Retrouvailles dans le tourbillon
Par Mercurio

(généreusement traduit de l'anglais par Karine )

Chapitre 9

La chanson de minuit

 

J’ai un rendez-vous avec la mort

J’ai un rendez-vous avec la mort

Dans quelques barricades disputées,

Alors que le Printemps revient avec des ombres bruissantes

Et que les fleurs des pommiers embaument l’air

Alors qu’avec le Printemps reviennent les beaux jours et la fête.

 

Dieu sait qu’il vaut mieux être profondément

Alangui contre une peau soyeuse et parfumée,

Où l’Amour transparaît d’un sommeil bienheureux

Pouls contre pouls, et souffle contre souffle

Où les réveils silencieux sont précieux...

 

Mais j’ai rendez-vous avec la mort

A minuit dans quelque ville enflammée,

Alors que le Printemps revient vers le Nord cette année encore,

Moi, je n’ai qu’une parole,

Je ne dois pas rater ce rendez-vous.

 

Alan Seeger

 

 

1918 allait être l’année de grandes victoires assombries par d’effroyables crises. Les Alliés avaient combattu depuis plus de trois ans en Europe, au nord de l’Afrique, en Palestine, en Mésopotamie, et dans la Mer du Nord. Durant toute cette période, des milliers et des milliers de vies précieuses avaient été perdues dans les deux camps; néanmoins, il semblait que les choses n’avaient pas beaucoup évolué malgré les sacrifices. Cependant, au début de l’année, la scène semblait un peu plus favorable aux Puissances Centrales pour certaines raisons.

Tout d’abord, depuis 1917, différents conflits économiques et sociaux avaient conduit à la guerre civile en Russie, qui avait été un des pays de l’Alliance. Cet événement avait entraîné l’abdication du Tsar Nicolas II, et l’établissement d’un pouvoir provisoire qui avait continué la propagande pendant quelques mois jusqu’à ce que le parti bolchevique prenne le pouvoir. La forte opposition de ce parti à la participation de la Russie dans la guerre, avait été l’une des causes de leur popularité. De plus, après leur victoire en Octobre 1917, les nouveaux leaders demandèrent au gouvernement allemand l’armistice. Le 15 Décembre, la Russie, l’Allemagne et l’Autriche signèrent l’armistice qui marquait la fin des hostilités sur le front Est. Avec cet événement, la France, le Royaume-Uni, l’Italie et les Etats-Unis perdaient un important allié.

Avec le retrait de la Russie et de la Roumanie en 1917, les Allemands avaient un avantage. Les troupes qui avaient été assignées au front russe étaient vigoureuses et prêtes à entrer en action. De telles circonstances leur donnait un avantage numérique de dix pour-cent sur les armées britanniques, françaises et américaines postées en France.

D’un autre côté, les forces françaises étaient exténuées après trois ans de combat dans une guerre offensive, l’enthousiasme des troupes s’était émoussé, et la plupart des hommes étaient d’ailleurs trop jeunes ou trop vieux pour résister aux Allemands si ces derniers décidaient d’organiser une attaque d’envergure. Les Britanniques, de leur côté, souffraient d’une pénurie de renforts et le Premier Ministre, David Lloyd George, avait ordonné la réduction du nombre de bataillons par division. Comme pour l’armée française, les hommes qui étaient disponibles dans le camp britannique étaient pour la plupart des recrues inexpérimentées.

Finalement, les Américains n’avaient pas réussi à rassembler toutes leurs forces depuis leur entrée en guerre l’année précédente. Au début de l’année 1918, seulement six divisions étaient arrivées en France, mais deux d’entre elles n’étaient pas encore entrées en action et les quatre autres avaient juste donné un coup de main dans certains secteurs, loin de la ligne de combat. Cependant, les Allemands savaient que l’arrivée de nouvelles troupes américaines étaient imminentes, et que si les Puissances centrales ne commençaient pas une offensive agressive et intelligente les premiers mois de l’année, ils pourraient finir par perdre le front Ouest avec l’arrivée de ces renforts américains.

Ainsi, l’offensive allemande commença le 21 Mars au niveau d’Arras. Le principal objectif était d’ouvrir une brèche entre les armées britanniques et françaises, ce qui pourrait séparer les Alliés et forcer les Britanniques à se replier vers la Mer du Nord. Pour cette attaque massive, les Allemands avaient décidé d’utiliser une nouvelle tactique basée sur un bref mais intense bombardement, suivi par une attaque frontale de l’artillerie et terminé par l’infanterie qui utiliserait des mitrailleuses comme principales armes. Les Allemands gagnèrent du terrain, firent 70 000 prisonniers et tuèrent pratiquement 200 000 hommes dans le camp des Alliés. Cependant, la bataille avait été considérée comme un échec stratégique, car le principal but, à savoir séparer les armées françaises et britanniques avait avorté.

L’année précédente, Ferdinand Foch avait été désigné comme chef des troupes françaises, bien que le Général Pétain ait son mot à dire dans les décisions, de même que le Maréchal Haig pour les forces britanniques. La vigoureuse offensive allemande déployée à Arras força les Alliés à ne désigner qu’un seul chef qui coordonnerait les mouvements des deux armées. Haig et Pétain s’accordèrent pour désigner Foch comme l’homme de la situation. Ainsi Foch prit ses nouvelles fonctions le 3 Avril, et depuis, il dirigeait les forces alliées du front Ouest avec détermination et agressivité.

En dépit de ces mesures, les Allemands ne cessèrent leurs offensives, et du 9 au 29 Avril, ils attaquèrent Armentières, une ville située dans le département du Nord, à la frontière belge. Le résultat obtenu par le Commandant allemand Eric von Ludendorff fut le même qu’à Arras: un succès tactique qui affaiblit les forces alliées, mais une erreur stratégique car les Britanniques réussirent à stopper l’avancée allemande.

Que se passait-il avec le corps expéditionnaire américain (American Expeditionary Force) pendant tout le temps où les forces françaises et britanniques essayaient de résister aux attaques allemandes? Les Américains restés à l’arrière s’entraînaient ou aidaient à des tâches mineures, attendant d’affronter leurs destins. Petit à petit, l’échéance se rapprochait.

En ce début du mois d’Avril, Armand Graubner était au service des troupes américaines depuis 4 mois. Il avait été désigné par les autorités ecclésiastiques pour rester avec les Américains dans le but de les aider à l’arrière, de leur donner un soutien spirituel, de les confesser, et d’administrer l’extrême onction si nécessaire. Etre un prêtre catholique travaillant dans une armée où la plupart de ses membres était protestants n’était pas une tâche facile, mais le Père Graubner était un individu si charismatique, qu’il gagna la sympathie de tous les hommes du bataillon, et même celle du pasteur protestant qui travaillait avec lui, ce dernier devenant un ami intime.

Graubner avait dans les quarante-cinq ans, mince et grand comme un pin, avec une barbe brune fournie, le visage illuminé par des yeux sombres et vifs; et même si les prêtres sont supposés être des gens sérieux, il, était l’homme le moins conventionnel de la Terre. Mais, ce n’était qu’une des nombreuses contradictions de sa personnalité: en effet, Armand Graubner était un homme de paradoxes. Son grand-père maternel était un ingénieur français qui avait émigré en Allemagne pour travailler sur les chantiers routiers de ce pays. Mr Bernard était marié et avait une fille unique quand il emménagea en Allemagne et finalement s’installa dans une petite ville appelée Eschewege, localisée au coeur de la nation , à quelques miles de Frankfurt. La mère d’Armand grandit à Eschewege et s’y maria avec un riche fermier allemand nommé Erhart Graubner.

Bien qu’Armand ait grandi dans un pays protestant, sa mère s’était fait un devoir de l’éduquer dans la foi catholique, suivant ses traditions françaises. Cependant, son père ne manquait pas une occasion pour remplir la tête de fils de toutes les idées marxistes et rebelles qu’il pouvait trouver. Comme conséquence de cette éducation très hétérodoxe, à l’âge de 15 ans, Armand était athée et totalement sceptique.

Quand il termina son éducation de base, le jeune Graubner s ’en fut à Paris étudier à la Sorbonne. Une fois là-bas, seul et loin de l’influence parentale, le jeune homme investit son temps dans des fêtes sans lendemain, des soirées, et toutes sortes de passe-temps. 3 ans après son arrivée en France, il était devenu un joueur invétéré, et un play-boy qui se battait pour un oui ou pour un non.

Cependant, contre toute attente, Armand changea son comportement d’une façon telle que ses amis en restèrent pantois. Avant qu’ils aient eu le temps de comprendre le nouvel Armand, le jeune homme quittait Paris et se dirigeait vers Rome pour entrer au séminaire. 6 ans plus tard, il entrait dans les ordres et devenait prêtre en 1889.

