Retrouvailles dans le tourbillon
Par Mercurio

Epilogue IV

Interview d’un artiste.

A Michie

 

Charles Ellis s’arrêta devant la maison pour contempler la paisible vue de ce lieu, qui réunissait la tranquille beauté de la campagne avec un certain goût cosmopolite. Les eaux du lac artificiel, situé près du parc, brillaient sous la lumière ardente d’un soleil d’été, mais malgré la chaleur de l’après-midi l’homme sentait que la fraîcheur d’un tel lieu, si proche encore de l’agitation de Manhattan, annulait l’effet du soleil estival.

Ellis traversa le jardin de la maison en admirant les roses et les camélias qui ornaient le lieu. Il arriva devant le porche blanc, et faillit avoir un accident avec un patin à roulettes qu’un pied enfantin avait négligemment oublié. Ellis rit de lui-même en se rappelant quelques-unes de ses propres escapades lors de son enfance. Il revint ensuite à lui et sonna finalement à la sonnette de la maison.

Des petits pieds légers arrivant en courant, des rires, des cris et un certain vacarme retentirent en réponse à son appel. Ensuite, la porte blanche s’ouvrit et derrière elle Ellis put remarquer la présence d’un petit ange aux cheveux blonds et bouclés, et coiffés en deux couettes. Un visage avec d’immenses yeux vert foncé comme des émeraudes le regardait en souriant, avec l’expression confiante et joyeuse de son jeune âge.

-Bonjour ! dit la petite fille, en s’exclamant de toute la force de sa petite voix charmante. Et toi qui es-tu ?

-Moi ? Je suis Charles, mais mes amis et toi pouvez m’appeler Chuck, répondit l’homme en s’inclinant et en appuyant ses mains sur ses genoux pour être plus au niveau de son interlocutrice.

-Et que veux-tu ? Demanda la petite sans perdre son charmant sourire.

-Je viens voir ton papa. Il est à la maison ? Demanda Ellis en renvoyant son sourire à la petite.

-Hummmm…Tu me donneras des bonbons si je te le dis ? Demanda t-elle avec une étincelle d’espièglerie sur le visage.

-Blanche ! Appela une voix féminine depuis la pièce adjacente au vestibule. Bientôt, une femme, dont l’étonnante ressemblance avec la petite fille trahissait son lien de parenté, apparut à la vue de Charles. Blanche, va dans ta chambre, après nous parlerons, ordonna la femme en faisant des efforts pour paraître ferme, bien qu’Ellis pût comprendre qu’en son for intérieur elle aussi mourait de rire devant les idées de sa fille.

La petite, le visage plein de taches de rousseur, disparut bientôt du vestibule aussi rapidement qu’elle y était venue.

-Veuillez pardonner les enfantillages de ma fille, Mr Ellis, s’excusa la femme en souriant au visiteur, et lui tendant sa main en signe de bienvenue.

-Il n’y a rien à excuser Lady Grandchester, répondit l’homme en ôtant son chapeau et serrant la main de la dame.

-Candy s’il vous plaît, appelez-moi Candy. C’est mieux sans ces formalités.

-Alors vous devez m’appeler Charles, répondit l’homme avec un sourire.

-Bon, je crois que ce contrat est bien. Je suppose que vous venez pour le rendez-vous que vous avez avec mon époux. C’est ça, Charles ?

-En effet.

-Alors suivez-moi, il est en train de vous attendre, dit la jeune femme qui aussitôt après guida l’homme à travers le vestibule, la salle de séjour jusqu’au bureau.

Ellis suivit la dame en observant les détails des pièces illuminées par la lumière qui passait à travers les baies vitrées, et qui se fracassait sur les murs clairs et les vases de porcelaine débordants de fleurs fraîches. Des voix enfantines provenant du jardin de derrière filtraient dans l’air, ainsi qu’un lointain trio d’oiseaux et l’odeur des bois et des roses.

La femme s’arrêta devant une porte sombre en chêne, et tapa doucement. Alors Ellis eut une brève opportunité d’observer la maîtresse de maison. Il la connaissait depuis plusieurs années, mais en réalité il ne l’avait jamais vue avec attention ni de si près. Elle devait avoir trente ans et sa beauté était arrivée à son apogée, mais les traits fins de son visage ajoutés à l’expression douce et espiègle de ses yeux lui donnaient encore une apparence d’adolescente. Elle avait eu trois enfants, mais elle restait svelte et fine. Ellis pensa que sans aucun doute cette combinaison était tentante, mais comme il avait pour règle de ne pas convoiter les femmes mariées, il arrêta là son imagination d’homme.

Une voix de baryton se fit entendre de l’autre côté de la porte, et la femme ouvrit la porte pour introduire le visiteur.

-Entrez Mr Ellis, dit l’homme à l’intérieur de la pièce. J’étais en train de vous attendre.

-Je vous laisse Messieurs, précisa la dame avec un doux mouvement de la tête, j’ai trois obligations qui réclament toute mon attention dans le jardin, mais je vous les présenterai, si vous êtes d’accord pour les voir.

-Ça sera très bien. Merci, dit Charles tout en répondant au geste de la dame, qui disparut bientôt derrière la porte.

-Prenez place Ellis, je commençais à penser que vous ne viendriez pas, dit le maître de maison en indiquant à son invité le chemin vers les canapés du petit bureau.

-Je dois m’excuser pour mon retard, Mr Grandchester, dit Charles en s’installant. Le trafic à Manhattan se fait à chaque fois plus terrible, et cela tous les après-midi. Chaque jour qui passe, New York se transforme en un lieu de plus en plus difficile à vivre. Vous avez eu une très bonne idée de venir vivre dans le New Jersey.

-L’idée ne fut pas entièrement de moi… mais je me félicite de cette décision. C’est toujours mieux un lieu éloigné de l’agitation pour élever trois enfants. De plus, ma femme a grandi à la campagne et ne s’est pas très bien adaptée aux grandes villes malgré le fait qu’elle y ait vécu en de nombreuses occasions.

-Je comprends. Bien que cela doive être un peu difficile pour vous pendant la saison théâtrale, commenta Ellis au moment où la domestique entrait avec le plateau de thé.

-Eh bien, oui, je mets un peu de temps pour me déplacer, mais je crois que ça en vaut la peine. Mais dites-moi Ellis, comment cela se fait que vous abandonniez le New York Times ? Demanda l’interlocuteur de Charles, en s’asseyant dans un fauteuil proche, et prenant le thé que lui présentait son employée. La lumière entrait à travers les dentelles des rideaux, jouant avec les iris miroitants de l’homme, et Ellis pensa que sans aucun doute il était difficile pour les femmes de se soustraire à la séduction de ce regard.

-Ce qui ce passe, c’est que j’ai reçu une offre à laquelle je ne peux pas résister, répondit Charles sur un ton très joyeux. Mes années au New York Times ont été pleines de moments satisfaisants, mais dans le fond j’ai toujours eu un rêve et maintenant on m’offre l’opportunité de le réaliser.

-Mais vous continuerez à être dans le journalisme, s’enquit le maître de maison en croisant les jambes, et en observant le journaliste avec intérêt.

-Bien sûr. C’est seulement que je serai dans un autre registre. J’ai toujours eu le rêve de travailler comme correspondant politique à l’étranger, et finalement l’occasion s’est présentée.

-Je vois… un peu plus d’aventure que ce que vous donnait ce mesquin milieu théâtral. Non ? dit l’homme en souriant derrière sa tasse de thé. Ellis ne put éviter de penser que l’homme qu’il avait en face de lui était diamétralement différent du jeune homme qu’il avait une fois connu dans un bar.

-Je dois reconnaître qu’au début il m’a été assez difficile de travailler dans le milieu des informations des arts et du spectacle, répondit Charles finalement, non parce que je n’aime pas le sujet, mais parce que pendant mes années d’études je m’étais forgé une autre idée de ce serait ma carrière. Avec le temps j’ai commencé à sentir que je prenais assez de plaisir à travailler pour la critique de théâtre, mais même ainsi je n’ai pas voulu laisser passer l’opportunité de faire ce que j’avais tant souhaité.

-J’imagine que Mr Hirshmann a été un très bon maître, suggéra l’artiste en s’appuyant sur le dossier du fauteuil dans lequel il était assis.

-C’est un excellent critique, oui, mais je dois admettre qu’il n’a pas été facile d’être son assistant.

L’hôte rit avec amusement en pensant au critique âgé dont les remarques de diva avaient détruit plus d’une carrière artistique, et qui sans doute lui avait fait avoir plus qu’un immense courage, avec ses avis sur son travail cabotin et littéraire.

-J’imagine de quoi il peut parler, dit l’homme aux cheveux châtain, avec un ton qui laissait percer une certaine ironie. Mr Hirshmann doit certainement avoir un caractère difficile. Bien qu’ayant été l’objet de ses disons… commentaires professionnels pas très favorables, je ne devrais pas trop donner mon avis à ce sujet.

-Eh bien, Mr Grandchester, répondit Ellis en souriant, Mr Hirshmann a en réalité une plus haute opinion de son travail que ce que vous pouvez penser. En plus, comme je ne vais plus travailler avec lui, peu m’importe ce qu’il va dire de ça, dit-il d’un ton confidentiel, et l’acteur leva un sourcil, intrigué par le commentaire d’Ellis. Mr Hirshmann, et pardonnez-moi ce que je vais dire de lui, mais ce sont les mots de mon chef, il est déjà le plus suffisant des arrogants, qui peut faire empirer le plus les choses avec le plus de louanges. Ainsi, de chaque commentaire acerbe et inutile que vous lisez de son travail, il faut en croire seulement la moitié, conclut Ellis en fermant les yeux, et Grandchester éclata de rire à pleins poumons.

-Mon Dieu, Ellis ! Vous savez que vous êtes en train de me raconter quelque chose que ma femme m’avait déjà dit il y a quelques années, et que je n’avais pas voulu la croire ? dit l’homme quand il put se remettre de son fou rire. Ellis était étonné car il n’avait jamais vu Grandchester de si bonne humeur et si ouvert dans les préliminaires d’une entrevue. Mais aussi, il devait reconnaître qu’il y avait longtemps qu’il n’avait pas eu l’opportunité de s’entretenir avec l’acteur. Ellis avait quitté le poste de reporter pour travailler comme assistant dans la section critique depuis neuf ans. Bon travailleur, il estima avoir assez bavardé, c’est-à-dire qu’il était là pour une interview, et non pour parler de ce simple d’esprit de Mr Hirshmann. Vous pouvez commencer quand vous voulez, dit finalement l’artiste en recouvrant son sérieux.

-Merci, Mr Grandchester. De fait, j’ai voulu réaliser cette entrevue surtout par sentimentalisme, confessa le journaliste en devenant sérieux. Mon premier travail pour le New York Times a été une entrevue avec vous quand vous étiez encore un nouvel acteur ayant déjà une certaine notoriété, et je souhaite finir de même avec une autre entrevue avec vous, maintenant que vous êtes un acteur confirmé. Vous rappelez-vous cette première fois, Monsieur ?

-Mince ! Comment oublier ? répondit l’acteur. De plus je suis proche de vous depuis ce moment. Merci encore pour toute votre discrétion.

-Jamais de la vie. C’était seulement une question d’éthique, répondit Ellis avec simplicité, et la réaction de l’homme fut agréable à l’artiste. Bien… maintenant je vais me porter sur la première question que j’ai préparée, si vous me le permettez.

-Je vous en prie.

-Il se dit que l’on peut parler d’un Terrence Grandchester d’avant la guerre, et d’un autre bien distinct depuis celle-ci. Personnellement je crois que c’est vrai, mais quelle opinion avez-vous à ce sujet ?

Terrence sourit légèrement en posant sa tasse à demi vide sur la table, et après quelques secondes s’anima pour enfin répondre.

-Je pense qu’ils sont dans le vrai. Un homme n’est jamais le même après avoir assisté aux choses que moi, de la même manière qu’un grand nombre, j’ai dû vivre en France.

-Cependant je dirai que l’expérience a apporté de bons résultats en définitive, commenta Ellis en espérant la réaction de l’interviewé. Le jeune acteur se leva et marcha vers la fenêtre qui donnait sur le jardin de derrière la maison, et y resta un bon moment silencieux en regardant à l’extérieur. Ensuite il sourit et se retourna vers le reporter.

-Venez ici Ellis, lui fit-il avec un signe de la main.

Le journaliste se mit debout et s’approcha de la fenêtre. Depuis celle-ci il pouvait voir le vaste jardin de derrière, bordé de hauts chênes. Deux garçons paraissant en bonne santé, aux cheveux bruns pour le plus grand, et pour le plus petit aussi blonds que ceux de la fillette qui avait ouvert la porte, s’amusaient dans une petite maison de bois qu’ils avaient construite à la cime d’un des arbres. Ils semblaient occupés à monter une série de jeux, et un panier à friandises dans leur cachette entre les branches.

-Vos fils je suppose, commenta Ellis en regardant comment le visage de celui qu’il devait interviewer s’illuminait.

-Oui, eux deux et une petite fille qui entame à peine ses quatre ans, répondit le maître de maison.

-Je crois que j’ai déjà fait connaissance avec cette jeune demoiselle, dit le reporter d’un ton farceur. Nous étions sur le point de faire un échange assez avantageux pour elle quand votre épouse est arrivée pour m’en dispenser.

-Elle vous aura demandé des friandises sûrement, supposa le jeune père d’un air amusé. Je crois que mon enfance se trouve déjà trop loin ou est trop enfouie dans ma mémoire, car je n’en finis pas de m’étonner de l’énorme quantité de sucre que les enfants consomment. Et pourtant mon épouse fait de grands efforts pour les contrôler…

A cet instant la petite blonde sortit aussi de la maison, et les deux hommes debout devant la fenêtre purent voir comment elle se joignit aux jeux de ses frères accompagnée de leur mère. Madame Grandchester avait revêtu un pantalon de coutil et une chemise de coton, et avec les pieds nus comme les trois enfants, elle se donnait pour mission de jouer avec eux en devenant une quatrième camarade de jeu du même âge que les jeunes enfants.

-Je sais bien que je n’ai jamais été ce que l’on peut appeler un homme sympathique, commença à dire l’acteur sans arrêter de regarder la scène estivale qu’il avait devant les yeux, et qu’il y a eu des moments où je me suis vraiment comporté comme un odieux pédant. Je sais aussi que beaucoup de personnes de valeur qui travaillaient à mes côtés ont supporté ma mauvaise humeur et pour cela ont ressenti mes changements à mon retour de France. Sans doute, voir le visage de la mort d’aussi près a des effets stupéfiants sur les personnes, Ellis, mais je ne crois pas qu’il y ait eu des résultats aussi positifs qu’il en a été, car au milieu de toutes ces horreurs que j’ai vécues, j’ai aussi pu contempler de nouveau le visage de l’amour et du pardon.

-Vous n’avez jamais voulu donner des détails sur cette époque à aucun journaliste jusqu’à présent, commenta Ellis en essayant d’user de toute son habileté de reporter. Pourquoi ?

-Les choses que j’ai vécues en France ont à voir avec ma vie personnelle et dans une certaine mesure avec d’autres personnes, je préfère garder le silence par respect. Parmi tous les détails j’en donne certains à quelques personnes, les plus grandes lignes aux gens… et simplement en évoquer l’idée ne me plaît pas beaucoup. Ce qui est véritablement important, que j’ai tiré de cette expérience, s’est reflété dans mon travail. Le reste est privé.

-D’accord. Néanmoins, tous savent que c’est là-bas que vous avez connu votre épouse. Il ne faut pas être très malin pour comprendre que le début de votre relation a été un tournant dans votre vie, suggéra le reporter.

-C’est vrai. Oui, il est certain que dès le moment où Candy a accepté d’être ma femme, ma vie a changé, mais je dirai qu’il y a certains détails inexacts dans cette explication que je n’ai pas l’intention d’éclaircir auprès du public. Il suffit de savoir que s’il y a quelque chose de bon en moi, tout ce que j’ai vraiment eu de valeur humaine, je le dois à elle et à cette famille qu’elle m’a donnée. Ce que vous voyez ici Ellis, c’est la réponse que la presse essaye de trouver par mille et une raisons fantastiques. Il n’y a pas de grand mystère. Je suis un homme heureux, et pour cela je réagis comme tel. Même les êtres sombres comme moi prenons de nouvelles couleurs quand nous sommes entourés de lumière. C’est tout.

L’homme quitta la fenêtre et invita le journaliste à l’accompagner de nouveau dans la salle de séjour.

-Mais il paraît que ce n’est pas très à la mode d’être heureux parmi vos collègues écrivains. N’est ce pas ? Demanda Ellis en dirigeant la conversation vers un autre terrain, en voyant que l’acteur était réticent à aborder sa vie personnelle.

-Eh bien, vous touchez un point triste pour moi, je parle professionnellement, répondit l’artiste. Mes œuvres ont un certain succès et je pourrais vous dire que je me sens satisfait de ce que j’ai, mais mes collègues insistent pour préserver une vision plus pessimiste du monde, et dans laquelle mon travail leur paraît anachronique. Mais je ne le leur reproche pas, ce qu’un homme voit dépend de ce qu’il a vécu, et la vie a voulu être généreuse avec moi, en me donnant beaucoup de bonnes choses que j’amasse là-dedans, conclut-t-il en montrant son cœur.

-Vous sentez-vous incompris par vos compagnons écrivains ? Demanda Ellis en suivant la voie qui lui paraissait la plus intéressante.

-Disons mal interprété. Même Ernest, avec qui j’avais une grande amitié, a fini par s’éloigner de moi en voyant que je ne changeais pas ma façon de penser. J’imagine que c’est le propre du caractère d’Ernest d’être un peu intransigeant envers ceux qui pensent différemment. Mais je ne lui en veux pas, parce qu’à une époque où j’étais moins chanceux, j’étais du même avis.

-Parlez-vous d’Ernest Hemingway ? Demanda Charles intéressé, et en prenant de rapides notes sur son carnet. Certains parlent d’une grande querelle entre vous deux. Qu’en est-il en réalité ?

-Non, ce n’est pas cela. Il y a seulement une différence de courants littéraires. C’est tout. De plus, c’est difficile de maintenir une amitié avec quelqu’un qui passe autant de temps à voyager, comme le fait Ernie.

-Cependant vous maintenez une étroite amitié avec Mr André, et il est lui aussi un voyageur infatigable, répondit le reporter en tendant une autre perche de plus.

-C’est différent, répondit aussitôt l’acteur. Vous savez qu’entre Albert et moi, il existe des liens familiaux dus à sa relation avec mon épouse. Irrémédiablement nous sommes liés l’un à l’autre pour toute la vie, de plus en marge de cela, nous partageons beaucoup d’aspects dans notre manière de penser. A chaque moment de nos vies, nous avons décidé tous les deux de prendre le chemin que nos cœurs nous dictaient, sans nous soucier de ce que nos familles pensaient, et nous sommes fiers des résultats que nous avons obtenus.

-On dit beaucoup que la famille de votre, devrais-je dire beau-père ?..., bafouilla le reporter en se grattant la nuque avec son crayon. C’est que c’est difficile pour moi de penser qu’un homme si jeune soit le père de votre épouse…

Terrence se remit à rire de bon cœur, car ce n’était pas la première fois que quelqu’un faisait ressortir cette curieuse donnée.

-Je préfère penser à Albert comme mon meilleur ami, répondit-il avec simplicité.

-Bon…il se dit que la famille de votre ami n’a jamais accepté son mariage avec l’actuelle Madame André. Qui a-t-il de vrai dans cela ? Demanda le jeune homme.

-Ce n’est pas très exact. Mon épouse et son cousin ont été les premiers à recevoir à bras ouverts Raisha dans la famille. Cependant, ce n’est pas un mystère que le reste de sa famille a été réticent au fait qu’Albert ait contracté un mariage avec une femme d’une autre couleur.

-Malgré cela, j’ai entendu dire que Madame Raisha André, auparavant Mademoiselle Linton, est une femme cultivée, et provenant d’une importante famille britannique. Bon, au moins son père.

-C’est vrai. Le père de Raisha était un géographe remarquable. Il reçut même un titre nobiliaire en reconnaissance de ses apports à la science. Il a éduqué sa fille avec soin, et un esprit libéral. Mais les Linton n’ont jamais accepté qu’il se soit marié avec une hindoue. Raisha a toujours souffert de la discrimination de sa famille du côté paternel, mais loin de lui donner des complexes, cette situation défavorable en a fait une femme forte et indépendante. Des raisons qui ont sans doute conquis le cœur de mon ami…en plus de sa beauté qui est évidente.

-J’imagine que cela n’a pas dû faire plaisir à la famille André, le fait que le patriarche de la famille vive en Inde et travaille à la libération de ce pays, sans avoir beaucoup d’intérêt pour les affaires.

-Ils n’ont rien à lui reprocher, répliqua aussitôt l’acteur. Tout le temps qu’Albert a passé à la tête des affaires familiales, il a toujours été un brillant homme d’affaires. Il n’a pas quitté son poste de manière inconsidérée, mais il a laissé à sa place le cousin Archibald, qui a très bien agi jusqu’à maintenant. Y compris lors des irrégularités que nous sommes en train d’avoir en économie en ces jours, et que sûrement nous aurons encore dans les années qui vont suivre. Bon, c’est ce qu’Albert et Archibald ont présagé, ils s’y connaissent beaucoup mieux que moi à ce sujet.

-Et votre famille ? Qu’a pensé votre père de votre décision d’être acteur ? Demanda le reporter en réagissant rapidement.

-Ce que vous devez vous imaginer, répondit Terrence avec décontraction. Ce n’est pas un secret que mon père et moi avons été distants pendant de nombreuses années. Heureusement nous avons eu ce que l’on peut appeler une réconciliation de dernière minute…malheureusement cela n’est pas arrivé, avant qu’il n’ait été sur le point de mourir. Mais je suis reconnaissant à la vie qu’elle nous ait permis de rester en paix l’un avec l’autre.

-Je comprends…Et votre mère ? J’imagine qu’elle a dû beaucoup peser dans votre décision, s’aventura à demander Ellis, qui entrait dans des eaux dangereuses, puisqu’il était proverbial que l’acteur ne parlait jamais de l’intervention de sa célèbre mère dans sa carrière.

Terrence fronça légèrement les sourcils, et Charles s’imagina qu’il allait prendre la tangente sans répondre à sa question, mais à son grand étonnement l’homme se décida à répliquer à la question, après y avoir réfléchi un moment.

-Ça, c’est la version erronée tenue par tous. Une fois pour toutes je vais répondre à la question, et j’espère que ce qui sera écrit sera bien la réponse, car je ne pense pas reparler de ce sujet. Dans un premier temps je ne vais pas nier que mon intérêt pour le théâtre me vient du sang. Ma mère et moi partageons beaucoup de choses en plus de notre ressemblance physique, mais aussi étrange que cela puisse paraître à tous, je ne lui ai jamais rien dit au sujet de mon intention de devenir acteur. De plus, elle était ici à New York quand j’ai décidé de quitter l’Angleterre, et elle ne s’imaginait probablement même pas ce que je projetais. Elle s’était faite à l’idée que je serais le duc de Grandchester et que je me chargerais des affaires et charges politiques de mon père à la Chambre quand il ne serait plus là. Après, quand je suis arrivé à Broadway, et que je cherchais du travail, je ne suis même pas allé rendre visite à ma mère pour l’informer de ma décision. J’ai voulu faire les choses par moi-même… sans utiliser le prestige de ma mère comme actrice, pour faire décoller ma propre carrière. Je suis très fier de chaque chose que j’ai obtenue par mon travail, parce qu’au contraire de ce que beaucoup d’envieux pensent, tout ce que j’ai obtenu, c’est grâce à mon mérite personnel.

La voix de Terrence touchait à la véhémence. Ellis pu se rendre compte que le sujet était sans doute quelque chose qui réveillait les passions, et jusqu’à une certaine indignation chez son interlocuteur.

-Voulez-vous dire qu’à quinze ou seize ans vous avez décidé de quitter la maison paternelle, et de vous aventurer à New York sans le soutien d’aucun de vos parents ? Demanda l’homme intrigué, car il ne s’était jamais imaginé que l’histoire pourrait prendre un tel tour.

-Je dois admettre que j’ai dû vendre une automobile et un cheval que mon père m’avait offerts pour me payer le voyage en Amérique, et pour pouvoir vivre quelques temps jusqu’à ce que j’aie pu obtenir un emploi, mais c’est pratiquement comme vous l’avez dit. J’ai fait la vente en moins de vingt-quatre heures, emballé mes affaires et pris le premier paquebot qui sortait de Southampton. J’ai dû me procurer un faux passeport qui me donnait l’âge de pouvoir voyager sans la permission de mon père, mais ça n’a pas été difficile de l’obtenir une fois arrivé au port. C’est aussi simple.

-Cela dut requérir beaucoup de courage en étant aussi jeune, et en étant habitué à vivre dans le luxe de la noblesse britannique, demanda Charles.

Terrence ne répondit pas immédiatement au commentaire du reporter, mais il garda le silence pendant quelques instants, comme s’il était en train de penser jusqu’à quel point il voulait donner ses révélations.

-On peut dire que j’avais un motif très important pour agir avec autant d’impulsivité. Je ne crois pas que c’était du courage. C’était seulement…, il s’arrêta de nouveau tout en sondant le visage du reporter, Ellis, dans votre reportage vous mettrez la chose suivante : ce n’est pas le courage qui m’a poussé à quitter l’Angleterre à cette occasion. A ce moment-là, j’avais alors pensé que ce serait le mieux pour le bien de tous. Je ne ferai pas d’autres commentaires… sauf "off records" et étant donné que vous avez déjà un rapport complet de l’histoire depuis cette nuit où l’alcool m’a amené à commettre certaines indiscrétions, et à raconter ce qui s’était réellement passé. Je suppose que j’ai votre parole d’honneur que rien de cela ne sortira de cette maison.

