Retrouvailles dans le tourbillon
Par Mercurio

Chapitre 1

Vents de Guerre

Deux années s'étaient écoulées depuis la merveilleuse réunion à la Maison de Pony. Beaucoup de choses avaient changé depuis lors tandis que d'autres n'avaient subi aucune modification. Le petit orphelinat dans la verte vallée, le consciencieux travail effectué par les deux femmes qui représentaient l'âme de ce lieu, la fortune en constante progression des André et le tumulte permanent de la ville animée de Chicago, tout cela était resté tel quel. La vie de nos amis avait connu cependant quelques changements importants.

William Albert avait pris le total contrôle de sa fortune et dirigeait désormais les affaires de la famille André avec la sagesse et la réussite que la Tante Elroy avait toujours souhaitée. Archibald avait décidé d'entrer à l'université pour y suivre des études de droit avec l'approbation des parents d'Annie qui étaient très satisfaits de leur futur gendre. Annie, de son côté, avait aussi connu des changements positifs. Elle était devenue sans aucun doute la dame dont sa mère avait toujours rêvé. Douce de nature et aux manières raffinées grâce à l'excellente éducation qu'elle avait reçue, elle s'était transformée en une gracieuse créature d'une beauté éclatante. Bien plus d'un jeune homme de la haute société de Chicago aurait souhaité tenter sa chance auprès d'elle, mais malheureusement pour eux, Annie et Archibald se fréquentaient depuis si longtemps qu'il ne faisait aucun doute qu'ils finiraient par se marier, dès la fin des études du jeune millionnaire.

Patty continuait à vivre en Floride auprès de sa grand-mère, mais chaque été, elle se déplaçait jusqu'à Chicago pour passer quelques semaines avec ceux qui étaient devenus ses meilleurs amis. Bien qu'elle n'ait jamais été vraiment jolie, elle possédait la grâce d'un caractère doux et d'une bonté particulière qui faisaient qu'elle séduisait son entourage et les hommes ne faisaient pas exception à la règle. Cependant, aucun d'entre eux n'était parvenu à prendre la place d'Alistair restée vide, et elle ne se sentait pas pressée de rencontrer un remplaçant car elle avait appris qu'il ne servait à rien de forcer le destin.

De son côté, Elisa Legrand était un membre connu et actif dans la haute société de Chicago. Grande et svelte, aux yeux assassins et au sourire insolent, elle passait son temps entre les bals de gala, les dîners et autres évènements sociaux inutiles. Les hommes lui faisaient la cour non seulement pour sa beauté et sa fortune, mais aussi pour la réputation de fille facile qu'elle avait acquise. Elle avait décidé de profiter de la vie sans aucune restriction comme pour se venger des deux jeunes hommes qu'elle n'aurait jamais - Anthony et Terry bien sûr - et personne ne pourrait l'empêcher de se divertir comme elle le souhaitait. Une seule chose la dérangeait au plus profond de son âme sombre. C'était son incapacité à se venger de celle que son cœur détestait profondément, car cette personne avait un protecteur puissant que même l'indomptable Elisa n'oserait défier.

Daniel, au contraire, était devenu un honteux alcoolique qui, malgré les nombreuses tentatives d'Albert pour l'aider à s'en sortir, restait noyé au fond d'une bouteille de whisky. Jamais il n'avait pu surmonter le refus qu'il avait subi et il n'y parviendrait peut-être pas tant l'objet de son affection était hors de sa portée.

Maintenant plus que jamais amis lecteurs, Candy Neige André était la personnification de la liberté et de l'indépendance. Elle avait accepté de conserver le nom de sa famille adoptive pour montrer son attachement à l'homme qu'elle aimait comme le grand frère qu'elle n'avait jamais eu. Elle l'accompagnait parfois à des évènements sociaux et de grandes réceptions auxquels il était nécessaire de participer pour le bien-être des affaires et la réputation de la famille André. Mais en dehors de ces rares occasions Candy restait toujours la jeune fille simple et douce que l'on connaissait.

Elle avait décidé de conserver son ancien appartement et d'y vivre seule malgré les reproches de la Grand-tante Elroy qui se scandalisait à l'idée qu'une dame puisse vivre ainsi. Pour aggraver la situation, Candy avait même gardé son emploi d'infirmière. A présent, après avoir lutté longuement pour sortir son chef de l'alcoolisme, elle était finalement parvenue à le faire réhabiliter et ils travaillaient ensemble depuis ce jour dans le grand hôpital qui avait accueilli Albert précédemment. Malgré la volonté d'Albert pour aider sa protégée et le vieux docteur, Candy insista pour trouver une issue par ses propres moyens.

