Le témoignage de l'un des
rares européens à avoir pu devenir assistant d'un mangaka et plus précisément, de
YUMIKO IGARASHI.
Carlo et Yumiko Igarashi
L'interview que vous
allez lire est issue du magazine japonais "Pop-Culture" de
juillet 1999, et a été effectuée par Dominique Kuroyanagi. Mes
annotations personnelles, issues des nombreux échanges que nous avons
eu Carlo et moi, sont ajoutées entre parenthèses.
Une Candy arborant le drapeau de la Sardaigne,
dessinée par Carlo en 1998, pour le magazine italien "Fumetti d'Italia"
Carlo Lay, est un jeune italien, qui a grandi en
Sardaigne, une île du sud de l'Italie, et qui est tombé amoureux des manga
à l'âge de six ans, passion qui ne s'est jamais dissipée depuis lors.
Son extraordinaire engouement et sa détermination l'ont amené jusqu'au
Japon pour étudier dans une école de manga et pour finalement
travailler dans le studio de la célèbre artiste Yumiko Igarashi, qu'il
admire depuis son enfance.
Comment
avez-vous découvert les manga ?
J'avais 6
ans, à la fin des années 70. C'était une période en Italie où nous
étions envahis par les bandes dessinées, pas seulement du Japon mais
aussi des Etats-Unis. C'était une concentration de 20 ans de production
de b.d. japonaise qui nous bombardait, en Italie plus qu'ailleurs. Tout
est sorti au même moment. Il y avait des douzaines
de dessins animés à la télévision chaque jour, et je regardais
presque tout, mais surtout, je regardais "Candy Candy" - le
célèbre personnage de Yumiko Igarashi. Son succès était énorme en
Italie. Tout le monde y était accro - les chats, les chiens, les
garçons et les filles. Pour moi, c'était comme une drogue, le sens de
ma vie à ce moment là. Je n'étais pas tant que ça intéressé par
l'histoire, mais plutôt submergé par son monde. J'ai aussitôt adoré
dessiner le personnage. C'est à ce moment là que
j'ai décidé qu'un jour, j'irais dans un pays appelé Japon,
d'où ce dessin animé a été créé, et que j'irais rencontrer
l'artiste qui a créé "Candy Candy" afin de travailler pour
elle. C'était aussi simple que ça.
Pourquoi
les gens sont-ils autant attachés aux manga et notamment à Candy Candy
?
Tout d'abord parce que c'était un
monde nouveau, avec des histoires nouvelles. Pour ma part, je n'étais
pas seulement attiré par son monde, mais par les dessins aussi .
Dessiniez-vous
déjà à ce moment là ?
Oui, presque
depuis que je suis né. Je dessinais tout le temps. Du papier et des
couleurs, et c'était le paradis pour moi, et avec l'invasion des manga,
j'ai bien peur que je fus condamné !
Candy, dessinée par Carlo, à l'âge de 17 ans...
Comment
avez-vous fait la relation entre "Candy Candy", dont le
personnage a une apparence physique de petite fille caucasienne, et le
Japon ?
On savait que ces b.d. étaient
faites au Japon, et j'ai passé toute mon enfance et mon adolescence
avec le mythe du Japon. Mes parents le savaient, et à Noël, on
m'offrait toujours des livres sur le Japon, ou quelque chose venant de
ce pays, et pour moi cela représentait tout.
(Carlo
a eu notamment la chance d'avoir des voisins japonais, ce qui lui a
permis de connaître avant tout le monde des manga comme Mayme Angel,
Georgie, etc...)
J'ai tant appris sur le
Japon que quand je suis arrivé ici, tout me semblait normal. La seule
chose à laquelle je ne m'attendais pas, c'est la façon dont les
japonais considèrent les étrangers. Je ne suis pas japonais et on me
l'a bien fait comprendre, mais j'ai appris à vivre avec.
Vos
parents vous soutenaient-ils ?
Ho non!
Quand j'étais enfant, je devais regarder les dessins animés en
cachette car mes parents détestaient les DA japonais. Je cultivais mon
propre monde. Comme beaucoup de parents en Italie à ce moment là, ils
considéraient que les dessins des manga étaient horribles et peu
instructifs. Je peux comprendre pourquoi les manga japonais étaient si
loin de leur monde. Ils ont grandi avec les BD américaines après la
seconde guerre mondiale, et ils ne pouvaient aimer quelque chose de si
différent de leur jeunesse. Maintenant, la situation est un peu
différente car les jeunes parents ont grandi avec les manga, et sont
donc plus libéraux à ce sujet.
Comment
avez-vous donc effectué votre premier voyage au Japon ?