-Vous l’avez sans aucune crainte Mr Grandchester, répondit le journaliste en laissant son calepin sur le sofa.

-Une fois de plus. Bien que sans aucun doute mes plans soient de devenir un acteur comme j’en avais toujours rêvé, ce ne fut ni le courage ni une rébellion irréfléchie qui m’ont finalement poussé à me décider, commença à raconter le jeune homme, mais le désir de protéger la personne la plus importante de ma vie et pour qui j’avais pensé à ce moment là que mon départ lui serait favorable.

Ellis resta finalement silencieux après la réponse de l’acteur, se demandant si la personne dont parlait l’artiste était la même que celle dont il lui avait parlé treize ans plus tôt, quand il l’avait connu dans un bar de Harlem.

-Vous référez-vous à cette jeune personne dont vous m’avez parlé… à cette occasion ?

Terrence sourit et ses yeux brillèrent de nouveau.

Il se souvint alors de 1915, l’année la plus noire de toute sa vie. "Roméo et Juliette" était un vrai succès. Il avait seulement dix-huit ans, mais son nom était déjà amplement connu dans tout le nord du pays. Les temps de gêne économique paraissaient être loin. Ironiquement, les choses ne pouvaient pas aller moins bien. Il se sentait perdu, seul, terriblement triste, et pour empirer les choses il avait commencé à boire plus que de raison. Une nuit après la représentation, les forces lui avaient manqué pour aller rentre visite à sa fiancée, et au lieu de se diriger vers le Queens, où elle habitait, il s’était dirigé vers un bar bon marché, loin du glamour de Manhattan.

Le lieu était obscur et peu fréquenté par les Blancs, ainsi votre identité était préservée. Cette nuit, Charles Ellis, qui avait à peine vingt-deux ans et qui entamait à peine sa carrière de journaliste, avait eu la même idée, tant il était ennuyé par une frustrante entrevue pour le travail, qu’il avait dû supporter ce même jour.

Les deux jeunes gens se retrouvèrent au comptoir, et malgré le fait qu’ils soient assis l’un à côté de l’autre, ils n’échangèrent aucune parole pendant une bonne partie de la nuit. Ellis était venu avec un ami, et Grandchester était trop replié sur ses pensées et sa bouteille de whisky, comme pour éviter tous ceux qui passaient autour de lui. Et très tard, alors que le bar était quasiment vide, après que le camarade d’Ellis soit parti et ait vidé beaucoup de verres, la conversation commença à s’enclencher entre les deux personnes assises à ce comptoir désert.

Ellis n’était pas très soûl, parce qu’il avait bu lentement, et en réalité il ne tenait pas en plus l’alcool, mais il était évident que Grandchester était totalement ivre. Le jeune journaliste s’était rendu compte de qui était en fait celui à côté de lui, et une idée commença à lui trotter dans la tête. Son accidentel compagnon de bringue n’était rien de moins que la révélation théâtrale de l’année, qui jusqu’à ce moment n’avait jamais accordé une interview importante à qui que ce soit. Et il était à côté de lui, juste là, plein, et assez communicatif !

-Avez-vous une idée de pourquoi je suis si soûl ?, avait demandé Terry, d’une voix embuée d’alcool et sans prêter attention à son fort accent britannique, au point qu’Ellis avait eu du mal au début à comprendre ce qu’il voulait dire.

-Je suppose que vous avez voulu vous amuser, avait été la réponse du reporter, qui s’efforçait de porter la conversation qu’il était en état d’avoir avec l’artiste vers certains points clé, afin de pouvoir se la rappeler après. Il ne pouvait pas sortir son carnet et y noter tout devant l’artiste, ainsi il devait mémoriser tout ce qu’il lui était possible.

-M’amuser !... Comme tu y vas, jeune homme !... Si ça ne pouvait pas être pire !... Mais tout est de ma faute.

-Pourquoi dites-vous ça ?

-Par stupidité je suppose. Pour être aristocratiquement stupide… mais c’est ainsi… très honorable avait dit le jeune acteur en se moquant de lui-même.

-Je ne comprends pas.

-Dis-moi une chose… si tu connaissais une fille qui te fasse avoir la chair de poule, ton cœur qui se remplit de musique et ton âme qui brûle de part en part par le seul fait de la voir…Qu’est ce que tu ferais ? Avait demandé le jeune homme, en étonnant Ellis par le lyrisme de ses paroles, malgré son ivresse.

-Je suppose que si une chose pareille m’arrivait, c’est parce que je serai tombé amoureux d’elle… alors… je suppose que je l’aurais entretenue et traitée de façon à ce qu’elle reste à mes côtés pour toujours.

-Très bien ! Bonne réponse… c’est ce que quelqu’un avec deux onces de courage ferait, au moins bien sûr. Je parle de ça.

-Mais…, avait bafouillé Ellis, pas très sûr de devoir continuer à pressurer de questions un Terry ivre, vous m’avez dit que vous aviez une fiancée. Ce n’est pas vrai ?

-Ah oui… ma fiancée. Certes… la fille la plus douce que tu puisses imaginer… je l’aime tellement la pauvre… mais je ne peux pas faire son bonheur.

-Alors vous ne l’aimez pas.

Le jeune homme avait tardé un moment à répondre à cette ultime question, comme si au fond se confier lui coûtait encore des efforts malgré l’influence de l’alcool.

-Non… Triste, n’est-ce pas ?... Mais ce n’est pas le pire… je suis amoureux d’une autre… et maudite soit mon image, je crois que quiconque la voit ne pourra jamais l’oublier. Je suis désespérément amoureux de cette autre fille. Regarde, cela fait déjà trois ans que je n’ai pas fait autre chose que de penser à elle ; Dieu sait que je n’ai jamais aimé personne comme elle ni désiré une femme aussi ardemment que je la désire elle !

-Et pourquoi alors vous ne rompez pas avec la fiancée que vous avez maintenant, et cherchez cette autre qui vous obsède tant?

-Simple. Parce que je suis obligé envers ma fiancée. Je n’ai pas d’autre solution…

Et la nuit avait ainsi continué avec ses confessions, dont nous ne dévoilerons pas le contenu, mais le reporter n’en avait pas besoin. Ellis avait offert de transporter l’ivrogne jusqu’à Greenwich Village où il vivait, et l’avait laissé à un immeuble du quartier. Après, il lui avait fallut un bon moment pour rentrer au Bronx, où il résidait, et il dut au lever du jour de cette nuit écrire l’article de son entrevue avec l’acteur. Bien qu’il se rappelât exactement de tous les détails de la conversation, il détruisit au dernier moment le premier jet, éliminant ainsi tous les détails personnels qui faisaient sans doute allusion à Suzanne Marlowe. Ellis pensa que sans avoir été ivre, et s’il n’avait pas omis de lui mentionner qu’il était reporter, l’acteur, qui était toujours très discret, ne lui aurait jamais sans doute révélé que son engagement avec la jeune actrice était seulement une obligation et qu’il n’y avait pas le moindre amour, mais en plus qu’il y avait une troisième personne que l’acteur aimait en secret.

Une telle histoire, pleine de juteux et passionnants détails, aurait été très avantageuse pour lui, mais ses scrupules avaient pris le pas sur ses espoirs d’obtenir un emploi. Néanmoins, il avait obtenu d’éditer l’entrevue de façon à ce qu’elle soit moins révélatrice, et avec elle il avait obtenu son premier poste au New York Times. Terrence n’avait pas oublié ce geste.

-Parlez-vous de la même jeune femme ? Demanda à nouveau Ellis en sortant Grandchester de ses souvenirs.

-Que croyez-vous, Ellis ? Demanda à son tour l’acteur avec un sourire énigmatique.

-Qu’effectivement la jeune fille dont vous étiez amoureux était la personne que vous avez voulu protéger avec votre départ… mais je ne comprends pas très bien comment le fait que vous ayez quitté Londres ait pu aider cette fille, ajouta Ellis en renchérissant pour connaître plus de détails sur l’histoire.

-Nous étions camarades au collège. Quelqu’un qui ne nous aimait pas trop nous a tendu un piège dont les conséquences ont exigé que l’un de nous quitte le collège définitivement. Je ne pouvais pas supporter que ce soit elle qui subisse cette punition, surtout quand cela la mettait sérieusement dans une mauvaise posture avec sa famille. J’ai alors compris que les choses étaient déjà inévitables et évidentes. Je ne prenais pas plaisir à la vie sous la tutelle de mon père, et elle nécessitait que je prenne une décision rapide. Ainsi les circonstances ont accéléré les événements qui tôt ou tard se seraient présentés, répondit l’acteur avec aisance.

-Je comprends. Si les choses ne s’étaient pas présentées de cette manière, seriez-vous resté plus de temps en Angleterre ?

-Je me suis posé cette question de nombreuses fois, répondit l’homme en faisant un peu errer ses yeux sur l’ensemble des murs de la pièce, le temps que son esprit réfléchisse sur les choses qui auraient pu être et ne jamais être. Je crois que malgré mes affrontements de plus en plus fréquents avec mon père, et les rêves de ma mère que je vive avec elle, je serais resté à Londres jusqu’à la fin de mes études au collège. Pas vraiment parce que je donnais beaucoup de valeur à l’éducation que j’y recevais, mais pour vivre plus de temps près de la personne dont j’étais amoureux… J’imagine que j’étais prêt à m’abaisser devant mon père et à rester sous sa tutelle plus de temps, du moment que je restais avec elle… mais les choses ne se sont pas passées ainsi.

-Je vois, répondit le journaliste en pensant rapidement à la question suivante, mais quand vous êtes arrivé à New York et avez obtenu un travail à la compagnie Stratford, vous avez commencé à sortir avec Suzanne Marlowe.

-C’est faux, corrigea aussitôt l’artiste, avec un léger froncement de sourcil. A cette époque, l’unique chose qui m’importait était de mémoriser le meilleur jeu de rôle qu’il m’était possible, et répéter le double des autres. Je crois que cette rumeur vient du fait qu’à une certaine occasion, nous sommes sortis très tard d’une répétition de Macbeth. La mère de Suzanne se sentait malade ces jours-là, et elle n’avait pas pu aller avec elle à la répétition comme à son habitude. Je me suis proposé pour raccompagner Suzanne jusqu’à chez elle, parce que je l’avais entendu dire à quelqu’un que cela lui faisait très peur de rentrer seule jusqu’au Queens à ces heures-ci de la nuit.

-Alors vous niez avoir eu une quelconque relation avec elle.

-En effet, affirma l’homme avec une telle assurance que cela fit comprendre à Ellis qu’il disait la vérité.

-Et que se passa t-il avec l’autre jeune fille ? Demanda de nouveau le reporter.

-Je ne la revis pas ni ne sus rien d’elle, jusqu’à deux ans après mon arrivée en Amérique, mais je vous assure que pendant tout ce temps je n’ai pas cessé de penser à elle, pas même un instant, dit l’homme, et de nouveau son expression s’illumina pendant qu’il tenait son menton de sa main gauche.

-Et que se passa t-il quand vous vous êtes revus ?

-Ce fut une rencontre bien trop brève, mais suffisante pour que nous comprenions que ce qu’il y avait entre nous était une de ces choses que le temps et la distance font seulement mûrir et croître encore plus. Elle vivait à…, l’homme se retint brièvement comme s’il était en train de penser qu’il allait plus loin qu’il ne le voulait dans sa narration, dans une ville lointaine, mais nous avons commencé à nous écrire tous les jours.

-Vous avez entretenu cette relation en secret, suggéra le reporter.

-Oui… mais je n’ai jamais cru que ma vie privée soit importante. Je veux que les gens me connaissent et se souviennent de moi pour mon travail ; pas pour les détails juteux de ma vie personnelle. Sur scène je donne au public tout ce que j’ai en moi pour le partager avec tous. Le reste je le garde seulement pour quelques personnes qui sont spéciales dans ma vie. Ce que je fais en dehors du théâtre ne concerne pas le public. Et encore moins ce que je pense.

-Je crois comprendre ce que vous voulez dire, admit Ellis en respectant le point de vue de l’artiste, mais après dans un deuxième temps il réagit avec une autre réplique pour continuer la conversation. Alors vous avez maintenu cette relation disons "épistolaire" pendant un temps, sans que personne dans le milieu ne le sache. Quelqu’un d’autre était au courant ?

-Quelques-uns uns de mes amis intimes seulement.

-Quelles étaient vos intentions envers la jeune fille ? Se mit à vouloir savoir Charles, en sentant que les morceaux de l’histoire qu’il avait maintenant touchés chaque fois un peu plus, formaient avec celui-ci une nouvelle information.

-Les meilleures je suppose, répondit l’acteur avec véhémence. Je mourais d’envie de la voir de nouveau, mais la distance et nos occupations respectives ne nous permettaient pas de nous voir. J’ai commencé à économiser en pensant que je pourrais voyager pour lui rendre visite dès que j’en aurais l’opportunité, et peut-être formaliser notre relation, mais alors j’ai eut l’opportunité d’auditionner pour le rôle de Roméo. A ce moment mes plans ont changé. Si j’obtenais le rôle, cela signifiait mon premier grand succès professionnel, et enfin le début d’une vie meilleure. Ainsi j’ai décidé de me concentrer pour arriver à ce but, qui non seulement m’aurait rempli de satisfaction professionnelle, mais aussi m’aurait permis d’être dans une situation économique suffisamment stable pour proposer le mariage à la femme que j’aimais.

-Elle vous prenait très au sérieux alors que vous étiez si jeune. J’imagine que vous n’aviez pas vingt ans alors, commenta Ellis.

-J’étais sur le point de finir ma dix-huitième année, mais je vivais déjà indépendamment, j’étais éperdument amoureux et absolument sûr de ce que je ressentais. Pourquoi attendre plus de temps.

-Mais selon les tristes détails que vous m’avez confessés à cette occasion que nous connaissons, vous avez dû jeter à l’eau tous ces plans. N’est ce pas ?

-Lamentablement, et avec cela a débuté l’époque la plus noire de ma vie, dit l’homme avec un léger soupir.

-Je me souviens que vous avez disparu un bon moment de la vie publique peu après que je vous aie connu. Je dois avouer que j’en arrivais à penser que plus jamais vous ne retourneriez à Broadway. Cependant, quelques mois plus tard vous nous avez tous surpris de nouveau en revenant sur les planches. Je peux vous demander ce qui vous est alors arrivé ? Officieusement, bien entendu, précisa Ellis sans reprendre le carnet.

-A cette époque j’ai fait les choses les plus stupides et honteuses de toute ma vie, répondit l’homme en relevant les sourcils d’un geste de désapprobation, mais je ne souhaite pas en parler. Je dirai juste qu’un miracle m’a sauvé de ma propre destruction, et au final j’ai décidé de revenir à New York et de reprendre mon chemin.

-Mais cela incluait aussi d’officialiser votre engagement auprès de Mademoiselle Marlowe. N’est ce pas ?

-En effet. A cette époque je pensais, avec erreur, que j’étais proche de Suzanne, et que l’unique manière de payer honorablement la faveur reçue était de me marier avec elle. Ma douleur de la perte de la femme que j’aimais en vérité m’avait fait être impressionné par ce devoir, je suppose, mais après les expériences vécues j’ai décidé que je devais revenir et affronter ce qu’avait créé ma responsabilité. Par malheur pour la pauvre Suzanne les choses n’ont pas bien réussi, sa santé s’est affaiblie et vous savez déjà la triste fin de cette histoire.

-Mais si elle n’était pas morte, vous vous seriez marié avec elle. Non ? Suggéra Charles en amenant la conversation vers un autre point qui l’intriguait encore.

-Oui, et aujourd’hui je sais que j’aurais commis la plus grande erreur de ma vie. Mais pour comprendre cela il m’a fallu traverser la mer, m’enrôler dans l’armée et connaître un homme avec qui j’ai contracté une dette pour toute ma vie.

-Voulez-vous parler de cet homme ? S’aventura à demander Ellis.

-Bien sûr, et si vous voulez publier cela, omettez tout ce qui fait référence à Suzanne s’il vous plaît. Je ne sais pas ce que j’aurais fait si vous aviez mis en lumière les choses que je vous avais contées cette fois-là dans le bar. La dernière chose que je souhaitais était que soit confirmé que mon engagement avec Suzanne était fondé sur un sentiment de culpabilité et de reconnaissance. Je n’avais pas été très galant, et j’avais alors eu la chance que vous ayez été discret cette fois, je souhaite que la mémoire de ma malheureuse ex-fiancée demeure sans tache devant l’opinion publique. Vous me comprenez. N’est ce pas ?

-Bien entendu Mr Grandchester. Ne vous inquiétez pas… mais vous me parliez de cet homme que vous avez connu en France.

-Il s’agit de quelqu’un que je respecte énormément, et que je considère comme un de mes meilleurs amis. Il s’appelle Armand Graubner et il est prêtre.

Grandchester s’arrêta pour observer la réaction de son interlocuteur.

-Vous êtes en train de me dire que vous êtes croyant ?

L’artiste se jeta en arrière et rit un bon moment devant la surprise du reporter.

-Il est vrai que je ne suis pas athée, si c’est ce que vous insinuez, mais je ne peux pas non plus dire que je sois très dévot. Mais mon amitié avec le prêtre Graubner n’a rien à voir avec mes convictions religieuses. Je l’ai connu au front, et nous nous sommes liés d’amitié à une époque où j’avais arrêté de croire en les gens. Il commença le travail de m’ouvrir les yeux face à certaines conceptions fausses que je traînais encore avec moi en conséquence de l’éducation orthodoxe que j’avais reçue et qui m’avait fait beaucoup de mal. Surtout sur ce qui concernait la supposée dette que je croyais avoir avec Suzanne. On peut dire que Graubner m’a aidé à m’exorciser de la culpabilité que je portais sur le dos depuis le moment où Suzanne avait eu l’accident pour me sauver la vie.

-Etes-vous resté en contact avec cet homme… Graubner ? Demanda Ellis d’un air intéressé.

-Bien sûr. Il vit maintenant en Allemagne où il est chargé d’une petite paroisse en Bavière. Nous nous écrivons de manière continue, et quand je voyage en Europe j’en profite toujours pour aller lui rendre visite.

-Ainsi le fait de connaître cet homme est une des choses qui vous sont arrivées en France, en plus d’y avoir connu votre femme, répliqua Charles avec une double intention.

-Oui, mais ce n’est pas quelque chose que je souhaite nécessairement garder seulement pour moi. Bien au contraire, je suis très fier de compter parmi les amis d’Armand Graubner, mais ce que je vais vous dire maintenant, vous devez le garder seulement pour vous, une fois de plus par respect pour la mémoire de Suzanne.

-Comme vous voulez, l’encouragea le journaliste en s’asseyant confortablement dans le sofa, prêt pour ce qui allait suivre.

-Ellis, vous avez gagné ma confiance tout au long des années par votre travail toujours professionnel. Je vais vous confier ceci : mon épouse et moi ne nous sommes pas connus en France comme les gens le supposent, et nous avons convenu de les laisser croire ça.

-Alors ? Demanda le reporter, et son esprit commença subitement à relier certains détails.

-Je vous le dirai ainsi, répondit l’acteur tandis que son visage s’illuminait avec les dernières lumières de l’après-midi. J’ai connu Candy quand j’avais quinze ans et elle quatorze. Malgré mon jeune âge il m’a suffit de la voir seulement une fois pour savoir qu’elle serait l’amour de ma vie. Depuis cette première nuit j’ai été obsédé par elle, et malgré ma lutte contre le sentiment qui peu à peu s’était transformé d’une forte attraction en un profond amour j’ai dû me rendre à elle, et jusqu’au jour d’aujourd’hui je me déclare vassal de cet amour.

Les yeux d’Ellis s’ouvrirent de stupéfaction, pour montrer qu’il venait de comprendre.

-Vous vous êtes marié avec la jeune fille dont vous m’avez parlé cette nuit-là !, dit-il à la fin. Votre première pièce de théâtre est alors autobiographique, bien que vous ayez dit plusieurs fois le contraire.

-Vous avez de nouveau touché juste, répondit l’acteur en souriant. Le destin, qui en fin de compte a bien voulu nous être favorable, nous a donné une dernière chance pour réparer l’erreur que nous avions commise en sacrifiant notre affection sur l’autel d’un mal entendu sentiment de devoir. Pour cela mon ami, je vous ai dit au début de cette conversation que mon expérience en France, même si elle fut cruelle, m’a apporté en échange la plus grande des bénédictions à laquelle peut aspirer un homme. Peut-être que cela m’a coûté quelques blessures de balles et la douleur morale de m’être taché les mains de sang, mais la vie m’a en échange payé largement.

-Je suis heureux pour vous, Grandchester. Peu d’hommes peuvent dire qu’ils ont ainsi une seule femme de toute leur vie et même plus, raconter le bonheur qu’ils ont de l’avoir à leur côté. Mais je ne comprends pas votre désir à vous et à votre épouse de cacher une histoire d’amour si belle.

-Ce n’est pas ça. Vous avez vous-même fini par comprendre exactement que l’histoire était écrite dans mon premier drame. Ce que la vie nous a permis d’apprendre avec l’expérience est là pour que tout le monde le perçoive. Néanmoins, nous avons souhaité que le message soit voilé. Notre désir est de protéger la mémoire de Suzanne, comme un ultime geste de remerciement et de respect pour la douleur dans laquelle elle a vécu. C’est seulement ça.

-Mais maintenant interrogez-moi sur quelque chose que vous pourrez publier ou je crains que votre interview n’arrive pas à une feuille, plaisanta l’acteur, et le reporter rit de bon cœur.

-J’aimerai connaître la raison pour laquelle vous avez arrêté de jouer aussi intensément. Certains prétendent que ce n’est pas bon pour votre carrière dramatique de faire seulement une brève tournée par an avec une unique mise en scène.

-Oui, j’ai entendu ces commentaires, répondit l’homme avec tranquillité, mais je n’y prête pas attention car, bien que je sois moins présent sur la scène qu’avant, la qualité de mon travail est supérieure et plus soignée. Dans le même temps j’ai l’opportunité de ne pas négliger ma carrière d’écrivain.

-Bien, c’est très clair, commenta Charles avec un hochement de tête. Il se dit aussi que ce que le public a perdu en ayant moins de Terrence Grandchester acteur, il l’a gagné en ayant plus de Terrence Grandchester dramaturge. De plus, je dois reconnaître que ce que vous avez dit est vrai, à propos de votre qualité histrionique. Quand vous êtes sur scène vous nous surprenez avec un meilleur niveau d’interprétation à chaque nouvelle mise en scène.

-Merci Ellis, vous serez toujours un de mes spectateurs favoris, répondit l’acteur en sachant que les compliments du journaliste étaient sincères.

-Est-ce que l’on peut dire alors que vos intérêts littéraires vous ont amené à prendre ces mesures ? Demanda le reporter en reprenant le sujet.

-Non, répliqua l’acteur en devenant sérieux. Il est vrai que j’ai souhaité avoir plus de temps pour écrire, mais je n’ai pas pris cette décision en fonction de cela. Ce fut plus une raison de nature différente.

-Puis-je la connaître ? Demanda Ellis, et Grandchester prit une seconde pour réfléchir à la manière dont il devait répondre à cette question.

-Mes motifs étaient familiaux, dit-il à la fin. Les incessantes tournées que je faisais m’avaient trop éloigné de ma maison et cela a fini par blesser ma famille. Le pire fut quand je me suis rendu compte que mes fils Dylan et Alben étaient sensibles à mon absence au point qu’Alben ne me reconnaissait pas quand j’étais à la maison. Il avait alors à peine un an. D’autre part Dylan se montrait irrité et distant. Heureusement je m’en suis rendu compte avant que les choses n’empirent encore plus, et j’ai corrigé le tir. Depuis que j’ai pris cette décision Dieu nous a bénis avec l’arrivée de Blanche. Que pouvions-nous demander de plus ?

-Je suppose que votre épouse a dû être très contente de votre geste. Peu d’hommes sont disposés à sacrifier leur carrière pour l’unité de leur famille, commenta Charles.

-Elle le mérite et bien plus. Je ne me le serais jamais pardonné si ma carrière m’avait amené à m’éloigner de ma femme et de mes enfants…À cette époque j’ai appris que sans eux je ne suis pas la moitié de l’homme que vous voyez maintenant…

L’esprit de Terrence se remit à abandonner la conversation quelques brefs instants pour remonter à cinq ans auparavant… Tout paraissait parfait dans sa vie. Il avait à peine vingt-six ans mais son prestige comme grand acteur était déjà plus que consolidé. La compagnie Stratford lui appartenait à 40%, ce qui lui permettait d’avoir une action directe sur les décisions concernant les œuvres qui se montaient sur la scène, et sur les acteurs embauchés. Tout cela lui donnait une position de pouvoir dans l’industrie du divertissement à New York. En d’autres termes, il était en même temps admiré et craint, car il était capable de faire démarrer ou de détruire la carrière de beaucoup. De plus, sa carrière de dramaturge commençait à lui rapporter d’importants revenus, et comme si cela n’était pas assez, il pouvait compter sur la fortune héritée de son père, que Stewart continuait d’administrer fidèlement. Terrence Grandchester ne mourrait certainement jamais de faim.