Candy venait d'avoir 19 ans et la jeune fille qui avait séduit les trois jeunes André quelques années auparavant à Lakewood, avait mûri et s'était transformé en une jeune femme d'une beauté féroce. Malgré un corps aux courbes douces mais voluptueuses, un sourire irrésistible et des yeux pour lesquels on pourrait tuer, elle gardait encore la grâce de la simplicité. Ses tâches de rousseur avaient pratiquement disparu ne laissant que quelques petites tâches roses qui donnaient à son visage un air candide. Ses manières s'étaient adoucies mais elle conservait les mouvements fermes d'une personne qui avait fait beaucoup de sport, ce qui était rare pour les femmes de cette époque. Une fois de plus, la plus célèbre et excentrique héritière d'une des plus riches familles des Etats-Unis affichait sa différence !

La Grand-Tante Elroy se montrait particulièrement préoccupée par le fait que Candy soit encore célibataire et sans aucun engagement formel. L'aïeule craignait qu'elle puisse choisir quelqu'un indigne du prestige et de la fortune de la famille. Elle n'avait pas pardonné qu'Albert accepte la rupture du soit disant engagement entre Daniel et Candy. Cela aurait été après tout un arrangement convenable pour les deux parties, mais Albert avait paru si tangent à ce sujet que la vieille femme avait perdu tout espoir dans cette union.

De son côté, Albert s'inquiétait de la solitude dans laquelle vivait Candy, mais elle paraissait si sûre de ce qu'elle voulait qu'il ne put l'empêcher de faire selon son souhait. Au fond de son cœur, Albert espérait que sa petite trouve un jour l'amour qu'elle avait perdu à deux reprises dans sa courte vie, car selon lui, personne d'autre ne méritait autant cette bénédiction.

Ce fut au début de l'année 1917 qu'Albert commença à se préoccuper d'autre chose. La situation entre les Etats-Unis et l'Allemagne avait atteint un niveau dangereux. Deux années s'étaient écoulées depuis le naufrage du Lusitania par la marine allemande, ce qui avait entraîné la mort de 128 passagers nord-américains. Depuis lors, les choses avaient empiré au point que deux mois auparavant, en février 1917, le président Wilson avait rompu les relations diplomatiques avec l'Allemagne. Par conséquent, la scène était prête pour un événement inéluctable et la peur d'une guerre imminente flottait dans l'air. En tant que riche banquier il savait que sa fortune pourrait jouer un rôle important dans le conflit. Cependant, jamais Albert n'aurait pu imaginer combien les évènements historiques allaient affecter la vie de sa famille jusqu'à ce qu'il soit déjà trop tard.

* * * * *

C'est par une matinée ensoleillée de printemps que Catherine Johnson fit irruption dans la salle des infirmières. Elle avait les joues rouges et peinait à retrouver son souffle. Candy était assise discutant gaiement avec une autre infirmière quand Catherine interrompit leur conversation avec son arrivée inattendue.

La jeune blonde n'eut pas besoin de demander à sa collègue ce qui n'allait pas car chaque détail était marqué sur son visage : Les Etats-Unis venaient finalement de déclarer la guerre à l'Allemagne. Candy connaissait trop bien ce regard solennel sur le visage de Catherine et elle pouvait imaginer ce qu'un tel événement signifiait pour le pays et pour elle-même.

  • Candy ! Fit Catherine pour la troisième fois. Tu m'écoutes ? Tu n'as rien à dire à ce sujet ?
  • Oh ! Excuse-moi ! Répondit Candy en revenant à la réalité à laquelle elle avait échappé un moment par ses réflexions. J'étais… quelque part… - dit-elle hésitante. Je crois que j'ai quelque chose à faire les filles ! Vous m'excusez ?

Elle quitta immédiatement la salle laissant derrière elle les deux infirmières intriguées.

