seconde était qu'en prétextant des difficultés à se déplacer, elle pouvait rester accrochée au bras de Terry et ne pas le quitter d'une semelle. Voilà pourquoi elle prenait soin d’accentuer sa claudication.

La pièce avait été un triomphe, comme d'habitude et la réception organisée dans le hall du théâtre tenait toutes ses promesses. Le tout New York était là, ainsi que les journalistes. Rayonnante, Susanna souriait à tous et appréciait chacun des compliments décernés à son fiancé comme s'ils lui étaient personnellement destinés. Elle aurait aimé trouver un peu plus de chaleur chez celui-ci, mais Terrence Granchester souriait à peine, et ne répondait que par monosyllabe aux nombreux admirateurs qui venaient le féliciter. Au moins restait-il galamment près d'elle, et laissait les photographes prendre autant de clichés qu'ils le souhaitaient. Et Susanna serait sur toutes les photos ! Après cette soirée, leur intimité ne ferait plus aucun doute aux yeux du monde et elle était persuadée qu'il se déciderait à lui faire sa demande afin de régulariser la situation.

Toute à sa joie, elle accueillit avec un grand sourire la jeune femme qui s'approchait d'eux l'air enthousiaste.

« Mademoiselle Legrand ! Quel plaisir de vous revoir ! »

Elle sentit Terry se raidir et il se retourna si brusquement qu’elle faillit tomber. Heureusement elle se retenait à son bras d’une poigne de fer, étonnamment forte pour une jeune femme aussi gracile.

« Elisa ! Souffla le jeune acteur d’une voix sans timbre. »

Susanna ne comprenait plus rien à ce qui se passait. Comment Terry pouvait-il connaître la personne qu’elle avait rencontrée quelques jours plus tôt ? Elle savait que celle-ci n’était que de passage à New York... Une sirène d’alarme se mit à résonner dans sa tête, et c’est le regard méfiant qu’elle suivit l’échange entre les deux jeunes gens.

« Bonsoir Terry, dit Elisa la mine contrariée. Je tenais à saluer ton amie qui m’a tirée d’un mauvais pas il y a peu, et à la remercier encore une fois. J’en profite pour te féliciter pour ton jeu ce soir. Tu étais excellent.

- Merci, répondit-il du bout des lèvres. Que fais-tu à New York ?

- Nous sommes dans la capitale de l’art et de la culture, voyons ! Je séjourne très souvent ici. J’adore cette ville ! La vie y est tellement plus amusante ! D’ailleurs je dois vous quitter, des amis m’attendent pour la soirée. »

Elle eut un geste vague de la main qui aurait pu désigner n’importe quel groupe dans la salle, et s’éclipsa non sans remercier encore une fois Susanna pour son obligeance.

Terry la regarda s’éloigner le nez en l’air, aussi hautaine que quand elle était adolescente. Son coeur battait la chamade. Elisa avait réveillé tant de souvenirs enfouis au plus profond de lui. Il croyait pourtant avoir réussi à les endormir, mais sa seule présence avait suffi à réduire tous ses efforts à néant, et ils s’agitaient comme des papillons affolés par une flamme, une délicieuse lumière répondant au doux nom de Candy. Il ferma les yeux et respira profondément pour essayer de se calmer. Il reprit peu à peu pied dans la réalité et sentit le poids de Susanna à son bras. Jamais le fardeau ne lui avait semblé aussi lourd.

« Terry réponds-moi, exigeait celle-ci. Tu es sûr que tu vas bien ? Tu es tout pâle...

- çà va, Susanna, cesse de jouer les mères poules avec moi. Je suis juste fatigué. La représentation était éprouvante. »

La jeune femme jeta un regard autour d’elle. Ils avaient déjà salué la plupart des personnalités importantes présentes ce soir, et les journalistes commençaient à se retirer pour rédiger leurs articles ou développer leurs photos. Elle avait obtenu ce qu’elle voulait et ils pouvaient se retirer.

« Nous ferions mieux de rentrer dans ce cas, décida-t-elle. Je me sens lasse moi aussi. La station debout me fatigue, tu le sais. »

Terry acquiesça mais son esprit était ailleurs. La mine sombre, il guida vers la sortie une Susanna qui traînait ostensiblement sa jambe atrophiée.