Mais la célébrité, l’argent et le pouvoir n’étaient pas les seules choses qui lui donnaient une situation enviable. Il était marié avec l’héritière d’une des plus riches familles du pays, qui en plus d’être jolie l’aimait passionnément, et lui avait donné deux fils en pleine santé. Enfin, il jouissait de la santé, de la jeunesse, il était attirant, avait un présent solide et un avenir brillant. Comment ne pas être la cible de toutes les envies les plus mesquines, et des ambitions les plus illégitimes ?

Sous les tranquilles et éblouissantes eaux de la célébrité, et le prestige dont il jouissait, commencèrent à se former de dangereux remous cachés. Le premier de ceux-ci fut Marjorie Dillow, une des actrices de la compagnie Stratford, qui eut la mauvaise idée de chercher une ascension rapide dans le difficile monde du spectacle, par des moyens distincts de son talent d’actrice. Le second fut Nathan Bower, un acteur irlandais qui s’était installé à New York pour quelques jours et qui avait gagné une soudaine réputation, pas seulement comme acteur, mais aussi comme séducteur professionnel…

Terrence avait connu Bower lors d’une fête organisée par Robert Hathaway pour célébrer son cinquantième anniversaire, et dès le premier moment les alarmes de son instinct s’étaient mises à sonner avec force. En discutant avec un groupe d’amis, les yeux de Terrence avaient surpris que de loin Bower observait avec insistance quelqu’un de l’autre côté du salon. A l’expression du visage de Bower, il ne fut pas difficile de comprendre que l’homme était en train de déshabiller du regard une jolie femme qui avait attiré son attention. Grand fut son mécontentement quand il comprit que la femme que Bower était en train de regarder n’était rien de moins que sa femme. Depuis lors, l’aristocrate ne pouvait supporter la présence de son collègue acteur sans sentir un certain désir irrationnel de lui tordre le cou. Cependant il garda pour lui son déplaisir.

Avec le temps l’incident passa au second plan, car une autre préoccupation occupait son esprit : accumuler une certaine fortune avant de se retirer plus tard, pour assurer un héritage à son plus jeune fils, qui pourrait se comparer à celui que la loi lui permettait de donner à son fils aîné. Dylan hériterait de la fortune et du titre des Grandchester qu’il recevrait de son père, et ainsi son futur serait assuré. Terrence souhaitait qu’Alben aussi puisse jouir d’une position similaire. C’était très étonnant. Avant les questions économiques ne lui paraissaient pas importantes, mais la paternité lui avait fait changer les points de vue qu’il avait à ce sujet, et il ne pouvait pas éviter de se sentir préoccupé par le futur de sa famille. Cette raison, plus que toute autre, le mena à entrer dans une série compulsive de tournées à travers tout le pays, pendant la durée de chaque saison à Broadway.

Robert Hathaway s’occupait seulement de la direction artistique du groupe, et laissait son jeune associé prendre les décisions en ce qui concernait les embauches de la troupe quand il était à New York. Le succès dont était en train de jouir la compagnie était tellement éblouissant que les autres acteurs ne se plaignirent pas du durcissement du rythme qui leur fut imposé. Il semblait que les feux de la popularité les avaient tous enivrés conjointement.

Malheureusement, cette année ne fut pas la meilleure pour l’actrice vedette de la compagnie, Karen Claise, qui tomba enceinte à son plus grand déplaisir. Bien que la jeune femme essayât de continuer avec son éternelle et infatigable routine de travail, la nature finit par vaincre sa volonté, et elle dut rester à New York dans une retraite forcée, pour les derniers mois de sa grossesse. A sa place, un nouveau nom commença à se faire connaître. Marjorie Dillow vit finalement sa grande opportunité quand Robert Hathaway la proposa comme suppléante à Karen, bien que Terrence ne fût pas très convaincu du talent de la débutante. En fin de compte, l’opinion de l’ancien acteur pesa plus, et Dillow supplanta Karen dans tous les rôles que l’actrice avait eus pendant les tournées de cette année.

Il ne se passa pas beaucoup de temps avant que la presse ne commençât à laisser échapper des commentaires suggestifs sur la relation du premier acteur de la compagnie avec la nouvelle étoile. Terrence, suivant son habitude, ignorait les notes malicieuses et pensait à ce sujet que son épouse en faisait autant. Le sujet n’était pas abordé au moins durant les cours séjours du comédien à sa maison. Cependant, le mal dans le cœur de la jeune Madame Grandchester commençait déjà à se faire sentir, malgré les gros efforts qu’elle déployait pour ne pas prêter attention aux commérages.

Les absences de Terrence se prolongeaient, les rumeurs au sujet de sa relation avec Marjorie augmentaient et la présence de Nathan Bower se faisait plus manifeste. Candy avait revu l’acteur irlandais accidentellement un certain après-midi de novembre, alors qu’elle passait avec ses deux jeunes fils dans un parc proche de sa maison. Depuis lors était née une amitié entre eux deux, et les choses en étaient restées à ce stade, car un témoin inopportun avait porté la nouvelle aux oreilles du mari absent.

Les événements ne pouvaient pas être plus propices pour un conflit. Finalement, la bombe finit par exploser début décembre, quand Terrence revint à New York pour se reposer quelques jours avant de terminer sa tournée de Noël. Le couple se disputa ardemment, et au cours de la bagarre ils se dirent les choses qu’ils n’approuvaient pas, mais qui étaient la preuve irréfutable que la distance avait endommagé leur relation.

Terrence reprocha à sa femme son amitié avec Bower, qu’il considérait inappropriée et peu convenable pour sa réputation, et sa femme, comme toujours d’un tempérament libéral et indépendant, se laissa aller à l’indignation. La méfiance qu’elle sentait dans les mots de son mari l’amena à faire quelque chose qu’elle n’aurait jamais pensé dire : reprocher ouvertement à son mari le florilège de rumeurs sur lui et Marjorie Dillow. Evidemment à ce moment la dispute redoubla avec ce nouvel ingrédient, et après avoir dit beaucoup de choses qui ne convenaient pas, Terrence sortit de sa maison en claquant la porte, et Candy s’enferma dans sa chambre. Bien qu’une partie d’elle-même souhaitât courir empêcher son mari de sortir en disparaissant dans son auto, son orgueil prit le pas et elle resta à l’intérieur de la maison.

Terrence se souvenait bien comme la nuit était froide, parce que le jour d’avant il avait gelé sur Fort Lee, et les roues de l’auto avaient patiné plus d’une fois sur le verglas, mais cela ne lui avait pas paru important. La seule chose à laquelle il pouvait penser était de traverser le pont Washington, et aller jusqu’à l’appartement de Bower à Manhattan avec un seul but, décharger toute sa frustration et sa fureur dans le visage de l’Irlandais. Heureusement, à seulement quelques mètres avant d’atteindre l’Hudson, son automobile s’était trouvée incapable de continuer sa route plus longtemps faute de combustible.

Il lança une malédiction et d’effondra sur le volant. Il lui semblait avoir déjà vécu quelque chose de similaire avant, mais il n’arrivait pas bien à dire où et quand. Ce qui était sûr, c’était que le feu qui lui brûlait la poitrine avait un seul nom : jalousie. Personne au monde n’éveillait en lui des sentiments de jalousie si intenses et douloureux que Candy. Personne comme elle n’était capable de l’effrayer et de le faire se sentir si peu sûr de lui, seulement il y avait quelques années qu’il avait oublié cela, grâce à quelques délicieuses années de stabilité conjugale. Cependant, il avait suffit d’une indiscrétion de la part d’une tierce personne pour que toute cette sécurité s’écroule.

Le froid automnal commença à inonder le véhicule, et l’aida à refroidir un peu ses passions, au moment où la raison commençait à apparaître à son esprit. Il sortit de l’automobile et, renonçant à sa première impulsion de chercher Bower, il prit le chemin de Fort Lee. Durant cette longue et glaciale marche, le repentir ne tarda pas bientôt à venir, alors qu’avec épouvante il se souvenait des choses qu’il avait dites à son épouse. Comment a-t-il été possible que je dise autant de bêtises en même temps ? Mais il était déjà trop tard pour éviter les dommages qu’elles avaient sûrement déjà causé … Il pressa le pas en se demandant de quelle manière il allait affronter sa femme une fois de retour à la maison.

Il arriva à la maison quasiment en même temps que le lever du jour. Quelques temps plus tard, Terrence remercia le ciel que les domestiques ne vivent déjà plus à la maison, car il aurait été très pénible qu’ils assistent à son désespoir quand en ouvrant la porte de leur chambre il ne rencontra pas son épouse en train de dormir comme il l’espérait. A sa place, il y avait seulement une note laconique :

Terrence :

Je crois que la distance qui nous a séparés cette dernière année nous a fait plus de mal que je n’ai voulu l’admettre. Je crains que si cette situation ne continue comme jusqu’à maintenant elle ne puisse affecter nos enfants. Dieu sait que c’est la dernière chose que je souhaite. Il me semble que le mieux à faire est que nous prenions du temps loin l’un de l’autre pour réfléchir sur les choses que nous souhaitons dorénavant faire chacun de nos vies. Je partirai avec les enfants pour nous reposer ensemble. S’il te plaît, ne nous cherche pas. Ne t’inquiète pas pour Dylan et Alben. Ils seront bien avec moi.

Candice.

Après avoir lu cette note, les fondations qui soutenaient le délicat équilibre de sa vie se rompirent. Du jour au lendemain, il semblait que l’obscurité vivante d’un autre temps, et pratiquement oubliée pendant cinq ans de stabilité émotionnelle, venait de reprendre le contrôle de nouveau.

Comme jamais avant, Terrence comprit que les bénédictions terrestres sont aussi fragiles que les ailes des papillons, qui peuvent bien se conserver pendant la brève vie de l’insecte, mais peuvent tout aussi bien être détruites prématurément par une main inconsciente. Abattu par ce coup du destin, il ne réussit à faire le moindre mouvement qu’après quelques heures. Comment doit réagir un homme quand tout semble indiquer que son épouse l’a abandonné ? Si Albert André ou André Graubner étaient là, sans doute courrait-il les chercher, mais le millionnaire était alors en Angleterre, occupé à consoler Raisha Linton du décès de son père, et Graubner était en train de déménager de Lyon en Bavière. Des milliers de milles le séparaient de ses deux meilleurs amis. Il était seul dans cet imbroglio dans lequel il s’était inconsciemment mis.

Cependant, tout ce que lui avait enseigné la vie n’avait pas été oublié pendant ces jours de sérénité. Il avait au moins appris quelque chose, et cela était à être moins réticent à reconnaître ses erreurs. Ainsi, une fois que son esprit et que son cœur finirent par comprendre la gravité de la situation, Terrence décida qu’il n’avait pas d’autre choix que d’intervenir.

-Que fais-tu quand tout va mal ?, lui avait demandé Archibald deux ans auparavant, quand le jeune millionnaire luttait pour récupérer l’amour de la femme qu’il n’avait pas su apprécier.

-Prier !, avait été la simple réponse de l’acteur.

Et si de nouveau il s’agissait de prier, Terrence décida alors qu’il était prêt à le faire de nouveau.

Bien sûr, il avait encore vivement envie de désintégrer Nathan Bower, car il était sûr que la supposée amitié de l’acteur irlandais avec Candy n’était rien de plus qu’un galant stratagème de Nathan pour compromettre la dame qui l’avait attiré depuis le premier moment qu’il avait posé les yeux sur elle. Bower avait une réputation de Casanova, et Terrence savait pertinemment que sa femme était un joyau qui éveillait facilement la convoitise de ceux qui trouvaient divertissant en général de dérober ce qui était interdit. D’autre part, le jeune acteur n’avait aucun doute sur la vertu de sa femme, mais il craignait que l’amitié avec Bower ne fasse se déchaîner les commérages nocifs de Broadway.

C’était ce qui avait fait éclater la discussion, mais déjà avec plus de sang-froid Terrence reconnaissait qu’il était allé trop loin dans ses paroles. En somme, il se sentait honteux de la manière dont il avait reproché à sa femme son amitié avec Bower, et il était assez préoccupé par les choses que Candy lui avait lancées au visage au sujet des rumeurs qui courraient sur sa relation avec Marjorie Dillow.

-Marjorie Dillow !, se dit-il pendant qu’il faisait bouger le levier de vitesses nerveusement. Maudits reporters et maudite soit ma chance ! J’aurais dû faire plus attention avec Marjorie !...

-J’imagine que ce n’a pas été facile de réduire votre temps de travail, alors que vous aviez autant de succès, suggéra Ellis, ramenant ainsi l’esprit de Terrence dans le présent.

-En réalité cela ne m’a pas demandé trop d’efforts, répondit tout de suite l’artiste, en dissimulant les émotions que les souvenirs avaient éveillées, par son habileté entraînée à contrôler chacun de ses gestes. Ce qui est certain, c’est qu’après plus d’un an d’absence durant de longues périodes, je me trouvais fatigué, insatisfait et… je dirai incomplet. Quand j’ai terminé cette chaîne de tournées frénétiques, et que j’ai commencé à profiter de ma famille, je me suis rendu compte combien j’avais été stupide. Vous me comprenez Ellis ?

-Je crois que oui…, répondit Charles avec un sourire de compréhension. Mais étant l’homme inquiet que vous êtes sans aucun doute, votre esprit ne s’est pas donné de trêve à ce moment. Au contraire, vous êtes devenu un écrivain très prolifique durant ces dernières années. Je vais vous poser une question qui est à la fois usée et aussi un peu stupide. D’où tirez-vous toutes ces idées pour vos œuvres ? Vous nous surprenez toujours avec des thèmes dont des symboles sont cachés.

Le visage de Terrence se détendit encore plus et il se mit de nouveau à l’aise dans le fauteuil en s’apprêtant à répondre avec placidité.

-J’ai toujours aimé observer les gens. Mes histoires en réalité ne sont pas entièrement de moi. Je les prends de personnes qui ont une fois croisé mon chemin, et des sentiments que nous avons tous expérimentés une fois.

-Dans votre dernier ouvrage, “De l’autre côté de l’Atlantique”, vous relatez l’histoire d’un homme qui vit obsédé par le souvenir d’une passion sans retour, ce qui le mène quasiment au suicide. Aviez-vous quelqu’un de particulier à l’esprit quand vous avez créé le personnage de Jules ?

-Eh bien, en fait je dois l’histoire à deux hommes que je connais, mais dont je ne peux évidemment pas révéler les noms, répondit l’artiste avec un ample mouvement de sa main droite. J’ai rencontré ces expériences jusqu’à un certain point…disons…parallèles. J’ai pris un peu de ci, un peu de là et le reste est le fruit de mon imagination.

-Ont-ils été aussi chanceux que Jules à la fin de l’histoire ? Demanda Ellis intéressé.

-Je peux dire sans crainte de me tromper que ç’a été le cas, assura Terrence en pensant à Yves, qu’il avait vu la dernière fois l’année précédente. Le temps, qui est toujours le meilleur remède pour l’âme, avait réussi à faire oublier au jeune médecin ses échecs amoureux passés, et lui avait fait aussi ouvrir les yeux devant l’affection d’une femme qui l’avait aimé en silence pendant des années.

Terrence se souvenait encore de ces adieux dans la gare sale du train, entre les équipements et les munitions. A cette occasion Terrence savait que malgré le sourire qu’Yves s’efforçait de maintenir, il avait encore une douloureuse sensation de vide qui se cachait derrière le visage serein du médecin.

Parfois, dans des moments de totale sérénité quand il contemplait le visage de son épouse endormie à ses côtés, il lui arrivait de se demander ce qu’aurait été sa vie si ç’avait été un autre, peut-être Yves ou Archibald, qui avait joui du bonheur d’avoir Candy dans son lit. A ces instants, Terrence ne pouvait s’empêcher de s’étonner du fait que le cœur de la jeune femme l’avait choisi lui, et comme malgré son caractère impulsif Terrence était un homme de nature noble, il ne pouvait s’empêcher de ressentir un peu de peine pour ses anciens rivaux. Avec le temps l’acteur était arrivé à la conclusion que peut-être le ciel avait voulu le dédommager des carences de son enfance avec le don d’un amour bien rendu. En silence son cœur priait pour que le magnat comme le médecin puissent rencontrer au moins une petite partie du bonheur dont il bénéficiait.

Heureusement ses bonnes prières furent entendues, et les deux jeunes hommes avaient fini par se remettre de leurs échecs passés. Depuis la fin de la guerre, Yves avait quitté l’armée, se dédiant à l’exercice de sa profession dans un hôpital de Paris. Il lui fallut beaucoup d’efforts pour surmonter la dépression qui l’avait pris quand l’urgence des batailles fut passée, et qu’il dut faire face à la dure réalité de constater que tous ses frères et amis étaient mariés alors que lui continuait de rester seul. Pour sa bonne fortune, cette aide lui vint du lieu auquel il aurait le moins pensé.

La vie avait fini par lui enseigner que parfois l’amour pouvait nous attendre au coin de la rue bien que nous nous obstinions à l’ignorer. Lentement, de manière quasi imperceptible, la timide compagnie d’une bonne amie devint la meilleure médecine pour soigner ses blessures, et un bon matin Yves se réveilla en se rendant compte alors qu’il n’avait plus aucune douleur au cœur. Mais il fallait plus que cela pour que le jeune médecin remarque qu’une nouvelle affection grandissait déjà dans sa poitrine.

En 1924 Paul Hamilton mourut finalement, victime de son alcoolisme chronique. Sa veuve, en se voyant libérée de ce poids qui avait gâché sa jeunesse, l’écrivit à sa fille aînée, Flanny, la priant de revenir en Amérique. Madame Hamilton espérait qu’une fois disparu son époux, cause principale de l’éloignement de Flanny, la jeune fille puisse se sentir plus à l’aise pour revenir à Chicago au côté de sa famille.

Dix longues années avaient passé depuis cette fois où Flanny avait quitté les Etats-Unis pour aller travailler en France comme infirmière militaire, et l’idée de revenir à Chicago surprenait la jeune femme. Ce n’était pas quelque chose qui faisait partie de ses projets, mais pour la première fois depuis longtemps la nostalgie envahit son cœur et elle commença à considérer cette option. La jeune fille avait décidé de rester en Europe à la fin de la guerre car au fond elle caressait le lointain espoir de réussir à conquérir l’affection d’un homme, mais les années avaient passé et bien qu’elle puisse se vanter d’avoir gagné la confiance et l’amitié d’Yves Bonnot, il paraissait qu’il ne voyait en elle rien de plus qu’une bonne amie.

Flanny se regardait dans le miroir et se sentait vieille. Bien que, grâce à l’influence de Julienne, Flanny ait appris à tirer le meilleur parti de son apparence, la jeune femme sentait que peu importait tous les efforts qu’elle pouvait faire, jamais elle ne pourrait rivaliser avec la beauté de son ancienne condisciple de l’école d’infirmières. Et comme apparemment Yves n’était pas prêt à se contenter de moins que cela, Flanny décida finalement qu’il était temps de revoir le lac Michigan.

Curieusement ce fut la mèche qui alluma la flamme qui était en train de dormir dans le cœur d’Yves. Quand la jeune fille lui confia sa décision de retourner dans son pays natal, Yves resta impavide et c’est à peine s’il fit quelques commentaires à ce sujet. Après cette rencontre, Flanny n’eut pas de nouvelles de son ami pendant plus d’une semaine, et elle s’imagina ainsi que sa décision importait peu au jeune homme. Cependant, comme elle était toujours la même orgueilleuse Flanny, elle ravala ses larmes et poursuivit les préparatifs de son voyage.

Contrairement à ce que la jeune brune pensait, ces jours furent les plus horribles dont Yves put se souvenir depuis ses expériences de guerre dans la forêt d’Argonne. Tout à coup tout ce qu’il avait cru sûr et certain devenait flou. Etait-il normal de se sentir si perdu par le fait qu’une bonne amie partait si loin ? Triste, peut-être… mélancolique, aussi. Mais totalement désespéré ? De prime abord, Yves sentait que la vie perdrait de son sens si Flanny Hamilton n’était pas à ses côtés, et alors il se rendit finalement compte qu’il était amoureux d’elle. C’était ces impulsions étrangères qu’il ressentait dernièrement quand il était près d’elle depuis un bon moment qu’ils avaient cessé d’être seulement amis, mais ses systèmes de défense ne lui avait pas permis de le voir.

Cependant, la confusion qui s’était rapidement muée en certitude finit par dégénérer en peur. Comment dire tout d’un coup à sa meilleure amie qu’il était tombé amoureux d’elle ? C’était quelque chose qu’il avait déjà vécu avant, un nouveau refus était la dernière chose dont il avait besoin. Flanny paraissait toujours si indépendante et désintéressée par les hommes… Ainsi Yves finit par s’abandonner à sa lâcheté, et laissa partir Flanny sans rien lui dire, et elle de son côté fit la même chose, en gardant ses sentiments secrets malgré l’insistance de Julienne pour qu’elle se confie à Yves.

Après le départ de Flanny, les choses allèrent de mal en pis pour Yves. Sa mère pensa alarmée que cette fois son fils allait devenir fou. Mais heureusement, la distance manifeste qu’il y avait alors entre lui et Flanny permit un changement dans l’humeur du jeune homme, qui passa de la peur au désespoir, pour ensuite finir par recouvrer son courage perdu.

Par conséquent, une de ces alanguissantes soirées d’été à Chicago, Flanny interrompit le travail de nettoyage qu’elle était en train de réaliser dans le récent appartement qu’elle louait. Quelqu’un l’appelait à la porte, ainsi la jeune femme laissa de côté le tablier de percale qu’elle portait alors, et se dirigea vers l’entrée, pour découvrir avec une énorme surprise que de l’autre côté du seuil se trouvait Yves Bonnot, qui la regardait comme si elle était la plus belle femme de la terre. Dès lors peu de mots furent nécessaires. Avec le naturel de chacun qui était déjà trop présent, les deux jeunes gens s’abandonnèrent au sentiment qui avait animé leurs cœurs depuis un long moment déjà. Quand les plus élémentaires explications furent données et qu’Yves tint dans ses bras Flanny pour l’embrasser pour la première fois, il ne put éviter de s’interroger bien qu’il se perdît dans le plaisir des caresses qu’il avait espéré si longtemps pour revivre. Depuis lors, les deux jeunes gens s’occupèrent de rattraper, sinon les années, du moins la passion perdue.

Peu de temps après le couple se maria. Sans oublier celle qu’elle considérait comme sa meilleure amie malgré les années et la distance, Flanny invita les Grandchester au simple mariage. Pour Candy, qui n’avait pas cessé de prier un seul jour pour Flanny et Yves, ce fut un jour de fête aussi important que l’avait été les mariages d’Annie et de Patty. La jeune blonde craignait au début sa rencontre avec Yves, qu’elle n’avait pas revu depuis cette désastreuse nuit du bal, mais à le voir avec cette mine réjouie et pleine de jeunesse, Candy put enfin se sentir apaisée, mais dans un certain sens elle se sentait coupable de ne pas avoir pu répondre aux sentiments de son ami. Finalement elle put de nouveau regarder directement les yeux gris d’Yves sans avoir à baisser les yeux, elle pouvait le voir de face et sentir simplement le regard d’un bon ami.

Quelques temps plus tard, Yves raconta à Terrence ce qu’avait été sa vie depuis la fin de la guerre, et ainsi, avec certaines des expériences du jeune médecin, et certaines que lui avait confiées Archie une fois, naquit “De l’autre côté de l’Atlantique”, œuvre qui avait fait salle comble dans les théâtres de tout le pays en plusieurs dates récentes.

La conversation entre Terrence et le reporter continua un bon moment encore, alors que le jeune artiste répondait avec moult détails aux questions sur ses œuvres d’Ellis, qui avec le temps et l’expérience était devenu un vrai expert en la matière.

Un peu fatigué de rester assis, l’aristocrate invita le journaliste pour lui faire visiter sa maison en même temps qu’ils continuaient leur conversation. Ellis observa fasciné la grande collection de livres que l’acteur avait dans sa bibliothèque et les objets exotiques qu’il conservait dans une vitrine qui décorait son bureau. Ceux qui n’avaient pas été collectés par Grandchester lui-même dans ses diverses tournées, étaient des cadeaux d’Albert André, fruits des incessants voyages du millionnaire.

-Ceci est un masque de la tribu Watusi, expliqua Terrence en montrant au reporter le masque coloré, alors qu’il lui expliquait l’usage que donnaient à un tel objet les natifs de cette tribu. Le défunt beau-père d’Albert était un passionné de géographie et d’anthropologie. Il avait passé de nombreuses années de sa vie en Afrique. De fait c’était de là qu’Albert avait connu les Linton.

-Je vois… Mais dites-moi… Puis-je vous demander ce que fait cela ici ? Interrogea Charles en montrant une simple tasse de porcelaine bon marché qui brillait d’une manière étonnamment ordinaire au milieu d’une telle collection de curiosités exotiques.

Les lèvres bien dessinées de Terrence se retroussèrent en un geste énigmatique alors qu’il sortait la tasse de la vitrine. C’était effectivement un vieil objet, terni et simple entre des statuettes d’ivoire finement sculptées et provenant des Indes, des pièces artisanales de Talavera amenées depuis le centre du Mexique, et les pipes de cérémonie de la tribu cheyenne.