Malgré la nouvelle direction que sa vie avait prise, Armand était toujours un mutin à l’intérieur du coeur d’une des religions les plus orthodoxes au monde. Sa foi était sincère et passionnée, mais ses idées étaient considérées avec méfiance par les autorités ecclésiastiques. La littérature d’avant-garde que le père d’Armand partageait avec son fils durant son enfance et sa jeunesse avait laissé des traces dans le prêtre qu’il était devenu. Ainsi, ses sermons étaient dangereusement empoisonnés par des constats explosifs contre l’oppression, la propriété privée, l’exploitation des ouvriers et toutes sortes " d’étranges idées. "

Pour cette raison, le Père Graubner était toujours envoyé dans les missions les plus bizarres, loin des grandes villes; mais cela ne l’affectait pas guère car il était davantage concerné par les échanges humains et n’ambitionnait pas d’embrasser une carrière brillante dans le Vatican. Ainsi, il était satisfait de ses ordres de travailler dans un camp américain, et essayait de faire son boulot avec son style très hétérodoxe.

Le Capitaine Duncan Jackson avait trouvé dans le Père Graubner un nouvel adversaire pour ses soirées d’échecs, bien qu’il invitât toujours Terry, jouant avec le jeune homme et discutant avec l’homme de Dieu, ou vice versa. Cependant, quand Terry ne prenait part au jeu, Jackson et Graubner devaient faire la majeure partie de la conversation, car le jeune homme était revenu de son court voyage à Paris plus mélancolique et moins causant qu’avant.

"  Lower Manhattan, puis l’Angleterre, peut-être Londres ", furent les premiers mots que Jackson adressa à Terry quand ce dernier arriva au camp.

" Je vous demande pardon, monsieur? " répondit Terry avec son air absent.

" Je veux dire que j’ai finalement découvert votre origine ", rétorqua l’homme avec une pointe de fierté. " Vous devez être né à Lower Manhattan, vous avez cet accent new-yorkais de grande classe, mais mêlé à cela, il y a ces inflexions britanniques quand vous prononcez vos consommes qui me font penser que vous avez séjourné assez longtemps en Angleterre. Est-ce que je me trompe? "

" Non, monsieur, vous avez entièrement raison ", répondit Terry, qui avait perdu tout intérêt dans ce jeu, depuis qu’une certaine jeune femme blonde était réapparue dans sa vie.

" Mais, je n’ai toujours aucune idée de ce que vous faisiez pour vivre ", admit l’homme le plus âgé.

" Je suis acteur, monsieur ", dit le jeune homme franchement sans noter le choc que cela causa à Jackson. " Je vis à New-York, et travaille comme acteur à Broadway. Il n’y a aucun mystère à cela. Maintenant, si vous voulez m’excuser, j’aimerais changer de vêtements. "

" Oui, oui, vous pouvez disposer Grandchester ", lança Jackson très déçu et contrarié. Il voulait découvrir par lui-même la dernière pièce du puzzle, mais le jeune homme avait abîmé son passe-temps avec sa soudaine honnêteté. Maintenant, il devait trouver un nouveau jeu pour tuer le temps.

Puis, le Père Graubner était arrivé pour offrir au Capitaine Jackson ce dont il avait besoin: un bon perdant aux échecs et un excellent bavard.

" Qu’avez-vous dans cette boîte, mon Père? ", demanda un caporal au prêtre, un soir alors que tous les soldats étaient rassemblés autour du feu.

" C’est un souvenir de mes année passées en Espagne ", répondit Graubner tandis que ses yeux brillaient avec la lumière des flammes. " C’est une guitare. "

" Vraiment? ", s’enquit l’homme avec grand intérêt. " Et vous savez en jouer? "

" Bien sûr, caporal ", gloussa le prêtre tandis que ses mains déverrouillaient l’étui de la guitare.

" Jouez donc quelque chose pour nous, mon père ", demanda un soldat assis près du feu.

" Oui, c’est une sacrée bonne idée ", lança un autre soldat, jouez quelque chose de rythmé. "

L’homme barbu prit l’instrument dans ses mains et avec aisance, joua une mélodie joyeuse que la troupe entière apprécia énormément. Quand il eut finit, les hommes applaudirent des deux mains, enchantés par la musique ainsi que par la sympathie du prêtre.

" C’était vraiment bien, mon Père ", congratula un jeune soldat, peut-être encore adolescent. " Vous devriez jouer avec le sergent Grandchester un de ces jours. "

" Si le coeur lui en dit ", rétorqua d’un ton railleur le premier caporal, levant les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de son incrédulité.

" Vous voulez dire que le sergent Grandchester joue aussi d’un instrument? "

" Oui, en effet ", répondit le même caporal, " mais il n’a jamais joué pour nous comme vous l’avez fait. Cet homme est un vrai hibou. Fréquemment, il ne dort pas la nuit, et je l’ai déjà aperçu, quand j’étais de garde, se réveiller la nuit et jouer de l’harmonica pendant des heures. "

" Je vois ", répondit le serviteur de Dieu.

" Un gars bizarre que ce Grandchester ", conclut un des soldats.

" Oui, vraiment très bizarre ", acquiescèrent les deux autres hommes.

Candy travaillait dans l’équipe de nuit. Un grand nombre d’hommes souffrant de terribles brûlures étaient arrivés du Nord, où les Allemands avaient attaqué Armentières. Il lui était impossible de trouver un moment de répit quand tout autour d’elle n’était que gémissements et hurlements de douleur. Candy n’avait pas le temps d’entendre le chagrin de son propre cœur.

Avec son énergie caractéristique, la jeune femme se dévouait à ses patients, souhaitant toujours illuminer leurs heures avec un sourire, un mot de réconfort, ou tout simplement en leur prêtant une oreille attentive pour ceux qui éprouvaient le besoin de se confier.

Non loin de là, une paire d’yeux gris regardait Candy avec attention, attendant toujours un signe qui pourrait ouvrir la porte du coeur de la jeune femme. Mais la porte était fermée et la clé perdue quelque part dans l’arrière du front Ouest.

" Candy! ", chuchota Yves en lui faisant un signe de la main. " Pourrais-tu venir ici? "

" Bien sûr. De quoi s’agit-il? ", demanda la jeune fille, en s’approchant de l’endroit où Yves se tenait, près d’un lit.

Le jeune homme découvrit la plaie qu’il examinait et montra les renseignements à l’infirmière blonde qui se tenait à ses côtés. Cependant, le médecin s’éclipsa devant l’homme de chair qu’il était, et pendant un moment, Yves oublia le pauvre blessé allongé sur le lit, tandis que ses yeux s’attardaient sur les quelques boucles dorées qui s’étaient échappées de la résille qui maintenait les cheveux de Candy en un chignon. Puis son regard parcourut la nuque laiteuse, s’interrogeant sur le goût de cette peau, et il termina son audacieuse promenade sur le bord du châle près du col de son uniforme blanc.

" Yves? ", répéta Candy pour la deuxième fois.

" Oui ",marmonna-t-il abruptement, se réveillant de sa rêverie. " Euh, oui. Vois-tu cet endroit? ", demanda-t-il en désignant la plaie du doigt.

Les yeux de Candy comprirent immédiatement le sens des paroles de Yves au moment où elle inspecta les blessures du patient et qu’elle sentit cette odeur particulière. Une ombre assombrit son regard immédiatement.

" Que vas-tu faire? ", hasarda-t-elle finalement, craignant d’avance la réponse.

" Je voudrais que tu irrigues cette plaie pendant 24 heures ", déclara le jeune homme en souriant tendrement, en même temps qu’il respirait le doux parfum de rose qu’elle portait. " Si ça a marché aussi bien sur Flanny, je pense que nous devrions accorder une seconde chance à ces blessures, n’est-ce pas? "

" Oh, Yves! ", s’exclama la jeune file d’une voix entrecoupée, et spontanément, elle enlaça son ami, oubliant que l’homme lui faisant face n’était pas taillé dans du marbre. Ca n’avait été qu’une étreinte furtive, qui n’avait duré que quelques secondes. Bien après, elle s’éloigna sans noter la confusion inscrite sur le visage du docteur. Cela avait été la meilleure nouvelle qu’elle avait reçue depuis des mois, et elle était trop contente  pour réaliser ce que son geste avait provoqué chez l’homme.

" Merci de me faire confiance! ", s’écria-t-elle , le visage rayonnant de joie. " Que puis-je faire pour te remercier? "

" Refais juste ce que tu viens de faire ", répondit-il dans un murmure.

" Pardon? ", demanda-t-elle, déjà distraite par le bandage de la plaie du patient endormi.

" Je disais qu’il n’y avait rien à faire pour me remercier ", mentit-il. "Maintenant, si tu veux bien m’excuser, je dois contrôler mes autres patients dans la chambre d’à côté ", ajouta-t-il en inclinant la tête.

La jeune femme agita la main et, un moment plus tard, elle était de nouveau absorbée par son travail. Un petit bruit comme le son d’une minuscule clochette se fit entendre à l’intérieur de sa poche, ce qui lui fit bouger la main et agripper la montre qu’elle transportait toujours sur elle.