La jeune femme revint à la charge pendant le trajet en voiture.

« Pourquoi fais-tu une tête pareille ? On dirait que tu es contrarié d’avoir rencontré Elisa Legrand.

- Elle n’est pas ce que j’appellerais une amie. Je suis surpris que toi tu la connaisses.

- Nous nous sommes rencontrées chez ma couturière. Je l’ai... renversée avec mon fauteuil roulant. Elle s’est vraiment fait très mal ! »

Terry ne put s’empêcher de ricaner en imaginant la scène.

« Je regrette d’avoir raté cela ! Mais il en faudrait plus pour que je la plaigne.

- Depuis quand la connais-tu ?

- C’est une longue histoire et je ne pense pas que tu sois disposée à l’entendre. Tout ce que je peux te conseiller, c’est de te méfier de cette fille. »

Il y avait longtemps que Susanna n’avait pas entendu Terry s’exprimer avec elle sur un ton aussi cassant, et elle comprit qu’il était inutile d’insister. Elle se renfonça dans son siège avec une moue boudeuse. Comment pouvait-elle se faire une opinion s’il n’était pas plus explicite ? Pour ce qui la concernait, elle avait trouvé la jeune femme plutôt sympathique. Mais elle ne tenait pas à contrarier Terry en ce moment, alors qu’il était sur le point de lui demander sa main après tant d’années. Elle savait pourtant que le seul sujet qu’il refusait absolument d’aborder avec elle était ce qui concernait son ancien amour, cette Candy qui s’était effacée pour le lui laisser.

Bien qu’épuisé par les répétitions de ces dernières semaines et par sa prestation sur scène, Terry n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il tournait et retournait dans son lit sans réussir à s’endormir. Trop d’images lui traversaient la tête, trop de réminiscences et surtout de regrets. Le souvenir de Candy était encore vibrant en lui et son coeur se serrait à l’évocation du bonheur qu’ils ne partageraient jamais. Il ne lui restait que ces quelques moments de complicité partagée, trop rares à son goût. Il avait soif de tellement plus ! Elle aurait dû être là en ce moment, endormie à ses côtés comme il l’avait si souvent imaginé. Mais les circonstances en avaient décidé autrement.

Terry revécut l’excitation qui l’habitait quand il avait tout organisé pour le séjour de Candy à New York. Il ne lui avait envoyé qu’un aller simple. Il voulait lui demander de vivre avec lui pour le reste de leur vie. Puis il y avait eu cet accident et le geste désespéré de Susanna qui lui avait sauvé la vie en le poussant hors de la trajectoire du projecteur. Grièvement blessée à sa place, elle avait perdu sa jambe. Désespérée, elle avait tenté de se suicider.

Et Candy avait été mêlée à ce drame. Bouleversée par l’amour de Susanna et son geste magnifique, elle avait compris que celui qu’elle aimait souffrait, tiraillé entre son amour pour elle et la culpabilité qui le poussait à prendre soin de la jeune actrice diminuée. Elle était allée voir Susanna dans sa chambre et il n’avait jamais su ce qu’elles s’étaient dit. Mais quand Candy ressortit, la détermination se lisait sur son visage et elle lui avait fait ses adieux.

Leur dernière étreinte dans l’escalier de cet hôpital lui faisait encore mal quand il songeait à la chaleur de son corps pressé contre le sien. Comment avait-il pu la laisser partir ! Il payait chaque jour le prix de sa stupidité, quand il se réveillait le matin et découvrait que les rêves qui avaient bercé sa nuit ne se réaliseraient jamais. L’argent, le succès, la célébrité, rien de ce qu’il possédait aujourd’hui ne réussissait à combler l’impression de vide qu’il ressentait au plus profond de lui. Il avait espéré que le sentiment du devoir accompli l’aiderait à atténuer ce manque, mais le simple fait d’avoir croisé cette peste d’Elisa avait ruiné tous les efforts consentis durant ces dernières années. Il n’arriverait jamais à aimer Susanna.