  • Qu'est-ce qui lui prend ? Elle n'a fait aucun commentaire sur les mauvaises nouvelles ! Dit Catherine.
  • En fait, je crois que cela l'a vraiment affectée. Elle allait très bien avant que tu n'arrives, dit la seconde infirmière.
  • Tu crois qu'avec cette guerre elle a peur pour quelqu'un ? Demanda Catherine avec curiosité.
  • Un amoureux tu veux dire ? Non, je ne crois pas. Candy est une fille très douce mais très réservée en ce qui concerne sa vie privée. Cependant, je crains qu'elle ne fréquente aucun garçon en ce moment car ces choses là ne peuvent être cachées trop longtemps.

La conversation continua tandis que Candy visiblement nerveuse traversait en courant le parc tout proche. Elle courut jusqu'à un kiosque à journaux pour acheter un témoignage réel de l'événement. Elle était certaine que cette catastrophe amènerait un nouveau virage dans sa vie.

On pouvait lire clairement sur la première page que Le 6 avril 1917 au matin, le président Woodrov Wilson avait déclaré la guerre et demandait des volontaires pour défendre la nation. Les doigts de Candy écrasaient le journal avec un étrange mélange de crainte, de courage, d'excitation et une sensation bizarre qu'elle ne pouvait à ce moment là expliquer. C'était comme si son destin l'appelait à grands cris, c'était comme un appel à un rendez-vous concerté à l'avance, depuis déjà bien longtemps. Elle avait reçu un entraînement spécial en prévision d'un tel moment, lequel allait pouvoir aujourd'hui tester son courage. Le souvenir de Flanny qui travaillait toujours comme volontaire au front ainsi que celui d'Alistair lui revinrent à l'esprit. Pourrait-elle abandonner sa vie paisible à Chicago, l'affection et la compagnie de ses amis, la maison Pony où elle pouvait retourner pour retrouver forces et soutien ? Aurait-elle suffisamment de cran pour affronter les horreurs de la guerre ?

Un jeune couple avec un petit enfant passèrent devant elle. La femme paraissait radieuse, la main tenant fermement le bras de son mari tandis qu'il portait de l'autre bras son enfant qui ne devait pas avoir plus de deux ans. Candy les regarda se promener le long du parc jusqu'à ce qu'ils disparaissent de sa vue. Ils semblaient si heureux et si étrangers au danger imminent auquel le pays allait devoir faire face. Candy pensa alors que la jeune mère avait de bonnes raisons pour rester saine et sauve sous la protection de la mère patrie, alors que l'armée américaine se préparait déjà à défendre le pays. Cette femme après tout avait une famille sur laquelle veiller… Mais elle ? Qui attendait à la maison Candy Neige ?

* * * * *

  • Que dites-vous ? Hurla Albert n'en croyant pas ses oreilles. Candy a quitté sans un mot son appartement ?S'en même m'en parler ?
  • Je crains que cela ne soit que la triste vérité Monsieur, répondit Georges Johnson, embarrassé. Ce matin, le garde de service s'est aperçu que la demoiselle n'était pas sortie de son appartement depuis plus de 24 heures et comme c'était un jour de travail il s'est demandé si quelque chose n'allait pas. C'est pourquoi il est allé vérifier avec le propriétaire. C'est à ce moment qu'ils se sont tous deux rendus compte qu'elle était partie, Monsieur.

Depuis longtemps, dès que Candy avait décidé de continuer à vivre seule dans son appartement dans le centre de Chicago, Albert avait posté des gardes qui surveillaient la jeune fille sans se faire remarquer. William Albert savait bien que Candy n'aurait pas apprécié d'être surveillée de la sorte, mais la ville devenait un endroit violent et dangereux, dans laquelle une riche héritière était toujours une tentation pour des kidnappeurs et autres crapules du même genre. Par conséquent, en tant que chef de famille, Albert ne voulait prendre aucun risque quant à la sécurité de sa protégée.

Cependant, malgré toutes les mesures prises, son secrétaire l'informait que la jeune fille avait quand même disparu, juste au nez des gardes.

  • Montre-moi ce mot ! Commanda-t-il d'une voix tremblante et visiblement fâchée.

Ce qu'il put lire dépassa toutes ses craintes.

Chers Albert, Annie et Archibald,

Désolée de vous quitter sans un mot mais je sais que vous ne m'en voudrez pas trop. J'ai de bonnes raisons pour agir ainsi.