" Il est midi ", songea-t-elle quand elle souleva le couvercle de sa montre. Alors qu’elle ne s’y attendait pas, une tristesse subite envahit son cœur. " Qu’est-ce que c’est? ", s’étonna-t-elle en posant une main sur sa poitrine. " Est-ce que tu vas bien? S’il vous plaît, Seigneur, protégez-le! ", dit-elle en se signant.

Les peines que nous cachons tout au fond de nos âmes, parfois se rebellent et refont surface dans la réalité. Durant la journée, l’esprit emploie sa force dans de multiples tâches, mais quand tombe le soir, et que nous sommes dégagés de tous les détails insignifiants de la vie courante, les sentiments reprennent le dessus. Si nous faisons partie de cette catégorie de gens bienheureux qui vivent en paix avec eux-mêmes, un sommeil tranquille ne tarde pas à nous visiter. Cependant, pour la majorité des gens, la détente qui vient chaque nuit est la malheureuse opportunité qui pousse notre esprit tourmenté dans les méandres de l’insomnie.

C’était le cas pour Terry depuis son enfance. Il connaissait bien le goût de ces nuits interminables, au cours desquelles ses plus tristes pensées venaient le hanter, et éloigner le repos nécessaire. Les images de son père distant, de ses jours solitaires au collège, de sa mère absente, des odieux petits frères et soeurs ou de la redoutable duchesse, troublaient son esprit dans ses jeunes années. Plus tard, son insomnie avait pris un tour plus inattendu, et à la place de ces ressentiments habituels, son esprit se tourmentait au sujet de différentes nuances de vert que les yeux d’un fille pouvaient avoir. Mais même ces préoccupations plaisantes étaient devenues pénibles au cours des années.

Le jeune homme regarda la lune d’Avril au dessus de sa tête et un profond soupir s’échappa de sa poitrine. Il était minuit et seul le tranquille murmure des 2 soldats qui montaient la garde, bavardant à distance, pouvait être entendu dans le camp. Il s’assit sur un camion tandis que sa main droite fouillait dans sa poche. C’était une chaude nuit étoilée.

" Aurai-je un jour la chance de pouvoir dormir toute une nuit d’un tranquille sommeil? ", songea-t-il en commençant à jouer de l’harmonica. Le son de pas fermes derrière lui se perdit avec les notes tristes de sa mélodie. Ces moments de solitude, quand ses lèvres caressaient la surface argentée pour obtenir des notes de l’instrument, qui était l’objet en sa possession le plus cher, étaient les seuls instants de paix de sa vie agitée. Ce ne fut qu’à la dernière note qu’il remarqua la présence de l’homme à ses côtés.

" Vous avez des difficultés à dormir la nuit, sergent? ", demanda le Père Graubner, en cherchant une place pour s’asseoir sur le camion sec.

" Apparemment ", rétorqua Terry, qui n’avait pas envie de commencer la conversation.

" Cela m’est aussi arrivé, mais dans une autre vie", gloussa-t-il.

" Une autre vie? ", interrogea le jeune homme déconcerté.

" Oui, sergent ", répondit l’ecclésiastique. " L’histoire de ma vie est divisée en deux parties distinctes, avant et après le vieil Armand. Voulez-vous entendre mon histoire? "

" Allez-y mon Père, ces nuits sont trop longues et une histoire est toujours un bon remède ", répondit le jeune homme légèrement intéressé. Ce Français avec un nom allemand avait toujours intrigué Terry.

" Quand j’avais à peu près votre âge, sergent ", commença le prêtre, " je quittais mon Allemagne natale et venais étudier à Paris, mais au lieu de le faire, j’employais mon temps dans les passe-temps les moins recommandables que je pouvais trouver. Vous devez connaître: les femmes, le jeu, les mauvaises fréquentations que j’appelais mes amis. J’avais perdu la foi de mon enfance, et la vie en elle-même me décevait. Rien de ce que je pouvais trouver ne me satisfaisait, pas même l’amour d’une femme que je n’ai pas su apprécié. "

" Est-ce que vous l’aimiez? ", osa demander Terry, les yeux brillant dans la nuit tranquille.

" Je ne pense pas, sergent ", répondit l’homme avec des yeux tristes, " elle me supplia plusieurs fois de quitter ma folle vie, mais j’étais trop fier pour reconnaître mes erreurs. Je ne voulais pas m’humilier devant quelqu’un, et je l’ai quittée. J’ai malheureusement brisé son coeur et elle ne le méritait pas. "

" J’ai déjà entendu cette histoire auparavant ", commenta Terry d’un air absent.

" En effet, c’est malheureusement une histoire que beaucoup trop d’hommes ont répété à travers les siècles, sergent ", soupira l’homme. " Je continuais ma vie après cela, et je ne me sui même pas intéressé à son mariage avec un autre homme. J’étais trop occupé à faire ce que je voulais pour regretter quoique ce soit. "

" Et comment avez-vous fini par devenir prêtre? ", demanda Terry déjà captivé par l’histoire de Graubner.

" Une nuit où je jouais aux cartes dans un bar, j’ai engagé une partie avec quelqu’un qui était un mauvais perdant. A la fin, il me défia et j’acceptais le duel. "

" Un vrai duel? "

" Oui, sergent, un vrai et stupide duel. C’était chose courante en ce temps-là, mais j’ai failli mourir ", reprit le prêtre avec un ton sérieux. " Heureusement, le Seigneur me donna une seconde chance, et je survécus. Je peux vous assurer qu’avoir été aussi près de l’autre monde me fit réaliser toutes mes folies mieux que les sermons de mon père. "

" C’est ce qui vous a fait entrer dans les ordres, alors ", demanda Terry.

" C’est exact. C’était l’expérience la plus traumatisante de ma vie. J’ai regardé au tréfonds de mon âme, comme en cet instant où j’avais frôlé la mort, et je n’ai pas aimé ce que j’ai vu. Ainsi, quand j’eus réalisé que ma vie était loin d’être finie, je promis à Celui qui m’avait permis de rester vivant de me consacrer à Son service. Et je n’ai jamais regretté cette décision, à aucun moment de ma vie, c’est ce que j’appelle ma seconde vie ", finit l’homme avec un sourire dissimulé derrière sa barbe.

" Etes-vous vraiment satisfait de cette vie, mon Père? ", interrogea Terry, pas totalement convaincu par cette déclaration.

" Pourquoi en doutez-vous, sergent?, demanda Graubner.

" Vous ne ressemblez pas à l’image que je me fais d’un prêtre. J’espère que je ne vous ai pas vexé, mais c’est ce que je pense. ", observa Terry sans prendre de gants.

L’ecclésiastique éclata de rire au commentaire du jeune home.

" Eh bien, jeune homme ", commença Graubner tordu de rire, " Pourriez-vous, tout d’abord me dire, quelle est votre conception de la prêtrise, s’il vous plaît? "

Ce fut au tour de Terry de rire légèrement.

" Voyez-vous, mon Père ", déclara Terry, " j’ai passé toute mon enfance et une partie de mon adolescence dans un pensionnat catholique. "

" Oh, vraiment? ", interrompit le prêtre, abasourdi. Ca a dû être une expérience traumatisante! ", constata l’homme en souriant et Terry lui rendit son sourire, amusé par ce paradoxe: un prêtre qui avait une si mauvaise opinion de l’éducation catholique.

" Cela illustre parfaitement ma pensée, mon Père ", continua Terry. " Vous n’êtes pas censé dire qu’étudier dans une école catholique est traumatisante! "

" Pourquoi, ça ne l’était pas? ", demanda le vieil homme en levant ses yeux bruns.

" En effet, oui ", admit Terry. " C’était traumatisant... sauf pour une chose. Mais je ne veux pas en parler ", marmonna-t-il, mais avec un regain de violence, il continua. " Néanmoins, vous n’auriez certainement pas aimé les prêtres et les religieuses de cette école. Je me rappelle de l’autre jour, où vous avez refusé de confesser le lieutenant Harris quand il vous l’a demandé. Est-ce qu’un prêtre n’est pas censé le faire à chaque fois qu’un fidèle le lui demande? "

" Laissez-moi vous expliquer le problème, sergent ", répondit l’homme. " Je ne crois pas que l’acte de confession doit se dérouler entre deux parfaits inconnus. Je préfère construire une amitié avec les gens et ensuite les aider dans leurs problèmes. "

" Je ne pense pas que vos supérieurs voient cette position d’un très bon oeil ", fit remarquer Terry.

" Non, ils n’apprécient pas, mais je ne leur prête pas beaucoup d’attention ", reconnut le prêtre avec un petit sourire narquois, " c’est pourquoi je suis ici avec vous, parlant au beau milieu de la nuit, tandis qu’au Vatican, ils dorment dans leurs draps de soie. "

" Vous êtes un rebelle, mon Père ", fit Terry avec un sourire.

" Certaines personnes le disent, sergent ", acquiesça l’homme en regardant le ciel étoilé.