-Ceci, Ellis, est un petit souvenir commémoratif, marmonna le jeune artiste avec un léger soupir. Vous voyez cet objet commun et peu attirant ? Chaque fois que je l’observe, il me sert à avoir toujours à l’esprit que les choses vraiment précieuses dans la vie d’un homme ne sont pas celles que l’argent peut acheter… en plus de ça, cela exige beaucoup plus d’efforts de les obtenir et de les conserver que pour amasser une fortune. C’est un cadeau d’une vieille dame à qui je dois sans doute une des leçons les plus importantes de ma vie, finit-il par expliquer.

De nouveau l’esprit de Terrence se remémora ce moment, il y avait de cela quelques années, quand il se dirigeait désespérément vers le seul lieu où il pensait que sa femme et ses fils pouvaient être. Il était si troublé qu’il n’avait même pas pris la peine d’acheter un billet de train, mais il utilisa une de ses voitures, et sans penser beaucoup à lui, il entreprit le long voyage pour l’Indiana. Il conduisait d’une manière hystérique, s’arrêtant le moins possible. Qu’importait toutes choses, quand son cœur lui disait que ce qui était le plus essentiel pour vivre lui faisait défaut ?

Après des heures et des heures au volant, enfin la déviation du chemin enneigé s’ouvrit devant ses yeux, le portant vers un panorama de campagne, entouré de conifères centenaires. Le chemin vicinal encerclait la vallée et se perdait au-delà d’une colline dont le sommet veillait un ancien sapin d’une sévère beauté. En passant le virage il put enfin voir de loin la maison vers laquelle il se rendait.

Il fut bientôt garé sur le terrain de la maison, et descendit nerveusement. Sur le seuil il vit une dame âgée rondelette, habillée d’une robe de laine qui lui arrivait jusqu’aux chevilles. Derrière ses lunettes métalliques, ses yeux déjà fatigués observaient avec compassion le jeune homme, qui malgré sa barbe de quelques jours, les énormes cernes noirs autour de ses yeux et l’anxiété qui perçait dans ses mouvements, ne perdait pas l’arrogance de son allure.

-Terrence, mon enfant, nous t’attendions, lui dit la vieille dame en guise de salut quand ils se retrouvèrent face à face.-Est-elle…?, se dépêcha-t-il de demander haletant, et oubliant de saluer la dame qu’il n’avait pas vue depuis l’été dernier.

-Allons, mon garçon, entre à la maison ! Après nous aurons tout le temps de parler, lui rétorqua la dame, avec la même douceur qui la caractérisait et à laquelle Terrence ne put résister.

Mlle Pony ouvrit la porte et une fois de plus la chaleur de ce lieu qui sentait toujours le vieux bois, de différentes espèces, la vanille et les fruits en conserves remplit les sens du jeune homme. Enfants et religieuses traversaient les couloirs en saluant le nouveau venu à son passage. La vieille dame le guida vers une des pièces, mais avant d’entrer dans la pièce, une toute petite vieille avec le visage plissé de milles rides sortit à la rencontre du visiteur.

-Terry, mon garçon !, dit pour l’accueillir la petite vieille avec un charmant sourire.

-Grand-mère Martha. Comment allez-vous ? dit Terrence en souhaitant ne pas avoir rencontré la vieille dame à ce moment. Il craignait secrètement la franchise crue dont Mme O’Brien faisait toujours preuve.

-Eh bien ma santé ne va pas très bien dernièrement, mais comparé à toi je vais sûrement à merveille. Regarde un peu comme tu es venu !, dit Martha à brûle-pourpoint sans remarquer les signes que Mlle Pony lui faisait pour qu’elle modère ses commentaires.

-Qu’est ce que je puis dire Martha ? Vous avez raison. Mais croyez-moi, je parais mieux que je ne me sens, admit le jeune homme sans pouvoir résister au charme de la vieille dame.

-C’est très mal mon garçon… mais je suppose que tu es là car tu souhaites remédier à ces problèmes. N’est ce pas ? Demanda la vieille dame en faisant un clin d’œil et en donnant une tape sur le bras du jeune homme, car Terrence était trop grand pour qu’elle puisse atteindre son épaule.

-Je l’espère, balbutia Terrence en essayant de contrôler ses émotions.

-Va avec Mlle Pony, elle aura sûrement des nouvelles très importantes pour toi. Mais courage mon garçon. Rien n’est vraiment très grave… si nous le savions nous les vieux ! Maintenant, si tu me le permets, je vais vous laisser, s’excusa la petite vieille en disparaissant par le même couloir d’où elle était arrivée.

Terrence resta à regarder Martha alors qu’elle avait disparu de sa vue, et il lui semblait que c’était hier qu’il l’aidait à entrer au Collège clandestinement. Pourvu que les choses soient aussi simples qu’à cette époque !, pensa t-il, et ensuite il suivit en silence Mlle Pony jusqu’à la salle de séjour.

La vieille dame lui fit quitter son manteau, et en échange lui offrit une tasse de chocolat très chaud pour ensuite l’inviter à s’asseoir à côté d’elle, face à la cheminée. Ils restèrent silencieux quelques instants, tandis que Terrence cherchait désespérément les mots avec lesquels expliquer à la dame ce qui lui était arrivé. Il était très difficile de pouvoir se concentrer quand dans chaque recoin de ce lieu il pouvait respirer la présence de Candy, comme si les murs étaient imprégnés de son rire et du vivant souvenir de son passé.

-Je suppose que tu es venu ici pour chercher Candy. N’est ce pas ? Dit finalement la vieille dame en prenant un air sérieux, mais sans perdre son éternelle expression maternelle.

-Oui, répondit-il sans oser dire plus.

-Une autre personne que moi dirait que tu arrives trop tard, rétorqua la vieille dame, et l’expression désespérée de Terrence lui fendit le cœur.

-Vous voulez dire qu’elle était là et qu’elle est partie ? Demanda l’impatient en se mettant debout. Dites-moi où elle est allée. Je dois parler avec elle le plus vite possible.

-Mon fils, s’il te plaît, le pria t-elle, je te supplie d’écouter en premier tout ce que j’ai à te dire, avant que tu ne fasses autre chose.

Terrence baissa les yeux et avec une certaine réticence accepta la requête de la vieille dame. Ensemble ils s’assirent de nouveau alors qu’elle prenait une grande inspiration avant de débuter.

-Terrence, je t’affirme que si quelqu’un d’autre dirait que tu viens tard, pour moi il semble que tu ne pouvais pas venir à un meilleur moment, commença à lui expliquer la vieille dame. Je ne crois pas qu’il soit convenable que tu voies Candy pour l’instant. Premièrement, il est nécessaire que toi et moi ayons cette conversation. Promets-moi que tu m’écouteras avec patience. Quand nous aurons terminé, je te dirai où sont ta femme et tes enfants, et tu pourras aller les chercher. Es-tu d’accord ?

Le jeune homme acquiesça de la tête en silence tandis que la vieille dame lui resservait plus de chocolat dans sa tasse.

-Il y a quelques années, quand tu es venu nous voir pour la première fois, c’était un jour aussi froid que celui-là. Tu t’en souviens ? A ce moment nous t’avions demandé quelle était ta relation avec Candy, mais la vérité est que je connaissais la réponse bien avant que tu n’essayes d’y répondre. Il suffisait de te regarder pour se rendre compte que tu l’aimais avec l’intensité de l’amour que l’on considère comme le bien le plus précieux, avec la force du premier amour… Quelque chose m’a alors dit que cet amour était loin d’être une simple passade de jeunesse. Le temps et la vie se sont chargés de prouver qu’il n’y avait aucune équivoque, dit la vieille dame avec un soupir serein. Elle fit une brève pause et continua. Probablement Candy t’aura raconté que par une ironie du destin elle était venue dans cette maison depuis l’Angleterre seulement quelques minutes après que tu en sois parti.

-En effet, répondit le jeune homme en s’en souvenant à cette occasion.

-Cependant, elle aura peut-être omis un détail qui pour moi ne doit pas passer inaperçu. Avant d’arriver à la maison, Candy a rencontré Jimmy Cartwright qui lui a aussitôt appris que tu étais avec nous. Tu aurais dû la voir entrer par cette porte en criant ton nom, expliqua-t-elle en lui montrant le seuil de la pièce. Elle avait été loin de la maison depuis des mois, mais elle ne nous a appelées ni moi ni Sœur Maria, et ne nous a même pas dit bonjour non plus. Au contraire, avec les joues en feu et le cœur battant, l’unique chose qu’elle est arrivée à faire fut de nous demander avec anxiété où tu étais. Elle prit la même tasse que maintenant tu tiens dans tes mains, et qui est celle dans laquelle tu avais bu à cette occasion, seulement quelques minutes avant. Sentant encore ta chaleur, elle pressentit que tu ne devais pas être loin et sans rien dire de plus elle sortit en courant de nouveau pour te chercher. Je peux juste ajouter que la déception ne put pas être pire quand encore elle ne put pas te rencontrer. Il aurait fallu être de pierre pour ne pas se sentir ému par sa tristesse. C’est ainsi que je me suis rendu compte que mon espiègle fille s’était transformée en femme, et que tu étais responsable de ce changement. Maintenant tu arrives, et de la même manière tu oublies de me saluer et tu arrives seulement à me demander où elle est… Candy, pour sa part, n’a rien fait qu’entrer dans cette maison il y a trois jours, et je n’ai eu besoin de rien d’autre pour comprendre que ton absence est encore capable de lui ravir la joie d’être de nouveau dans le lieu qui fut sa maison d’enfance. Mon fils, je n’ai aucune raison pour douter de l’amour qui vous unit tous les deux, affirma la vieille dame en prenant la main du jeune homme qui la regardait en silence. Comme mère de nombreux enfants, j’ai vu de nombreuses histoires d’amour naître et grandir autour de cette maison, mais aucune d’elles n’a été aussi émouvante et aussi belle que la vôtre. Cependant, même les grandes amours, celles qui sont dites faites dans le ciel, nécessitent d’être entretenues… et cela se fait seulement ainsi, sur la terre. Tu n’espères pas que tu vas l’obtenir si tu passes autant de temps hors de ton foyer. L’amour d’une famille est une fleur délicate qui requiert des soins attentifs. Si tu ne fais pas attention à elle, les mauvaises herbes vont vite commencer à pousser autour, suffoquant ta précieuse fleur jusqu’à l’étouffer. Mon enfant, l’envie est mauvaise conseillère et sans doute plus d’un cœur mal orienté aura travaillé pour que toi et Candy en veniez à vous disputer si sérieusement. Voulez-vous faire plaisir à cette personne qui envie votre bonheur ? Ce que tu as fait n’est pas intelligent… et ce que Candy a fait de son côté n’est pas intelligent non plus, en réagissant de cette manière. Sœur Maria et moi n’avons pas approuvé une seconde quand elle nous a dit avoir fui la maison après que vous vous soyez disputés. Peu importe que la taille des problèmes dans lesquels vous vous êtes mis tous les deux soit grande par votre manque de prudence, s’enfuir n’est pas la bonne manière de les résoudre. Maria s’est déjà chargée de faire voir à Candy ses erreurs. A mon tour je t’offre la perspective que seulement les ans et l’expérience ont pu me donner…

Terrence continua d’écouter la vieille dame avec attention, et au fur et à mesure qu’elle parlait, il lui semblait que son âme recouvrait la sérénité perdue les jours antérieurs. En même temps, il se voyait lui-même pendant les mois passés, et alors que Mlle Pony continuait son discours, Terrence pouvait identifier chacune des décisions imprudentes qu’il avait prises et qui sans doute avaient conduit son mariage au dangereux point dans lequel il se retrouvait.

Cette nuit Terrence aurait voulu sortir en courant pour retourner dans sa maison au New Jersey, puisque c’était là que Candy s’était dirigée quand ses deux mères l’avaient fait réfléchir. Mais les trois bonnes femmes qui gouvernaient la maison ne permirent pas au jeune homme de faire ce dont il avait envie. Mais au contraire, elles l’obligèrent pratiquement à manger quelques chose de correct pour la première fois depuis des jours, elles lui préparèrent un bain chaud et après lui donnèrent à boire quelque chose dont Terrence ne chercha jamais à savoir ce que c’était, mais qui le fit s’allonger sur le lit pour de douces heures continues.

Le matin suivant, il retourna vers sa maison en emportant avec lui la vieille tasse de porcelaine.

-Le dîner est prêt, annonça une voix qui était capable d’atteindre les coins obscurs de l’esprit de Terrence. Je suppose que tu as invité Mr Ellis à nous accompagner, ajouta Mme Grandchester en passant un bras autour de la taille de son mari.

-C’est ce que j’étais précisément sur le point de faire, mon amour, sourit le jeune homme en répondant à l’accolade. Ellis, vous l’avez déjà entendu, nous aimerons que vous vous joigniez à nous pour le dîner. Bien entendu, si vous n’avez pas une meilleure invitation pour ce soir, offrit l’artiste.

-Une meilleure invitation qu’un repas familial ? En aucune façon, Mr Grandchester. Un célibataire invétéré comme moi n’a pas souvent ce genre d’invitations, répliqua Ellis en souriant.

Le reporter se félicita intérieurement non seulement pour l’opportunité de manger autre chose que son ennuyeux sandwich au fromage et à la tomate, mais aussi car il voyait là une opportunité en or : pouvoir interviewer Lady Grandchester pendant le repas, chose qu’aucun de ses collègues n’avait réussi jusque là.

Dans les instants qui suivirent Ellis put jeter un coup d’œil à l’intimité de la maison Grandchester. La maîtresse de la maison le conduisit dans la salle à manger qui était déjà arrangée avec un charme simple. Le service était en porcelaine allemande, et au centre de la table un bouquet de roses jaunes parfumait l’air. Ellis fut installé à la droite de son hôte, et rapidement un domestique vêtu d’un uniforme entra dans la salle à manger pour lui offrir un apéritif. Peu après ils purent entendre des pas pressés de descendre les escaliers de la pièce adjacente, et quelques secondes plus tard trois personnes firent une entrée fracassante.

Le premier d’entre elles était un jeune garçon grand et mince, dont les traits étaient fins et le port sûr, dont chaque ligne de son visage et chaque geste mettaient en évidence une énorme ressemblance avec l’artiste propriétaire de la maison. Le garçon qui devait avoir neuf ans s’approcha d’Ellis avec aisance et lui tendit sa main en le regardant de face avec une paire d’immenses yeux moirés comme ceux de son père.

-Vous devez être Mr Charles Ellis, dit le garçon avec un sérieux qui divertit beaucoup les adultes présents. Mon nom est Dylan Terrence Grandchester, monsieur. Je suis enchanté de vous connaître.

-Le plaisir est pour moi jeune homme, dit Ellis en rentrant dans le jeu formel du jeune garçon et en serrant une main aux doigts longs et fins.

-Et moi je suis Alben Grandchester, dit une petite voix à côté de Dylan en appelant l’attention d’Ellis dont les yeux noirs se heurtèrent avec ceux d’une autre paire d’yeux qui étaient une reproduction de plus de ceux du frère aîné, du père et de la célèbre grand-mère qu’Ellis aussi connaissait bien. Cependant, le petit garçon qui le regardait alors avait une expression un peu différente sur son visage. Il avait quelque chose de lumineux sur son visage parsemé de taches de rousseur et couronné par des boucles dorées et indisciplinées qui lui donnaient une allure différente de celle de son frère aîné. Vous êtes le monsieur qui êtes toujours dans la loge en face de la nôtre et qui écrivez beaucoup pendant toute la représentation. Vrai ? Demanda le jeune garçon avec une méfiance peu commune pour ses six ans.

-En effet. Alors nous nous connaissons déjà un peu, je suppose, lui sourit Ellis et le garçon lui rendit le sourire, mettent en évidence qu’il était en train de perdre ses dents de lait, mais que cette incommodité lui importait peu. De toute façon son sourire était le plus ouvert et le plus confiant que Ellis ait vu. Quelque chose en lui lui rappelait la dame de la maison.

A ce moment Ellis sentit que quelqu’un tirait sur son pantalon, ce qui l’obligea à regarder sur sa droite, pour de nouveau se retrouver face à la petite gardienne qui lui avait souhaité la bienvenue à la résidence cet après-midi.

-Ecoute, écoute !, lui dit la petite avec insistance, pendant qu’Ellis admirait les immenses yeux vert sombre de l’enfant, qui le regardaient comme la lumière d’une joyeuse luciole. Je suis Blanche. Tu te souviens ?... et tu es Chuck. C’est ça ?

-Veuillez excuser ma petite sœur, Mr Ellis !, dit précipitamment Dylan dans son rôle de grand frère et défenseur des bonnes manières. Elle est très petite et elle oublie comment elle doit se tenir avec les adultes.

-Tu ne dois pas t’occuper de ce jeune homme, répondit tout de suite Ellis en faisant un câlin à Blanche sur sa joue. J’ai moi-même demandé à ta sœur de m’appeler comme ça cet après-midi quand nous nous sommes rencontrés, et vous pouvez bien sûr faire la même chose tous les deux, ajouta-t-il pour les deux petits hommes qui lui répondirent avec un sourire d’acquiescement.

-Bien, tout le monde !, appela Mme Grandchester en entrant dans la salle à manger pendant qu’elle aidait la domestique à servir la soupe. C’est l’heure de souper, tout le monde à sa place.

Comme si elle avait sonné un clairon militaire avec un ordre de grande importance, les enfants volèrent jusqu’à leur place et le dîner commença officiellement.

Le repas se déroula entre les agréables explosions d’ingénuité infantile et la conversation toujours intéressante de Lord Grandchester. Ellis suivait avec attention les paroles de l’acteur, mais en même temps son esprit observait rapidement Candice surveillant ses enfants pendant qu’elle dirigeait l’orchestre du dîner et répondait aux besoins de l’invité. Il était évident que cela demandait une coordination admirable pour contrôler autant de choses à la fois sans perdre de vue les inquiétants mouvements des trois jeunes enfants.

-Puis-je vous poser une question, Candy ? Demanda le reporter sans pouvoir se retenir.

-Bien entendu Charles, répondit la dame alors qu’elle appelait la servante pour qu’elle resserve plus de citronnade dans tous les verres.

-Comment faites-vous pour contrôler autant de choses à la fois ? Demanda t-il avec un étonnement sincère.

-Faire quoi ? Répondit la jeune femme avec un léger éclat de rire. Je ne sais pas, Charles !

-Eh bien, j’ai été enfant unique et déjà pour moi il semble bien assez difficile de s’occuper d’un seul enfant…alors, trois en même temps doit être un travail très compliqué.

-Oh, vous parlez de mes enfants !, comprit la jeune femme en observant les trois petits avec un orgueil maternel. Ce n’est rien, mes mères ont élevé des centaines d’enfants. Déjà quand j’étais petite, nous étions dix à la maison.

-Ses deux mères ? Demanda Ellis perdu, étant donné qu’il savait que la dame avait été orpheline.

-Candy vous parle des deux dames qui dirigent l’orphelinat où elle a grandi, expliqua Terrence en voyant la question dessinée sur le visage du reporter.

-Oh, pardon ! S’excusa Ellis, gêné d’avoir amené ce thème délicat à table, je n’ai pas voulu amener le sujet dans la discussion.

-Il n’y a pas de mal, répondit Candy en souriant. Loin d’avoir honte de mes origines, je me sens plus orgueilleuse d’être une enfant de la Maison Pony. Nos enfants savent tous d’où vient leur mère et ils sont conscients qu’il n’y a rien de mal à ça. Au contraire, je me considère très chanceuse parce que ma vie dans cette chère maison a été loin d’être semblable à celle d’Oliver Twist. Je n’ai jamais vraiment manqué ni d’amour ni de morale. Il y a eu, bien entendu, un manque d’argent, mais ces choses passent inaperçues quand l’essentiel est là.

-Je suis d’accord, commenta Ellis, et encouragé par la franchise de la jeune femme, il osa continuer et lui poser plus de questions. Combien de temps avez-vous passé dans cette Maison Pony avant d’être adoptée par la famille André ?

-Eh bien, j’ai vécu mes plus tendres années dans la Maison Pony et ensuite j’ai été prise chez la famille Legrand, avec qui j’ai vécu plus ou moins un an, mais ils ne m’ont jamais adoptée. Ils se sont seulement engagés à m’employer comme dame de compagnie pour leur fille aînée. Ce fut seulement quand j’ai eu treize ans que j’ai été adoptée par la famille André, répliqua la dame.

-Cela a du être un changement drastique pour vous. N’est-ce pas ?, suggéra le reporter.

-Enorme ! Mais pas pour ce que vous imaginez, répondit Candy en anticipant les idées qui pouvaient se lire sur le visage d’Ellis. Il est clair que le luxe et toutes les commodités ont ébloui une petite fille qui n’avait jamais rien eu, mais ce qui a été vraiment difficile fut de me confronter à un monde de règles et de coutumes différentes. Pendant longtemps je me suis sentie comme prisonnière d’une cage dorée. De ne pas avoir été avec mes cousins adoptifs m’aurait fait mourir d’ennui à cette époque.

-Vous dîtes vos cousins ? Demanda Ellis enthousiaste en voyant qu’il était en train d’obtenir ce que personne n’avait imaginé.

-Oui, les fils des sœurs de William Albert André, le chevalier qui m’a adoptée. Vous devez sûrement avoir entendu parler de lui, étant donné l’homme de presse que vous êtes.

-Oh oui, bien sûr. Le polémique Mr André. Cependant même maintenant il me semble incroyable qu’un homme aussi jeune et célibataire, comme il l’était alors à l’époque, ait eut l’idée d’adopter une jeune orpheline.

-Albert a un cœur d’or, expliqua la dame avec le visage radieux. Il m’a connu par accident. Il m’a sauvée de la noyade dans la rivière près de la demeure des Legrand, et il a sympathisé avec moi immédiatement. Mes cousins, qui alors étaient mes seuls amis et compagnons de jeu, lui ont écrit en lui demandant de m’adopter pour que nous puissions tous vivre ensemble. Albert a pensé que c’était une bonne idée pour m’aider et m’offrir une meilleure éducation que celle que je recevais chez les Legrand, c’est ainsi qu’il a accepté leur proposition.

-Il se dit que vous et monsieur André êtes très unis, commenta Ellis.

-En effet. Albert fut bien plus qu’un tuteur pour moi. Je ne peux pas dire qu’il fut réellement comme mon père, parce qu’il y a entre nous bien plus de complicité et de camaraderie qu’avec un père, mais je ne pense pas me tromper en disant que nous nous considérons comme des frère et sœur. Il est le meilleur ami de mon mari et le parrain de tous mes enfants, conclut la dame avec un ton de satisfaction dans la voix.

-Et il est le meilleur tonton du monde, ajouta vivement Dylan en osant intervenir dans la conversation, et non sans avant avoir lancé un regard à sa mère pour chercher son approbation. La jeune mère sourit du regard, ce qui encouragea le jeune garçon à continuer. Vous n’imaginez pas les endroits dans lesquels oncle Albert est allé ! Papa m’a offert une carte d’où je suis le chemin fait par oncle Albert, et quand il vient nous voir je lui pose des questions sur ce qu’il a vu dans chacun de ces endroits.

-Il doit sûrement vous raconter des histoires sensationnelles, supposa Ellis en s’adressant aux enfants.

-Oh oui ! Aussi merveilleuses que celles de papa !, répondit Alben spontanément, et son grand frère acquiesça en soutenant le jeune blondinet.

La conversation porta alors pendant un bon moment sur les tigres du Bengale, les cavalcades des antilopes dans la savane du Kenya, les pygmées, les merveilles des pyramides d’Egypte, les fontaines du Taj Mahal et les mille et un objets fascinants qu’oncle Albert ramenait comme cadeaux pour ses neveux chaque fois qu’il revenait de ses voyages. Il était évident que Mr André était la seconde figure masculine pour qui les enfants Grandchester avaient une admiration absolue.

Quand vint le moment des desserts, la maîtresse de maison demanda à ses enfants de sortir de la pièce pour prendre ce dernier service dans une autre pièce, pendant que les adultes boiraient le café. Chaque enfant dit au revoir à l’invité avant de quitter la salle à manger. Quand ce fut le tour de la petite Blanche, la fillette regarda du coin de l’œil ses parents et remarqua que pendant quelques instants ceux-ci ne la surveillaient pas, elle décida alors de s’armer de courage pour réaliser une dernière tentative. La petite se mit sur la pointe des pieds et d’un signe de la main elle indiqua à Ellis qu’il devait pencher la tête. Supposant qu’elle voulait lui faire un bisou, l’homme s’inclina de bonne grâce. Une seconde plus tard, Ellis devait se retenir de rire à gorge déployée, après que la petite lui ait dit à l’oreille :

-Hey ! Je t’ai prêté mon père toute la journée, lui dit précipitamment Blanche. Tu dois me donner des bonbons. Quand est ce que tu me les donnes ?

-Blanche ! Appela son père avec fermeté quand il s’aperçut de ce qu’était en train de faire la petite fille. File tout de suite ou tu n’auras pas de dessert !

Surprise d’avoir été découverte en flagrant délit, la petite tourna sur ses talons avec le regard fixé sur les yeux de son père qui la regardaient avec sévérité jusqu’à ce que Blanche ne pût plus soutenir son regard. La petite baissa la tête et sortit de la pièce.

Quand les enfants furent tous sortis, les adultes rirent en même temps.

Les hommes restèrent seuls dans la salle à manger pendant un bon moment, puis après Lady Grandchester revint les rejoindre après avoir accompagné le majordome qui apportait le thé et un digestif pour l’invité.

-Dites-moi une chose, Candy, demanda Ellis quand la dame revint s’asseoir à table. Comment une jeune fille qui avait été adoptée par une éminente famille et qui pouvait jouir d’une vie agréable, a décidé de devenir infirmière ?