Dans sa chambre au rez-de-chaussée, Susanna non plus n’arrivait pas à trouver le repos. De lourds nuages s’accumulaient dans le ciel bleu de sa vie si bien organisée et son instinct l’avertissait que l’orage était proche. Elle connaissait trop bien Terry pour ne pas comprendre de quoi il retournait. Elle était tombée amoureuse de lui à l’instant où elle l’avait rencontré, quand il cherchait à auditionner pour entrer dans la troupe Strafford. Le fait qu’il se soit avéré être un acteur talentueux par la suite avait été un plus, mais elle avait déjà décidé qu’il lui appartiendrait. La jeune actrice qui avait toujours fait l’objet de toutes les attentions masculines avait négligé ses soupirants pour se consacrer uniquement à la nouvelle étoile montante de Broadway. Mais le coeur de Terry était déjà pris, et les tentatives de Susanna pour se l’attacher avaient été vaines.

C’était à Chicago qu’elle avait pour la première fois entendu le nom de sa rivale : Candy Neige André ! La mémoire de Susanna se réveilla et elle se redressa dans son lit. A la réception après la représentation du « Roi Lear », elle avait essayé de retenir Terry qui voulait sortir. C’est à ce moment qu’elle avait croisé une jeune femme rousse avec des anglaises : Elisa Legrand ! Voilà pourquoi son visage lui semblait familier. Le coeur de la jeune femme battait plus vite au fur et à mesure que la menace devenait plus précise. Elisa était liée au passé de Terry et à cette Candy. Et si leur rencontre à la boutique de Mme Lavalette n’avait pas été fortuite ?

Malgré les années, Susanna n’avait jamais été complètement rassurée quand au renoncement de Candy. A sa place, elle n’aurait pas laissé ainsi l’homme qu’elle voulait à une autre, elle ne pouvait donc pas comprendre l’abnégation de cette fille. Elle savait aussi que Terry ne l’avait jamais oubliée, sinon elle serait devenue Mme Susanna Granchester depuis longtemps. Elle était persuadée qu’il était sur le point de lui demander sa main, et voilà que l’arrivée d’Elisa Legrand avait tout flanqué par terre. Était-ce Candy qui l’avait envoyée pour se renseigner ?

La panique s’empara de Susanna. D’un côté elle ne voulait pas aller contre la volonté de Terry en ce moment, et de l’autre elle voulait absolument savoir ce qui avait amené Elisa à lier connaissance avec elle. Et pour cela il fallait qu’elle puisse lui parler afin d’en savoir plus. Si Candy avait l’intention de lui reprendre son homme, elle ne la laisserait pas faire. Elle avait réussi à l’écarter une fois et elle était prête à tout pour recommencer. Terry était à elle et à personne d’autre, elle ne le laisserait pas lui échapper.

Forte de cette résolution, Susanna se recoucha et s’endormit en réfléchissant aux différents moyens de rencontrer Mademoiselle Legrand sans que son fiancé soit au courant.

L’opération se révéla plus simple qu’elle ne le redoutait. Dès le lendemain, Terry reprit ses habitudes. Levé bien avant elle, il était déjà sorti quand elle prenait son petit déjeuner. Ils ne se voyaient que pour le repas de midi qui se déroulait dans une ambiance pesante, toujours en présence de Mme Marlow qui vivait elle aussi au rez-de-chaussée, faisant office de chaperon. L’après-midi, le jeune acteur partait pour ses répétitions et ne rentrait qu’après la représentation du soir. Mis à part les jours de relâche, ils ne se voyaient pratiquement pas. Susanna avait donc toute latitude pour mettre ses projets à exécution.

Une simple lettre avait suffit, demandant à Elisa si elle pouvait lui rendre visite le lendemain. Son chauffeur avait été chargé de la déposer chez Elisa, et une heure plus tard celui-ci revenait avec la réponse affirmative de Mademoiselle Legrand. Voilà pourquoi les deux femmes se trouvaient dans le salon de la maison André, s’observant avec attention. Toutes deux s’étaient préparées à cette entrevue, pour des raisons différentes. Susanna était bien décidée à se défendre bec et ongles pour conserver celui qu’elle considérait comme lui appartenant de droit, tandis qu’Elisa était prête à jouer tous ses atouts pour s’attirer les bonnes grâces de celle qu’elle voulait éliminer.