Les jours s’écoulaient lentement, un matin précédant le suivant, au dessus de l’impassible Seine. La neige avait fondu, rendant les armes sous l’action du soleil printanier, et dans les jardins des Tuileries, les fleurs commençaient à s’épanouir, comme si dans le Nord, il n’y avait ni la guerre, ni la détresse. Dans les longues avenues de Paris, les marchands ambulants vendaient ces petits lys blancs en forme de minuscules clochettes qui exaltaient un doux parfum, et que les Parisiens appelaient " muguets ". Suivant une vieille tradition printanière, les gens offraient à leurs semblables des muguets emballés dans des feuilles brillantes de papier Cellophane, en signe d’amitié. Cependant, l’apparent optimisme était frêle, obscurci par le spectre de la guerre, et la menace d’une puissante offensive allemande. Est-ce que les Alliés seraient capables de résister à la poussée de l’ennemi et de les garder éloignés de la plus belle ville du monde ?

Chaque semaine, les journaux publiaient une liste qu’un grand nombre de paire d’yeux consultaient avec une anxiété mêlée de peur. Quantité d’yeux féminins balayaient la liste avec attention et parfois, après la consultation, leurs bouches laissaient échapper un soupir de soulagement. Quelque fois, la scène n’était pas aussi heureuse. Julienne était une de ces femmes qui se précipitaient vers le kiosque de journaux tous les vendredis matins pour consulter désespérément la liste, priant toujours intérieurement, et espérant ne jamais trouver le nom de son mari inclus dans le compte-rendu des blessés.

En ce matin d’Avril, Julienne prit le papier avec des mains tremblantes et une fois de plus, remercia le Seigneur pour ne pas avoir trouvé le nom de Gérard dans la liste. Bien après, elle tourna vivement les pages pour tenter d’avoir des nouvelles sur les mouvements des Alliés. Il n’y avait pas grand chose de nouveau : les Britanniques résistaient toujours à Armentières. La brunette plia le journal et retourna à l’hôpital.

Elle se faufila à travers les couloirs d’un pas absent jusqu’à la chambre de Candy et de Flanny. La porte était entrebâillée et elle ne résista pas à l’envie de saluer ses amies.

" Bonjour ", dit-elle en souriant, " Ca va ? "

" Oui, ça va ", répondit Candy avec sa voix chantante.

Flanny, qui était déjà remise de sa fracture, était de garde, donc la jeune fille blonde était seule dans la chambre. Les yeux de Julienne furent immédiatement attirés par les deux nouveautés de la modeste chambre. L’une d’elle était un énorme bouquet de " muguets " qu’elle avait déjà vu, et l’autre était un paquet reposant sur le lit de Candy.

Candy reconnut l’étincelle de la curiosité féminine dans les yeux de son amie, et sourit, amusée par la situation.

" Ceci vient de Yves ", fit la jeune fille blonde avec un soupir de résignation, désignant les fleurs qui emplissaient la pièce de leurs flagrantes.

" Et la boîte est… ? ", interrogea Julienne avec les yeux pétillants.

" D’Amérique ! ", s’exclama Candy avec un sourire qui aurait pu illuminer la nuit sombre. " Elle vient de Chicago. Tu veux voir ce que c’est ? "

" Bien sûr, ma chère amie ! ", répondit Julienne en s’asseyant sur le lit à côté de Candy.

La jeune femme ouvrit le paquet avec des doigts tremblants, déchirant le papier brun qui recouvrait la boîte blanche rectangulaire. Sur le haut de la boîte était collée une note manuscrite où Candy reconnut l’écriture élégante de Mlle Pony. La jeune fille lut à haute voix le contenu de la lettre pour que Julienne eut connaissance des nouvelles.

Notre chère enfant,

Ton anniversaire arrive bientôt, et Sœur Maria et moi-même voulions t’offrir quelque chose de spécial pour ton vingtième anniversaire. Tu nous as donné tant de joie depuis le tout premier jour où tu es entrée dans notre humble demeure, que nous ne pouvions laisser passer cette occasion sans te faire savoir que malgré les distances, nous sommes de tout cœur avec toi.

Peut-être trouveras-tu ce présent quelque peu inhabituel, mais Sœur Maria a insisté, et j’ai appris à suivre ses intuitions, qui se sont souvent révélées exactes. Ne t’inquiètes pas pour nos bourses, car c’est notre chère Annie qui l’a payé ; nous ne sommes que les deux âmes conspiratrices qui ont sorti cette idée.

Nous espérons que tu apprécieras ce cadeau et que tu auras un merveilleux anniversaire.

Avec tout notre amour,

Tes deux mamans

Immédiatement, les deux femmes s’empressèrent d’ouvrir la boîte et toutes les deux suffoquèrent à l’unisson à, la vue des deux robes éblouissantes. Une était une somptueuse robe en soie vert émeraude avec de la dentelle suisse sombre au décolleté audacieux. L’autre était une robe entièrement blanche pour le jour, en délicat organdi et en lin avec des manches bouffantes et un décolleté en forme de coeur.

" Oh, ma chérie, elles sont magnifiques ", haleta Julienne, béate d "-’admiration, car elle n’était pas aussi habituée que Candy à voir des vêtements aussi élégants... Au contraire, la blonde était intriguée par l’idée de Soeur Maria.

" Pourquoi m’ont-elles envoyé ceci? ", s’interrogea-t-elle encore déconcertée.

" Pour te rendre heureuse, bien sûr ", répondit Julienne, enchantée par la robe verte. " Ne trouves-tu pas que celle-ci va bien avec tes yeux? "

" Mais quand vais-je avoir la chance de porter ces choses ici? Dans un hôpital de campagne? ", se moqua-t-elle, et les deux femmes rigolèrent à cette idée.

La surprise a toujours été la meilleure des attaques, et le général Ludendorff le savait bien. Il décida d'attaquer un point que les Alliés avaient négligé, "le Chemin des Dames ", une route qui longe la rivière Aisne entre les villes de Soissons et de Rouen. Même quand l'American Intelligence Service (le service de renseignement américain) avertit Foch de cette possibilité, ce dernier ne prêta pas attention à une telle information. Quand les armées britannique et française réalisèrent enfin que les Allemands attaquaient réellement "le Chemin des Dames", ils essayèrent de déplacer leurs troupes de leur position dans le Nord, mais il était évident qu'ils ne pourraient pas arriver à temps.

Le 27 Mai, les Allemands attaquèrent sans retenue, utilisant une offensive puissante dans laquelle 17 divisions au front et 13 divisions à l'arrière prenaient part. L'objectif était de distraire les Alliés et de forcer leurs soldats à traverser l'Aisne. Ainsi, quand les Alliés seraient mobilisés dans le Sud, les Puissances centrales pourraient commencer une offensive dans les Flandres. Avec cette stratégie, Ludendorff pensait que vaincre l'armée britannique affaiblie serait un jeu d'enfant. Cependant l'offensive sur le "Chemin des Dames" avait été un succès tel que Ludendorff fut enivré par le sentiment de la victoire et changea ses plans. Il décida de continuer dans la même direction au lieu de revenir vers le Nord, et ainsi, les troupes allemandes marchèrent en direction de Paris. En trois jours, les Puissances centrales avaient atteint la rivière Marnes à 37 miles de la capitale de France.

Ce fut à ce moment que l'armée française demanda au Général Commandant de l'American Expeditionary Force, John J. Pershing de lui envoyer des renforts. Ainsi, dans une mission quasi suicidaire, les Seconde et Troisième divisions se déplacèrent vers le Sud, voyageant en train ou en camion, pour faire face à l'armée allemande dans l'héroïque Deuxième Bataille de la Marne.

Le Capitaine Duncan Jackson déjeunait quand il reçut les ordres. Après une longue année où ils attendaient d'enter en action, ils avaient enfin reçu l'ordre de se mobiliser.

Cependant, l'instinct de Jackson le prévint que ce déplacement inattendu serai dangereux. Il avait imaginé que la Seconde division serait envoyée à Verdun dans le but de soutenir l'armée française, mais se déplacer vers le Sud lui semblait illogique, à moins que lui et ses hommes ne soient utilisés comme un dernier espoir dans une tentative désespérée pour stopper les Allemands. Si c'était ainsi, cela signifiait qu'ils allient être seuls. L'AEF contre l'aigle allemand et rien d'autre. Jackson était un soldat et il avait appris à obéir aux ordres, pas à les discuter. Par conséquent, il obéit comme il avait appris à le faire au Point Ouest, mais il savait que ce serait une mission où beaucoup de ses hommes, peut-être lui-même ne sortiraient pas vivants.

En son for intérieur, quand le père Graubner apprit le destin qui attendait la Seconde division, il ressentit une mauvaise douleur dans sa poitrine. L’homme craignait pour son cœur, néanmoins, quelque chose en lui lui disait qu’il avait une mission à remplir à la rivière Marne, et il ne dit un mot à propos de ses problèmes. Néanmoins, le soupçonneux docteur Norton suivait ses mouvements avec attention.