Il y a une partie de moi qui désire rester avec vous et tous ceux que j'aime, mais l'autre partie me pousse à accomplir un devoir auquel je ne peux me soustraire. Je veux que vous sachiez que j'ai longuement réfléchi avant de prendre cette décision et que ce n'est en aucune manière le résultat d'un coup de tête. Il y a quelques années de cela, quand j'étais encore à l'école d'infirmières, j'ai suivi un entraînement spécial d'infirmière militaire. En ce temps là, la guerre commençait à peine et paraissait comme un spectre lointain pour lequel nous n'étions pas certains qu'il nous atteindrait un jour. Mais il y est parvenu, emportant dans son sillage un des êtres que nous chérissions le plus dont notre famille conservera le souvenir au profond de son cœur. C'est en partie à cause de son inoubliable souvenir que je me dois de répondre à l'appel de mon devoir. Notre pays a besoin de mes services et je ne veux pas déshonorer l'exemple d'Alistair. Je sais que mon départ va vous causer beaucoup de souci et de tristesse. Vous avez toujours été si bons et si gentils avec moi. Cependant, je dois partir mais je sais que Dieu m'accompagnera jusqu'en Europe et me protègera au cours des épreuves qui m'attendent là-bas.

S'il te plait Albert, ne sois pas en colère contre moi. Je sais combien tu désapprouves cette guerre var tu as toujours été un pacifiste, mais pense que je ne vais pas là-bas comme un soldat pour tuer mais comme une infirmière pour sauver des vies.

Archibald, n'aies pas peur car je reviendrai saine et sauve et si tu ne t'occupes pas bien d'Annie tu auras de mes nouvelles !

Annie, promets-moi que tu seras forte. Mademoiselle Pony et Sœur Maria auront certainement besoin de toi.

Priez pour moi et expliquez toutes ces choses à ces deux chères femmes.

Je vous aime

Candy N. André.

P.S.

Albert, je regrette d'avoir à te dire que tu gâches ton argent avec ces deux gardes. La plupart du temps ils s'endorment au milieu de la nuit.

Deux petites larmes coulèrent sur les joues d'Albert quand il eut fini de lire la lettre. Sachant le temps qui s'était écoulé depuis que Candy avait été vue pour la dernière fois, il était déjà trop tard pour la retenir. Elle devait être déjà en partance pour la France avec le premier peloton envoyé par les Etats-Unis. Albert sentit qu'une partie de sa vie se brisait de nouveau. Il lui semblait avoir perdu sa chère sœur, que le destin lui avait confiée en compensation de la perte de son autre sœur quand il était enfant. Pourrait-il la retrouver maintenant ? Si seulement Candy pouvait une seule fois dans sa vie être moins têtue et si elle pensait un peu plus à elle qu'aux autres !

* * * * *

- Voici Madame Hamilton. Ce sera votre infirmière en chef et vous devrez suivre ses ordres au pied de la lettre ! Dit aux dernières arrivées, avec un léger accent français, le directeur de l'hôpital Saint-Jacques.

Puis s'adressant à Flanny :

- Hamilton, voici les nouvelles filles qui arrivent d'Amérique. J'espère que vous pourrez les aider à s'adapter et à commencer à travailler le plus tôt possible.

Le directeur quitta alors la pièce laissant les infirmières avec la jeune femme brune. De ses yeux froids, Flanny se mit à inspecter chacune des infirmières. Son cœur s'arrêta pendant un moment quand elle reconnut un visage familier aux grands yeux verts qui lui souriait étrangement chaleureusement.

  • Je suis heureuse de te revoir, murmura Candy au passage de Flanny.
  • Je crains de ne pas pouvoir te dire la même chose ! Répliqua sèchement Flanny qui sans aucun autre commentaire poursuivit son inspection. J'espère que vous êtes toutes sûres de votre décision de vous engager. Très vite vous vous rendrez compte que toutes les choses négatives dont on vous a parlé sur les expériences des infirmières militaires ne sont pas exactes. En fait, la réalité est bien au-dessus de tout ce que vous avez pu imaginer quand vous étiez encore aux Etats-Unis à travailler confortablement, engoncées dans vos habitudes.

Après cette mélodramatique introduction, Flanny continua avec une longue liste de devoirs, règles, et recommandations. L'ensemble des jeunes nouvelles se regardèrent à la froideur d'un tel accueil. Les mots de Flanny avaient été clairs, distants et froids, sans aucun signe de sympathie ou de politesse, seulement un très éloquent discours qui ne laissait aucun doute sur la façon dont elle voyait la charge qui lui incombait et comment elle souhaitait mener à bien son travail. L'expression de son visage ni le ton de sa voix n'avaient changé. Si parmi les infirmières du groupe on avait souhaité que toute cette histoire de guerre ne soit pas si grave après tout, le discours de bienvenu de Flanny s'était chargé de tuer le plus infimes de leurs derniers espoirs. Un seul cœur dans le groupe ne se laissa pas cependant impressionner ou réellement affecter par l'attitude de Flanny. Candy savait bien que tout cela n'était qu'une façade. Sous ses airs de femme sans cœur se cachait une fille solitaire, et cette fois Candy était bien décidée à ne pas faiblir devant la prétendue dureté de Flanny.