« Je me doute que quelque chose vous a déplu, Susanna, attaqua Elisa au bout d’un moment. Allez-vous me dire de quoi il s’agit ?

- Vous m’avez menti, Elisa. Vous connaissez Terry depuis longtemps, et je crois que vous êtes liée à son ancienne petite amie. Est-ce elle qui vous envoie ? »

Elisa essaya de donner l’image de l’indignation, et y réussit, ébranlant les certitudes de Susanna.

« Vous voulez parler de Candy ? Cette fille est une intrigante avec laquelle je ne veux rien avoir à faire ! Quand vous ai-je menti Susanna ? Je vous ai dit vous avoir rencontrée à Chicago. Je suis originaire de cette ville, c’est vrai. Je ne l’ai pas caché.

- Mais vous vous êtes bien gardée de me dire que vous connaissiez Terry !

- Il vous l’a dit ? Nous nous sommes connus au collège Royal de St Paul, c’est la vérité. Mais je n’avais pas gardé un excellent souvenir de lui. Sa réputation à l’époque était loin d’être glorieuse, croyez-moi. Toutes les filles du collège l’évitaient comme la peste. Sauf Candy, bien sûr. »

A l’évocation du nom de sa rivale, Susanna tressaillit. Ainsi voilà où elle et Terry s’étaient connus : Au collège en Angleterre. Elle n’avait jamais été au courant des circonstances de leur rencontre, mais ne laissa rien deviner de sa surprise.

« Vous connaissez cette fille ? Quels sont vos liens avec elle ?

- Candy est ma cousine, pour mon plus grand malheur. Pas par le sang, Dieu Merci ! Elle a été adoptée par mon oncle William. Mais avant cela elle était domestique chez mes parents. Je la connais, oui, et je peux vous dire qu’elle est prête à tout pour s’élever dans le monde, malgré ses origines incertaines. Elle a tenté de séduire tous les hommes de notre famille. Elle a même provoqué la mort de mon cousin Anthony. Elle semble aveugler tous les hommes qui croisent sa route, et votre cher Terry n’a pas fait exception à la règle. Elle l’a séduit pendant que nous étions au collège. Je suppose qu’elle avait jeté son dévolu sur lui. Après tout, malgré ses défauts, il n’en reste pas moins noble et riche de surcroît.

- Terry est un homme très gentil, s’emporta Susanna qui souhaitait défendre l’élu de son coeur.

- Il a changé alors, conclut Elisa. Vous devez avoir une bonne influence sur lui. »

Elle n’avait aucun scrupule à recourir à la flatterie, et Susanna bouleversée ne se rendait pas compte qu’elle était en train de se faire manipuler. Elle croyait encore mener le jeu alors qu’Elisa avait déjà refermé ses griffes sur elle.

« Cette fille, cette Candy, demanda Susanna, est-ce qu’elle vit toujours à Chicago ?

- Oui, mais nous ne nous fréquentons pas. Je la connais trop bien, et elle le sait. Elle évite donc elle aussi de me rencontrer. Les relations de famille ne sont pas simples chez les André, comme dans toutes les familles je suppose.

- Est-elle mariée ?

- Elle cherche toujours à mettre le grappin sur un homme riche. Ne vous inquiétez pas, Susanna, Terry ne présente plus aucun intérêt pour elle depuis qu’il a renoncé à son titre pour venir en Amérique. Et puis il vous aime, n’est-ce pas ?

- Bien sûr, s’exclama Susanna un peu trop vite. Il tient à moi et nous allons bientôt nous marier.

- Dans ce cas, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je suis heureuse que nous nous soyons expliquées, Susanna. Je vous apprécie vraiment beaucoup, et je serais désolée que notre amitié soit perturbée par cette orpheline arriviste. Si cela peut vous faire plaisir, je me renseignerai pour vous afin de savoir ce qu’elle mijote en ce moment.