Pour Terrence Grandchester, les nouvelles n’étaient ni surprenantes, ni inquiétantes. Il était parti en France pour trouver un sens à sa vie, et si dans sa quête, il devait mourir, il s’en moquait. Ceux qui croient qu’ils n’ont rien à perdre, souvent méprisent le don de la vie. Il aurait pensé autrement si il avait su qu’une jeune femme à Paris tremblait quand elle apprit que l’armée américaine avait été envoyée pour stopper l’ennemi.

" Avez-vous déjà été au cœur d’une bataille, mon Père ? ", demanda le soldat Peterson durant le voyage menant à Château Thierry. L’homme n’avait que 18 ans et semblait désireux de voir une vraie bataille.

" Oui, jeune homme ", répondit Graubner avec un soupir.

" Où, exactement ? ", questionna Peterson avec des yeux brillants et visiblement intéressé.

" En Italie, il y a sept ans, dans la guerre contre les Turcs et aussi en Afrique. Plus tard, j’ai travaillé dans différents secteurs du front Ouest depuis le début de la guerre ", répondit l’homme sans grand enthousiasme.

" Comment c’était, mon Père ? ",interrogea le jeune Peterson.

" Pourquoi est-ce que tu te renseignes à propos de quelque chose que tu vas vivre, Peterson ? ", demanda une troisième voix. " Laisse le destin venir à toi. Il sera ponctuel au rendez-vous qu’il t’a fixé, de toute façon ", finit Terry, se levant pour dégourdir ses jambes, marchant le long du petit espace qu’ils avaient laissé dans le wagon.

Le jeune homme leva ses yeux bleu-vert vers le ciel qui pouvait être aperçu à travers la fenêtre du train. La saison lui importait peu. Que ce soit les nuits enneigées ou les matins éblouissants du printemps comme celui-ci, un jour, un son, ou un sourire étaient suffisants pour inciter sa mémoire à jouer avec lui de rudes jeux où il perdait toujours. Mais, il y a des souvenirs trop douloureux à se remémorer, et par conséquent, nous les combattons de toutes nos forces. Quand il fut sur le point d’admettre la défaite de son combat mental, une grande main toucha son épaule.

" Merci de m’avoir éviter de raconter une histoire que je n’avais pas trop envie de livrer ", déclara le père Graubner avec un soupir.

" De rien, mon Père ", répondit Terry reconnaissant, car le prêtre l’avait sauvé des pensées qui le trahissaient. " J’ai réalisé que les choses que vous pouviez nous révéler n’étaient pas une histoire adéquate pour ceux qui vont entrer en action. Nous ne voulons pas effrayer notre jeune Peterson, n’est-ce pas? "

" Vous parlez comme si vous étiez beaucoup plus vieux que lui ", souligna Graubner.

" Bien ,je ne suis certes pas beaucoup plus âgé ", rétorqua Terry en haussant les épaules. " J’ai 21 ans ."

"Ainsi, sergent", s'enquit le prêtre, "puis-je savoir ce qui obscurcit votre vie alors que votre jeunesse devrait être une raison suffisante pour l'éclairer?"

La question prit Terry au dépourvu. Cependant, il sentit immédiatement que sa vie privée était envahie, donc il réagit sur la défensive, comme il avait l'habitude de le faire.

"Chaque homme a ses propres tourments, qu'importe leur âge, mais les miens ne vous regardent pas, mon Père", riposta-t-il avec un regard dur.

Graubner était prêtre depuis près de 30 ans, ainsi la réponse impolie de Terry n'était pas suffisante pour le faire renoncer aussi facilement.

"Je suis désolé de m'être introduit dans vos problèmes personnels que vous voulez apparemment garder pour vous-même, sergent", s'excusa l'homme le plus âgé. "Cependant, si vous éprouvez le besoin de vous confier, vous pouvez avoir confiance en moi", termina l'homme, laissant Terry seul avec ses pensées.

Le célèbre écrivain Jean de la Fontaine est né à Château Thierry, une petite ville près de la Marne et de la Seine, non loin de Paris. Dans cette zone, au coeur de la région de la Champagne, entourée par un célèbre château du XIIème siècle ainsi que par d'anciennes forêts, l'armée américaine rencontra son destin.

La Seconde division arriva à Château Thierry à minuit, le 31 Mai. Aussitôt que les hommes eurent quitté le train, ils ne connurent aucune minute de répit. Ce fut à ce moment que Terry remercia Dieu pour tout le temps qu'ils avaient passé à s'entraîner. Si il n'avait pas connu cette opportunité avant, il n'aurait pas été capable d'affronter le rythme frénétique de la construction des barricades, et lui et ses compagnons n'auraient pu faire face au creusement des tranchées le long de la route menant de Château Thierry à Paris. Avec une efficacité étonnante, le décor fut planté le 2 Juin.

Les Allemands avaient attaqué un autre secteur dans le but de traverser la Marne, mais la Troisième division les avait arrêté à plusieurs reprises le 1, 2 et 3 Juin. Comme ils avaient échoué dans leur attaque, Ludendorff décidait de se diriger à l'Ouest de Château Thierry. Les Allemands ignoraient que la Seconde division les attendait.

La soirée du 3 Juin fut longue et stressante. Comme un mauvais présage, le jeune soldat Peterson tomba subitement malade. Une soudaine douleur à l'abdomen suivie de vomissements et de fièvre l'attaqua violemment. Le docteur Norton diagnostiqua une péritonite, et malgré tous les soins prodigués par le médecin pour aider le jeune homme, Peterson mourut dans les bras du Père Graubner au coucher du soleil.

"Il y a quelque chose que je ne comprends pas", marmonna Graubner en s'asseyant à côté de Terry dans la tranchée de réserve après l'enterrement rapide de Peterson.

"Moi non plus, mon père", répondit Terry d'une voix voilée. "Ce gosse était si plein de vie et d'enthousiasme. Vous vous rappelez combien il était anxieux de voir une bataille? Il voulait aussi avoir la chance de voir Paris. Il n'a réalisé aucun de ces voeux."

"Oui, sergent, la vie nous semble très souvent injuste", observa le vieil homme. "Les jeunes gens et les personnes amoureuses de la vie meurent tandis que..."

"Ceux qui méritent de mourir restent en vie", acheva Terry avec une pointe d'amertume.

Graubner regarda le jeune homme avec étonnement. Il hésita une seconde, ne sachant pas si il devait le questionner une nouvelle fois ou laisser échapper cette nouvelle occasion. Finalement, il se décida à parler.

"Qu'est-ce qui, sergent, vous fait penser que vous ne méritez pas de vivre?", s'étonna-t-il.

Si Terry n'avait pas été choqué par la mort de Peterson, fatigué par deux jours de creusement et naturellement effrayé par le danger imminent qu'il était sur le point d’affronter, il aurait sûrement répondu sèchement une fois de plus. Mais garder ses propres secrets lui semblaient superflus si il devait mourir le lendemain matin. Le jeune homme leva les bras pour les mettre derrière sa nuque, et à voix basse répondit simplement:

"Oh, mon Père, ça concerne une femme."

"Allez-y, mon fils, je n'ai rien à faire à part vous écouter", répondit le prêtre, et avec une oreille attentive, écouta l'histoire de Terry dans les moindres détails. Avec la narration descriptive de Terry, il fit la connaissance des divers personnages et événements de la vie du jeune homme. Il identifia la mère abandonnée, le père manipulé par ses propres ambitions, l'enfant solitaire qui en grandissant était devenu un adolescent rebelle, l'amour inoubliable, le tour du destin, la culpabilité, les intrigues, la fatalité, et la dernière rencontre. Durant les quelques heures de l'histoire, Graubner comprit les raisons qui avaient conduit l'homme en face de lui à devenir un type aussi mélancolique, mais il vit un meilleur et plus clair panorama que Terry était incapable de voir.

Quand Terry eut fini son histoire, il baissa la tête dans l'obscurité de la tranchée, entourant ses genoux de ses bras.

"Maintenant, mon Père", déclara le jeune homme, "ne pensez-vous pas que j'ai bousillé ma vie de mes propres mains?"

Graubner se gratta la nuque et leva son sourcil gauche, cherchant une réponse appropriée à une telle question.

"Bien, sergent", commença-t-il, "je pense que vous avez fait des erreurs, mais de là à ruiner une vie, il y a une grande différence!", déclara-t-il devant un Terry étonné.

"Soyez honnête, mon Père! Je sais que je suis une vraie honte!", s'exclama-t-il avec véhémence.

"Etes-vous intéressé par mon opinion, ou voulez-vous juste que je répète ce que vous pensez?", interrogea le prêtre d'une voix ferme.

" J’aimerais savoir ce que vous en pensez "

" Donc, vous devrez m’écouter pensant quelques instants, et j’espère que vous ne m’interromprez pas pendant que je parlerai, mon fils ", répondit l’homme avec un sérieux inhabituel. Terry hocha la tête pour signifier son consentement.