"Cette fois ma chère collègue - se dit Candy - je vais trouver un moyen de faire tomber ces murs que tu as pris tant de soin à bâtir autour de cœur. Je ne vais manquer cette nouvelle opportunité que me donne la vie."

Une lueur de détermination traversa ses yeux verts au même moment où Flanny terminait son discours.

Cette nuit là, Candy s'assit à la fenêtre de la chambre qu'elle partageait avec une infirmière plus âgée du nom de Julienne. On ne pouvait pas dire que c'était le grand luxe! En fait, la chambre était plutôt austère et pouvait déprimer ses habitants par sa seule apparence. Si Candy n'avait pas déjà traversé des situations difficiles, elle se serait peut-être laissée aller à la tristesse jusqu'à vouloir rentrer chez elle. Mais elle avait décidé de garder le moral et se sentait pleine d'espoir dans la nouvelle entreprise dans laquelle elle s'était lancée. Ni la dureté des paroles de Flanny ni la pauvreté de la chambre n'auraient pu lui ôter l'émotion qu'elle sentait dans son cœur ragaillardi par la beauté de la pleine lune qui brillait dans la nuit noire. Sœur Maria ne lui avait-elle pas dit une fois que tant qu'elle pourrait apprécier la beauté de la création divine malgré le poids de ses problèmes, elle garderait alors toujours espoir pour continuer.

Un camion rempli de soldats avec la bannière américaine passa dans la rue juste sous la fenêtre de Candy. A l'intérieur du camion, un regard bleu profond se perdait dans la légère brume obscure. L'homme aux yeux bleu sentit son coeur se serrer quand le camion passa devant l'hôpital. La douleur s'évanouit quelques secondes plus tard mais lui laissa une sensation de manque dont il ne pouvait comprendre la raison, mais qui finalement ne lui était pas inconnue. Candy ferma au même moment la fenêtre tout en se demandant ce que pouvait bien être cette douleur soudaine dans son coeur.

* * * * *

Les jours passèrent rapidement à Saint-Jacques, mais comme l'avait promis Flanny, aucun ne fut facile et tranquille. Les blessés inondaient les pavillons, les salles d'opération et même les couloirs. La douleur et le désespoir étaient dans l'air que chaque homme respirait. La confusion faisait qu'on leur apportait peu de consolation.

Plusieurs fois Candy en était arrivée à penser qu'elle avait utilisé la dernière goutte de ses forces à donner les soins, nettoyer les lits ou à travailler des heures interminables en chirurgie. Cependant, quand elle se sentait faiblir, le visage sévère et déterminé de Flanny apparaissait comme un incroyable rappel de l'esprit que les deux jeunes femmes avaient appris au cours de leur entraînement à Mary Jane. Alors Candy recouvrait son humeur positive et gaie et continuait son travail illuminant les yeux de son chaleureux sourire. Alors que l'efficacité de Flanny soignait les corps, la gaieté de Candy guérissait les âmes des malades plus blessées peut-être que leurs enveloppes.

"A vous deux vous pourriez former l'infirmière parfaite !" leur avait dit Mary Jane. Si elle avait pu voir ses anciennes élèves en action, elle se serait félicitée pour les bons résultats et le bien-fondé de ses prédictions. Car en réalité le travail des deux jeunes infirmières était si complémentaire que malgré les restrictions dont souffrait l'hôpital et la confusion qui régnait fréquemment autour, elles parvenaient à satisfaire tout le monde.

Candy s'en était rendue compte. C'est pourquoi elle essayait de travailler avec Flanny autant que possible en faisant des efforts pour ignorer le caractère exaspérant de sa collègue. Malheureusement, Flanny n'était pas de cet avis et rendait les choses beaucoup plus difficiles à Candy qui devait supporter sa conduite despotique.