-Je suppose que c’est parce que j’ai eu plus d’un modèle à imiter, répondis la dame immédiatement. J’ai grandi avec deux dames qui m’ont enseigné, en me montrant l’exemple, que rendre service aux autres est l’étincelle qui fait se sentir vivant. Ensuite j’ai connu Albert qui m’a appris que chaque individu doit trouver son propre chemin sans se préoccuper des autres, et enfin à l’école d’infirmières j’ai rencontré une dame admirable qui m’a non seulement enseigné l’art d’assister les médecins dans le traitement des malades, mais aussi à aider les personnes à supporter le dur moment qu’est un séjour à l’hôpital.

-Il parait que vous avez refusé toute aide des André pour réaliser vos études d’infirmière, continua Ellis.

-La vérité est que je me suis échappée du collège où ils m’avaient envoyée pour étudier, sans les consulter sur ce que je comptais faire. De plus à ce moment je n’avais pas d’idée claire sur ce que je voulais faire de ma vie. Ce fut quelques jours plus tard que j’ai décidé que je voulais faire des études d’infirmière, mais je souhaitais le faire par moi-même, répondit la dame en buvant lentement le thé au jasmin que leur avait servi Edward. De toute façon je ne crois pas qu’ils m’auraient approuvée si je leur avais demandé la permission.

-Mais Mr André a approuvé votre décision. N’est ce pas ? Demanda Charles un peu confus.

-En effet il l’a approuvée, mais longtemps après. A l’époque où j’avais pris ma décision il n’était pas en Amérique. Il était en train de réaliser son premier voyage en Afrique et n’avait alors aucune idée de ce que j’étais en train de faire.

-Mais alors, de qui avez-vous obtenu l’appui pour intégrer une école d’infirmières ? Ajouta Ellis, encore plus curieux.

-De mes deux mères qui m’ont recommandé à la directrice de l’Ecole d’Infirmières Mary Jane. J’ai ainsi eut l’opportunité d’étudier et de travailler pour subvenir à mes besoins.

-Ça alors, je ne l’aurais jamais imaginé ! S’exclama Ellis fasciné par l’histoire de la jeune dame. Mais il y a un détail que je ne comprends pas bien… Vous avez dit qu’avant de commencer vos études d’infirmière, les André vous avaient envoyée dans un collège d’où vous vous êtes échappée. J’admire votre courage, vous deviez être très jeune à ce moment.

-J’avais quinze ans quand je me suis enfuie, et je n’avais pas un centime en poche pour traverser l’Atlantique, dit en riant de bon cœur la jeune dame. Maintenant que j’y repense, je ne sais pas comment j’ai pu oser le faire.

La mention de l’Atlantique fit réagir l’esprit perspicace d’Ellis qui relia aussitôt ce renseignement à l’information que l’acteur avait partagée avec lui pendant l’après-midi.

-Je ne peux pas le croire ! S’exclama l’homme stupéfait. Vous vous êtes enfuie d’un collège à Londres où vous avez connu Mr Grandchester et vous êtes revenue en Amérique sans argent.

Les mots d’Ellis surprirent la jeune femme qui pendant une fraction de seconde lança un rapide regard à son mari. Le couple échangea d’imperceptibles messages dans un langage muet qu’eux seuls pouvaient comprendre, pour après revenir à la conversation sans qu’Ellis se rende compte de ce qui s’était passé entre eux deux.

-Si vous permettez, madame, continua Ellis en songeant qu’il était mieux d’expliquer à la dame l’information que l’acteur lui avait donnée pendant l’entrevue, votre époux m’a confié que vous vous étiez connus précisément dans ce collège, mais il ne m’avait jamais dit que vous vous en étiez enfuie tout comme lui.

-Je dois avouer que tous les exemples que j’ai eus dans mon adolescence ne furent pas toujours bons, répondit la jeune femme blonde sur le ton de la plaisanterie, en récupérant l’aplomb qu’elle avait perdu pendant quelques instants en pensant qu’elle avait commis une indiscrétion.

-Merci beaucoup madame ! Dit son mari pour la titiller. Vous voyez Ellis, je pensais qu’elle avait besoin que sa famille nantie s’occupe d’elle, et en fin de compte elle décide de faire les choses par elle-même. N’essayez jamais de comprendre les femmes parce que vous n’y arriverez pas.

Tous trois rirent après cet ultime commentaire, et la conversation continua pendant un bon moment sur les détails de ce voyage vers l’Amérique que le lecteur connaît bien.

-Dites-moi maintenant, Candy, comment avez-vous pu vous décider à vous enrôler dans l’armée ? Lui demanda Ellis. La décision est déjà suffisamment difficile pour un homme, alors, quand il s’agit d’une femme, j’imagine que cela a dû être très dur.

La jeune femme posa sa tasse de thé et inclina un peu sa tête comme pour mieux réfléchir à la question, en gardant le silence quelques instants.

-En réalité je me suis résolue à le faire dans un élan, répondit-elle après quelques secondes. Je crois que c’est ainsi que la plupart du temps j’ai pris les décisions les plus importantes de ma vie. En réalité je n’avais pas beaucoup à perdre.

-Vous n’aviez pas beaucoup à perdre ? Dit sombrement Ellis. Vous étiez une riche héritière, vous auriez pu choisir d’aider la cause par d’importantes donations envers l’Armée ou la Croix Rouge, au lieu d’aller en personne travailler comme infirmière. Je dirai que c’était très risqué.

-Je me suis peut-être mal expliquée, Charles, répondit la dame avec sérénité. Je n’avais personne qui me rattachait à l’Amérique. Personne qui dépendait de moi de manière directe. Une de mes deux meilleures amies était sur le point d’officialiser ses relations avec mon cousin Archibald, et l’autre vivait avec sa famille à des milles de distance, Albert était très occupé avec ses affaires, mes deux mères avaient la responsabilité des enfants à la maison Pony… enfin, tout le monde avait sa vie et les responsabilités qui allaient avec. Je pensais que tous pouvaient s’arranger sans moi, alors que sans doute plus d’un soldat blessé avait besoin d’une main amicale. Croyez-moi, Mr Ellis, dans ces moments là on n’apprécie pas les donations qu’un lointain donateur peut faire, comme on peut le faire d’un sourire et de paroles réconfortantes. Je crois pour cela que la décision fut encore plus facile à prendre. Le temps m’a enseigné que cette décision a été la plus importante que j’aie jamais prise, conclut la jeune femme tandis qu’elle prenait la main de son mari posée sur la table. Le regard que la jeune femme lança à son mari fut si éloquent que le reporter ne jugea pas nécessaire de poser plus de questions sur le sujet.

-Il me semble comprendre ce que vous voulez dire, Candy, répondit Charles en souriant. Maintenant que je vous parle, il me semble que cette réputation de rebelle et de féministe que tous vous prêtent n’est seulement vraie qu’en partie.

-C’est ce que disent les gens ? Demanda la jeune dame entre la surprise et l’amusement devant les paroles du journaliste. Je vous assure que je n’ai jamais été rebelle pour le simple plaisir d’aller à l’encontre de tout le monde. C’est seulement que beaucoup de choses imposées par la société ne me paraissent pas toutes justifiées. Devrais-je quand même leur obéir aveuglément ? J’ai eu l’opportunité de voir comment dans le fond ceux qui se disaient fils des familles les plus respectables n’étaient rien de plus que de tristes fraudeurs.

L’esprit de Candy se replongea dans le passé. Elle revit défiler des images mélangées provenant des jours où elle avait vécu dans la maison d’Eliza et Daniel, de l’époque du collège Saint-Paul, des années qui suivirent et où les jeunes Legrand arrivèrent à l’âge adulte pour devenir des figures éminentes de la société de Chicago, pour après, tels des étoiles filantes, disparaître dans une voyante et douloureuse chute.

Après son mariage avec Terrence Grandchester, Candy revit les Legrand en très peu d’occasions. Albert se trouvait loin et Archie contrôlait la fortune familiale. Le consortium André s’était détaché complètement des entreprises Legrand et Legrand, et c’est ainsi que les contacts entre les deux familles se faisaient chaque fois moins fréquents.

La grand-tante avait eu deux ou trois violentes disputes avec Archibald, raison pour laquelle elle avait quitté la maison de Chicago et était partie vivre dans une des maisons de campagne que les André avaient aux bords du lac. La dame recevait là ses neveux, Eliza et Daniel, qui savaient toujours tirer un très bon profit de ces constantes visites qu’ils faisaient à la vieille dame. Cependant, les jours où Mme Elroy organisait de grandes fêtes pour réunir la famille appartenaient déjà à un passé révolu. C’est ainsi que les opportunités pour que les André et les Legrand se réunissent avaient été réduites à un seul grand événement : les anniversaires de l’octogénaire matriarche, qui étaient toujours organisés par Sarah Legrand, avec une fidélité inébranlable. Bien sûr, la tradition était ce qu’elle était, et elle ne devait pas se perdre.

Et au nom de cette tradition, Mme Legrand surmontait sa répugnance d’inviter à la réunion le puissant cousin Archibald, et le plus encore haï et excentrique William Albert et ce couple de bohémiens indécents avec un nom pompeux qu’étaient les Grandchester. Il était clair qu’inviter le comte et la comtesse donnait un grand éclat à la réunion et attirait l’attention de la presse qui suivait avec une infatigable frénésie chacun des pas du célèbre artiste. Mais supporter la présence de l’arrogant Anglais et de sa femme fatale d’épouse, qui de fille d’écurie était devenue aristocrate, était sans doute une peine que la hautaine dame et ses deux enfants souffraient avec stoïcisme en raison de l’éclat de son illustre nom.

Pourquoi les André et les Grandchester continuaient à assister à cette réunion qui était magistralement formelle et simple au goût de tous ? Eh bien, en partie par respect envers La Grand-Tante Elroy, qui en dépit de ses colères et de ses remarques incessantes, était tout de même la matriarche de la famille, et en partie parce que d’une certaine façon, la fameuse réunion était toujours une opportunité pour se procurer un peu de divertissement aux côtés des cousins Legrand. Chacun d’eux trouvait quelque chose de spécialement drôle dont se moquer en ces occasions.

Archibald avait un certain malin plaisir à observer l’envie mal dissimulée de son oncle, qui n’arrivait pas à faire croître son entreprise depuis que le consortium André ne le soutenait plus. De plus le pauvre homme tentait de faire remonter ses profits, chose qu’il ne comprenait pas encore très bien, ce qui avait pour conséquence que l’organisation des affaires demeurait stagnante. Archie avait entendu en plus d’une occasion que son oncle s’était occupé de décrédibiliser les André depuis qu’il avait appris que le jeune Cornwell avait pris la tête des entreprises familiales. Les années firent comprendre à Mr Legrand que les rumeurs malicieuses qu’il s’était chargé de disséminer étaient plus que fausses. Ainsi Archibald pouvait regarder dans les yeux son oncle avec un triomphe hautain durant ces réunions en l’honneur des anniversaires de Mme Elroy et lui montrer silencieusement qu’il s’était trompé.

Albert, pour sa part, ne pouvait pas résister à la tentation de défier la tante Elroy en se présentant à la réunion toujours vêtu de façon décontractée et portant un bronzage éclatant qui paraissait constamment de mauvais goût pour la dame, et faisait des commentaires très francs et osés qui bravaient les points de vue des invités orthodoxes. La dame suivait sans les comprendre les décisions de son neveu, mais avait appris que la volonté du jeune homme était inébranlable, aussi il ne lui restait comme solution que de se taire. De cette façon Albert avait pris goût à choquer sa tante et les Legrand, qui n’avaient d’autre option que de faire comme si de rien n’était.

Terrence se donnait pour être le second de son meilleur ami, et comme la renommée et le charme physique étaient ses alliés, il pouvait se donner le luxe de faire et dire tout ce qui lui passait par la tête. De plus, il y avait quelque chose que Candy ne comprenait pas très bien, mais il était sans doute évident que son époux adorait assister à ces réunions et se montrer spécialement affectueux avec elle en public. Avec les années la jeune femme comprit que son mari, restant dans le fond le même jeune homme vindicatif et malicieux, trouvait simplement délicieux de pouvoir montrer la beauté et l’affection de sa femme en face de Daniel Legrand, et d’observer comment le pauvre diable pâlissait d’envie et de jalousie.

Enfin, Candy n’avait plus à craindre les commentaires incisifs d’Eliza sur ses humbles origines. Si pendant son enfance et adolescence, la jeune femme ne s’était jamais laissé intimider par les mauvaises paroles de la rouquine, maintenant à l’âge adulte, avec le caractère alors totalement affirmé, et avec la sécurité que seulement l’amour et la stabilité d’un mariage solide peuvent donner à une femme, ce qu’Eliza pouvait dire ou faire importait peu à Candy.

En fin de compte, les contacts entre la dame de Fort Lee et les hautains Legrand se réduisirent à ces brefs moments, qui continuèrent leur vie de splendeurs pendant quelques années jusqu’à ce que la farce qu’ils maintenaient ne pût plus résister.

Eliza Legrand avait travaillé très durement pour devenir une dame de la bonne société tout comme il faut, à l’égal de sa mère. Cependant, elle avait seulement réussi à devenir une grue extraordinairement chère. En cherchant désespérément à prouver au monde qu’elle était belle et désirable, elle était passée de lit en lit depuis ses 17 ans jusqu’à ses 20 ans, quand un de ses amants lui demanda une totale fidélité sous menace de mort.

Pour son plus grand malheur, l’amant en question n’était pas un de ces jeunes de la haute société avec qui elle aurait aimé se marier pour acquérir le tant souhaité statut de femme mariée, mais un jeune homme d’origine humble et dont les occupations étaient douteuses, que son frère lui avait présenté pendant la guerre.

Buzzy, sans aucun doute était un homme fringant, et il avait attiré l’attention d’Eliza par sa galanterie depuis la nuit où il avait rendu visite à Daniel pour lui remettre un paquet d’opium. En peu de temps il devint un des "amis" de prédilection d’Eliza, qui l’appelait toujours quand elle souhaitait passer une nuit inoubliable, parce que le jeune homme en question était un très bon amant.

Malheureusement, Buzzy commença à s’enticher de la jeune millionnaire et après avoir entretenu pendant quelques années une relation sans engagement avec elle, il exigea qu’elle ne couche plus avec aucun autre homme que lui. Eliza, qui avait pour objectif de se marier avec un homme de sa condition, ne fit pas grand cas du jeune délinquant, mais peu de temps après elle reçut un premier avertissement. Une de ses dames de compagnie fut retrouvée morte dans la piscine de la maison des Legrand de Chicago, et les enfants Legrand n’eurent pas le moindre doute sur l’auteur de l’assassinat.

Néanmoins, aucun des deux ne put ouvrir la bouche devant la police, parce qu’ils étaient trop impliqués dans les affaires de Buzzy pour pouvoir le dénoncer. Daniel avait falsifié des livres de compte de l’entreprise familiale, soustrayant ainsi de grosses sommes pour payer son addition d’opium, d’alcool et de jeu illégal. De cette façon il ne resta à Eliza plus d’autre solution que de faire plaisir à son amant et de rester célibataire, malgré les récriminations constantes de sa mère, qui ne cessait de lui rappeler que toutes ses connaissances, les deux odieuses orphelines incluses, Candy et Annie, étaient déjà mariées et avaient des enfants, alors qu’elle était sur le point de devenir une vieille fille.

Cette situation dura un bon moment, jusqu’à ce que les enfants Legrand se fatiguent d’avoir à obéir aux caprices de Buzzy, qui avait commencé à devenir un cruel extorqueur, exigeant d’eux plus d’argent chaque fois en échange d’opium et de son silence. Ainsi ils décidèrent ensemble finalement de le trahir en s’alliant à un autre individu, rival et ennemi de Buzzy. Malheureusement, tout ceci finit mal et ils furent découverts avant que le nouvel allié des Legrand ne pût éliminer Buzzy.

Le jeune gangster élimina son rival et ourdit immédiatement un plan pour se venger de sa maîtresse et de son frère. Il écarta toutes les méthodes que les hommes de son milieu utilisaient communément pour réaliser leurs vendettas. Après tout, ceci n’était pas une querelle entre les "familles" de Chicago, mais une leçon pour une paire de snobinards qui croyaient qu’ils pouvaient se moquer de lui. Il conçut pour eux quelque chose qui les ferait réellement souffrir, plus que s’ils perdaient la vie après des jours de torture physique.

De ce fait, Buzzy commença par faire comme si de rien n’était, et poursuivit ses relations avec les jeunes Legrand pendant encore un an. Le frère et la sœur, de leur côté, tremblèrent de peur au début, pensant que l’amant d’Eliza finirait par les assassiner, mais en voyant que le temps passait et que Buzzy semblait ne pas être au courant, ils se calmèrent et décidèrent de continuer comme jusque-là.

Pendant ce laps de temps, Daniel continua de signer des chèques, falsifiant des documents et vendant des biens dans le dos de son père pour maintenir son scandaleux train de vie. Sans que le jeune millionnaire ne s’en rende compte, Buzzy commença à s’emparer de la fortune des Legrand en préparant lentement les détails de sa vengeance. Quand le scénario fut enfin prêt, le jeune gangster donna le coup de grâce en envoyant à Mr Legrand une lettre anonyme dans laquelle il relatait avec un luxe de détails et de nombreuses photographies comme preuve, le genre de vie que ses deux enfants menaient sur son dos.

Le hautain Mr Legrand souffrit d’un infarctus en recevant la lettre, et par recommandation de son médecin il se retira quelques jours dans sa maison de Lakewood pour se reposer. Tout paraissait indiquer que le magnat allait s’en remettre, mais contrairement aux pronostics, il mourut la semaine suivante. On soupçonna que la mort de Mr Legrand n’était pas due à des causes naturelles, mais on ne put en savoir plus.

En définitive, de la mort de Mr Legrand résultèrent des conséquences terribles pour la fortune familiale, alors que les actions des entreprises Legrand et Legrand baissaient dramatiquement. Daniel, qui était extrêmement maladroit en affaires, finit par rendre encore plus mauvaises les affaires des déjà très diminuées richesses dont il avait hérité, et en moins de six mois après la mort de son père, il dut se déclarer en faillite.

Archibald, agissant comme il se l’était promis une fois, observa la chute de son cousin avec une totale indifférence. Il ne bougea pas le petit doigt, même quand Daniel vint le prier de lui concéder un prêt pour éviter la banqueroute.

-Je ne souhaite pas que tu utilises l’argent de la famille André pour financer tes cochonneries, avait été la grande réponse du jeune Cornwell. Je suis au courant de tes accointances avec la délinquance organisée de cette ville. Considère comme un bon service que je ne te dénonce pas aux autorités. Avec les preuves que j’ai collectées à ton encontre ils pourraient bien t’envoyer quelques années en prison.

Il ne resta plus comme solution à Daniel que de vendre de nombreuses propriétés pour régler ses dettes avec Buzzy et avec les actionnaires des entreprises Legrand et Legrand. Mais il restait encore aux Legrand un recours pour sauver leur position économique : la fortune de la grand-tante Elroy. Malheureusement pour eux la vengeance de Buzzy allait encore plus loin. Pour couronner le tout il vendit les informations qu’il avait sur Eliza Legrand à un journaliste sans scrupules qui garantissait l’anonymat de Buzzy et de ses associés, et il exposa les relations illicites de la demoiselle Legrand au grand jour. Après la sortie de cet article à la lumière du jour, Mme Elroy ne voulut plus voir ses neveux pour le restant de ses jours. Au contraire, décidant qu’elle avait été trompée, elle se réconcilia avec Archibald, qui était alors déjà marié avec Annie Brighton, que la dame finit par accepter avec le temps.

Ceci fut le comble du discrédit et la disgrâce pour les Legrand qui durent se retirer dans leur maison de Lakewood, unique propriété qui leur restait, vivant d’une modeste pension provenant d’un certain placement financier que William Albert avait sous sa garde et qu’il leur remit à la lecture du testament de Mr Legrand. A la campagne, loin des splendeurs passées, avec à peine deux serviteurs, insuffisants pour maintenir propre l’énorme maison, Eliza et Daniel eurent à se confronter à la dureté de la gêne économique pour la première fois de leur vie. Mais Candy ignorait que le pire viendrait quelques temps après, à l’époque de la grande Dépression, qui allait se déchaîner l’année suivant son entrevue avec Charles Ellis.

- Vous savez de quoi je veux parler, répondit Ellis en continuant la conversation et tirant la jeune femme de ses souvenirs sur les infortunés enfants Legrand. Mais ayant été toujours si rebutée face aux conventions, comment vous sentez-vous maintenant dans votre rôle d’épouse et de femme au foyer ? Osa demander le journaliste, profitant du fait que l’acteur était momentanément sorti de la salle à manger pour s’occuper d’un appel téléphonique.

-Vous voulez me demander pourquoi si je suis si "féministe" comme les gens le disent j’ai décidé d’arrêter d’exercer le métier d’infirmière quand ma fille Blanche est née, suggéra Candy avec un sourire malicieux.

-Eh bien, oui. Il y avait un peu de ça dans ma question, admit Ellis, acculé par la franchise de la jeune dame.

-Comment je vois les choses Mr Ellis, la cause féministe, qui a toujours eu tout mon respect, commença à expliquer la dame avec un éclat particulier dans les yeux, je ne devrais pas tellement m’en inquiéter puisque la femme arrive à occuper les postes que les hommes avaient monopolisés, mais bien plus, puisque chaque femme a la liberté de choisir l’activité qu’elle préfère, ainsi l’une peut être universitaire, l’autre cadre, scientifique ou mère. A un moment j’ai choisi d’être infirmière et d’ainsi servir les autres. Chaque jour de ma vie que j’ai dédié à ce travail fut important et profondément gratifiant, mais il est arrivé un moment où mes obligations d’épouse et de mère sont devenues spécialement demandeuses. Particulièrement avec l’arrivée de Blanche, il était devenu de plus en plus difficile de maintenir un équilibre entre mon travail d’infirmière et la maternité. J’ai alors décidé que pour au moins quelques années je laisserais la médecine pour être seulement mère. Ce fut une décision personnelle et je ne la regrette pas. Au contraire, je me sens très heureuse de l’avoir fait, puisque je peux profiter de toutes mes forces de mes enfants. Et j’aurais du temps après pour autre chose.

-Et j’imagine que l’idée a paru plus que bonne à Mr Grandchester, supposa Ellis.

-Egoïste comme tous les hommes, il ne pouvait pas me sembler moins que merveilleux d’avoir ma femme pour moi tout seul, commenta l’artiste qui revenait à ce moment, après avoir répondu à l’appel.

Candy se retourna pour voir Terrence en caressant la main qu’il avait posée sur son épaule comme réponse affectueuse à son commentaire.

-"Egoïste et jaloux", pensa la jeune femme en riant dans son for intérieur, mais elle se dit aussitôt qu’elle ne pouvait pas reprocher à son époux un défaut qu’elle avait aussi partagé jusqu’à un certain point.

Cinq ans s’étaient écoulés depuis ce terrible cauchemar et si elle ne voyait pas les événements avec rancœur, de temps en temps, en regardant la tasse que son époux gardait dans la vitrine de son bureau, elle se souvenait de la leçon vivante et elle se promettait seulement de ne pas commettre une seconde fois les mêmes erreurs qui avaient mis en danger la stabilité de sa famille.

Les choses avaient été également difficiles pour elle. Malgré le fait qu’elle se soit efforcée de ne pas leur donner d’importance, les longues absences de Terrence la faisaient se sentir chaque fois plus seule. Quand son séjour chez les Stevens arriva à son terme, après le rétablissement de Patty, Candy était retournée chez elle à Fort Lee et la mélancolie n’avait pas beaucoup tardé à gagner la bataille.

Quand ses deux jeunes enfants, Dylan qui avait un peu plus de trois ans, et Alben qui avait à peine six mois, trouvaient le sommeil, la jeune femme se promenait seule dans les coins silencieux de la maison, cherchant dans les murs la trace silencieuse de l’homme qu’elle aimait. Mais les jours passaient, les tournées se prolongeaient et les échos de la voix sonore de Terrence se faisaient chaque fois plus lointains aux oreilles de Candy.

En plus d’une occasion elle avait été tentée de prendre une plume et d’écrire une carte avec une seule ligne disant : revient car je deviens folle sans toi. Mais alors elle fermait les yeux et voyait de nouveau le visage radieux de Terrence quand il remerciait les applaudissements frénétiques du public à la fin d’une représentation. Candy savait que son époux jouissait intensément de ces secondes magiques de gloire et que le plaisir de vivre mille et une vies différentes sur la scène était pour lui aussi nécessaire que l’air ou la poésie. Ce ne serait pas elle qui en abusant de l’amour qu’elle avait pour lui, l’obligerait à renoncer aux planches et à ses rêves.

Si le prix pour le voir heureux était de devoir renoncer à sa compagnie plus de temps que le commun des épouses, elle était prête à le payer. Sans doute les choses auraient pu continuer ainsi sans autre grande douleur que la mélancolie, si la presse mal intentionnée n’avait pas en peu de temps commencé à répandre des rumeurs au sujet de Terrence et de sa nouvelle partenaire sur scène, Marjorie Dillow.

A ce moment les choses commencèrent à aller vraiment mal. Les vieilles blessures qui s’étaient ouvertes une première fois quand Candy avait dû vivre la dure expérience de voir comment celui qu’elle aimait plaçait son devoir au-dessus de son amour pour elle, la refirent souffrir subitement.