Après
mon BAC, j'ai voulu devenir acteur. Je suis donc allé à Paris ou j'y
avais de la famille. J'y suis resté 4 ans à étudier le théâtre. Un
matin, je me suis réveillé en me demandant ce que je faisais ici. J'ai
toujours voulu aller au Japon, et soudain, une envie irrésistible me
poussait à y aller. Je suis donc venu ici avec le but de rencontrer l'artiste
que j'avais toujours admirée.
J'écrivis donc une longue
lettre à Yumiko Igarashi. Je lui parlais de ma vie et lui expliquais
que mon rêve était de la rencontrer juste une fois. Je voulais
vraiment qu'elle sache l'importance qu'elle occupait dans ma vie. "Candy
Candy" avait changé ma vie, c'était beaucoup plus qu'un simple
manga, et je voulais qu'elle s'en sente responsable. Ce n'était pas
juste que je puisse penser ça car elle n'était pas ma mère, mais étonnamment,
elle me répondit.
Nous étions en hiver, et elle
m'invita à passer la veillée de Noël. Elle m'accueillit avec un tel
enthousiasme !
(Comme cadeau de Noël, Yumiko
Igarashi l'invita à aller visiter le sous-sol de sa maison, là où
elle conserve tous ses dessins dans de grandes armoires. Carlo put ainsi
admirer et toucher les originaux qui ont fait le succès de Candy Candy.
Quel veinard ce Carlo ! ^__^)
Ce fut le moment le
plus intense de ma vie. Malheureusement, à ce moment là, nous ne
pouvions communiquer car elle ne parlait pas anglais, et je ne parlais
pas japonais. Mon seul moyen d'expression était de dessiner et on
s'est très bien compris ainsi. Elle me dit que j'étais probablement la
seule personne qui pouvait dessiner comme elle, et elle me demanda de
travailler pour elle. Mais d'abord, je devais apprendre le japonais , ce
que je fis pendant 2 ans. Puis elle me dit que je devrais améliorer mes
connaissances en dessin, et j'entrais donc dans cette école de manga
qu'elle m'avait recommandée. Maintenant que j'ai obtenu mon
diplôme, je vais pouvoir travailler pour elle en tant que son Premier
Assistant. Cela signifie beaucoup pour moi bien que cela ne signifie
rien pour le gouvernement japonais.
Que
voulez-vous dire?
Le gouvernement japonais
ne délivre pas de visa aux étudiants étrangers qui veulent étudier
le manga. J'ai payé toutes mes études, et j'ai dû rentrer en Italie
tous les trois mois car je n'avais qu'un visa touristique. Même
maintenant avec un diplôme dans un domaine aussi particulier, je ne
suis pas autorisé à travailler en tant que mangaka au Japon. A ma
connaissance, je suis peut être un des seuls étrangers qui ait pu
étudier dans une école japonaise de manga. Il y a de nombreux jeunes
gens qui voudraient le faire, mais ils rencontrent tous les mêmes problèmes.
Cela
devait être quelque chose que d'étudier dans une école de manga.
Comment étiez-vous accepté par les autres étudiants ?
Comme
quelque chose d'étrange. Ils étaient étonnés par le fait que je
puisse dessiner exactement comme eux, que je puisse dessiner quelque
chose de très japonais et qui appartenait à leur culture. C'était
difficile pour eux de penser qu'un étranger puisse être aussi
japonais, ça les ennuyait un peu. Dans ma classe, on était environ 80,
et au cours de l'année, seulement 4 ou 5 m'ont adressé la parole.
En
ce qui concerne les professeurs, c'était une relation typiquement
japonaise prof-étudiant. Ils ne s'investissaient pas vraiment avec moi
car ils savaient que Yumiko Igarashi était derrière moi. Les autres
étudiants et moi avions une différente approche du manga. Je
m'attendais à rencontrer des artistes, des gens aussi passionnés que
moi, mais pour eux, cela semblait plus être une industrie. Ils venaient
à cette école non pas pour devenir des artistes mais plutôt parce
qu'ils étaient fous d'un personnage de manga et qu'ils voulaient
rencontrer d'autres gens pour échanger des informations ou des cartes.
Ils s'habillaient bizarre, avaient d'étranges visages. Je ne sais pas
ce qu'ils pensaient vraiment car ils avaient un comportement autiste
selon moi, ils vivaient dans leur monde, ne communiquaient pas avec
l'extérieur. J'ai moi aussi un côté "otaku" (obsessionnel).
J'aime collectionner des trucs sur Candy, mais il n'y a pas que CELA,
j'ai bien d'autres centres d'intérêts dans ma vie.
Avez-vous
toujours l'impression d'avoir appris quelque chose ?