  • Tu es débutante dans ce travail ou quoi ? - fit Flanny sur un ton irrité - Ne vois-tu pas que ce bandage est trop serré ? Il vaudrait mieux que tu le détendes avant que ce pauvre homme ait plus de problèmes qu'il en a déjà.
  • D'accord Flanny, je vais le faire tout de suite - Répondit Candy avec douceur.
  • Ne parle pas tant et dépêche-toi de travailler ! Tu as encore des tonnes de choses à faire avant d'avoir terminé ton tour de garde ! - Ajouta Flanny tandis qu'elle quittait la pièce pour continuer son inspection journalière.
  • Comment faites-vous pour la supporter ? Demanda le patient dont s'occupait Candy après que Flanny soit sortie.

Candy haussa les épaules en souriant, d'un des ses sourires qui valaient un million de dollars.

  • Et bien, j'essaye de ne pas la prendre ses attaques trop à coeur en me disant qu'il faut l'accepter comme elle est.
  • Oui, comme un mal de tête ! - acheva l'homme en retenant la vulgarité de son langage, sachant qu'un homme bien élevé ne pourrait jamais tenir de propos grossiers en présence de l'ange blond qui se tenait à ses côtés.
  • Oh, sergent O'Connor, mon amie n'est pas une mauvaise personne ! - Riposta Candy - vous l'apprécieriez si vous la connaissiez mieux. Au fond de son cœur se cache une âme noble.
  • Ouai, c'est si bien caché qu'on ne peut rien voir ! - Insista le malade en souriant - Laisse-moi te dire quelque chose. Si cette amie ne radoucit pas son caractère, elle finira vieille fille !
  • Vous êtes insupportable ! - répondit Candy en riant.
  • Je suis tout à fait de son avis - fit un jeune homme.

Candy se trouvait maintenant aux côtés de ce jeune homme dont elle soignait une impressionnante et profonde blessure au bras.

  • Je crois au contraire - poursuivit-il - qu'une aussi jolie et douce jeune fille comme toi ne manque pas de prétendants ! - ajouta-t-il, une coquine grimace se dessinant sur ses lèvres.
  • Tu es un sacré coquin, dis-moi, François ! répliqua Candy - mais je ne vous permettrais pas d'être si durs avec Flanny. Vous devriez tous deux vous occuper de vos affaires. Si vous ne vous calmez pas, aucune fille ne voudra sortir avec vous … ni même les infirmières - conclut-elle en riant tout en quittant la salle.

Un jeune docteur était entré au même moment dans la chambre et avait assisté à la scène. Ses yeux gris avaient suivi chacun des mouvements de la jolie blonde tandis que ses oreilles enregistraient chaque mot que ses lèvres prononçaient.

  • Pas de chance cette fois - râla O'Connor en s'adressant à François Girard.
  • C'est vrai, mais il faut toujours essayer, surtout quand il s'agit d'une fille aussi charmante, n'est-ce pas ?
  • Oui, mais cette fille précisément, Monsieur Girard, est difficile à attraper - fit le docteur en se mêlant de la conversation - en outre, c'est un très rare échantillon féminin.
  • Vous avez parfaitement raison, Docteur Bonnot - acquiesça François et la conversation se tût laissant les trois seuls avec leurs propres pensées.

Yves Bonnot connaissait Candy depuis le premier jour de son arrivée. Il se reposait en prenant un bain dans le quartier privé des médecins quand le directeur de l'hôpital fit irruption avec le groupe des nouvelles infirmières. Caché derrière la porte de la salle de bains, Yves écouta le discours de Flanny - discours qu'il avait dû faire lui aussi quelques temps auparavant - et observa méticuleusement la réaction des nouvelles arrivées tandis que l'austère brune parlait. Un visage parmi le groupe capta immédiatement son attention. Ce fut peut-être au début la beauté exquise d'un visage à la peau immaculée comme de la crème fraîche, au nez retroussé et aux yeux incroyablement grands, qui l'attira, mais après quelques minutes après sa première impression, Yves remarqua autre chose que sa belle apparence. Tandis que Flanny poursuivait son discours, le jeune homme s'amusait de la consternation qui s'affichait sur le visage des nouvelles infirmières. Cependant, le visage de la jeune fille blonde ne montrait aucun signe de peur ou d'incertitude. Yves pouvait y lire à la place une détermination peu habituelle dans les profondes fenêtres de ses yeux verts.

"Elle a l'air bien courageuse ! - se dit-il enchanté de trouver dans une même femme, deux choses rarement assorties que sont la beauté et le tempérament.