- Vous feriez cela ? Oh ce serait tellement gentil de votre part ! »

Elisa se leva et s’approcha de la fenêtre. Elle tenait à dissimuler à son interlocutrice le sourire de satisfaction qu’elle ne pouvait retenir plus longtemps. Le silence s’installa un moment, finalement troublé par un bruit métallique. Elisa pensa que Susanna était en train de déplacer son fauteuil roulant, mais sursauta quand sa voix résonna juste derrière elle :

« Je vous trouve sympathique, Elisa, chuchota Susanna, mais vous devez bien comprendre que Terry est à moi et à personne d’autre. »

Le murmure résonnait tout près de son oreille. Elle se retourna pour se trouver face à la jeune actrice debout derrière elle, un sourire angélique sur les lèvres. Le fauteuil abandonné était resté à l’autre bout de la pièce. Les yeux d’azur de Susanna plongèrent dans le regard surpris d’Elisa, parfaitement innocents, comme si ce qu’elle venait de faire était tout à fait normal. Le message était on ne peut plus clair : Susanna n’était pas la faible femme qu’elle voulait bien paraître, mais un tel challenge n’était pas pour déplaire à la fille Legrand.

Fin du chapitre 2

CHAPITRE 3

Quelques semaines plus tard, Terry profita d'une répétition annulée pour aller rendre visite à sa mère. Celle-ci rentrait d'une tournée de plusieurs mois à l'autre bout du pays et profitait de quelques jours de repos. Elle était en train de lire le projet d'une nouvelle pièce quand son fils entra et elle se leva pour le serrer sur son coeur.

« Terry, mon chéri ! Cela faisait longtemps que tu n’étais plus venu me voir.

- Tu étais en tournée, maman. Et nos emplois du temps n’arrivent pas à s’accorder. Tu viens de rentrer, et à la fin de la semaine, c’est moi qui pars pour plusieurs semaines de tournée.

- J’ai appris qu’ « Hamlet » était un succès. Toutes mes félicitations.

- C’est un rôle très lourd, mais je suis content.

- Où irez-vous jouer en province, tu le sais déjà ?

- Nous avons établi l’itinéraire avec Robert. A peu près le même que d’habitude : Washington, Boston, Philadelphie, Pittsburgh, Chicago... »

Eléonore redressa la tête en entendant la dernière ville et croisa le regard d’avertissement de son fils. Jusqu’à présent il avait toujours insisté auprès de Robert Hattaway pour que Chicago ne fasse pas partie des villes-étapes de leurs tournées. Alors pourquoi cette fois-ci ? De toute évidence Terry ne souhaitait pas qu’elle aborde le sujet. L’actrice préféra détourner la conversation et demanda d’un ton acerbe :

« Comment va Susanna ? Toujours en rééducation ? »

Eléonore Baker se demandait comment on pouvait avoir besoin de trois ans de rééducation simplement pour apprendre à utiliser une prothèse. Elle savait que celle que son fils avait procurée à Susanna était le modèle le plus moderne sur le marché et que tous les médecins ne tarissaient pas d’éloges sur sa légèreté et sa maniabilité. Pourtant la jeune femme continuait à traîner misérablement la jambe et préférait se promener en fauteuil roulant. Toutes ces jérémiades agaçaient de plus en plus la mère de Terry, mais chaque fois qu’elle essayait de lui en parler, celui-ci se refermait sur lui-même et refusait de l’écouter quand elle suggérait que Susanna n’était peut-être pas aussi malade qu’elle voulait bien le paraître.

« Cela va t’étonner, mais j’ai l’impression qu’elle commence à remonter la pente. Ces derniers temps, elle sort même seule de la maison parfois.

- Deviendrait-elle enfin raisonnable ? Cesse de te punir pour une chose dont tu n’es pas responsable, Terry.

- Je t’en prie, maman ! Ne revenons pas sur ce sujet.

- Bien sûr que si ! S’exclama Eléonore déterminée. Ta troupe va passer à Chicago. Va voir Candy, mon fils. Tu as besoin d’elle autant qu’elle a besoin de toi. Si tu ne veux pas écouter ta mère, écoute ton coeur, au moins une fois ! »

Terry se leva en serrant les poings et se dirigea vers la cheminée. Il resta un moment à fixer les flammes avant d’avouer d’une voix à peine audible :

« Ce serait trop dur, maman. Je n’aurai jamais la force de lui dire adieu une nouvelle fois ! »

Le coeur de mère d’Eléonore se serra en entendant cet aveu auquel elle s’attendait si peu. Tout ce qu’elle aurait pu dire n’aurait fait qu’ajouter à la souffrance de son enfant. Elle se contenta donc de poser une main apaisante sur son épaule. Quand il la regarda, tout l’amour qu’elle éprouvait se lisait dans son regard et Terry la serra contre lui sans un mot avant de sortir en toute hâte.