D’autre part, Candy était chaque jour plus préoccupée par ses enfants. Alors qu’il était évident que Terrence avait manqué d’importants moments de la première année d’Alben, Dylan avait cessé d’être l’enfant vivant de toujours pour devenir un petit garçon silencieux et obséquieux. Candy ne savait pas en quoi elle devait le plus s’inquiéter, le fait que son bébé ne reconnaissait ni la voix ni le visage de son père, ou la manière dont son premier enfant refusait de manger sans faire attention aux efforts que la jeune mère faisait pour lui rendre l’appétit.

Ce fut alors que Terrence vint à New York prendre un bref repos de deux jours, au milieu de la tournée qu’il était en train de réaliser dans ces premiers jours de décembre. A peine était-il revenu qu’il fut fait mention de Bower, juste le soir suivant l’arrivée de l’acteur. La manière dont il lui reprocha son amitié avec Nathan piqua au vif l’amour-propre de Candy.

Peut-être y avait-il quelque chose de mal à passer un bon moment avec un ami ? Quel mal y avait-il à accepter une tasse de thé dans un café de Manhattan ? Comment Terrence pouvait-il lui reprocher le fait de chercher une quelconque compagnie quand lui passait tout son temps entre les répétitions et les tournées ? De quel droit Terrence lui demandait-il des comptes au sujet de son amitié avec Bower quand elle-même n’avait pas fait un commentaire sur les rumeurs chaque fois plus constantes à propos de sa relation avec Marjorie Dillow ? Cette ultime réflexion fut sans doute celle qui fut la plus douloureuse, et qui conduisit la jeune femme à dire les choses les plus dures, celles dont elle se repentit si vite après que l’automobile de Terrence soit sortie en disparaissant cette nuit.

Cependant, son orgueil et son indignation finirent par gagner la bataille quand quelques minutes après que l’aristocrate ait quitté la maison comme une furie, une petite main frappa à la porte de la chambre de la jeune blonde. Candy ouvrit la porte pour découvrir le petit Dylan debout sur le seuil de la chambre à coucher de ses parents, essayant de sécher ses larmes avec la manche de son pyjama de flanelle.

-Pourquoi papa criait ? Demanda le petit garçon entre deux sanglots. Il ne nous aime plus ?

Le cœur de Candy se serra pendant qu’elle serrait la petite tête châtain du jeune garçon contre sa poitrine et essayait d’inventer la première excuse qui lui vînt à l’esprit pour déguiser ce qui s’était passé cette nuit. De cette manière la jeune femme prit la décision d’abandonner New York et de courir vers le seul endroit où elle croyait pouvoir trouver le calme et les forces qui semblaient lui manquer.

Sans beaucoup y réfléchir, elle empaqueta quelques vêtements pour elle et ses enfants, habilla les petits le plus chaudement possible et écrivit la note que son époux allait lire le lendemain matin suivant.

Le voyage qui suivit lui rappela beaucoup un autre voyage qu’elle avait fait quelques années auparavant, une certaine nuit où il avait neigé. Alors comme par le passé, un même nom lui brûla le cœur avec de douloureuses piqûres, mais la situation était en même temps différente. Dans le passé Terrence avait été sans aucun doute son grand amour, son grand rêve, mais maintenant que Dylan dormait à ses côtés, et qu’Alben se reposait dans son giron, Candy savait que Terrence signifiait bien plus encore qu’avant. Cinq années de vie matrimoniale ne passaient pas en vain pour une femme. Ils avaient maintenant trop de vécu commun, des rêves et des projets partagés, une intimité et des liens physiques autant que spirituels, alors comment arriver à croire que tout ceci pouvait finir de cette façon. Mais d’un autre côté, elle ne voulait pas exposer ses enfants à des tensions inutiles. Maintenant elle ne pouvait pas se plonger dans la dépression comme avant, puisqu’elle avait deux vies qui dépendaient de la manière dont elle gèrerait les évènements. Incapable de voir clair dans tout ce carrefour confus, Candy espérait qu’en allant à la Maison Pony elle rencontrerait deux paires de bras qui la recevraient avec le même amour et appui que toujours. Cependant il n’en fut pas totalement ainsi.

Une fois que Candy eut expliqué la situation aux deux dames qui l’avaient élevée, elle fut surprise de devoir se rendre compte que ses visages bien-aimés montraient de la désapprobation. Pas même Mlle Pony qui avait toujours été très complaisante avec elle n’osa intervenir en sa faveur. Au contraire, les deux femmes devinrent très sérieuses et après quelques douloureuses secondes de silence elles dirent ensemble à la jeune blonde qu’elles devaient discuter de tout cela entre elles avant de pouvoir résoudre quoi que ce soit à ce sujet. Aussitôt après elles demandèrent à Candy de les laisser seules et la jeune femme obéit en s’asseyant de nouveau comme une petite fille, attendant que ses parents trouvent quelle punition lui donner en contrepartie de toutes ses diableries.

Cette nuit là, Candy pleura désespérément en essayant de noyer ses sanglots pour ne pas réveiller ses deux enfants qui dormaient dans la même pièce. Tout à coup elle se sentait complètement seule face à ce problème depuis qu’aucune de ses mères n’avait rien répondu de concret après cette première conversation. Ce fut une chance qu’Alben fût un peu agité à cette occasion, parce que sinon la jeune mère aurait passé une nuit blanche, obsédée par son problème. Ainsi au moins elle s’occupa par moments de nourrir et bercer le petit jusqu’à ce qu’il s’endorme de nouveau, et l’aube vint à se lever par l’orient.

Le matin suivant, Mlle Pony emmena les deux garçons pour qu’ils participent à des activités avec des enfants de leurs âges, et laissa Candy seule avec Sœur Maria. La jeune blonde supposa que ce qui allait venir ne serait pas facile à assimiler, parce qu’elle connaissait parfaitement la sévère fermeté de la religieuse.

-Je suppose que tu as déjà compris que ni Mlle Pony ni moi n’approuvons ce que tu as fait, Candy. N’est ce pas ? Commença à dire la religieuse d’un ton posé, tandis qu’elle s’asseyait dans son fauteuil à bascule.

-Oui, bien que je ne le comprenne pas, se décida à répondre Candy, avec une lueur dans les yeux que la religieuse ne connaissait que trop bien. Elle l’avait vu tant de fois quand la petite Taches de son se sentait injustement punie et regardait son bourreau en habit avec défi obstinément.

-Ma fille, dit Maria en essayant de prendre la main de la jeune femme assise à son côté, peut-être es-tu en train de penser que tu fais mal en venant consulter deux vieilles célibataires comme Pony et moi, qui n’ont jamais connu la vie matrimoniale. Quel genre de conseil pouvons-nous t’offrir si nous n’en avons jamais eu l’expérience ?

-Je n’ai pas dit ça, dit précipitamment Candy pour sa défense, mais immédiatement elle se mordit la langue puisqu’au fond d’elle-même cette pensée lui avait traversé l’esprit la nuit précédente.

-Je vais alors te donner trois bonnes raisons pour être venue, répliqua Maria en faisant comme si Candy n’avait rien dit. Numéro un ; parce que nous sommes tes mères, et en aucun autre lieu en ce monde tu ne pourras sans doute trouver le soutien, mais aussi un conseil sincère comme dans notre maison ; numéro deux parce que bien que nous n’ayons jamais été mariées nous comptons avec quelque chose qui te manque encore, et qui est la vieillesse et l’expérience qui s’acquièrent face aux problèmes humains avec beaucoup plus de temps que tu n’as vécu dans ce monde ; et numéro trois, parce que malgré notre célibat volontaire nous n’avons pas cessé d’être des femmes. Crois bien que nous avons compris ce que tu as vécu, bien que nous ne nous soyons jamais trouvées impliquées personnellement dans une situation similaire. Nous t’aimons et la dernière chose que nous souhaitons est te voir souffrir, ma fille, mais cela ne signifie pas que nous approuvons tes actes quand ceux-ci ne sont pas le fruit de la sagesse.

-Mais Sœur Maria, peut-être que mon époux n’a pas été injuste avec moi ? Peut-être que nous n’avons pas mis en danger la stabilité émotionnelle de nos enfants en leur faisant subir tout cela ? Demanda Candy encore incapable de comprendre la religieuse.

-La réponse est si aux deux questions, répondit calmement la dame, mais il est aussi certain que tu as rendu l’injustice et les jalousies de ton époux avec la même mesure. Ou bien peut-être que ta réponse à ses réclamations a été la modération et la conciliation ?

La jeune femme fut incapable de soutenir le regard direct de la religieuse. Elle baissa honteusement les yeux et garda le silence.

-Je suppose que tu ne me réponds pas parce que tu n’as pas la conscience tranquille. Cependant, tu fais bien maintenant d’être honnête avec toi-même. Considères-tu que ta réponse aux objections de ton époux a contribué à empirer le problème ? Demanda la dame sans laisser de répit à la jeune fille.

Candy ne répondit pas audiblement, mais au final elle acquiesça de la tête.

-Ma fille, je n’aime pas te juger durement, mais il est de mon devoir de te faire voir les choses avec moins de passion et plus d’intelligence, expliqua Maria en passant la main dans les boucles blondes de la jeune femme comme elle l’avait tant de fois fait quand Candy était seulement une petite fille. Pour qu’il y ait une dispute il faut être au moins deux. Je n’excuse pas les erreurs de ton mari, mais je ne peux pas non plus ignorer les tiennes. Maintenant tu es mère et je crois que peut-être cela peut t’aider à comprendre la position que moi et Pony avons prise. Tu conviendras que je t’interroge avec sincérité pour que je te réponde comme je l’ai fait.

La dame espérait que le cœur de Candy irait dans la bonne direction, Maria était si sûre de la bonté de sa fille.

-Je crois que… marmonna à peine Candy, je me suis sentie très seule dernièrement et… peut-être…je lui en voulais tellement…Je ne sais pas… il est possible que je sois moi aussi… jalouse.

-Pourquoi crois-tu ressentir cela, ma fille ?, continua Maria en durcissant le ton tandis que Candy sentait qu’enfin elle pouvait libérer un poids qui l’avait opprimée pendant un long moment.

-Il me manque beaucoup !,éclata en sanglots Candy en se jetant dans les bras de la religieuse. J’ai tellement besoin de lui !...mais je ne veux rien lui dire parce que je ne souhaite pas interférer avec sa carrière. Je pensais que je pouvais me charger de la situation à la maison bien qu’il ne soit pas présent.

-Mon Dieu ma fille ! Souvent dans notre désir de protéger ceux que nous aimons nous commettons d’autres bêtises, répondit la religieuse en caressant les boucles de Candy. C’est très noble de ta part de vouloir soutenir la carrière de ton mari, mais les choses doivent s’équilibrer en un juste milieu. Quand Terrence s’est marié avec toi, il a contracté un engagement qui se place au-dessus de toute réussite professionnelle et si toi et tes enfants avez besoin de lui, il doit s’occuper de vous et vous donner la priorité à vous plutôt qu’au théâtre.

-Vous croyez ? Demanda la jeune femme encore incertaine, en acceptant le mouchoir que lui tendait Maria.

-Candy. Est-ce qu’une fois tu t’es demandée pourquoi Mlle Pony et moi avons décidé de ne jamais nous marier ? Demanda la dame en plantant son regard dans la jeune femme.

-Eh bien, j’ai toujours supposé que vous ne vous intéressiez pas beaucoup à cela, expliqua Candy pas très sûre de sa réponse.

-Tu te trompes, répondit Maria avec un sourire. Tout bien considéré, chacune l’a fait pour son propre compte et en un moment nécessaire. Cependant, en dernier ressort nous avons décidé de laisser de côté cette possibilité car nous nous sommes rendu compte qu’au-dessus du désir de former notre propre famille, avec un époux et des enfants dont il nous aurait fallu nous occuper, nous avons souhaité utiliser nos vies à servir les autres. Par moment il a été difficile de cristalliser ce rêve, puisque la solitude pèse, malgré tout avec le passage des années. Toutefois, je peux t’assurer qu’aucune de nous deux ne regrette ce choix, étant donné que notre désir de s’occuper des autres était si grand qu’il n’aurait pas été juste de nous marier.

-Il n’aurait pas été juste ? Demanda la jeune blonde en écarquillant les yeux sans bien comprendre les mots de la religieuse.

-Le travail que nous effectuons à la Maison Pony, ma fille, est un travail qui nous occupe 24 heures sur 24, tous les jours de l’année. Crois-tu qu’il aurait été juste pour un homme d’avoir une épouse qui aurait été occupée par son travail, et qui n’aurait jamais eu de temps pour lui ? Et la même chose vaut pour les enfants. Tu ne crois pas ? Qui se dévoue à une cause spéciale n’a pas de temps à accorder dans sa vie au mariage, et qui se dévoue à cela doit toujours laisser au second plan tout le reste. Toi et ton mari devez comprendre cela si vous ne voulez pas jeter par-dessus bord le trésor que vous avez dans votre mariage.

-Alors vous croyez que j’aurais dû dire à Terry que je me sentais seule ?, s’enquit Candy avec anxiété.

-Bien entendu ! Tu ne vois pas que la distance vous a fait perdre le contact jusqu’à affaiblir la confiance que vous aviez l’un en l’autre ? Pendant cette séparation tu as accumulé un ressentiment inconscient à l’encontre de ton époux, et de son côté, il est devenu plus méfiant. Terrence est sans doute responsable de l’origine du problème, mais tu y as participé avec ton silence et tu as finit par l’achever avec ta réaction face à ses récriminations. Lui a allumé le feu et toi tu l’as attisé. Maintenant c’est à vous deux qu’il convient de l’éteindre, mais tu ne réussiras pas loin de lui. Tout au contraire, en prenant une nouvelle distance entre vous tu donnes seulement lieu à des malentendus, parce que Pony et moi sommes sûres qu’il s’agit simplement de cela, des malentendus, qui ont grossi et empiré la situation.

Candy se souvenait clairement qu’à ce moment elle s’était sentie si coupable qu’elle avait souhaité que la terre s’ouvre juste sous ses pieds pour l’engloutir d’un coup, mais la main ferme de Maria soutenant la sienne lui laissa entendre que maintenant, tout comme avant, elle ne pouvait la laisser être vaincue par les difficultés. Au contraire, il n’y avait pas de temps pour les lamentations étant donné qu’il y avait beaucoup de choses brisées à réparer. Elles continuèrent à parler pendant un long moment jusqu’à ce que Martha les appelât à la porte pour leur rappeler qu’il était l’heure de prendre le déjeuner. Le soir même Candy fit ses valises, afin de pouvoir repartir en direction de Fort Lee le matin suivant.

Terrence s’appuya dans son fauteuil tout en buvant lentement son thé, tandis que dans le même temps il observait en silence comment son épouse répondait avec aisance aux questions que lui posait le journaliste. Durant toutes ses années de mariage, il n’avait jamais permis à aucun reporter de s’approcher de sa femme, car il craignait que l’un d’eux ne finisse par profiter de la franchise de Candy pour écrire un article sensationnel en déformant les propos de la jeune femme. Cependant les choses avaient changé, d’une part car Ellis avait toute sa confiance, et d’autre part parce qu’il devait reconnaître que la jeune Madame Grandchester avait appris à supporter le fait d’être mariée avec une figure publique. Intérieurement il sentit son cœur se gonfler d’orgueil en contemplant son épouse.

« Et je pensais que j’étais sur le point de la perdre ! », se dit-il en repensant à ses souvenirs.

Après avoir quitté la Maison Pony les heures du voyage étaient devenues éternelles. En s’arrêtant dans un coin de l’Ohio il avait écouté à la radio qu’une tempête de neige qui durerait probablement plusieurs jours s’approchait. On s’attendait à ce que le transit des trains et des automobiles reste paralysé pendant tout le temps que durerait la tempête. Si cette précision était certaine, cela pouvait signifier qu’il passerait les fêtes de Noël loin de sa famille. C’était la dernière chose qu’il souhaitait. C’est ainsi qu’il résolut de faire une marche forcée en faisant donner à la voiture tout ce qu’elle avait, afin de gagner de vitesse le front froid.

Il avait voyagé sans s’arrêter de croiser les doigts pour que la tempête n’éclate qu’après qu’il ait passé la frontière de l’Etat du New Jersey. Il se souvenait clairement de la joie qu’il avait ressentie en voyant finalement les signaux qui indiquaient la proximité de Fort Lee. Même si, à l’horizon il pouvait aussi distinguer que les nuages s’obscurcissaient et qu’une légère neige commençait à tomber dans cette zone boisée.

Quand il arriva finalement à Fort Lee, il était évident que l’arrivée de la tempête n’était plus qu’une question de minutes. Il appuya sur l’accélérateur avec force en prenant l’embranchement pour Columbus Drive. Sa surprise fut grande quand en entrevoyant le jardin principal de la résidence, il distingua deux figures en manteaux sombres qui couraient de la maison vers une des autos qui étaient garées devant l’entrée. Son cœur fit un tour et il comprit clairement que quelque chose n’allait pas.

Terrence distingua ensuite qu’une de ces figures était celle d’Edward, son majordome, et l’autre celle de Candy même. Le jeune homme se sentit encore plus inquiet quand en descendant de la voiture son épouse se jeta en larmes dans ses bras. Terrence savait que sa femme n’était pas de celles qui ont facilement peur, et si elle était en train de pleurer de cette façon c’était parce que quelque chose de vraiment grave était en train de se produire.

-Candy ! Qu’est ce qui se passe ?, lui avait-il demandé en tremblant.

-C’est Dylan, avait répondu la jeune femme entre deux sanglots. Nous n’arrivons pas à le trouver dans la maison…je crois qu’il s’est enfui…juste maintenant quand la tempête est sur le point d’éclater. Mon Dieu Terry, je ne veux pas penser à ce qui peut lui arriver si nous ne le retrouvons pas à temps !

-Mais tu es sûre ? Vous avez bien cherché dans toute la maison ? Quelle raison peut avoir un si petit garçon pour vouloir fuir ?, reprit Terrence en essayant de se convaincre que cela ne pouvait pas être en train d’arriver à son fils.

-Je suis sûre Terry. Il n’est pas…je ne sais pas ce qui s’est passé avec lui…il était si réservé et étrange depuis peu, dit-elle en versant des larmes, et ensuite elle s’arrêta, surtout depuis qu’il nous a entendus nous disputer, finit-elle par conclure.

Terrence ne le sut pas sur le moment, mais bien après son épouse lui raconta que jamais comme alors elle ne l’avait vu pâlir au point de ressembler à un cadavre. A partir de ce moment, ses souvenirs se faisaient plus diffus. Il pouvait à peine entrevoir qu’il avait ordonné à Candy de rester à la maison avec Alben tandis que lui avec le chauffeur et le majordome, allait sortir pour tenter de trouver le jeune garçon. Les trois heures qui suivirent avaient été les plus angoissantes de sa vie. Pas même son expérience de la guerre ne pouvait se comparer à l’angoisse de penser qu’une tempête comme celle qui était annoncée pouvait tuer un homme adulte en très peu de temps, et être bien plus rapide pour un enfant de quatre ans.

Ils avaient cherché en vain dans le voisinage, en essayant de parcourir les espaces de jeu que Dylan fréquentait avec sa mère. Pendant ce temps la tempête de neige avait déjà commencé et rendait la recherche chaque fois plus difficile. Le soleil était lui en train de se coucher peu à peu. S’ils ne réussissaient pas à retrouver le petit avant que la nuit ne tombe, les probabilités de le revoir seraient alors très faibles.

Dans une dernière tentative désespérée les trois hommes s’étaient séparés, malgré le fait que cela ne soit pas très recommandé étant donné les conditions climatiques. Fort Lee était alors à ce moment une zone résidentielle semi-rurale et les maisons se trouvaient éloignées les unes des autres par plus de 100 mètres dans certains cas.

Une seule chose était encore claire maintenant dans ses souvenirs : l’insupportable culpabilité qui lui hurlait intérieurement jusqu’à lui crever les tympans que son fils était en danger par sa faute. Aux yeux du jeune père il y avait seulement un responsable du comportement étrange du jeune garçon, et s’il ne pouvait pas le retrouver à temps il ne pourrait sans doute jamais se le pardonner. Cependant, une autre partie de lui-même lui disait avec fermeté qu’il n’avait pas de temps pour se faire des reproches. Il avait besoin de toutes ses capacités pour se concentrer sur ce qu’il était en train de faire.

En essayant d’utiliser un vieux truc qui lui avait servi à merveille tant sur scène que sur les champs de bataille, Terrence avait tenté de faire appel aux souvenirs des derniers moments heureux qu’il avait passés avec son fils. Péniblement il n’avait pas de souvenirs ni du récent Jour d’Action de Grâces, ni d’Halloween, pas même de l’anniversaire de Dylan. Il dut mentalement régresser jusqu’à l’été antérieur, quand pendant une pause entre deux tournées il avait mené son garçon pêcher dans un des lacs artificiels qui parsemaient le voisinage.

A cette occasion ils avaient trouvé un excellent coin au-dessous d’un pont de bois, et y avaient passé pratiquement toute la matinée. Bien qu’encore petit Dylan avait déjà tenu une conversation vive et avait posé d’incessantes questions au sujet de tout.

-Quand est-ce qu’il va neiger papa ?, lui avait demandé le jeune garçon en regardant les eaux du lac.

-Il manque pour cela beaucoup de choses. Il faut d’abord que les feuilles deviennent jaunes et après qu’elles tombent des arbres. Seulement après il y aura de la neige, avait été la réponse du père.

-Tommy dit que son papa lui achètera une paire de patins pour Noël, avait continué Dylan suggestivement en faisant référence au fils aîné des Stevens qu’il avait vu pendant les jours où sa mère avait été malade.

-Et tu aimerais avoir les mêmes aussi. Non ?, avait répondu le jeune père avec un sourire auquel le garçon avait acquiescé par un hochement de tête. Je suppose alors que nous devrons t’apprendre à patiner, avait conclu Terrence, suivi par l’explosion de joie du jeune garçon.

Le pont ! Comment il n’y avait pas pensé avant ? L’idée lui vint d’un coup juste après ce souvenir. Sans perdre plus de temps Terrence s’était dirigé vers le même coin où il avait pêché avec son fils, avec l’espoir qu’il le trouverait sur le pont, qui offrait une bonne cachette pour n’importe quel petit garçon. Une seule crainte lui donnait la chair de poule. La glace du lac pouvait être encore mince. Si le petit garçon glissait, il pouvait tomber dans l’eau gelée et mourir de froid en quelques minutes.

Terrence laissa l’auto garée à l’entrée du parc et pénétra en courant dans la tempête de neige de plus en plus violente, en direction du lac. Il lui fallut plusieurs minutes en marchant dans la neige froide pour réussir à entrevoir le pont qu’il pouvait à peine distinguer entre les rafales blanches de la tempête. Ce fut alors qu’il aperçut une petite figure qui avançait en direction du lac gelé.

-Dylan !, avait crié le jeune homme avec toute la force de ses poumons bien entraînés, et sans doute le petit l’entendit car il lui sembla qu’il tourna la tête. Mais alors, à son grand étonnement, le garçon avait accéléré le pas dans la direction opposée, comme pour fuir la voix qui l’appelait. Il fallut quelques secondes à Terrence pour comprendre que son fils lui tournait le dos et courait comme s’il essayait d’échapper à sa portée.

Cependant, il lui restait peu de temps pour assimiler ce fait quand il entendit un bruit en direction du lac. Terrence, qui connaissait bien le bruit de la glace quand celle-ci se rompait ne pensa pas à autre chose que courir jusqu’à l’endroit où son fils était tombé, comprenant que ses pires craintes étaient devenues réalité.

Ce qui suivit fut comme un enchaînement d’actes désespérés. Courir en direction des eaux glacées, hurler le nom de l’enfant, déchirer le sac pour fabriquer une corde de fortune, se risquer à tomber soi-même dans les eaux gelées, sortir le corps transi du petit, courir vers l’auto et ensuite conduire frénétiquement vers la maison. Pendant tout ce temps il n’y eut pas de place dans son esprit pour autre chose qu’accélérer pour arriver à temps pour pouvoir ranimer le jeune garçon.

Finalement les lumières de sa maison se distinguèrent dans la tempête. Il n’était pas encore garé que déjà la figure fine de son épouse sortait en courant de la maison avec une couverture. Il n’y eut pas besoin d’explications, il semblait que Candy pouvait deviner ce qui était arrivé en regardant seulement le père et le fils. Curieusement, la femme en pleurs qui l’avait accueilli avec la mauvaise nouvelle que son fils avait fugué, s’était complètement envolée pour laisser place à une jeune femme sereine et sûre de chacun de ses mouvements. Avec le même aplomb par lequel Candy avait pansé les plaies de Terrence quand celui-ci était arrivé gravement blessé à l’hôpital Saint-Jacques, la jeune femme prit alors le corps inerte de son petit garçon et le ramena rapidement à l’intérieur de la maison où attendaient déjà un médecin et deux domestiques bien organisés. Terrence finit par s’effondrer dans un fauteuil en se sentant totalement inutile, tandis qu’il observait la rapidité avec laquelle sa femme dirigeait l’orchestre des domestiques pour réchauffer l’enfant et lui faire reprendre conscience.

Ce fut seulement là qu’il commença à sentir très légèrement les effets du rhume que lui-même avait pêché dans cette aventure. Sa tête lui faisait mal jusqu’à lui donner la sensation que ses tempes allaient éclater et ses yeux le brûlaient d’irritation. Il ferma les paupières et s’appuya sur le dossier du fauteuil pendant un temps indéterminé, jusqu’à ce qu’il sentit que quelqu’un le prenait par les pieds. Déconcerté il ouvrit les yeux pour découvrir son épouse assise par terre qui lui ôtait ses chaussures.