" Tout d’abord ", commença l’homme le plus âgé, " je dois vous dire que la décision que vous aviez prise, à savoir offrir le mariage à une femme que vous n’aimiez pas, était certainement une grosse erreur. Le mariage est un acte sacré, et seul l’amour devrait conduire deux personnes à s’engager. Aucun sacrifice que cette jeune fille aurait pu faire pour vous ne justifie cette décision qui vous fait entrer dans les liens du mariage de manière aussi blâmable, ceci est contraire aux principes de base de cette union. Je sais que je peux vous sembler dur, et peut-être pas en osmose avec les paroles de mes collègues, mais je pense sincèrement que ces idées auxquelles vous êtes attaché, à savoir ce qu’on appelle " devoir " et " honneur ", ne sont que les rebuts idéologiques dont nous avons hérité du siècle dernier. J’espère qu’un jour, nous pourrons nous en débarrasser et développer, dans une certaine mesure, une meilleure moralité fondée sur la compassion, l’amour et la compréhension mutuelle.

" Je n’ai jamais été marié, mais je travaille pour un maître encore plus exigeant que le mariage, depuis près de 30 ans. Et ma fierté a lutté de toute ses forces durant toutes ces années. Néanmoins, j’ai accepté cette souffrance de mon plein gré, parce que j’aime mon maître et que ce dernier m’aime en retour d’un plus grand amour. Le mariage est une chose similaire. Auriez-vous été capable d’honorer votre femme, d’abandonner votre égoïsme, et de vaincre vos démons pour une femme que vous n’aimiez pas? Un vrai mariage n’est pas un masque de théâtre que vous pouvez enlever en coulisse juste après la représentation! Le mariage est un mode de vie. Il n’y avait aucune chance que tous les deux vous puissiez réussir cette tâche, surtout quand votre esprit essayait d’oublier ce que votre coeur rechignait à abandonner.

" Cependant, je ne peux vous rejeter toute la responsabilité. Il est clair que votre fiancée et sa mère ont aussi leur part de culpabilité. La souffrance dans laquelle votre fiancée vivait était juste le résultat de ses propres erreurs. Au moins, je suis content qu’à la fin ,elle reconnut ses erreurs, pour le salut de son âme. D’un autre côté, j’ai bien peur que dans cette histoire, ce ne soit votre ancienne petite amie qui ait payé les pots cassés.

" Maintenant, mon fils, j’espère que vous comprenez que l’erreur est humaine. Nous en faisons tous, et il serait prétentieux de croire que nous pouvons être épargnés d’une telle peine. Nous prenons des décisions, certaines d’entre elles s’avèrent être judicieuses, d’autres pas. Nous savourons les bénéfices de nos décisions heureuses, et souffrons des conséquences de celles qui sont malheureuses. Mais même quand ces conséquences nous blessent, nous devons avancer, nous devons progresser et nous pardonner nos erreurs. Oui! Nous sommes censés en tirer des leçons et en sortir grandis, car Dieu n’a pas créé les hommes pour que ces derniers passent leur vie dans d’amères regrets.

" Ne pensez-vous pas que vous avez été assez hautain pour vous juger aussi sévèrement? Le Dieu auquel je crois pardonne chacun de nos pêchés avant notre naissance, mon fils, comment osez-vous ne pas vous pardonner? C’est la pire des hérésies! Remuez-vous, remuez-vous et conquérez le reste de votre vie avec courage! Comme un homme!

" De plus, à mon avis, la vie est en train de vous offrir une précieuse opportunité, et vous êtes si stupide, pardonnez-moi ma franchise, que vous ne le réalisez même pas! "

" J’aimerais voir les choses comme vous, mon Père. Mais pour moi, tout est perdu! ", insista Terry, encore sous le choc des paroles du prêtre.

" C’est parce que vous n’ouvrez pas les yeux! ", répondit l’homme le plus âgé avec véhémence. " Cette femme que vous aimez, n’est ni mariée, ni fiancée. Qu’attendez-vous, mon enfant, pour l’amour du Ciel! "

" Mais... ", marmonna Terry.

" Il n’y a pas de ‘mais’ qui tienne ", répliqua Graubner. " Vous n’allez pas me dire que vous avez peur d’affronter des milliers de médecins pour avoir votre belle, alors que vous êtes prêts à affronter les Allemands demain matin! "

" Pensez-vous sincèrement... "

" Mon fils, en amour, comme à la guerre... ". Les mots de Graubner furent soudain coupés par un cri jailli de l’obscurité.

" ILS SONT LA! L’ENNEMI EST LA! TOUT LE MONDE EN POSITION!!! ", criait un soldat en courant à travers les tranchées de réserve, répandant la nouvelle.

Les deux hommes se levèrent, sachant que le moment était venu. Terry tendit sa main, et Graubner la serra étroitement.

" Mon Père, merci pour votre compréhension ", dit le jeune homme d’une voix rauque. " C’est dommage que je ne vous ai pas rencontré avant ", déclara-t-il avec un ton triste, et après une brève pause, il ajouta: " Maintenant, je dois rejoindre le poste qui m’a été affecté dans la tranchée de combat ", conclut-il et, lâchant la main de Graubner, il s’éloigna.

" TERRENCE! ", cria le prêtre, employant le nom du jeune homme pour la première fois, avant que le visage de ce dernier ne disparaisse dans l’obscurité de la tranchée de communication.

Grandchester s’arrêta et tourna la tête lentement pour apercevoir Graubner au loin.

" Combattez pour arrêter cette insanité, et mourez au besoin si vous êtes convaincu de défendre une juste cause, mais ne cherchez pas la mort pour fuir la bataille de la vie. Rappelez-vous que tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. "

Terry hocha la tête et salua le prêtre en portant sa main droite à sa tempe. Bien après, sans un mot, le jeune homme se retourna et disparut dans l’obscurité, courant vers l’avant avec d’autres hommes.

Au matin du 4 Juin , une nouvelle équipe médicale fut désignée pour travailler dans l’antenne chirurgicale, et Flanny Hamilton fut désignée pour prendre part à la mission. Candy lut et relut la liste, essayant de trouver son propre nom, mais elle n’avait pas été incluse. Le groupe fut assigné à Château Thierry, et Candy savait que là bas, l’armée américaine avait déjà commencé le combat depuis la veille. Incapable de penser clairement, la jeune femme fonça dans les couloirs de l’hôpital, en direction du bureau du directeur.

" Je voudrais voir le Major Vouillard ", dit-elle d’un ton bourru au secrétaire, dans le bureau de réception.

" Je suis désolé, Mademoiselle, mais Monsieur le Directeur ne peut pas vous recevoir maintenant ", répondit l’homme à l’uniforme de sergent.

" J’ai dit que je voulais le voir et je le ferai! ", répondit-elle en se dirigeant rapidement vers la porte et en entrant dans le bureau avant que le sergent l’eut arrêtée.

Vouillard consultait quelques papiers quand il fut interrompu abruptement par l’entrée inopportune de la jeune femme blonde. L’homme reconnut immédiatement Candy à travers ses lunettes.

" Je suis désolée de vous déranger, monsieur ", s’excusa Candy en inclinant la tête, mais j’ai besoin de vous parler d’un important problème. "

Vouillard fit un signe de la main à son assistant inquiet qui avait suivi Candy jusqu’au bureau, et qui essayait de trouver une explication ; mais il fut interrompu par le geste de Vouillard. L’homme comprit et laissa tout simplement Vouillard seul avec la jeune femme.

" Allez-y, Mlle André ", invita l’homme en mettant ses papiers de côté. " Et puis, prenez un siège ", offrit-il.

" Je préfère rester debout, monsieur ", répondit la jeune femme. " Je suis ici, parce que j’ai vu qu’une nouvelle équipe médicale sera envoyée à Château Thierry cet après-midi, et même si je n’ai pas été incluse, j’aimerais me porter volontaire, monsieur… "

" L’équipe est complète ", interrompit Vouillard d’un ton catégorique. " Vous êtes une infirmière du bloc opératoire efficace, et avec le champ de bataille qui est à proximité, nous aurons besoin de mains qualifiées ici autant que dans l’antenne chirurgicale. "

" Mais, monsieur ", insista-t-elle, soutenue par un besoin viscéralement ancré dans son cœur, " je pense que je pourrais être plus utile là-bas. "

" Mlle André ", répondit Vouillard sèchement , " je pense que je vous ai déjà expliqué les raisons du maintien de votre présence ici. Maintenant, si vous n’avez rien d’autre à ajouter, j’aimerais que vous sortiez pour continuer votre boulot et me laisser finir le mien. "

Candy baissa la tête, mais une force intérieure lui donna encore du courage pour un dernier essai.

" Monsieur, je dois insister, j’aimerais être affectée à… "

" Mlle André ! ", cria l’homme visiblement contrarié cette fois, " c’est l’armée et nous devons suivre les ordres de nos supérieurs, nous ne devons jamais les discuter. J’ai mes ordres, et vous les vôtres. Vous pouvez disposer ! ", finit-il.

Candy suffoqua d’indignation, mais voyant l’inutilité d’un troisième essai, elle sortit de la pièce silencieusement. Quand elle eut quitté la pièce, Vouillard leva les yeux et poussa un soupir de soulagement.