Depuis ce jour, Yves avait suivi avec intérêt les mouvements de la jeune fille. Il avait bien envie de mieux la connaître, mais il se rendit rapidement compte que le chemin du cœur de la jeune fille malgré sa bonté, était un sentier très difficile à traverser.

Au cours de sa vie, Yves avait connu à deux reprises des expériences malheureuses avec les femmes. C'est pourquoi, malgré l'attirance qu'il vouait à Candy, il ne se fit jamais connaître ne sachant comment l'approcher. Il se contentait de l'observer avec attention, se cachant toujours dans un coin d'où il pouvait la détailler à loisirs. Il connaissait par cœur chaque trait de son visage, la fine ligne de son nez, le pale rose de ses joues parsemées de taches de rousseur pratiquement invisibles, chaque petite spirale de sa chevelure bouclée et la multitude d'étincelles qui paraissaient couvrir sa tête quand le soleil venait s'y refléter, ainsi que son étonnant répertoire de sourires enjôleurs et les différentes intonations de sa voix. Il apprit aussi sur elle, qu'elle était sans aucun doute l'être le plus aimable qu'il soit avec une âme pure et un esprit indomptable qui se soumettait rarement. Yves était tellement fasciné par cette maladive tendance à regarder par dessus l'épaule de n'importe qui et n'importe quoi qui pourrait l'empêcher d'apercevoir la jeune fille, qu'il passa des semaines à chercher un moyen de l'approcher. Mais l'occasion allait se présenter accidentellement et beaucoup plus tôt qu'il ne l'aurait souhaité.

On ne pouvait pas dire qu'il faisait très beau ce jour là. En fait, il avait plu toute la matinée laissant une file interminable de flaques sur les trottoirs. La ville prenait des airs mélancoliques sous le ciel gris de l'été comparables à l'état d'esprit de ses habitants. Plus de trois années s'étaient écoulées depuis le commencement de la guerre et le pays était épuisé de souffrances et de pertes. Malgré ce triste scénario, Yves profitait de sa journée de repos et avait sorti son chien pour lui faire faire une petite promenade. L'animal, un gros berger allemand de même pas un an, marchait tranquillement aux côtés de son maître. Yves s'assit sur un des bancs de l'hôpital et se mit à penser aux changements qui avaient eu lieu dans la ville depuis le début de la guerre. Paris restait la capitale de toutes les grandes villes mais bien que ses édifices fut encore sains et saufs, l'ambiance avait changé dramatiquement. On rencontrait des soldats à chaque coin de rues, les gens se promenaient en silence et soucieux, et même la "Quartier Latin", le repère des étudiants et des artistes, avait perdu de son habituelle agitation effervescente que le manque d'enthousiasme décourageait. En outre, la perspective d'une invasion allemande de la ville, orgueil de la nation, hantait les nuits, tel un cauchemar, de chaque citoyen.

L'énorme chien se redressa tout d'un coup rappelant à la réalité le jeune homme. Avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, le chien lui avait déjà échappé à la poursuite d'un chat jaune qui courait de toute la force de ses quatre pattes pour échapper à une bagarre dont il ne sortirait certainement pas vainqueur. Yves se mit à courir derrière son chien devenu sourd aux appels euphoriques de son maître. En quelques secondes, les trois coureurs amateurs étaient hors du parc et se dirigeaient vers une rue proche sous le regard amusés des piétons. De l'autre côté de la rue, une jeune fille venait de s'arrêter pour acheter une glace à un vendeur ambulant. Le chat, dans son désespoir, alla se réfugier sous le chariot de glaces, et avant qu'elle ne réalise se qui se passait, les deux animaux couraient autour d'elle jusqu'à la faire tomber, la laisse du gros berger allemand s'étant emmêlée dans ses jambes. Entre temps, le chat en avait profité pour s'échapper et sauver sa vie.