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Écouter son coeur ! Depuis trois ans, Terry faisait tout pour éviter cela. S’il l’avait fait, il aurait sauté depuis longtemps dans le premier train en direction de Chicago pour se jeter aux pieds de Candy et implorer son pardon. Il pensait à elle sans arrêt. A chaque chevelure blonde croisée dans la rue, son coeur battait plus vite. Le moindre éclat de rire le faisait se retourner plein d’espoir, mais en vain. Quoiqu’il fasse, c’est elle qu’il imaginait à ces côtés pour le partager avec lui, pas Susanna.

Il croyait s’être résigné et avoir accepté l’idée de passer le reste de sa vie avec Susanna. Il imaginait être prêt à lui demander de l’épouser pour régulariser une situation ambiguë qui durait depuis l’accident de la jeune femme. Mais il avait revu Elisa Legrand, et le besoin qu’il avait de Candy s’était fait encore plus impérieux. Curieusement, depuis que cette peste était réapparue, les choses semblaient enfin évoluer, alors qu’elles avaient été figées pendant si longtemps. Susanna était sortie de sa léthargie et il reprenait espoir. Et si elle ouvrait enfin les yeux ? Si elle cessait de s’accrocher à lui comme à une bouée de sauvetage, peut-être pourrait-il vivre enfin comme il le souhaitait ? Mais une autre question lui taraudait l’esprit. Comment Candy réagirait-elle ? Pendant toutes ces années où il l’avait laissée sans nouvelles, qu’avait-elle fait ? Peut-être n’accepterait-elle plus de lui pardonner sa lâcheté. Songeait-elle seulement à lui comme il songeait à elle ? Il redoutait de la voir autant qu’il en avait envie. Voilà pourquoi il avait accepté d’aller jouer à Chicago. Candy serait forcément au courant. C’était comme un message qu’il lui envoyait, presque un appel au secours. Il suffisait qu’elle lui fasse un signe...

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A Chicago, Candice Neige André partageait son temps entre l’hôpital Sainte Joanna où elle avait retrouvé son emploi grâce à l’intervention de son père adoptif, et la joyeuse clinique du Dr Martin qu’elle aimait aider dès qu’elle avait un moment de libre. En fait Candy detestait rester inactive. Travailler lui occupait l’esprit et l’empêchait de penser.

Depuis que son cher Albert avait révélé à tous son identité et accepté son rôle de Grand Oncle William, il avait demandé à la jeune fille de venir vivre avec lui dans la grande maison de la famille André, mais Candy avait préféré garder son petit appartement, tout près de l’hôpital. Elle passait souvent son temps libre avec Albert, mais tous deux évitaient la demeure de Chicago, trop oppressante à leurs yeux. De plus la présence désapprobatrice de la Tante Elroy mettait Candy mal à l’aise. Malgré tous ses efforts, la matriarche n’avait jamais accepté la petite orpheline comme un membre de la famille à part entière. Que celle-ci exerce un métier et vive seule alors qu’elle était une des héritières les plus recherchées de la ville déplaisait souverainement à la vieille dame.

Ces petits soucis étaient loin des préoccupations de Candy pour l’instant. En ce début du mois de décembre 1917 elle avait commencé à préparer ses cadeaux de noël et avait couru les boutiques tout l’après-midi en compagnie de son amie Annie pour trouver des présents à offrir à leurs proches ainsi qu’aux enfants de la maison Pony, l’orphelinat où elles avaient passé les premières années de leur vie. De retour dans l’appartement de Candy, elles se réchauffaient autour d’une tasse de thé en triant leurs emplettes.

« Je crois que les enfants seront contents, dit Candy. Il faudra trouver le moyen de porter tout cela à la maison de Pony avant Noël. »

Absorbée par la lecture d’un des magazines qu’elle avait achetés, Annie ne répondit que par un grommellement indistinct.

« Qu’y a-t-il de si intéressant dans ce journal, demanda son amie en se penchant vers elle. »

La jolie brune referma prestement le périodique et le glissa au milieu des autres.