-Mais qu’est ce que tu fais Candy ? Tu n’étais pas avec Dylan ? Demanda t-il perdu.

-Nous avons fait tout ce qui est possible. Le docteur dit que nous devons attendre cette nuit pour voir comment il va réagir. Maintenant tu me préoccupes plus, répliqua t-elle avec calme tandis qu’elle continuait à dévêtir son mari. Tu ne t’es pas rendu compte que tu étais tout trempé ? C’est comme ça que vous prenez soin de votre voix, monsieur l’acteur ?, le gronda t-elle avec douceur, et il s’étonna du fait qu’elle était la même femme avec qui il s’était brouillé si violemment quelques jours avant.

-Mon Dieu ! Candy je peux faire ça moi-même !, répondit-il avec un timide sourire, mais alors il se souvint de son fils et il souhaita s’assurer de nouveau de son état. Tu es sûre que Dylan ira bien ?

La jeune femme baissa les yeux et il comprit que son fils était toujours en danger.

-S’il te plaît, Terry, finit-elle par lui répondre, met ces vêtements secs et prends ça pour avoir chaud. Le minimum dont tu as besoin maintenant est entre autres de rester au chaud à la maison, conclut-elle en montrant une tasse de thé qu’elle avait posé sur une petite table.

-Très bien, mais ensuite je veux aller auprès de Dylan, dit-il et elle ne s’y opposa pas.

Les heures qui suivirent furent une veille douloureuse pour les Grandchester. Ils restèrent ensemble au chevet de Dylan sans prononcer une parole, suspendus à chaque mouvement de la respiration du petit et de la fièvre qui ne voulait pas céder facilement. Terry pensa alors que son épouse avait sûrement passé une nuit similaire quand elle l’avait soigné en France, et il se demanda comment les femmes pouvaient dégager tant de force de caractère dans des occasions comme celles-ci, alors qu’elles semblaient être des créatures d’apparence si fragile.

L’aube se leva et Dylan n’allait pas mieux. Candy avait demandé le petit déjeuner mais malgré son insistance Terrence ne voulut rien avaler. Ainsi, les toasts, le thé et les œufs refroidirent sur le plateau tandis que le jeune homme feignait de lire un livre de poésie en regardant constamment le petit endormi. Dehors, la tempête redoublait de force et l’on percevait la différence entre le jour et la nuit seulement par une lumière blafarde. Tous savaient que ce matin les gros nuages ne se retireraient pas pour laisser place au soleil.

Finalement vers une heure de l’après-midi, alors que Candy serrait les grains de son rosaire avec des doigts nerveux et que Terrence relisait pour la énième fois la même ligne sans y prêter attention, Dylan bougea légèrement et ouvrit les yeux.

-Papa !, dit-il d’une voix faible en voyant son père à ses côtés. Tu n’es plus en colère contre moi ?

Il n’est pas nécessaire de dire que tous les pères verraient sortir le soleil avec une telle phrase, et après la joie du premier instant ils se chargeraient de faire savoir à l’enfant que personne dans la maison n’était fâché avec lui, comme Dylan le croyait à cause des continuelles absences de son père. Candy savait que dans d’autres circonstances la conduite du petit garçon aurait mérité une bonne punition, mais après tout la vie avait plus de valeur que les mauvais souvenirs qui resteraient enfouis sous l’affection.

Le matin suivant tout danger était écarté pour l’enfant et ce fut alors le tour du père de tomber malade. En trouvant des forces malgré sa fatigue, Candy surmonta sa fatigue pour prendre soin en même temps et de ses deux enfants et de son mari, qui comme tous les hommes qui jouissent toujours d’une santé de fer, avait seulement un rhume mémorable les rares fois où il était malade. Ainsi les bols d’eau chaude avec des sels, les feuilles d’eucalyptus et les sirops allèrent de la chambre de Dylan à celle de ses parents.

-Oh mais ce que tu as fait là est très gentil !, s’exclama t-il quand il vit arriver son épouse avec un plateau avec un repas chaud cet après-midi là. Quand je pense que tu fais tout ça pour moi alors que je ne t’ai même pas demandé pardon pour …pour ce qui est arrivé, finit-il par dire.

Candy, qui avait reporté cette conversation inévitable aux vues des circonstances urgentes, posa le plateau du déjeuner sur une table toute proche, et se disposa à le faire puisque déjà son mari paraissait d’humeur pour éclaircir les choses.

-Moi non plus je ne t’ai pas demandé pardon, répondit-elle les yeux fixés sur son tablier, tandis qu’elle s’asseyait près du lit. Je crois que moi aussi j’ai ma part de responsabilité dans cette histoire.

-Sshh, murmura t-il en posant un doigt sur les lèvres de la jeune femme qui lui apparaissait comme la femme la plus belle du monde avec ce tablier de percale mis sur un simple vêtement. Laisse-moi te dire premièrement que j’ai été un véritable idiot de vous laisser autant de temps seuls, toi et les enfants. Laisse-moi aussi te dire que j’ai agi de manière irrationnelle quand j’ai pris connaissance de ton amitié avec Bower. Je te fais confiance, mon amour, c’est seulement que j’ai senti mon sang bouillir dans mes veines à l’idée qu’il pouvait te fréquenter avec d’autres intentions…Que veux-tu ? Dès qu’il s’agit de toi je perds la tête…cependant…, ajouta t-il avec difficulté, je ne m’oppose pas à ce que tu choisisses tes amis.

-Terry ! Pardonne-moi d’avoir réagi si violemment… Je t’assure qu’il n’y a rien entre Nathan et moi. Je te remercie pour ce vote de confiance de ta part, mais j’ai déjà décidé que mon amitié avec lui n’était pas du tout convenable.

-Tu es sûre ? Demanda t-il en écoutant les dernières paroles de son épouse.

-J’ai mis du temps pour y réfléchir…et…en analysant la situation avec plus de sang-froid je me suis rendu compte de certains détails qu’avant je voulais ignorer, dit la jeune femme et Terrence remarqua qu’il lui coûtait beaucoup d’efforts pour trouver les mots adéquats pour continuer.

-Que veux-tu dire ? S’enquit le jeune homme en ressentant quelque chose de plus fort que la fièvre.

Candy observa l’expression du visage de son mari et comprit ce qui germait dans son esprit. Devait-elle continuer ? Pendant un instant elle hésita entre garder pour elle cette ultime confession et dire la vérité. Le visage de Sœur Maria lui apparut la regardant d’une façon qui lui fit comprendre finalement ce qu’elle devait faire, bien qu’elle ne sache pas laquelle était l’alternative la plus dangereuse.

-Je veux dire que, si je reviens en arrière et que je réfléchis bien à mon amitié avec Nathan, commença t-elle les yeux fixés sur les broderies de l’oreiller, je dois admettre que peut-être…seulement en certaines occasions, j’ai remarqué que pendant un instant il me portait un intérêt certain, peut-être un peu inhabituel, quelque chose de distinct que je n’ai jamais observé avec aucun de mes amis. Mais je n’avais pas voulu y donner de l’importance.

La jeune femme alors s’arrêta, en espérant que son mari donnerait des signes de contrariété. Elle était résolue à affronter les conséquences de sa confession. D’une certaine façon elle avait décidé qu’il serait meilleur d’affronter les écueils de la sincérité que de les garder secrets pour celui qu’elle aimait le plus. Etonnamment, le jeune artiste ne prononça pas une seule parole, mais il prit simplement la main de son épouse et lui donna une légère caresse comme pour l’encourager à continuer.

La jeune femme leva alors les yeux et remercia en silence son époux pour ce tacite vote de confiance. Néanmoins, elle put se rendre compte en le regardant dans les yeux, que le jeune homme était en train d’essayer de toutes ses forces de contrôler ses impulsions pour en demander plus sur le sujet.

-Terry, je t’assure qu’il n’a jamais dépassé les bornes avec moi, dit-elle rapidement, c’est seulement qu’il existe certaines choses qu’une femme sait sentir, et qu’en certains cas j’ai omises, parce que sa compagnie m’était agréable et que je ne voulais pas me passer de son amitié…surtout quand je me sentais si seule, conclue t-elle en un murmure.

-Je te comprends, dit-il finalement avec la voix enrouée, et elle comprit les grands efforts qu’il était en train de faire pour se contrôler et elle l’admira encore plus pour cela.

-C’est pour ça que j’ai décidé de ne plus revoir Nathan. Mon amitié avec lui t’incommode d’une certaine façon, peut-être qu’il attendait quelque chose que je ne pourrais jamais lui donner. Je crois que ce sera le mieux pour nous trois.

-Tu es sûre ? Demanda-t-il doutant encore de la résolution de son épouse.

-Complètement ! Si j’ai à choisir entre toi et autre chose au monde, la décision est très facile à prendre pour moi. Tu gagnes toujours, même sur mon orgueil, admit la jeune femme, et une larme solitaire courut sur sa joue jusqu’à la commissure de ses lèvres qui se courbèrent en un léger sourire.

Terrence leva lentement la main pour essuyer la joue de son épouse d’une tendre caresse. Beaucoup de temps s’était écoulé depuis la première fois où il avait fait le même geste à l’infirmerie du collège, lorsque Candy appelait Anthony dans ses rêves. Le monde avait tourné plusieurs fois depuis lors, mais cette jeune fille, maintenant devenue femme, continuait à lui faire perdre tout sens commun d’une larme.

-Non, petite, ne pleure pas pour ça. Oublions-le simplement. Tu veux ? Lui dit-il en un murmure et elle acquiesça en silence.

La jeune femme ne fit pas attendre son mari qui avait les bras ouverts. Alors comme son visage se jetait sur la poitrine du jeune homme, aussi rapidement un suave parfum de lavande embauma ses sens, lui rappelant à l’esprit un tumulte de souvenirs intimes. Tout à coup Candy se sentit de nouveau une adolescente tremblante de peur alors que le cheval galopait entre les arbres. Cela avait été la première fois qu’elle s’était accrochée au torse de Terrence de toutes ses forces et à mesure que les ténèbres de son âme se dissipaient, une seule sensation dominait son esprit : le parfum viril et austère qu’il utilisait toujours et qui peu à peu transperçait jusqu’à ses os, avec un frémissement qui lui était jusque là inconnu.

Terrence s’appuya sur l’oreiller et elle se blottit à ses côtés sans rien dire, encore perdue dans ses souvenirs. Elle enfouit son nez entre les muscles fermes du torse du jeune homme et put percevoir clairement ce frisson dans le ventre que lui seul lui faisait ressentir. Elle s’aperçut alors que cela avait été durant cette chevauchée forcée que pour la première fois elle avait senti cette même chaleur qui montait depuis ses entrailles en lui faisant frissonner la peau. Les années avaient enseigné à la jeune femme à donner un nom correct à ces sensations et à comprendre qu’elles étaient le prélude à d’autres, supérieures et plus intenses.

Candy sourit et eut la grâce de rougir en comprenant que sa première rencontre avec le désir avait eut lieu à cette occasion, alors qu’elle s’accrochait au corps de ce Terrence adolescent. Mais celui qui la tenait maintenant entre ses bras avait cessé d’être un enfant depuis longtemps, et elle à son tour, n’était plus une fillette effrayée et confondue devant ces alarmants spasmes internes. Au contraire, elle comprenait bien maintenant les signaux que son corps lui envoyait et en ce même moment elle comprit qu’elle avait été stupide de croire qu’elle pouvait reporter ces besoins indéfiniment, tandis que son mari voyageait sans arrêt.

-Candy, l’appela t-il doucement, je crois que c’est mon tour de te révéler certaines choses. Avant tout je préfère te prévenir que ce ne sera ni simple ni agréable, ajouta t-il pendant qu’il se redressait.

La jeune femme lança un regard interrogateur à son mari, et la réponse qu’elle lut dans ses yeux lui fit craindre que ce qui allait venir serait sans doute douloureux.

-Vas-y, répondit-elle simplement en s’asseyant à ses côtés.

-Je …j’aurais dû te parler de tout ça depuis longtemps, mais je ne voulais pas…je ne savais pas ce qui se passerait si je te le disais, commença t-il et elle put se rendre compte qu’il lui était difficile de prononcer chacun de ses mots.

-C’est à propos de Marjorie Dillow. N’est ce pas ? Demanda t-elle en sentant que son cœur allait s’arrêter.

-Et à propos de toutes les rumeurs de la presse, admit-il en s’asseyant. J’aurai dû faire quelque chose à ce sujet depuis le début, mais…

-Mais quoi ? Demanda t-elle chaque fois plus effrayée par ce qui pourrait suivre.

-Je ne le considèrerais pas comme fidèle, dit-il enfin avec un soupir de fatigue.

-Fidèle ? Terry, s’il te plaît explique-toi, car je ne comprends rien, exigea t-elle chaque fois plus tendue.

-Eh bien, c’est une longue histoire, mais je vais essayer de te la raconter, dit-il sans perdre cette expression préoccupée. Avant tout je veux que tu saches que la seule chose de certaine dans toutes ces rumeurs est que depuis quelque temps, des mois au moins depuis que nous savions que Karen était en train d’attendre un bébé, Marjorie… a essayé d’attirer mon attention en de nombreuses occasions. Je me suis limité à l’ignorer mais comme ses insinuations devenaient chaque fois plus explicites, j’ai commencé à me sentir gêné avec elle et j’ai fini par lui faire subir une humiliation. Je crains peut-être d’avoir été un peu trop loin avec elle… ou peut-être seulement que je lui ai dit ce qu’elle méritait, ajouta t-il après un moment et il ne put éviter encore au milieu de cette confession embarrassante d’avoir un brin de malice au souvenir de ce mauvais moment que lui avait fait passer l’insistante Marjorie. Ce qui est sûr, c’est qu’elle s’est beaucoup vexée et qu’elle m’a promis que je me repentirais de l’avoir repoussée. Bien sûr je n’ai pas pris ses menaces au sérieux.

Candy était muette. D’une part ce que Terrence avait commencé à lui raconter lui retournait l’âme dans le corps, mais d’un autre côté elle était curieuse de connaître quelles conséquences son mari avait reçues pour son insolente fidélité envers elle.

-Les mois ont passé et Marjorie semblait avoir oublié l’incident, continua le jeune homme. J’ai pensé qu’elle avait compris la leçon, mais non. Une nuit, alors que nous étions à New York, après la représentation, je me suis souvenu que Robert m’avait demandé de prendre les épreuves de scénarios qu’il voulait que j’étudie, j’ai ainsi décidé de passer à son bureau pour pouvoir commencer à les lire. En pensant que tout le monde était déjà rentré chez soi, je suis entré sans frapper dans le bureau de Robert, seulement pour comprendre que là où Marjorie avait échoué avec moi, elle avait réussi avec Robert. Ce fut très embarrassant pour moi, comme tu peux le comprendre, murmura t-il encore gêné par le souvenir, et je crois que ce fut encore pire pour Robert.

Candy resta sans voix. Immédiatement ses pensées allèrent vers Nancy Hathaway, qui bien qu’elle ait pu être sa mère, était devenue pour elle une bonne amie. La jeune femme soupira tristement, mais se garda de faire un commentaire.

-A cette occasion je n’ai simplement pas su quoi faire ou dire, continua t-il toujours sérieux, ainsi je suis simplement sorti du bureau sans dire un mot. Le lendemain comme j’attendais que Robert parle avec moi, à ma grande déception, ce ne fut pas pour me dire que ceci était une erreur qu’il était prêt à réparer. Au contraire, je pus me rendre compte que Marjorie était devenue pour lui quelqu’un d’important et il était évident qu’il était prêt à faire pour elle tout ce qu’il pouvait, bien qu’il n’ait pas l’intention de briser son mariage avec Nancy. Son attitude m’a beaucoup déplu, mais je me suis aperçu qu’il était impossible de lui faire entendre raison, alors je lui ai seulement promis de ne pas m’en mêler. Evidemment il craignait qu’étant toi et Nancy bonnes amies, ce flirt n’arrive à sa connaissance si je ne gardais pas le silence à ce sujet, ainsi j’ai dû lui jurer de ne rien te dire.

-Je te comprends, mais même si j’avais été au courant, je ne crois pas que j’aurai eu le cœur de dire à Nancy ce qui s’était passé, commenta la jeune femme encore troublée par cette révélation.

-Mais ce n’est pas tout. Ce fut alors le début d’une série de différends entre Robert et moi au sujet de Marjorie. Il commença à lui donner des rôles très importants avec lesquels je n’étais pas d’accord parce que cette fille est simplement très mauvaise, mais le comble fut quand il la prit au lieu de Karen dans les dernières tournées. Nous avons eu une sérieuse dispute par sa faute. C’est alors que je me suis rendu compte que Marjorie avait exécuté sa menace de la pire des façons, elle m’avait éloigné d’un des rares amis que j’avais.

-Et pendant tout ce temps tu as gardé ces contrariétés seulement pour toi. Vrai ? S’enquit la jeune femme admirant le sens de la loyauté de son mari.

-Je n’avais pas d’autre option, argua t-il en haussant les épaules. Mais il y a encore pire. Je ne me suis pas encore expliqué sur la raison pour laquelle, précisément quand la romance entre Robert et Marjorie se trouvait déjà bien avancée, la presse s’était mise à spéculer sur moi et sur ma relation avec elle. De nombreuses fois j’en suis arrivé à penser qu’il s’agissait d’une rumeur que Marjorie en personne avait lancée pour que j’aie des problèmes avec toi.

-Tu crois ? Demanda la jeune femme alors incrédule, mais alors le souvenir des nombreux mauvais tours que lui avait faits sa cousine Eliza lui fit ravaler ses mots.

-Je ne suis pas sûr, répondit-il dans le doute, ce qui est certain, c’est que le second de ces malicieux articles est arrivé entre mes mains pendant la tournée que nous faisions en Californie. A cette occasion Robert et moi étions en train de déjeuner dans le train. Je me souviens qu’il m’a beaucoup ennuyé pour lire l’article et je lui ai manifesté mon mécontentement en pensant que, pour des raisons évidentes, lui aussi se sentirait contrarié avec ce genre d’article, mais à ma grande surprise il le prit avec une assez grande tranquillité.

-Mais, pourquoi ? Demanda la jeune femme intriguée.

-Eh bien, je me suis senti aussi perdu par sa réaction, mais alors il s’est mis à m’expliquer que ces rumeurs lui étaient favorables étant donné que son épouse commençait à avoir des soupçons et les articles des journaux diminueraient certainement ses craintes. Bien entendu il me supplia de ne pas faire de déclarations à ce sujet."Ignore simplement ces commérages. Ils ne t’affecteront pas puisque ton épouse n’a rien à craindre avec toi, et en échange ils m’aideront à apaiser les tensions avec Nancy", me dit-il, et comme nous avions déjà eu trop de confrontations j’ai décidé d’accepter de garder le silence à nouveau, bien que cela me répugnât.

-Je comprends que la situation était délicate, mais…, interrompit-elle en sentant qu’elle ne pouvait pas éviter la question.

-Je le sais, répondit-il avant qu’elle n’ait pu terminer sa phrase, à ce moment j’aurais dû tout te raconter pour éviter les mauvais moments que je t’ai fait passer, mais malheureusement j’ai pensé que ces cancans ne pourraient pas te blesser.

-Je sens que tu as dû beaucoup douter de toi, constata t-elle avec tristesse. Tu ne sais pas ce qui m’est arrivé.

-Moi je sais, répondit-il en caressant la joue de la jeune femme. La distance amenuise la confiance. Ce fut très injuste de ma part de penser que tu pourrais résister à la pression de la presse en étant si loin de toi pendant tout ce temps. Je crois qu’ici je suis celui qui doit porter toute la responsabilité. Pourras-tu me pardonner ? Lui demanda t-il en levant le menton de son épouse pour voir directement dans ses yeux.

-C’est évident, répondit-elle et Terrence comprit que pour sa part l’histoire était oubliée. Toutefois il ne voulait pas que les leçons enseignées fassent table rase de tout dans le passé.

-Je te promets une chose, petite, ajouta t-il après un moment où, tous deux étaient restés enlacés sans rien dire. Ceci marque la fin de mes tournées frénétiques. Je ne permettrai pas que de nouveau mon travail affecte notre famille. De plus, si je dois être sincère avec toi, j’ai haï d’être tout ce temps loin de vous. J’ai été réellement mal sans toi, les nuits sont sans fin et très noires, les jours sont sans lumière, et pas même la poésie ne calme mon inquiétude.

-J’ai ressenti la même chose.

-Mais alors, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? Demanda t-il surpris.

-Parce que je ne voulais pas interférer dans tes rêves. Ta carrière est très importante pour toi et je ne souhaitais pas rivaliser avec elle.

-Et tu ne rivalises pas avec elle, mon amour, dit-il immédiatement, toi et les enfants seraient toujours plus importants.

-Je pensais que tu …, eut-elle du mal à articuler confondue, que tu avais besoin de ces tournées, qu’elles te rendaient heureux. Je ne voulais pas te soustraire à cette joie.

-Mon travail me plaît beaucoup, ceci je ne te l’ai jamais caché, se mit-il à expliquer à la jeune femme, mais pour te dire la vérité, j’ai haï tout ce temps pendant lequel j’ai été séparé de vous. Je l’ai fait car plus que tout au monde je souhaite vous donner ce qu’il y a de mieux.

-Pour l’argent ?! Tu as fait tout cela pour l’argent ?! Demanda Candy surprise devant la préoccupation économique inusitée de son époux. Mais nous en avons bien plus qu’il nous en faut ! Jamais dans les rêves les plus fous de mon enfance je n’aurais imaginé vivre de cette manière. Terry, jamais avant tu ne t’étais préoccupé des choses matérielles. Pourquoi d’un coup elles te semblent importantes au point de sacrifier ta famille ?

En écoutant la réaction de son épouse Terrence commença à comprendre les dires de Mlle Pony avec beaucoup plus de clarté qu’avant.

-Ne me le demande pas, répondit-il honteux. Peut-être ai-je donné un cours erroné à mon amour pour vous. La vérité est que je ne sais pas ce qui m’est arrivé. J’ai vu que des opportunités s’ouvraient, et je ne voulais pas les perdre. J’espérais qu’elles me permettraient d’accumuler un capital pour le futur d’Alben, puisque celui de Dylan est déjà assuré.

Le jeune homme se serait bien volontiers puni à ce moment, mais la douce tape de la main de son épouse sur la sienne lui fit comprendre que ce ne serait pas nécessaire. Il leva la tête et rencontra de nouveau le regard souriant de la jeune femme.

-Nous avons été une belle paire d’idiots. Tu ne crois pas ? Lui dit-elle le visage illuminé. Ensemble nous avons risqué les choses les plus précieuses pour d’autres d’importance moindre.

-Je te promets que cela n’arrivera plus, assura t-il en pressant avec force la main de la jeune femme. J’ai appris ma leçon de la pire des manières…et quand je pense que j’ai failli te perdre toi…et Dylan.

Candy répondit par un baiser et c’est ainsi que se clôt ce désagréable chapitre de sa vie.

Ellis se leva et tira alors Candy de ses souvenirs. Le journaliste remercia les Grandchester pour leur hospitalité et après avoir serré la main de l’artiste et de son épouse il leur fit finalement ses adieux. Edward apparut d’un coin de la pièce pour reconduire l’invité jusqu’à la porte, et en jetant alors un dernier coup d’œil au couple, l’homme suivit le majordome en passant de nouveau par les mêmes pièces qui maintenant semblaient enveloppées d’une nouvelle atmosphère à la lumière des lampes qui protégeaient la maison des ténèbres nocturnes.

Une fois dehors le reporter se tourna de nouveau vers la résidence. De loin, un trio de bambins souriants le regardait avec gaîté à travers l’une des larges baies vitrées. Ellis répondit aux enfants en agitant sa main en signe d’adieu avant de monter dans sa voiture et de s’éloigner définitivement du voisinage, faisant route vers "la ville". Durant le trajet l’homme pensa que peut-être dans son nouveau travail en Allemagne il pourrait rencontrer finalement la femme adéquate et se ranger. Il commençait à être temps.

Tandis que le reporter se dirigeait vers son austère quartier de Manhattan, Candy accomplissait l’inévitable rituel nocturne. Elle veillait à ce que les employés de cuisine débarrassent les couverts du repas et fassent la vaisselle habituelle, avant de fermer les services culinaires pour le jour. Comme on était vendredi elle paya le salaire de ses employés et leur dit au revoir avec son habituel sourire. Quand il restait seulement dans la maison la famille de l’artiste, la jeune femme allait vers les chambres des enfants. C’était l’heure des histoires et des câlins. Une demi-heure plus tard l’habituelle agitation de la maison cessait pour tomber dans une douce léthargie et la jeune mère pouvait enfin ôter le ruban qui nouait sa chevelure blonde et quitter ses chaussures en entrant dans sa chambre, où son mari lisait en silence en l’attendant.

La femme s’assit face à la coiffeuse et commença la tâche de se démaquiller et ôter les épingles à cheveux de sa chevelure, se préparant pour dormir. Tandis qu’elle s’occupait de cette tâche, le jeune homme laissa sa lecture pour contempler la cérémonie féminine à laquelle il avait déjà assisté des milliers de fois en dix ans de mariage. Alors il pensa que peu importait le passage du temps, son épouse lui semblait paraître aussi belle qu’au premier jour, depuis la brève ligne de la narine, jusqu’aux petites bouclettes blondes qui se cachaient dans la nuque, sous l’épaisse chevelure ; depuis la peau blanche de ses mains jusqu’à la lumière inquiétante de ses yeux, tout lui paraissait fascinant. Il y avait quelque chose autour d’elle qui lui semblait maintenir l’expectative, tout aussi éblouissant avec la même étincelle d’attraction que personne d’autre n’était capable d’allumer en lui.