" Je ne vais tout de même pas être muté car je ne sais pas prendre soin d’une petite fille américaine qui semble être si importante pour le Général Foch ", pensa-t-il, " oh, Mr André ! Si j’avais une fille comme la vôtre, je ne sais pas si je devrais me sentir fier ou trembler de peur. "

4 Juin. Le bombardement des Allemands ne dura pas longtemps ; ces derniers étaient prêts à tout pour continuer leur route jusqu’à Paris, donc un combat au corps à corps semblait inévitable. La marine, l’armée de l’air, l’artillerie ont toujours été les armes qui ouvraient le chemin de la conquête, mais c’est seulement à travers l’infanterie qu’un terrain peut être revendiqué.

Il n’existe aucune expérience qui puisse être comparée à l’horreur et à la honte de voir ces hommes tuer leur prochain sans aucune autre raison que leur incapacité à résoudre leurs problèmes dans une voie plus raisonnable. Il n’y a rien qui puisse rivaliser avec le mugissement des canons déchirant la tranquillité du matin, avec la chaleur des coups de feu tirés par des milliers de fusils et qui envahissent l’air printanier, avec les flammes dévorantes de chaque explosion qui consument sans pitié la peau fragile des hommes, avec l’impact meurtrier de balles pénétrant dans la chair de ceux qui sont des frères, des maris, des amants, des fils chéris. Aucun esprit humain ne peut supporter cette vue apocalyptique sans en trembler de tous ses membres..

Mais pour Terrence Grandchester, le pire dans cette vie cauchemardesque était la prise de conscience de ce pouvoir meurtrier dans ses mains. Ces mêmes mains qui pouvaient créer et travailler honnêtement, et aider,… et caresser la douce joue d’une fille endormie…, pouvaient aussi être les détentrices criminelles d’une mitrailleuse qui détruisait des hommes comme lui, en face de ses yeux, étant donné que son visage pouvait sentir le sang chaud de ses ennemis souiller sa figure et son uniforme. Rien au monde ne peut préparer un homme à une telle tragédie.

Au milieu de la bataille, tandis qu’il suivait automatiquement ses instincts, son esprit menait une autre bataille essayant de trouver un sens dans cette "" insanité ", comme le Père Graubner l’avait qualifiée. Il s’était engagé pour faire de sa vie quelque chose d’utile, mais en cet instant, pendant quelques petites secondes, il s’interrogea sur le sens d’une telle aberration. Il lutta quelques temps, mais après, comme si un rayon de lumière avait surgi dans sa tête , il trouva une raison de continuer ce combat : la femme qu’il aimait se trouvait à 37 miles de sa position, et il n’y avait aucune chance pour qu’il laisse quelqu’un mettre sa précieuse vie en danger. C’était la raison qu’il cherchait, le fondement de l’essence primitive de la guerre. Peut-être était-ce une justification contestable, mais pour lui, c’était suffisant pour rester vivant et rendre coup pour coup.

La bataille faisait rage depuis des heures, et Terry en avait perdu le compte. Les Allemands combattaient avec acharnement, mais à présent ils semblaient fatigués. Cependant, l’artillerie causait des ennuis dans bien des secteurs. De par sa position , terré derrière un énorme arbre, au bord de la route, Jackson pouvait voir qu’un groupe d’Allemands avait réussi à apporter deux canons et les plaçait dans une maison abandonnée. Le bombardement posait des problèmes et empêchait l’avancée de Jackson et de ses hommes.

" J’ai besoin d’un petit groupe de volontaires pour atteindre ce point et tuer ces bâtards avec leurs maudits canons avant qu’ils ne nous tuent nous ", demanda-t-il.

" Vous pouvez compter sur moi ", dit le soldat Newman, un homme qui avait la trentaine.

" Et sur moi ", renchérit Terry.

Bientôt trois autres hommes se portèrent volontaires. Jackson expliqua ses ordres à ces cinq de ses hommes.

" Deux d’entre nous allons ouvrir le feu depuis la forêt, mais en nous déplaçant toujours à travers les arbres, ainsi ils ne sauront pas combien nous sommes. Pendant ce temps, les quatre autres vont faire le tour de l’aile gauche et vont essayer de s’approcher des ruines d’assez près pour les griller avec les grenades. Ai-je été assez clair ? ", interrogea-t-il.

" Clair comme du cristal, monsieur ", déclara Newman. Le reste des hommes hochèrent simplement la tête.

Jackson et un caporal restèrent dans la forêt et ouvrirent le feu, tandis que Grandchester, Newman, le soldat Carson et le caporal Lewis essayaient de courir, jouant presque à cache-cache derrière chaque chose susceptible de les protéger des coups de feu. L’idée était assez risquée, ils savaient que cela pourrait être la dernière chose qu’ils feraient, mais ils pouvaient aussi mourir plus tard si ils ne stoppaient pas les canons.

" Penses-tu que nous y arriverons, Newman? ", demanda Carson en haletant.

" Je n’en sais rien, mon ami ", répondit l’homme avec un sourire moqueur, " mais j’ai trois enfants et une femme qui m’attendent à la maison. Je dois vivre pour eux ."

Les quatre hommes se déplaçaient lentement mais constamment. Ils sautaient de l’abri d’un rocher à un arbre, et puis passaient à un autre rocher. Il semblait que le bruit que Jackson et l’autre homme faisaient distrayait les Allemands. Cependant, ils devaient se dépêcher car tôt ou tard, les boulets de canons toucheraient les deux hommes dans la forêt. Ils continuaient à se mouvoir, quand tout à coup, un des soldats allemands repéra le mouvement maladroit de Lewis et le cribla de balles. Les trois autres hommes réussirent à se cacher à temps. Malheureusement, le soldat allemand était déjà sur ses gardes et gardait un oeil sur l’horizon. Terry fit un signe à ses hommes. Ils ne pourraient s’approcher davantage, donc il était temps de lancer les grenades. Le premier à essayer était Carson, car il était le plus près. Le jeune homme tremblait pratiquement comme une feuille, et quand vint son tour de préparer la grenade, ses mouvements furent trop lents , tandis que ceux du soldat allemand furent rapides, et ce dernier le tua avant que Carson ne réalise ce qui s’était passé.

Seuls Grandchester et Newman étaient encore vivants. Un seul soldat avait déjà tué deux des leurs, tandis que les autres Allemands étaient occupés à faire fonctionner les canons. Il y avait trop de bruit aux alentours. Avant de pouvoir esquisser un mouvement, ils devaient se débarrasser de ce soldat. Une fois de plus, Terry envoya un message avec ses yeux, que Newman comprit aisément. Newman s’approcha de Terry pour recevoir les ordres.

" Un de nous doit le distraire ", murmura Terry . " L’autre devra être assez rapide pour tirer sur ce foutu fils de pute avant qu’il puisse bouger le petit doigt. Avec tout le bruit qu’il y a, les autres ne devraient pas s’en apercevoir. "

" Je serais celui qui court, monsieur ", suggéra Newman.

" Non, tu es meilleur tireur que moi ", objecta Terry, " de plus, je n’ai pas une femme et trois enfants. "

Newman se contenta de sourire et de saluer son supérieur, tandis qu ’il s’éloignait.

Avec un mouvement rapide, Terry se rendit visible, et le soldat allemand chargea contre lui. Une, deux, trois, quatre, cinq fois, mais avant qu’il ait pu faire le moindre mal, le tir rapide de Newman avait atteint sa cible dans le front du jeune Allemand.

" C’est pour toi, Carson ", murmura l’homme.

Par la même occasion, ils ne perdirent pas de temps, utilisant les grenades en leur possession et en les lançant de toutes leurs forces contre la barricade improvisée des Allemands. L’explosion fut réussie, et bientôt une grosse colonne de feu de feu consuma les ruines et les hommes à l’intérieur.

Newman et Grandchester s’assirent un instant, regardant les flammes et écoutant les cris qui s’affaiblissaient des hommes qui mouraient dans la maison enflammée.

" Je ne voudrais pas qu’un jour un de mes enfants voit ou entend une scène comme celle-ci ", déclara Newman en frottant son front noirci de la main gauche.

Terry hocha la tête en silence. Les cris provenant de la maison perçaient ses tympans et transperçaient son âme. Est-ce que ces hommes avaient été heureux? Qu’est-ce qui arrivera à leurs familles maintenant qu’ils étaient morts? Pendant un instant, il se demanda si dans des conditions aussi dangereuses, il n’était pas préférable de ne pas avoir de famille au sujet de laquelle s’inquiéter. Si il devait mourir, il pourrait le faire librement, et il pensa même que sa vie n’avait pas été un total échec après tout. Tout à coup, il surprit son esprit lorsqu’il erra dans les recoins dorées de sa mémoire.

Les deux hommes rejoignirent leur peloton, et continuèrent leur avancée sous les canons des Allemands. En dépit du vacarme général, de la vue atroce des hommes mutilés, ou du besoin constant de tuer, les battements désespérés du coeur de Terry semblaient réduire leurs vitesses plongeant le jeune homme dans une tranquillité paradoxale, un état de paix inhabituel.