« Rien du tout, répondit-elle en rougissant.

- Ne mens pas ! S’exclama Candy qui s’empara de la publication et commença à la feuilleter. Je suis sûre que tu as trouvé une idée pour mon cadeau de noël. Dis-moi vite ce que c’est ! »

Annie se jeta sur elle pour reprendre son bien, et elles entamèrent une joyeuse bagarre comme quand elles étaient petites filles. Candy s’amusait beaucoup et comme autrefois elle avait le dessus. Le magazine finit par tomber sur le sol et s’ouvrit de lui-même à la dernière page qu’Annie avait lue. L’enthousiasme de Candy retomba dès qu’elle vit l’encadré qui annonçait la venue de la troupe Strafford à Chicago. Le gérant du théâtre affirmait qu’en raison de l’intérêt suscité par son passage, plus aucun billet n’était disponible, mais que les comédiens avaient accepté de donner une seconde représentation dont la date restait à définir, pour satisfaire un maximum d’amateurs.

Le coeur de la jeune femme se serra. Elle avait beau faire son possible pour chasser l’image de Terry, on aurait dit que le destin faisait tout pour que sa peine remonte à la surface.

Annie prit ses mains tremblantes dans les siennes pour la réconforter.

« Tu n’étais pas au courant, n’est-ce pas ? Je sais bien que tu évites toujours de lire la page des spectacles ou la rubrique mondaine.

- Ce n’est pas grave, répondit Candy d’une voix blanche. Mais pourquoi viennent-ils à Chicago ? La troupe Strafford n’est plus repassée ici depuis « Le Roi Lear », cela fait des années ! »

Comme une litanie, la même phrase résonnait sans arrêt dans sa tête : Terry va venir à Chicago ! TERRY VA VENIR A CHICAGO ! TERRY VA VENIR A CHICAGO ! Elle se sentait si heureuse qu’elle avait envie de danser, mais elle savait qu’elle ne devait pas céder à cette inclination. Revoir Terry ne servirait qu’à lui déchirer le coeur une nouvelle fois. Elle avait déjà tant souffert ! Malgré le visage souriant qu’elle affichait pour ses amis et ses patients, la blessure était toujours aussi douloureuse. Le jeune homme lui manquait chaque jour, à chaque instant. Depuis la seconde où elle ouvrait les yeux le matin, il ne quittait pas ses pensées. Elle arrivait parfois à le cantonner dans un petit coin de son esprit, mais il était toujours là. Les nuits étaient plus pénibles encore, quand elle se trouvait seule dans le silence et l’obscurité, tout son corps lui faisait mal tant elle avait besoin de lui. Dieu merci, tant qu’il se trouvait à New York, elle pouvait supporter l’idée de ne plus le revoir, mais s’il venait...

Comme un écho à ses pensées, la voix d’Annie prononça les mêmes mots :

« Terry va venir à Chicago, Candy. Tu dois aller le voir.

- Nous sommes séparés; Annie. Tout est terminé entre nous.

- Ne me prends pas pour une idiote ! Rien n’est fini pour toi. Je sais que tu souffres d’être loin de lui. Tu l’aimais tellement ! Je sais que tu l’aimes toujours, sinon tu ne serais pas aussi affectée dès qu’on parle de lui. »

Candy baissa les yeux sans répondre et respira profondément pour tenter de calmer les battements de son coeur. Son amie la connaissait trop bien, mais elle n’était pas au courant de tout...

Annie était décidée à éclaircir la situation. Elle avait vu sa soeur de coeur s’étioler doucement durant les dernières années et perdre sa joie de vivre et son entrain. Bien qu’elle continue à donner le change face à sa famille, elle sentait que quelque chose était brisé.

Plus de dix ans après, Annie se reprochait encore son attitude quand elle avait rompu tous liens avec sa presque jumelle pour obéir à sa mère adoptive et s’intégrer dans le monde de la haute bourgeoisie. Elle avait occulté son enfance de petite orpheline et renié son amie la plus chère. Jamais elle n’oublierait la tristesse qu’elle avait lue sur le visage de Candy quand elles s’étaient retrouvées dans la même classe au Collège Royal de St Paul et qu’elle avait refusé de la reconnaître. Candy lui avait pardonné, mais Annie s’en voulait encore.