La visite d’Ellis avait éveillé en lui les souvenirs de jours obscurs, mais de toutes ces choses passées il n’y en avait qu’une dont il pouvait se sentir fier et cela était de ne pas avoir cédé aux avances de Marjorie Dillow. Une part de lui lui disait que s’il en avait été ainsi, bien que son épouse ait commencé par lui pardonner, lui jamais n’aurait pu se pardonner de la même façon.

Il se souvenait encore bien du jour où les choses avec Marjorie en étaient arrivées au niveau de l’inadmissible et jusqu’à un certain point Terrence continuait de penser qu’en cette occasion sa dureté envers Marjorie n’avait pas été injustifiée.

Il aurait fallu être un idiot pour ne pas se rendre compte des flagrants efforts de coquetterie de Marjorie pendant cette première tournée. Mais habitué à ce genre de situation Terrence avait opté pour faire preuve de sa proverbiale indifférence.

Cependant, une certaine nuit après la représentation, Terrence était resté un bon moment converser avec Hathaway dans la chambre de celui-ci et il n’était revenu à la sienne qu’à une heure très avancée de la matinée. Sa surprise fut grande en rencontrant Dillow l’attendant dans sa chambre.

-Que fais-tu ici ? Avait été sa première réaction face à cette intrusion inattendue.

-Eh bien, je… j’ai été un peu préoccupée par ce dialogue qui n’arrivait pas à te convaincre et comme je supposais que tu aimerais le répéter je suis venue ici pour te demander si nous pouvions le faire ce matin. Comme tu n’étais pas là, j’ai décidé de t’attendre…puisque je ne pouvais pas dormir de toute façon, répondit-elle d’un ton mielleux.

-Et c’est pour ça qu’il a fallu que tu rentres dans ma chambre sans permission ? Demanda t-il clairement fâché, non seulement par sa hardiesse, mais aussi par la basse évidence des intentions de Marjorie, qui n’avait pas hésité à soudoyer les garçons de l’hôtel pour qu’ils la laissent entrer.

-Allons, ne te fâche pas pour cet enfantillage de ma part, reprit-elle en souriant tandis qu’elle s’approchait lentement du jeune homme. Au lieu de te mettre de mauvaise humeur, eh bien nous pourrions chercher un moyen pour bien nous amuser ensemble…puisque ni toi ni moi ne semblons avoir sommeil cette nuit. Tu ne crois pas ?

-En fait je pensais aller dormir maintenant, et tu devrais en faire autant, répondit-il en essayant de se contrôler pour ne pas abuser de sa rudesse.

La femme sourit de nouveau, disposée à ne pas s’avouer vaincue si facilement. Avec des mouvements étudiés et rapides à la fois, elle s’approcha de l’homme jusqu’à ce qu’elle soit en face de lui, de façon à ce qu’en tendant les bras elle arrive à jouer avec le revers de sa veste.

-Allons ! Peut-être dois-je être plus claire avec toi ? Ne me dis pas Terrence, susurra t-elle, qu’un homme comme toi, ne ressent rien en tenant près de lui une femme comme moi. Pourquoi ne pas profiter du fait que nous soyons ici tous les deux pour nous donner un moment de plaisir dont nous avons bien besoin… Sans engagement, bien sûr.

Et en disant ces derniers mots la jeune femme fit un pas en arrière et d’un geste de la main droite elle détacha la ceinture qui soutenait la robe de chambre en soie rouge qu’elle portait comme seul habit. Le vêtement tomba sur le sol d’un seul coup laissant à découvert un corps que Marjorie savait beau. La jeune actrice avait été une de ces filles observatrices qui depuis ses quatorze ans s’était aperçue du pouvoir qu’elle pouvait exercer sur les hommes, même ceux beaucoup plus âgés qu’elle, qui ne pouvaient éviter de se sentir attirés par cette jeune fille au corps de femme.

-Ton épouse n’a pas à être au courant, suggéra t-elle tandis qu’elle regardait Terrence en face, espérant en lui la réaction naturelle et comme l’homme gardait le silence depuis quelques instants, elle pensa qu’elle avait déjà gagné la partie. Après les premières secondes, Terry cligna quasi imperceptiblement des yeux et avança jusqu’au lit d’un pas ferme.

-"Enfin il se tait", pensa t-elle triomphalement.

Mais à sa grande surprise Terrence arracha la couette qui couvrait le lit et la lança à Marjorie dans un geste qui dénotait l’ennui.

-Tu vas attraper froid si tu ne te couvres pas maintenant que tu vas sortir de ma chambre sur-le-champ, à moins que tu ne préfères que j’appelle les employés de l’hôtel pour qu’ils te jettent dehors. Hors de ma vue !

-Tu es un mufle ! Se plaignit-elle encore étonnée du ton violent avec lequel lui parlait son collègue.

-Peut-être, mais un mufle qui n’est pas esclave de ses instincts. Pour qui me prends-tu ? Tu crois que je risquerais l’amour de mon épouse pour un moment de plaisir ? Il est possible qu’une traînée comme toi puisse trouver cela étrange, mais pour aller au lit avec une femme il me faut plus qu’un corps disponible. Cherche-toi quelqu’un d’autre pour te divertir. Sors de ma chambre une bonne fois pour toutes et ne t’avise plus de refaire une idiotie de ce genre ! Conclut-il sur un ton colérique et les yeux brillants d’indignation.

-Bien, je m’en vais ! Tant pis pour toi ! Répondit Marjorie en ramassant sa robe de chambre. Mais sache que tu vas regretter ça.

Ceci avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Dans l’entrain de sa furie déchaînée, le jeune homme saisit la femme par les épaules avec une expression qu’elle n’oublierait jamais.

-Ecoute jeune fille, ne t’avise plus de me menacer de nouveau ou ce sera toi qui le regretteras, vociféra t-il et aussitôt après il tira la jeune femme par le bras jusqu’à la porte, la fermant d’un coup qui avait sûrement réveillé plus d’un client cette nuit.

Quand Terry resta enfin seul il respira profondément et se jeta sur le lit. L’incident l’avait mis de la pire des humeurs, pas seulement à cause de la hardiesse de cette femme, mais aussi parce que d’une certaine manière cela lui avait rappelé quelque chose qu’il s’efforçait d’ignorer ces derniers jours. Seulement voir Marjorie lui avait rappelé que ce qu’il désirait le plus était être auprès de sa femme et la certitude que la tournée commençait à peine ne l’aidait pas à se sentir mieux. Sa violente réponse envers l’actrice n’était pas moins que sa manière de manifester sa profonde frustration car la femme qui avait été là cette nuit pour le séduire n’avait pas été son épouse.

Peut-être que pour d’autres hommes sa réaction avait été stupide, mais il savait parfaitement que pareille gratification immédiate non seulement aurait des conséquences douloureuses pour celle qu’il aimait le plus, mais aussi qu’au final, il en résulterait quelque chose d’assez médiocre comparé au véritable plaisir qui vient seulement quand se mélange le corps avec le cœur. Il ne le regrettait pas…tout au contraire.

-Pourquoi me regardes-tu ? Demanda Candy distraite en voyant que le visage de son mari la regardait fixement tandis qu’elle se mettait au lit. J’ai une nouvelle tache de rousseur ?

-Mille ! Répondit-il en continuant la plaisanterie du moment, malgré le fait d’avoir été plongé dans ses pensées un bon moment.

-Il n’y a pas de remède ! Dit-elle en levant les yeux au ciel, comme feignant la frustration tandis qu’elle posait sa tête sur l’oreiller.

-Je ne l’ai pas et c’est entièrement ta faute. Cette maladie est chronique, répondit-il en s’inclinant sur elle tout en maintenant son poids d’un bras.

-Maladie ? C’est maintenant un mal que d’être sarcastique ? Demanda t-elle avec un petit rire.

-Non…ceci est mon don…Tu es ma maladie chronique, répondit-il en riant à s’étouffer.

-C’est trop fort ! Eliza m’a dit de nombreuses choses désagréables depuis le jour où je l’ai connue, mais cette insulte de me comparer à une maladie est supérieure à tout qu’Eliza a pu penser, objecta t-elle en tournant la tête et feignant l’indignation pour échapper aux lèvres de son mari.

-Je la surpasse, madame, répondit-il en souriant, mais ce n’est pas une insulte que je te dis, mais une vérité, conclut-il, et ne pouvant lui embrasser les lèvres il opta pour lui embrasser le cou.

-En vérité tu ne devrais pas faire ça si tu veux te débarrasser de cette maladie, rit-elle en sentant des chatouilles.

-Qui a dit que je voulais guérir ? Si ceci est le mal le plus délicieux que j’aie jamais eu. Le cœur a mal de temps en temps, et le reste du corps va mal si je suis loin de toi…mais la plupart du temps il est aux anges.

-Terry ! Dit-elle émue en tournant la tête pour rencontrer les lèvres de son mari.

Une légère bruine d’été commença à tomber dans la tranquillité de la nuit.

Candy regardait les gouttes d’eau tomber et glisser lentement sur les fenêtres de la baie vitrée. L’averse estivale avait fait tomber la température laissant une sensation de fraîcheur et d’humidité dans l’air qui la faisait légèrement frissonner. Dans des jours comme celui-ci la jeune femme ne pouvait pas s’empêcher d’être mélancolique et involontairement son esprit se transportait en un petit lieu au bord du lac Michigan où ses enfants étaient alors en train de passer leurs vacances. Si la matinée avait été dégagée Albert et Tom auraient sûrement amené les enfants jouer au baseball. C’était déjà devenu une tradition : les enfants de la maison Pony contre les neuf cousins.

La jeune blonde sourit intérieurement en pensant au tableau des quatre jeunes enfants toujours écorchés de Patty et Tom qui en général jouaient comme gardiens de base et dans les passes courtes ; le blond Alben avec son inséparable ami Anthony, enfant unique de Raisha et d’Albert, qui étaient des as de la course de bases ; le petit et renfermé Alistair Cornwell qui préférait être le catcher ; Dylan qui pour être le meilleur était le capitaine de l’équipe et Blanche qui du haut de ses six ans était devenue la lanceuse étoile. Pendant un instant elle souhaita être avec eux mais elle reconnut qu’elle avait vraiment besoin de ces quelques jours de repos loin de la toujours épuisante responsabilité maternelle.

Il devait être environ deux heures de l’après-midi là-bas en Amérique, pensa Candice en soupirant, mais ici en Ecosse il devait bientôt commencer à faire nuit. Elle pouvait écouter au loin le murmure de la pluie dans la forêt, tandis que le soleil descendait lentement entre les épais nuages qui empêchaient de voir le crépuscule. De nouveau il lui parut sentir que quelqu’un l’observait et elle chercha instinctivement du regard le long du jardin et au-delà de la barrière qui protégeait la propriété. Il lui sembla alors voir une figure masculine qui essayait de se cacher entre les chèvrefeuilles qui grimpaient sur la grille de l’entrée principale.

Elle aiguisa sa vue et put distinguer un homme roux enveloppé dans un imperméable sale qui dès qu’il se sentit découvert courut en direction de la forêt proche et se perdit dans les fourrés.

-Un pauvre mendiant sans abri, supposa la jeune femme. Mais curieusement après cette première conclusion, elle pensa que l’individu, malgré la distance, lui avait rappelé le visage de quelqu’un qu’elle avait connu.

Candy s’éloigna alors de la baie vitrée et se dirigea vers la cheminée du séjour pour attiser le feu qui semblait commencer à mourir dans le foyer. Tandis qu’elle bougeait les bras avec le tisonnier elle pensa que le mendiant avec le vieil imperméable lui rappelait un peu Daniel Legrand, mais alors elle sourit à cette idée.

Personne ne savait rien de Daniel depuis le désastre boursier de l’année antérieure. La déjà dramatiquement diminuée fortune des Legrand avait fini par disparaître complètement avec l’effet néfaste de la crise économique mondiale. Incapable de supporter un nouveau coup du sort Sarah s’en était allée rejoindre son mari dans l’autre monde ; Eliza, pour sa part, était tombée dans une dépression profonde, de laquelle elle n’était pas sortie jusqu’à maintenant et Daniel avait quitté le pays sans laisser de trace.

La villa de Lakewood avait été complètement abandonnée. Seuls les mauvaises herbes et les insectes pouvaient vivre ici, où avant avaient habité l’orgueil et la vanité. Loin de Lakewood, Eliza languissait de la vie dans un sanatorium grâce à la charité d’Albert, étrangère à toute chose qui ne fût pas son amertume.

Candy soupira mélancoliquement au souvenir des enfants Legrand et une fois de plus elle observa comment quelqu’un pouvait gaspiller le trésor de la vie d’une manière si stupide, tandis que d’autres devaient lutter de toutes leurs forces pour la conserver, s’accrocher à elle avec passion et l’envie de continuer à vivre. Tel était le cas du petit Alistair, qui à la grande affliction d’Annie et d’Archie était un enfant aussi doux que maladif.

La jeune blonde se souvenait des nombreux efforts auxquels Annie avait dû consentir pour finalement être enceinte, après un douloureux chemin de croix de médecins, de solutions et de désillusions continuelles. Mais il n’avait pas été seulement difficile de concevoir, mais la grossesse aussi avait été délicate et la santé de l’enfant une fois né avait continué d’être préoccupamment fragile. Alistair, qui avait à peine un an de plus que Blanche, avait hérité de l’intelligence de son oncle décédé, mais il lui manquait la bonne santé dont Ali avait toujours joui. C’était peut-être pour cela que Blanche, qui avait un cœur aussi grand que celui de sa mère, avait adopté le petit Alistair comme son cousin préféré et le protégeait de la même façon que Candy avait souvent défendu Annie.

Les connaissances médicales de Candy lui avaient fait comprendre que les probabilités qu’Alistair arrive à l’âge adulte étaient très minces, mais la jeune femme était confiante au-delà de tout ce que la science pouvait offrir, les prières de tous ceux qui aimaient les Cornwell finiraient bien par offrir un espoir. Sœur Maria lui avait dit de son habituel ton énigmatique que le futur d’Alistair dépasserait toutes les espérances et elle souhaitait qu’une fois de plus les prédictions de la religieuse se révèlent justes.

Les bûches crépitèrent en amenant le feu vers sa fin, réussissant à fendre une d’entre elles en deux. Le bruit sortit la jeune femme de ses réflexions et la fit s’apercevoir qu’elle devait ajouter plus de bois pour maintenir vive la flamme. Avec une certaine paresse Candy s’étira pour atteindre les bûches de bois dans un panier proche de la cheminée. Tandis qu’elle ajoutait les morceaux de bois et qu’elle observait de quelle façon le feu grandissait en projetant ombres et lumières chaque fois plus dramatiques sur son visage, elle pensa à d’autres vacances qu’elle avait passées en Ecosse sept ans auparavant. Le doux souvenir lui remplit l’esprit d’images brillantes, intenses, vivaces comme la flamme du foyer qu’elle alimentait.

Après ces jours noirs vécus pendant cet automne de 1923, la réconciliation qui suivit avait été aussi délicieuse qu’âcres avaient été les jalousies et les douloureuses souffrances. Terrence, comme on avait pu le supposer, n’avait pas terminé la tournée d’hiver, se déclarant malade, ce qui était vrai, et à la place avait passé les fêtes de fin d’année à la maison, pendant que lui et Dylan se remettaient de la pneumonie qu’ils avaient pêchée cette nuit d’orage. Mais comme le père et le fils jouissaient d’une très bonne constitution, ils retrouvèrent la santé en peu de temps et furent prêts pour reprendre leur vie de toujours.

Ainsi Dylan et Alben purent continuer leurs infatigables aventures de la cave au grenier de la maison, et Terrence entamer l’écriture d’une nouvelle pièce en même temps qu’il s’efforçait de retrouver l’affection de ses enfants. Comme les deux enfants avaient hérité de la bonté naturelle de leur mère, ils oublièrent vite complètement l’abandon dans lequel leur père les avait tenus, et la vie parut reprendre son court normal. Cependant, Candy nota rapidement que son mari semblait encore inquiet pour quelque chose.

Comme on pouvait le supposer, les tensions entre Terrence et Robert Hathaway continuèrent, toutefois Hathaway continuait de favoriser sa jeune maîtresse avec des rôles importants, encore bien après le retour de Karen Claise sur les planches. Les Grandchester préférèrent rester en marge de ce délicat sujet, mais Karen qui était la plus affectée, ne put se taire. La caractérielle actrice se chargea de diriger une campagne de discrédit envers sa rivale, ce qui finit, comme on pouvait l’espérer, par confirmer les soupçons de Nancy Hathaway. Finalement la situation éclata et Hathaway dut se décider entre son épouse et Marjorie. Le résultat fut bien plus lamentable. Robert rompit avec Marjorie et elle dut quitter la compagnie, mais ces mesures ne suffirent pas à faire taire la rancœur de Nancy, qui finit par demander le divorce, sans se soucier du scandale que cela représentait.

Terrence étant un collaborateur et ami intime de Hathaway, il ne put cesser de se sentir affecté par les problèmes que vivait son ancien maître. Ainsi, une fois que Robert et Nancy arrivèrent au pénible accord de la séparation définitive, le jeune acteur, fatigué des nombreuses tensions vécues durant ces derniers mois, supplia sa femme pour qu’elle l’accompagne dans un voyage loin du pays qui l’aiderait à s’aérer l’âme et l’esprit. De cette façon, il souhaitait s’éloigner des intrigues de Broadway et avide de laisser libre cours à la passion qu’il avait dû réprimer durant les longues tournées réalisées l’année précédente, l’acteur s’échappa avec sa famille dans sa maison écossaise.

Candy se souvenait encore avec émotion des beaux jours vécus durant ces vacances. Dès le premier instant les enfants étaient tombés sous le charme de la maman de Mark, qui travaillait toujours pour la famille en prenant soin de la maison. Mark s’était marié et avait une paire de jumeaux du même âge qu’Alben, et ainsi en de nombreuses occasions les quatre enfants restèrent tous dormir ensemble dans la chaumière de la veuve, chose que Candy appréciait beaucoup parce qu’elle souhaitait que ses enfants grandissent sans les préjugés de classe qui l’avaient tant fait souffrir durant son adolescence, et cela semblait parfait pour Terry car cela lui permettait de profiter de sa femme avec une plus grande liberté.

La jeune femme sourit tout en contemplant le feu en se souvenant des nombreuses occasions où elle et son mari avaient passé la nuit comme la première fois le jour de la Fête Blanche d’Eliza, en contemplant le feu et ne disant rien durant de longs moments. Seulement pendant ces secondes vacances la fin de ces veillées n’arrivait pas à la tombée du jour, mais elles allaient jusqu’à l’aube, quand le feu du foyer, et du corps s’éteignaient et que la fatigue les faisait finalement s’endormir dans les bras l’un de l’autre. De même que son père, Blanche fut conçue dans la villa d’Ecosse.

Candy se souvenait que pendant ces jours son mari était devenu plus vivant et complaisant. Il s’était même décidé à faire des choses auxquelles avant il s’était toujours refusé ou au moins pour lesquelles il avait toujours fallu plus d’une prière pour le convaincre de les faire, comme être un peu plus aimable avec les reporters, admettre un chien dans la maison ou accepter plus d’invitations à des événements mondains.

La jeune femme était sûre que cette soudaine complaisance était due en grande partie au fait qu’il était profondément touché par la décision qu’elle avait prise d’abandonner son amitié avec Bower.

Contrairement à ce que l’on pouvait penser, Candy ne se sentait pas mal dans cette situation, elle s’était seulement convaincue que cela était le mieux. Surtout quand finalement elle put connaître le véritable Nathan Bower le jour où elle lui demanda de ne plus chercher à la revoir.

Candy, qui avait commencé à soupçonner légèrement que son ami la regardait avec d’autres yeux, put le confirmer avec la réaction du jeune homme après sa demande. Non seulement Nathan se montra visiblement fâché et même un peu violent, mais en plus il lui confessa une bonne fois pour toutes qu’il était amoureux d’elle.

Cela avait réveillé en Candy une profonde compassion et sympathie envers les sentiments de son ami auxquels elle ne pouvait répondre, bien que le jeune acteur ne se contentât pas de cette simple confession. Loin d’accepter la décision de la dame, il insista sur le fait qu’il la suivrait partout sans se soucier de ce que le "bon à rien" de mari de Candy penserait. S’il fallait mentir, monter un scandale ou tout ce qui serait nécessaire, il ne reculerait pas.

A ce stade la jeune femme était franchement fâchée des menaces de Bower, qui montraient bien que loin de se sentir amoureux, le jeune homme s’était seulement entiché d’elle. Mais craignant que ceci ne dégénère plus tard en un affrontement entre les deux hommes, la jeune femme décida d’opter pour une stratégie moins directe, mais plus efficace. Peut-être était-ce dû au fait d’avoir connu et souffert pendant de nombreuses années de la méchanceté des Legrand, mais Candy avait appris finalement à l’utiliser…ou peut-être était-ce dû à son amour et à son désir de protéger son mari qui la poussa à réagir avec astuce.

-Si tu souhaites continuer de me voir, faire un scandale, dire des mensonges à la presse et d’autres choses du même genre, ne te gêne pas, lui avait-elle dit catégorique, en se levant, comme pour indiquer à Bower qu’il était temps pour lui de partir. Mais, alors ne te plains pas si personne ne te donne de travail à Broadway. Non seulement tu ruinerais stupidement ta réputation, mais en plus je peux t’assurer qu’il n’y aura pas un producteur pour t’engager. Souviens-toi seulement qui est mon mari.

Et avec cette dernière phrase la jeune femme s’était tournée pour appeler le majordome et lui demander d’indiquer la sortie à son visiteur. Après Candy ne revit jamais Nathan Bower, du moins plus personnellement. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les mots de la jeune femme avaient provoqué en lui la grande crainte de passer pour un idiot dans tout le pays. Comme l’idée de retourner au Royaume-Uni ne l’enchantait guère, étant donné qu’il avait laissé là-bas plus d’une question en suspens et un mari en colère, il décida qu’il serait mieux d’abandonner Broadway une bonne fois pour toutes et de tenter sa chance en Californie. Là Nathan entreprit une carrière dans le cinéma sans grand succès.

L’horloge sonna neuf heures du soir et l’esprit de Candy revint de nouveau au temps présent en se demandant pendant combien de temps elle devrait encore attendre. La pluie semblait ne pas cesser et le froid lui transperçait les os même près du feu, elle tendit ainsi le bras pour prendre une couverture posée sur le proche divan mais avant que sa main n’atteigne le meuble une autre main lui attrapa la couverture.

-Depuis combien de temps es-tu ici sans rien dire ? Demanda-t-elle alors en sentant que le froid commençait à disparaître.

-Suffisamment longtemps pour comprendre que tu brilles aussi belle assise en face du feu que quand tu avais quatorze ans…bien que l’on puisse dire que maintenant tu me plais encore plus, répondit la voix grave de Terrence.

-Flatteur ! Répondit-elle en lui montrant une place sur le tapis pour que son époux se joigne à elle pour contempler le feu. Dis-moi, Stewart va pouvoir trouver un billet pour Londres ?

-Oui, sans problème, dit-il en s’étendant sur le tapis avec désinvolture, je pense qu’il arrivera à temps pour acheter cette nouvelle propriété. Selon lui se sera un bon investissement.

-Je n’en doute pas, continua Candy qui avait une confiance aveugle en Stewart, surtout depuis que l’année dernière il avait fait preuve d’une grande sagacité pour protéger les intérêts de ses clients en dépit des dramatiques fluctuations de l’économie mondiale.

Terrence inclina la tête dans le giron de sa femme et donna pour terminée la conversation. Dans ces moments les mots étaient de trop. Le jeune homme ferma les yeux et se concentra pour profiter de cette saisissante sensation de plaisir absolu, où il lui semblait qu’au moins pendant cet instant les préoccupations terrestres ne pouvaient altérer sa tranquillité.

La jeune femme observa que le froid avait disparu complètement et qu’une suave chaleur la pénétrait depuis le bout des doigts tandis qu’elle jouait avec les mèches châtain de son mari.

Une semaine plus tard Albert et Raisha arrivaient en Angleterre avec leur fils et les trois enfants Grandchester. Après, les André iraient en Inde où ils continueraient leur travail d’appui à la cause indépendantiste et Candy retournerait avec sa famille à New York, où aurait lieu la présentation du nouveau livre de Terrence.

-Il y aura beaucoup de choses à faire quand nous rentrerons, pensa t-elle en contemplant le feu, mais pour l’instant…de nouveau elle sentit comme si c’était la veille de Noël.

-Oui, dit-il audiblement en se redressant pour la regarder dans les yeux, pour le moment je veux seulement être à tes côtés et voir passer le temps, et avant qu’elle pût répondre à ses paroles, il étouffa sa réplique d’un baiser qu’elle reçut avec plaisir, consciente de ce qui allait venir.

 

FIN

Mille mercis à tous les merveilleux lecteurs qui avec leurs aimables commentaires ont été avec moi durant les deux années que m’a prises cette entreprise. Grâce à vous tous, "Rencontre dans le tourbillon" et "Inoubliable Candy" peuvent être possibles.

 

© Mercurio 2001, tous droits réservés.