Bien
sûr ! J'ai appris une technique de dessin qui est très spécifique au
manga japonais. Les bd américaines ou européennes sont très différentes
des manga japonais. Le seul point commun que nous ayions est que nous
dessinons en premier au crayon puis ensuite à l'encre de chine. Les
artistes européens et américains sont libres de s'exprimer, d'avoir
leur style propre. Au Japon, il y a de nombreuses règles et des effets
spéciaux que vous pouvez trouver dans la plupart des manga. Vous devez
apprendre cette technique sinon vous ne deviendrez jamais un artiste de
manga professionnel. L'originalité ne paye pas, bien que ça se
soit assoupli ces derniers temps.
Cependant, je
pense que dessiner une page de manga requiert dix fois plus de travail
qu'en Europe ou en Amérique. Pour moi, le manga japonais est un art
dans un contexte très japonais, enchaîné dans un moule. Bien que ça
ne soit pas toujours très facile à comprendre, ça reste de
l'art.
Diriez-vous
que le manga est représentatif d'une certaine réalité du Japon ?
Le
Japon est le pays du manga. Ils ont la même expression sur leur visage,
tout. Ils peuvent ressembler à des étrangers avec de grands yeux ou
des cheveux blonds, mais c'est juste une surface, leur attitude est complètement
japonaise. Il y a aussi le fait qu'ils doivent toujours se battre pour
quelque chose.
Croyez-vous
que vous avez un futur dans le monde du manga au Japon?
Peut
être, si je fais quelque chose de différent. Mais si je fais un manga
selon leur méthode, il se peut qu'ils ne l'aiment pas parce que je ne
suis pas japonais et que je ne saurai jamais écrire leur genre
d'histoires. Je n'ai pas envie de baisser mon niveau de liberté d'expression
juste pour gagner de l'argent.
Quels
sont vos plans pour le futur alors?
Je
veux tirer profit au maximum de cette expérience au Japon,
travailler dans le studio d'une artiste célèbre, et ensuite utiliser
cette connaissance de retour dans mon pays. Je voudrais vraiment représenter
Yumiko Igarashi en Europe, mais c'est encore un rêve.
Diriez-vous
que vous avez réalisé votre rêve?
Oui,
je crois. Je suis venu au Japon, j'ai étudié le manga et je vais
travailler pour celle que j'admire depuis mon enfance. Il n'y a pas
d'autre rêve que je voudrais réaliser. En Mai, je reviendrai en Italie
avec Yumiko Igarashi. La dernière fois qu'elle est venue là bas, c
'était il y a vingt ans. Elle y recevra un prix à une expo de bd
internationale appelée "Expo Cartoon". Cela a lieu chaque
printemps et automne à Rome. Après cela, elle ira en Sardaigne, l'île
où j'ai grandi. Elle y recevra aussi un prix. Ce sera une immense
sensation pour moi de l'amener chez moi, de la présenter à mes amis,
etc... Elle viendra faire une petite apparition dans mon ancien lycée.
C'est pour moi une grande réussite !
Qu'avez-vous
appris de cette incroyable expérience ?
C'est
par le manga que j'ai aimé le Japon. Il y a de nombreux aspects au
Japon que j'apprécie vraiment. Ce n'était pas juste une obsession
étrange, c'est vraiment devenu quelque chose d'essentiel pour moi. Mes
parents l'ont finalement compris et c'était important pour moi. Ce qui
m'étonne encore c est que je viens d'une île d'Italie très éloignée,
et que je suis là à Tokyo, immergé dans un monde complètement
différent. Maintenant, j'ai juste besoin d'être reconnu pour mon
travail passé et présent.
Re-note
de la webmistress : Carlo a donc travaillé pour Igarashi, dans son
studio "Ai Production".
Toute l'équipe du studio Ai Production, dont Carlo ^__^
Comme
de nombreux mangaka à succès, Igarashi s'entourait d'une équipe
"d'assistants" qui dessinaient à sa place. Elle ne faisait
que signer les dessins comme si elle en était le véritable auteur. Par
exemple, le dessin ci-dessous, que l'on peut voir sur de nombreux sites
sur le Net, et qu'on peut même trouver en cartes postales, est une
oeuvre de Carlo ! C'est vraiment à s'y casser le nez, n'est-ce pas ?
Finalement,
comme pour Kyoko Mizuki ou Izawa Mann, Carlo a fait la dure expérience
de la trahison de Yumiko Igarashi. Il ne travaille plus pour elle à
présent et a écrit un livre sur son expérience japonaise qui sortira
en Italie et au Japon en juillet 2002.
Je
remercie Carlo pour son amitié, sa confiance, et pour m'avoir laissé
toute liberté dans la narration de son histoire.
Il
ne me reste plus qu'à te souhaiter, Carlo, une fabuleuse carrière dans
la voie que tu t'es tracée, et pourquoi pas, une future collaboration
avec Kyoko Mizuki pour sa suite de Candy.... ^__^
Une adorable Candy que Carlo m'a envoyée pour Noël... ^__^
Le couple Anthony/Candy, version années 90,
un des premiers travaux d'étudiant mangaka de Carlo