C’était grâce à Candy si elle était aussi heureuse aujourd’hui. Elle était fiancée à celui qu’elle avait toujours aimé, Archibald Cornwell, et elle avait retrouvé un équilibre. Elle ne se cachait plus d’avoir été adoptée et retrouvait avec plaisir Melle Pony et Soeur Maria chaque fois qu’elle retournait à l’orphelinat. Elle y passait parfois quelques jours pour donner un coup de main et contribuait généreusement au financement de l’établissement grâce à son père, enchanté de voir sa fille vaincre enfin sa timidité et prendre de l’assurance.

Mais la peine causée autrefois à Candy jetait toujours une ombre sur la félicité d’Annie et elle voulait plus que tout voir son amie retrouver le bonheur. Or celui qui avait emporté cet espoir s’appelait Terrence Granchester. Elle voulait savoir !

« Cesse de vouloir tout supporter seule, Candy. Dis-moi pourquoi Terry et toi vous vous êtes séparés ? C’est lui qui t’a quittée ? »

Emportée par l’émotion, Candy se jeta dans les bras de son amie et laissa parler son chagrin. Entre deux sanglots déchirants, elle réussit à lui raconter toute l’histoire de l’accident de Susanna et de leur terrible rupture.

« C’est moi qui suis partie, Annie ! Susanna l’aimait tellement et elle avait besoin de lui...

- Mais toi aussi Candy ! Tu l’aimes plus que tout et tu n’es plus la même sans lui. Vous devez vous revoir et parler. Je me souviens de l’été que nous avons passé en Ecosse ! Terry t’aimait, c’était aussi visible que le nez au milieu de la figure ! Même Elisa s’en était aperçu. C’est par dépit qu’elle vous a tendu ce piège dans l’écurie et c’est par amour pour toi que Terry est parti ! Pour éviter que tu sois expulsée ! Des sentiments aussi forts ne peuvent pas disparaître comme çà !

- Mais il ne m’a jamais dit qu’il m’aimait, avoua Candy.

- Et toi, est-ce que tu lui as dit ce que tu éprouvais vraiment ? »

Le silence de Candy valait tous les aveux et Annie triompha :

« Tu vois bien ! Je suis sûre que rien n’est perdu !

- Ce n’est pas tout, Annie. Ce que tu ne sais pas, c’est que peu de temps après notre séparation, Terry a quitté New York. Il a tout laissé tomber : la troupe Strafford, sa carrière, Susanna... Et moi j’ai cru... J’ai espéré...

- Qu’il viendrait te chercher ?

- Mais il ne l’a pas fait, Annie. Il n’est pas venu et... Il a choisi Susanna et ses responsabilités.

- Terry est un homme bien. Il a toujours eu le sens du devoir, sinon il n’aurait pas quitté St Paul pour te sauver la mise. C’est aussi pour cela que tu l’aimes.

- Nous étions si jeunes ! Trop jeunes pour prendre une décision aussi importante. A l’époque je croyais que c’était la seule chose à faire. Il y avait tant de pression : mes études d’infirmière, la carrière de Terry qui débutait, le chantage au mariage de Mme Marlow... J’ai craqué, et Terry aussi.

- Mais il ne l’a pas épousée ! S’exclama triomphalement Annie. Il n’a pas cédé, et c’est pour une bonne raison ! Il t’aime toujours, Candy. Va le voir, et il te le dira.

- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, Annie. Ce serait trop dur. Et puis, tu as vu le journal : Tous les billets ont été vendus à une vitesse record.

- Mais moi j’en ai un ! Je l’ai acheté pour toi Candy. C’est mon cadeau de Noël. La représentation aura lieu le 30 décembre. Je voulais te faire la surprise, mais bon... Promets-moi que tu iras voir Terry sur scène.

- Je ne sais pas...

- Mais moi je sais, et je dis que tu iras, même si je dois te traîner ! Pour une fois, c’est moi qui décide ! »

Et Annie s’éclipsa avec ses paquets, laissant sa soeur perplexe et indécise.

Fin du chapitre 3

 

© Dinosaura mars 2009