" Non, tout n’est pas si mauvais ", pensa-t-il. " J’ai de merveilleux souvenirs à chérir. "

Une fois encore le sang de son adversaire souilla ses lèvres, mais il ne le sentit pas, car au loin, des voix emplirent l’air ramenant les fantômes du passé en des séquences désordonnées.

" Tant de taches de son! "

" Je suis désolée! Mais la vérité est que j’aime beaucoup mes taches de son, et que je suis même en train de me demander comment faire pour en avoir plus! "

" Et je présume que tu vas te vanter de ton petit nez écrasé? "

" Bien sûr! "

" Et en plus, je n’ai même pas le droit d’assister au Festival de Mai! "

" Il paraît que c’est amusant, il y a beaucoup de fleurs, de danses, de sucreries. "

" Sans parler des énormes gâteaux! "

" Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça? Est-ce que tu aimes mes taches de son? Viens, regarde là où il n’y en a pas! "

" Qui voudrait sortir avec toi? "

" Hum... Fais-moi un bisou au lieu de me dire merci. "

" D’accord, mais ferme les yeux! "

" Hé! Tu m’as roulé, Mlle Taches de son! tu es une grande tricheuse... Maintenant, c’est à mon tour! "

" Terry! "

" Terry! Tu es blessé et tu es couvert de sang! "

" Je leur ai donné une bonne leçon, hein?... Quelle bande de nuls! "

" Mais tu sens l’alcool, Terry!

" C’est vrai, tu le sens? "

" Je suis désolé; laisse-moi me reposer un peu et après je m ’en irai... Le monsieur s’est trompé avec le dortoir des garçons... Je suis désolé de te causer des ennuis... "

" Tais-toi ou sinon tes blessures... "

" Comment vas-tu? Je veux dire comment se sont passées ces dernières années, Candy? "

J’étais bien, Terry, vraiment bien. "

" C’est d’une beauté incroyable. "

" Oui, c’est vraiment beau. "

" Et bien, c’était une erreur de toute évidence, car je n’ai jamais été fiancée... "

" J’espère vraiment... que cette guerre... va se terminer bientôt, et que tu... tu pourras rentrer chez toi... auprès de ta femme, Suzanne. "

" Ma femme Suzanne? Candy, je n’ai jamais été marié à Suzanne. Elle est morte il y a un an! "

" Elle est morte. "

" Même un homme aveugle verrait la différence! Tu me demandes ce que je fais ici, et bien, je vais te l’expliquer comme si tu avais cinq ans, puisque tu ne sembles ne pas comprendre. Je suis ici parce que JE SUIS UNE INFIRMIERE, j’ai reçu une formation pour assister les m "médecins. Je suis ici dans le but de réparer ce que ces armes de malheur font aux hommes. Je suis ici pour sauver des vies, alors que toi, tu es ici pour tuer, et je ne vois aucun honneur là-dedans. "

" Terry! Tu es blessé et tu es couvert de sang! "

" Je suis désolé; laisse-moi me reposer un peu et après je m ’en irai... Le monsieur s’est trompé avec le dortoir des garçons... Je suis désolé de te causer des ennuis... "

" Tais-toi ou sinon tes blessures... "

" Tes blessures... "

" Ton sang! "

Terry commença à sentir qu’il perdait le contrôle de son corps, tandis que le lieutenant Harris, qui était à côté de lui, regarda le jeune homme avec des yeux effrayés.

" Grandchester ! Vous êtes blessé ! "

Puis, tout devint encore plus confus. Le son des canons devenant moins fréquent au fur et à mesure que les Allemands se retiraient, les cris des soldats américains se congratulant les uns les autres pour l’imminente victoire après deux jours de combat soutenu, la voix du capitaine Jackson à ses côtés, et le ciel se déplaçant rapidement tandis qu’il était déplacé en civière à travers la tranchée de réserve.

" Oui, j’ai eu une bonne vie, après tout ", continua-t-il dans ses pensées. " J’ai été touché par un ange au parfum de roses et de fraises sauvages, avec des yeux qui défient les émeraudes, avec des lèvres qui ont le goût du paradis et auxquelles j’ai volé le tout premier baiser. Un jour, j’ai eu une chanson à jouer dans mon cœur, et c’était un ton doux et chaleureux. Une chanson pour elle. Un jour, je suis parti à la guerre, et j’ai contribué à garder mon ange en vie. Oui, c’était une bonne vie, après tout. "

Graubner se rapprocha de la tranchée, et saisit la main de Terry dans la sienne, en faisant une tranquille prière.

" Um Himmels Willen! (Pour l’amour de Dieu! en allemand) ", marmonna-t-il, " regardez ce que cette stupide guerre a fait à ce gosse! ", s’écria l’homme, indigné.

" Oh, mon Père! ", s’exclama Newman qui était à côté de Graubner, " j’étais avec lui quand il s’est fait tiré dessus, mais je ne l'ai pas réalisé. Et dire qu’il a combattu des heures après cela! J’aurais dû noter que le soldat allemand était prêt à faire feu quand tandis que le sergent essayait de distraire son attention ", regretta l’homme.

" Ce n’est pas la peine de vous blâmer, mon fils ", répondit Graubner, " Ces choses arrivent souvent dans les combats. Il n’a même pas dû remarqué qu’il avait été blessé. "

" Quand est-ce que le docteur arrive? ", demanda Newman, désespéré.

" Cela prendra du temps, mon ami, il y a trop d’hommes blessés, et trop peu de médecins et d’infirmières ", commenta Graubner, résigné. " Mais, regardez! Il semble qu’il se réveille! "

" Père Graubner? ", questionna Terry d’une voix affaiblie.

" Oui, Terrence ", répondit ce dernier chaleureusement. " Ne parle pas trop, tu vas te rétablir, mon fils, mais tu dois rester tranquille pour le moment ", le rassura-t-il.

" Mon Père ", murmura Terry, " Vous aviez raison. Les choses ... les choses ne sont pas si mauvaises... Je... "

" Ne te force pas, Terrence ", dit le prêtre.

" Quel dommage que... ", continua le jeune homme. " Je n’ai pas réalisé cela avant . Mais, c’était une bonne vie malgré tout... il y a une chanson dans mon coeur ", finit-il avant que ses yeux ne se ferment.

Il y avait un énorme poids sur sa poitrine. Elle pouvait difficilement respirer. Il y avait une musique de fond, comme une triste mélodie qui lui causait un étrange mélange de peur et d’anxiété. Elle avait besoin de pleurer, mais elle ne pouvait pas. Elle avait besoin de crier, mais c’était impossible. Elle songea que la peine subite de son coeur ne pouvait pas être plus déchirante. Cela lui faisait profondément mal et elle ne pouvait hurler.

Puis, elle sentit une ombre l'entourer. Elle était effrayée et courait désespérément pour sauver sa vie, mais avant qu'elle ait pu s'enfuir, une main froide attrapa son poignet, et finalement, elle hurla.

"AAAAAHHH" cria Candy, en se réveillant de son cauchemar. Ses joues ruisselaient de larmes et son coeur ne l'avait jamais fait aussi mal. Elle était seule dans la chambre, depuis que Flanny était partie au front. Ses sanglots s'échappèrent de sa gorge.

^__^

"Terry, Terry, Terry!", cria-t-elle farouchement. "Oh, mon Dieu! Que lui est-il arrivé?"

La jeune femme s'assit sur le lit, enfouissant son visage entre ses genoux tandis que ses bras enlaçaient ses jambes en une étreinte nerveuse. Elle pleura et pleura sans vraiment en connaître la raison tandis que la musique de son cauchemar résonnait toujours dans ses oreilles dans la solitude de minuit.

 

La Sérénade indienne

 J’émane de rêves de toi

 Dans le premier doux sommeil de la nuit.

 Quand les vents soufflent doucement,

 Et que les étoiles brillent de toutes leurs forces ;

 

J’émane de rêves de toi,

 Et un esprit dans mes pieds

 M’a conduit - qui sait comment ?

 A la fenêtre de ta chambre, mon Amour !

 Les brises vagabondes s’évanouissent

 Dans l’obscurité, le silencieux ruisseau –

 Les odeurs de La Champagne s’évanouissent

 Comme de douces pensées dans un rêve ;

 La plainte du rossignol,

 Elle meurt sur son cœur 

 Comme la mienne sur le tien,

 

Oh, comme tu es bien aimée !

 Oh, soulèves moi de l’herbe !

 Je meurs ! Je m’évanouis ! Je décline !

 Laisse ton amour tomber en une pluie de baisers

 Sur mes lèvres et mes paupières pales.

 Mes joues sont froides et livides, hélas !

 Mon cœur bat bruyamment et rapidement 

 Oh ! Presse le contre le tien une fois encore,

 Où il se brisera enfin.

 

Percy Bysshes Shelley

 

Fin du chapitre 9

© Mercurio 2000