  • Mon Dieu ! Mon Dieu ! - s'écria Yves en s'approchant de la jeune fille - Je suis confus Mademoiselle, je… - Contrairement à ses craintes, Yves s'aperçut que des yeux d'un vert qu'il n'avait jamais vu auparavant, le regardaient avec sympathie, sans un signe de contrariété apparent dans ses eaux profondes. Il resta un moment paralysé, ne sachant que dire.
  • Cela ira Monsieur - répondit-elle dans un français hésitant.
  • Vous allez bien Mademoiselle ? parvint-il à lui demander tout en lui tendant une main secourable.
  • Oh, vous parlez anglais ! fit-elle agréablement surprise.
  • Oui Mademoiselle, mais s'il vous plait…, vous allez bien ?Jamais je ne me le pardonnerai, je veux dire, tout est de ma faute, le chien que vous voyez est le mien, je le crains.
  • Bien, je l'avais remarqué à la façon dont vous le regardez, mais ne vous inquiétez pas Monsieur, je vais très bien. Cependant je ne peux pas en dire autant pour ma glace ! - dit-elle en riant.
  • Si vous le permettez, je serais enchanté de pouvoir vous en offrir une autre, je crois que c'est le moins que je puisse faire pour vous dédommager des problèmes que vous a causés ce stupide chien ! - ajouta-t-il en jetant un regard sévère au berger allemand.
  • D'accord, mais seulement si vous me promettez que vous ne le punirez pas pour ce qu'il a fait - dit-elle en souriant. Il lui répondit par un autre sourire essayant de garder le contrôle de ses émotions.

"Mon Dieu!" pensa Yves, "C'est elle, c'est incroyable…, incroyable… J'avais imaginé que notre rencontre serait différente… Quelque chose de plus romantique …. Que dis-je ? Je deviens fou ! De toute façon, je dois réfléchir à ce que je dois faire maintenant… Allez idiot, dépêche-toi"

Yves paya le vendeur qui lui sourit ayant remarqué combien la main du jeune homme tremblait.

  • Tenez Monsieur - dit le vendeur tout en lui disant tout bas pour ne pas être entendu de la jeune fille - vous avez de la chance aujourd'hui !
  • Merci ! - fit Yves ne sachant quoi répondre - Voici votre glace Mademoiselle - dit-il en s'approchant de la jeune fille qui n'était autre, vous l'avez deviné, que Candy !
  • Merci Monsieur…
  • Bonnot, Yves Bonnot, Mademoiselle - précisa-t-il.
  • Je m'appelle Candy Neige André, mais tout le monde m'appelle Candy - dit-elle en lui tendant sa main restée libre. Candy pensa alors que le jeune homme avait un très beau sourire.
  • Enchanté Mademoiselle.

Le couple et le chien se trouvèrent rapidement à se promener le long de la rue. Yves lui mentionna qu'il était docteur à l'hôpital Saint Jacques et se figea de surprise quand Candy lui annonça qu'elle travaillait elle aussi en tant qu'infirmière dans le même hôpital. En abordant ce sujet, la conversation devint plus fluide et Yves apprit qu'elle venait des Etats-Unis, qu'elle avait obtenu son diplôme la même année où la guerre avait commencé, et que grâce à Dieu, elle était célibataire ! De son côté, il lui raconta qu'il était parisien de souche, et qu'il avait étudié la médecine à la Sorbonne et qu'il avait terminé ses études l'année précédente. Candy apprit aussi qu'il vivait chez ses parents, et qu'il était le cadet de quatre enfants, mais il était le seul à ne pas être encore marié, ainsi qu'un autre frère, lieutenant dans la marine française.

  • Je voudrais me racheter pour l'incident d'aujourd'hui - dit-il après avoir réfléchi sur le moyen d'obtenir un rendez-vous - Pourquoi ne te ferais-je pas visiter la ville ? Je suis sûr que tu n'as pas eu encore le temps de la voir, ce qui est bien dommage car c'est la plus belle ville du monde !
  • J'en serais ravie mais… - fit Candy en regardant sa montre - Par tous les saints ! Je suis vraiment en retard vous savez !
  • Mais…
  • En fait, une de mes collègues infirmières m'a invitée à faire la connaissance de sa famille aujourd'hui, j'étais sur le point d'y aller quand ton chien… - elle éclata de rire - bon, je crois que tu le sais déjà !
  • Je vois…, alors une autre fois peut-être - dit-il déçu.
  • Certainement ! En tous cas, merci pour la conversation, je suppose que je te verrai à l'hôpital un de ces jours - dit-elle en agitant sa main en signe d'au revoir.
  • Bien sûr ! - répondit-il tout en se disant à lui même - Tu peux en être certaine jeune fille.

Candy s'éloigna en hâte laissant derrière elle un homme, flottant pratiquement dans les airs, avec un chien à ses côtés.

A suivre….

© Mercurio 1999